La fée du canal Saint-Martin
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La fée du canal Saint-Martin
La fée du canal Saint-Martin Hélène Laly Titulaire d’une maîtrise de lettres modernes, Hélène Laly écrit depuis l’enfance. Parallèlement à son parcours professionnel, elle prend part à des ateliers d’écriture et anime un cours de théâtre pour enfants. Lauréate de plusieurs concours de nouvelles, de haïkus et de poésie (Thiberville, ViryChâtillon, Palaiseau...), elle a écrit un roman, « Les fantômes se marient entre eux », et un recueil de nouvelles, « L’étrange locataire de la rue Manin et autres nouvelles », qui cherchent un éditeur. Nombre de ses poèmes ont été mis en musique par le compositeur Rémi Guillard, et ont donné lieu à la création de mélodies (quatre mélodies pour soprano et piano, op. 30 (« Errance », « Hommage », « Ombre », « Démons »), trois mélodies pour soprano et piano, op. 40 (« Rivages », « Vanité », « La Mâle-Vie »), cinq mélodies pour voix élevée et piano, op. 73 (« Bonheur », « La danseuse », « Nuages », « La Belle », « Soleil ») et d’une cantate pour soprano, récitant et orchestre, op. 62 : « La Caryatide ». Désormais, elle se consacre pleinement à l’écriture, vient d’entamer un second roman et projette un nouveau recueil de nouvelles. Elle est pressentie pour un ambitieux projet de spectacle musical autour de contes fantastiques qui devrait voir le jour au premier semestre 2014. Hélène Laly réside en région parisienne. LILY CODERTY était plutôt belle fille, mais n’en tirait pas gloire, considérant que c’était un cadeau de Dieu, et basta ! Les hommes se retournaient sur elle, car elle donnait l’impression de n’être pas farouche, à la façon qu’elle avait toujours de rire à gorge déployée, la tête penchée en arrière. Lily aimait bien rire en effet, mais cela ne faisait pas d’elle une fille facile. Alors les hommes continuaient à se retourner inutilement, quand elle les croisait de sa démarche souple et tranquille. C’était une fille simple, un cœur pur comme il en existe parfois. Quand elle était arrivée de son Berry natal, échouée à Paris avec pour tout bagage son adamantine ignorance de provinciale, elle avait estimé les gens tristes et affairés. Le métro parisien n’était qu’une fourmilière géante, et elle, Lily Coderty, une des multiples ouvrières participant à l’affreuse cohue de ce pandémonium étouffant. Les premiers temps, elle se retrancha dans la douillette solitude d’un minuscule appartement qu’elle avait trouvé près du canal Saint-Martin. Elle passa ses heures libres à repeindre en gris argent les poutres de l’appartement et en bleu nuit tous les plafonds. Là-dessus, elle y dispersa de petites étoiles d’un beau jaune fluorescent qui brillaient dans la nuit quand elle éteignait les lumières. Quand tout fut terminé, elle examina son œuvre avec un enthousiasme d’enfant, se convainquit qu’il lui était désormais possible d’accepter la grande ville et ses effroyables débordements, puisqu’elle s’était créé un nid capable de la rassurer. Elle avait trouvé un emploi de secrétaire dans un office notarial derrière la ComédieFrançaise. Là encore, elle avait dû se défendre un peu des regards appuyés de ses collègues, de leurs compliments douteux et de leurs invitations à dîner. Elle se disait que Paris était vraiment un espace mystérieux où chacun semblait s’ignorer mais où tous les hommes voulaient lui sauter dessus. Elle prit donc l’habitude de déjeuner seule, d’un sandwich et d’un fruit, tout en se promenant dans le jardin du Palais-Royal. Elle s’asseyait sur un banc et s’absorbait presque chaque jour dans la rédaction de longues lettres désolées, rédigées d’une écriture enfantine sur un bloc de papier jaune ligné. Elle les envoyait à sa famille restée dans le Berry comme on jette une bouteille à la mer. « Ici tout le monde s’évite, écrivait-elle ; les gens marchent comme des mécaniques bien réglées. Dans le métro, nous sommes des milliers de poupées articulées à nous croiser sans nous voir. Notre seul but est de ne pas nous télescoper ». Souvent elle terminait ses lettres par cette phrase définitive : « Tous les mâles de la capitale sont des loups. Et je suis le Petit Chaperon rouge. » Lily vivait à Paris depuis un an quand lui vint l’étrange idée de mettre un peu d’humanité dans son quotidien. C’est le pur hasard qui la conduisit sur cette pente escarpée. Un matin d’avril, c’était un lundi — Lily s’en souvenait parfaitement, car le lundi, les mines autour d’elle lui semblaient bien plus épouvantables à regarder que le reste de la semaine —, un lundi d’avril donc, un homme monta dans la dernière rame du métro où Lily était déjà installée. Pour une fois, il y avait peu de monde. L’homme s’installa sur la banquette en face d’elle. Il avait le visage ravagé d’un être qui a beaucoup souffert ou beaucoup bu. Ses yeux chafouins avaient la teinte jaune sale d’une meule de paille abandonnée sous la pluie. Ses mains étaient deux plaies aux ongles noirs et longs. Il sentait mauvais. Plutôt que de se détourner Lily se mit à l’observer avec une profonde attention. Mais lui, perdu dans des rêves combinatoires d’ivrogne esseulé, ne voyait rien. Il portait de temps en temps un doigt rouillé à sa tempe qu’il frappait de trois petits coups secs en regardant ses pieds. Lily aurait donné un an de sa jeune existence pour comprendre comment il en était arrivé à une telle déchéance. Il redressa la tête au moment même où elle s’interrogeait, et leurs yeux se rencontrèrent. N’importe qui, à la place de Lily, aurait choisi de détourner le regard, par pudeur ou par dégoût. Lily, elle, se contenta de le fixer gentiment et de lui sourire. D’abord étonné, il plissa ses yeux pailleux en deux fils d’acier et attendit. Mais le sourire de Lily restait accroché à son joli minois, appelant quelque chose de semblable sur le visage en face. L’homme rouvrit les yeux, lorgna la frimousse juvénile qui, décidément, n’en finissait pas de sourire, et amorça une timide esquisse de salut. — Beau temps pour un mois d’avril. — N’est-ce pas ? fit Lily ragaillardie. Toute la journée, lui revint en mémoire la mine étonnée de l’homme. « Mon premier sourire authentique, se dit Lily. Le millième gagnera le droit de m’épouser ! » Elle se mit alors en quête de sourires comme d’autres de gloire ou de religion nouvelle. Au bureau son attention s’en trouva relâchée. Mais il suffisait qu’elle batte des cils d’une certaine façon, comme elle l’avait vu faire par Mae West dans Go West Young Man, pour que son chef de service s’amollisse comme une guimauve. Chaque jour apportait sa moisson et Lily se découvrait une âme de collectionneuse. Son être tout entier se gonflait d’un juste orgueil : la grande ville recelait bien des trésors. Les sourires authentiques, comme elle aimait à les appeler, lui chauffaient le cœur à l’égal d’une cuillerée de miel ! La jeune fille acheta un carnet à spirales dans lequel elle prit l’habitude de noter soigneusement ses victoires dans une énumération joliment poétique. « 15 avril : Sourire no 16 : Petite vieille croisée rue Rambuteau, en allant faire ressemeler mes chaussures. Taille moyenne, environ soixante-dix ans, dos voûté, cheveux blanc crémeux, jupe plissée bleu marine. » Quand, dans une même journée, la cueillette avait été riche, Lily se montrait moins diserte. « 28 mai : Sourire no 37 : Péripatéticienne au coin de la rue Vignon. Très maquillée. Cils recourbés en antennes de scarabée. Sourire no 38 : Jeune fille triste — baby-sitter ? — trouvée place Colette, poussant sans enthousiasme un landau fermé. Semble légère comme une poignée de petits cailloux. Sourire no 39 : Homme d’âge incertain, épaules de catcheur, muscles mous sous un maillot sans manches. » Par contre, les jours de maigre récolte, elle compensait cette faiblesse par un lyrisme étonnant. « 18 septembre : Sourire no 229 : Jeune homme, un mètre soixante-quinze environ, cheveux couleur châtaigne verte, yeux dorés à l’ancienne, démarche maladroite dénotant une timidité mal contrôlée, pantalon en velours côtelé vert bouteille, joliment assorti à l’étrange teinte des cheveux, pull bicolore à torsades, d’un ton cuivre vieilli qui donne à l’ensemble — homme et habillement — une rare élégance. Rencontré au coin de la rue Villedo et la rue Sainte-Anne. Bras chargés de paquets. Officie peut-être en qualité de coursier dans le quartier. Sourire beau comme un jour ensoleillé de printemps, doux comme une promesse, fragile comme un espoir. Dommage qu’il n’ait pas le numéro mille, je l’aurais épousé sur l’heure. » D’après un savant calcul de probabilités qui lui prit une soirée complète sous le bleu étoilé de sa chambre, elle se dit qu’il lui faudrait deux ans au moins pour rassembler les mille sourires qu’elle s’était fixés comme but. Pour ne pas fausser le résultat, elle avait érigé des règles draconiennes inscrites à l’encre rouge en tête du carnet : « Sourires non comptabilisés : — Sourires malhonnêtes : mes deux chefs de service et mes trois collègues directs, leur but étant de me pousser dans leur lit. — Sourires hypocrites : tous les commerçants de la capitale. — Sourires onctueux : tous les curés de la capitale et les satellites gravitant autour. — Sourires de méduse : les agents des impôts, les contrôleurs du métro, les chauffeurs de taxi, la concierge de l’immeuble. — Sourires carnassiers : ma voisine d’en face qui me déteste pour une raison indéfinie. — Sourires de circonstance : tout ce qui s’échappe à tort et à travers lors de cérémonies aussi inutiles qu’ennuyeuses — car obligatoires — telles que les mariages, baptêmes, enterrements et autres rassemblements exceptionnels. — Sourires acquis d’avance : ma famille, mes amis, et plus largement les Berrichons. » Le trente et un décembre — elle avait entamé sa collection huit mois plus tôt — elle fêta modestement son trois cent soixante-deuxième sourire. Le premier mai de l’année suivante, elle accrocha son six cent quarante-deuxième sourire au brin de muguet qu’elle acheta. Le sourire no sept cent soixante-cinq eut les belles couleurs tricolores du Quatorze Juillet, et le cœur de Lily se mit à battre précipitamment. Elle se rapprochait du but convoité. À mesure que la liste des sourires s’étirait dans le carnet à spirales, Lily se sentait prise d’une angoisse incontrôlable. Que se passerait-il si le millième sourire était celui d’une vieille femme édentée ou d’un bébé tout aussi démuni ? Devrait-elle stopper net sa collection ou la poursuivre ? Et dans ce cas, jusqu’où ? Décembre arriva à grandes rafales glacées. Lily regardait ses pieds et n’osait plus relever la tête : la veille elle était parvenue au numéro neuf cent quatre-vingt-dix-neuf qui marquait la fin prochaine de sa quête. Elle prit le métro dans un tremblement convulsif de condamné à mort. Elle se traita d’imbécile, et qualifia sa collection singulière de « marotte de vieille fille sclérosée » — ce qui pour le coup semblait exagéré, Lily n’ayant pas atteint la maturité nécessaire pour fêter Sainte-Catherine. Sur le quai s’agglutinaient les fourmis laborieuses qui l’effrayaient tant deux ans auparavant. « Pas de danger que mon millième sourire vienne se glisser là ! Il faudrait vraiment qu’il soit courageux. » Elle laissa passer deux rames dans l’espoir de trouver une place assise. La troisième était presque vide. Elle s’assit sur la banquette en fermant les yeux et poussa un soupir d’aise. Sauvée de la cohue ! Et si, pour une fois, elle faisait la grève des sourires ? Elle pouvait bien s’accorder ce petit repos ! Pas de quoi fouetter un chat, tout de même ! Car il fallait bien se l’avouer, cette lubie était éreintante ! Et purement bénévole de surcroît ! D’autant qu’elle avait gagné quatre mois sur le calendrier de ses probabilités ! L’esprit de Lily s’échauffait. Elle faillit bien ne pas descendre à la station Palais-Royal, et se leva comme un agnostique croisant le diable. — Mademoiselle, mademoiselle, vous perdez votre gant ! Lily se retourna. Il l’avait suivie sur le quai, avant que la porte ne se referme sur lui et sur le gant qu’il brandissait dans son poing serré comme un étendard. Dans le cerveau parfaitement organisé de Lily tout alla très vite. Elle imagina nettement la note qu’elle mettrait ce soir dans le carnet à spirales sous le ciel étoilé de son appartement : « 20 décembre : Sourire no 1000 : Homme d’âge indéterminé, mais tout à fait en accord avec le mien. Taille parfaitement adaptée à mon mètre soixante et onze. Yeux marron, mais d’un marron très particulier, chaud, délicat, rassurant, exactement celui des sous-bois en forêt de Vincennes à l’automne, quand tous les arbres changent de robe. Voix virile, très grave — type baryton-basse ? Mais surtout un sourire ! Léger comme une mousseline, caressant comme un souffle d’enfant, suave comme un soleil couchant. » Il ne restait plus que Lily et son Numéro mille sur le quai de la station Palais-Royal. Il était neuf heures vingt. Elle était en retard mais s’en moquait éperdument. Elle s’approcha, toussa doucement pour se donner du courage, puis s’accrochant à la main qui tenait toujours son gant, chuchota d’une voix rendue grave par l’angoisse : — J’espère que vous n’avez rien à reprocher au nombre mille ?