L`Option n° 17 Janvier 2003 Espace européen de
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L`Option n° 17 Janvier 2003 Espace européen de
L'Option n° 17 Janvier 2003 Espace européen de liberté, de sécurité et de justice : Le triptyque inachevé Le Conseil européen de Tampere, réuni à la mi-octobre 1999 sous présidence finlandaise, a fixé l'échéance 2004 pour la réalisation de l'espace européen de liberté, de sécurité et de justice. A cette fin, il a programmé un ensemble détaillé de décisions et demandé à la Commission d'en suivre la mise en œuvre, ce qu'elle fait sous la forme d'un "tableau de bord" mis à jour chaque semestre 1. Se trouvait ainsi couronnée une évolution inattendue qui a peu à peu transformé le "troisième pilier" de Maastricht, au contenu à la fois ésotérique et flou, en un ensemble de décisions parfois communautarisées-, précises dans leurs objectifs, leurs échéances et leur méthode. Par un goût de l'hyperbole propre aux rédacteurs des conclusions de Conseils européens, cet ensemble de dispositions relativement techniques s'est retrouvé au carrefour des valeurs cardinales de nos démocraties que sont la liberté, la sécurité et la justice. C'est dire si le sujet s'impose à la Convention dans une perspective "constitutionnelle", mais aussi à quel point il risque d'être difficile pour celle-ci de libérer l'enjeu constitué par le "grand espace", qui fait rêver, de la pesanteur technique du "troisième pilier" des Traités auquel on a trop facilement tendance à l'assimiler. Aussi, même si l'exercice peut paraître présomptueux, nous allons parler de liberté, de sécurité et de justice. La dimension du rêve européen. Le droit, pour les personnes, de circuler dans l'espace européen fait partie des quatre libertés promises depuis le Traité de Rome. Dans l'Union actuelle, les marchandises, les services et les capitaux jouissent désormais d'une liberté de circulation à peu près complète, mais il aura fallu attendre la signature de la convention de Schengen (1985), puis sa communautarisation dans le Traité d'Amsterdam, pour que la suppression des frontières internes rende incontournable la question de la liberté de circulation des personnes. Pourtant, si l'on en croit l'expérience récente du débat français décentralisé sur l'Europe (2001), cette liberté d'aller et venir est la dimension du rêve européen à laquelle se réfèrent le plus spontanément nos concitoyens. L'Europe leur apparaît d'abord comme un espace riche de potentialités, de différences, de rencontres possibles, qu'ils aspirent à occuper le plus complètement possible. Cette attente se décline en demandes précises, touchant à la fois au soutien de programmes d'échanges (d'étudiants, d'enseignants, d'apprentis, de chercheurs, etc.), à une meilleure préparation à la rencontre des autres européens, ne serait-ce que par l'apprentissage des langues, au minimum d'harmonisation du droit social (contrat de travail, "portabilité" des droits sociaux) qui pourrait rendre non dissuasive la perspective de travailler dans un autre pays européen. Tout nous indique que, pour le citoyen européen, l'Europe n'est pas 1 Dernière édition : COM(2002)261 final disponible sur le site web de la Commission. 1 un espace touristique dans lequel on se contenterait de se déplacer, mais un lieu de vie où l'on souhaite pouvoir, le cas échéant, s'installer, travailler, se marier, avoir des enfants, etc. Le fait que moins de 2 % des européens résident dans un autre pays de l'Union que celui dont ils sont nationaux nous rappelle que cette attente est loin d'être réalisée et qu'elle se heurte à une multitude d'obstacles de toute nature touchant à la plupart des aspects du droit administratif des différents pays. La Charte des droits fondamentaux consacre un chapitre entier à la définition des libertés garanties par l'Union, non seulement aux citoyens européens, mais également à toute personne légalement présente sur son territoire. Tout autant que les différentes dimensions du désir de pouvoir vivre librement dans un pays européen autre que le sien, cette acception de la liberté comme exercice des droits fondamentaux, des institutions démocratiques et de l'état de droit, va bien au delà du projet d'espace intégré de liberté, de sécurité et de justice. En effet, le programme de Tampere définit restrictivement la liberté comme celle de "se déplacer et voyager librement à l'intérieur de l'Union européenne" et se fixe comme objectif la réalisation du "droit de circuler librement dans toute l'Union, dans des conditions de sécurité et de justice accessible à to us". C'est un objectif clair et raisonnable pour ce que l'on appelle le "3ème pilier" ou le "domaine justice et affaires intérieures (JAI)", mais qui n'épuise en aucun cas la question de l'exercice des libertés dans l'Union européenne. Sécurité : quelle méthode ? Ce volet du triptyque recouvre l'essentiel du contenu du troisième pilier : les "règles régissant le franchissement des frontières extérieures des Etats membres" et en particulier celles relatives aux visas, au droit d'asile, à la politique de l'immigration ; la coopération judiciaire dans le domaine civil ; la coopération policière et judiciaire dans le domaine pénal. Il constitue la contrepartie de l'espace Schengen et de sa communautarisation : la protection qui ne peut plus être assurée aux frontières internes de l'Union, du fait de leur disparition physique, doit l'être à ses frontières externes avec la même efficacité ; la liberté donnée à la circulation des marchandises, des capitaux et des personnes ne doit pas favoriser les activités criminelles, leurs produits et leur argent. Dans les deux cas, la suppression des frontières internes implique des actions nouvelles au niveau européen, que ce soit par coopération entre Etats membres ou par le développement de politiques communes. Là encore, il s'agit d'un sujet particulièrement sensible dans les opinions publiques. La vague d'élections politiques qui, en l'espace de trois ans a concerné tous les Etats membres de l'UE et la quasi-totalité de ceux du continent, a vu l'irruption des deux thèmes de l'immigration et de la sécurité, dans des formes différentes mais partout avec des effets déstabilisants pour les forces politiques traditionnelles. Il est désormais clair qu'il s'agit de domaines qui préoccupent les opinions partout dans l'Union et sur lesquels les gouvernements n'ont pas droit à l'erreur. Et pourtant, le bilan de l'action communautaire dans ce domaine paraît pour le moins mitigé. L'évolution surprenante du 3ème pilier de Maastricht peut autoriser une présentation optimiste, voire triomphaliste. Il reste que, en termes opérationnels, les résultats sont loin d'être tangibles : l'harmonisation des visas n'en finit pas de se perdre dans des subtilités techniques ; la Commission se plaint du retard apporté à 2 l'examen de ses propositions, no n pas pour une politique commune de l'immigration, mais pour des orientations communes des politiques d'immigration ; les déclarations fracassantes, à la veille du Conseil européen de Séville, sur la mise en place d'une police commune des frontières extérieures de l'Union, ont fait long feu ; contrairement à ce que l'on prend trop souvent l'habitude d'affirmer, Europol n'a aucun pouvoir direct d'investigation et pratiquement aucun pouvoir de coordination des enquêtes nationales ; malgré la création très récente d'Eurojust, la coopération judiciaire en matière pénale relève encore du simple échange d'information ; le mandat d'arrêt européen n'est pas en vigueur et la question de savoir s'il sera reconnu par l'ensemble des juridictions nationales n'est pas encore tranchée. En un mot, le "grand espace intérieur de sécurité" reste un chantier, sur lequel s'agitent certes beaucoup d'instruments et de travailleurs affairés, mais un chantier tout de même, dont il est désormais clair qu'il ne sera pas achevé en 2004. Dans ce domaine, le danger qui guette la construction européenne est celui de la disparition de toute compétence opérationnelle. Les Etats membres ont perdu celle d'assurer la sécurité à leurs frontières du fait de la disparition de celles-ci ; le développement des échanges, des marchés financiers, des technologies de l'information l'avaient déjà sérieusement amputée et aurait justifié, de toutes façons, des actions communes. Mais cette compétence n'a été transférée à aucun organisme identifiable et susceptible de prendre des décisions rapides et directement opérationnelles. Le problème ainsi posé est très exactement l'inverse de celui de la répartition des compétences pour lequel la Convention européenne s'est passionnée : il ne s'agit pas, au nom de la subsidiarité, de tracer une frontière -ne serait-ce que de façon procédurale- entre les compétences de l'Union et celles des Etats membres, mais de se préoccuper du maintien de compétences nécessaires qui ont disparu au niveau des Etats membres. Le caractère velléitaire de la gouvernance exercée directement par le Conseil européen fait ici la démonstration de ses dangers : les mêmes chefs d'Etat qui, dans un élan d'enthousiasme, ont décidé d'abolir les frontières internes de l'Union se sont ensuite repliés sur des prérogatives nationales devenues largement caduques en matière de sécurité, sans se préoccuper réellement de définir une méthode efficace pour les transférer au niveau de l'Union, que ce soit par coopération intergouvernementale ou par communautarisation. Que le trou béant de responsabilité qu'ouvrent ces hésitations concerne les sujets sur lesquels l'opinion est la plus dangereusement réactive et que la perspective de l'élargissement ne fait que rendre plus sensibles encore, ne fait qu'aggraver la sévérité de ce constat et la nécessité de trouver autre chose que l'invocation de la "communautarisation du 3ème pilier" qui n'est qu'un mot, et de surcroît incompréhensible. Un dernier mot sur le thème de l'immigration. L'enseignement, s'il en est un, des récents mouvements électoraux dans toute l'Europe est que l'opinion ne manifeste pas directement et massivement de refus de l'immigration. Ce qui devient parfois explosif est le hiatus entre l'ampleur de l'immigration et la diminution de la capacité d'intégration. Le problème qui affole beaucoup de citoyens européens, parmi les plus modestes, n'est pas la présence d'immigrés mais la multiplication des immigrés durablement non intégrés, qui fait éclater les repères sociaux. C'est dire si, là aussi, il y a une compétence nécessaire à resituer. La façon presque exclusivement répressive dont la question a été portée au Conseil européen de Séville n'est pas, de ce point de vue, rassurante : non seulement l'Union n'a pas la vision d'une politique 3 commune ou communautarisée de l'immigration, mais les quelques idées qu'elle a en la matière négligent la dimension de l'intégration. Justice Dans le triptyque du grand espace intégré, la justice remplit plusieurs fonctions qui ne peuvent toutes être traitées ici, en particulier celle de permettre l'harmonisation des différentes catégories de droits destinées à rendre effective la liberté de circulation et d'établissement et à l'accompagner de garanties de sécurité juridique : droit de la famille, des contrats, de la transmission des patrimoines, de la protection sociale, etc. En première analyse, le travail considérable à accomplir est de nature purement législative et ne pose pas de problème particulier de méthode à l'Union européenne. Il en va différemment de l'articulation entre sécurité et justice dans le domaine pénal, qui touche à des fonctions exécutives pour lesquelles l'Union hésite sur la méthode de traitement. Cette articulation entre sécurité et justice recouvre deux objectifs différents. Le premier vise l'efficacité : toutes les investigations en matière pénale doivent aboutir devant un juge, seul habilité à prononcer une sanction. En l'état actuel des réflexions, il s'agit nécessairement du juge pénal national et personne ne plaide pour des tribunaux fédéraux comme il en existe, par exemple, aux Etats-Unis. Plus l'on souhaitera d'efficacité et de coordination dans le volet sécurité du triptyque, plus se posera la question de l'harmonisation minimale du droit pénal et de la procédure pénale nécessaire pour permettre à n'importe quel juge national de valider une procédure engagée dans un autre Etat membre ou dans laquelle serait intervenu un échelon policier fédéral. Ne pas le faire serait courir le risque de voir le volet sécurité de l'espace intégré basculer dans une accumulation d'annulations de procédure faute d'avoir fourni au juge national les références de droit lui permettant de respecter sa loi. Il y a de ce point de vue un contresens originel dans la construction du "3ème pilier", qui est d'avoir considéré que, à la différence de la coopération judiciaire en matière civile, la coopération judiciaire en matière pénale devait rester dans le domaine intergouvernemental, alors que la réalité des besoins est très exactement l'inverse. Un minimum d'harmonisation du droit y est impérative pour les raisons qui viennent d'être évoquées et, bien que délicate, elle ne pose pas de problème insurmontable car le nombre de chefs d'inculpation en cause est limité et les écarts entre les législations des Etats membres relativement faibles. Ce problème de méthode est loin d'être abstrait ainsi que l'a démontré l'épisode du mandat d'arrêt européen, dans lequel l'emphase politique mise sous la pression du 11 septembre 2001 a finalement débouché, au titre de l'urgence, sur une procédure qui n'est toujours pas opérationnelle et qui, lorsqu'elle le sera, posera de sérieux problèmes d'application aux juges nationaux. Le second objectif est celui de la garantie des droits fondamentaux, par laquelle le juge réconcilie les dimensions antagonistes de la liberté et de la sécurité. On ne traitera pas ici de l'articulation à trouver à la fois entre Charte des droits de l'UE et Convention européenne des droits de l'homme et entre Cour de Justice des Communautés (Luxembourg) et Cour européenne des droits de l'homme (Strasbourg), vaste problème difficile à éluder dans une perspective constitutionnelle. On insistera par contre sur sa dimension institutionnelle, en ce qu'elle pose un problème majeur de respect des règles de l'état de droit. Sur la base juridique de la 4 défense des intérêts financiers de l'Union s'est mis en place l'OLAF, unité d'investigation qui, à la différence d'Europol, a certaines caractéristiques d'une police fédérale. La recherche du pendant judiciaire de cet organisme est à la source de la conception selon laquelle il suffirait de la désignation d'un "procureur indépendant" pour assurer la cohérence du volet pénal de l'espace intégré. C'est là donner un contenu magique au vocable "indépendant" en s'imaginant qu'une créature désincarnée, détachée de tout ordre judiciaire connu, pourrait par sa seule existence être le garant des règles d'un état de droit non défini. Il paraît hautement souhaitable que la Convention aille au-delà de ce type de fausse simplification et, à partir de la "boite à outils" constituée par la Charte des droits de l'UE, Europol, Eurojust, la Cour de Justice et le TPI de Luxembourg, élabore un schéma qui permette à la fois la conduite efficace des enquêtes criminelles, la reconnaissance de leur validité par les juges nationaux, les arbitrages entre le respect des prérogatives des Etats membres et la dimension multinationale des crimes et délits et la garantie du respect des droits fondamentaux des personnes. __________________________ Ce serait conclure de façon bien cavalière en renvoyant à la Convention le soin de résoudre la quadrature du cercle, si la question était d'imaginer un système permettant la gestion d'un espace stabilisé de liberté, de sécurité et de justice. Ce n'est à mon sens pas le cas : ce dont l'Union a besoin pour la période à venir est d'une méthode de travail efficace et respectueuse du droit, pour faire avancer la réalisation d'un espace qui restera longtemps encore un chantier complexe. La richesse de l'acquis est indiscutable : le 3ème pilier de Maastricht a connu des développements que l'on n'aurait pas osé imaginer à l'époque de la signature du Traité et qui permettent de mettre en perspective le vieux rêve de la réalisation d'un espace de liberté pour les personnes. En confiant à la Commission la tache cruciale de tenir à jour un tableau de bord assurant la cohérence de la progression, il l'a fait avec un pragmatisme qui aurait mérité d'être appliqué à d'autres domaines. Si l'on excepte la référence hâtive à l'idée d'un "procureur indépendant", ce pragmatisme a évité le recours aux raccourcis utilisés pour le "2ème pilier", consistant à faire semblant de croire qu'il suffirait d'un "Ministre" rattaché à aucun gouvernement identifié pour "donner un visage et une voix" à l'Union et résoudre par miracle tous les problèmes de méthode que pose la construction d'un ensemble supranational respectant les volontés des Etats membres. Car le problème est bien là : la réalisation du grand espace intégré est consubstantielle d'un niveau très élevé de subsidiarité et ce pour de multiples raisons, toutes convergentes. Parce que la sécurité est au cœur du pacte fondateur entre les Etats membres et leurs citoyens, parce que tout indique que ces derniers n'accepteraient pas que ce pacte soit rompu ou dilué, parce que les règles de droit et de procédure, l'organisation policière et judiciaire définissent autant de spécificités culturelles qui doivent être respectées comme telles, etc. L'idée simpliste d'une extension pure et simple de la méthode communautaire à ce domaine n'est ni raisonnable ni praticable. Mais en sens inverse, on ne saurait en rester à l'absence de méthode qui caractérise les piliers intergouvernementaux. Le pragmatisme qui a permis les progrès réalisés 5 jusqu'à présent fait apparaître les premières incohérences, les premiers écarts entre les annonces et les réalisations, les premiers blocages. Parce qu'il touche à des domaines extrêmement sensibles pour les citoyens et parce qu'il relève de fonctions exécutives qui supposent que des décisions pratiques soient prises en permanence, et souvent dans l'urgence sur une multitude de cas particuliers, le 3ème pilier de Maastricht nécessite maintenant une méthode originale qui permette d'assurer le minimum d'intégration et d'harmonisation requis par l'intolérance à l'inefficacité de la matière traitée. Cette méthode ne nécessite pas à priori d'instrument nouveau, mais la mise en cohérence des instruments actuels autour de plusieurs axes : le couple EuropolEurojust dont les missions doive nt évoluer de façon identique, auquel doit s'intégrer l'OLAF ainsi que toute autre agence policière à venir (police des frontières par exemple), et qui doit être en mesure de proposer au niveau politique les décisions dont ont besoin les praticiens pour travailler ; la montée en puissance du Conseil JAI et le pouvoir important de proposition que doit y avoir la Commission y compris en matière pénale ; la reconnaissance du rôle de la Cour de Justice comme arbitre des conflits entre systèmes de droits et la mise en place des moyens correspondants, dont probablement une chambre pénale en charge, non des jugements, mais des différends entre juridictions ; l'articulation entre la Cour et Eurojust lequel, au moins provisoirement, paraît devoir jouer le rôle d'un parquet européen ; la clarification enfin de la fonction de cour suprême en matière de droits fondamentaux, qui nécessitera probablement l'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme. Il est devenu urgent de procéder à cette mise en ordre, tant les progrès enregistrés ont conduit à multiplier les engagements de résultat dans des domaines où, en raison de la sensibilité des opinions, le droit à l'erreur n'est pas permis. Jean Nestor, Vice-Président de Notre Europe 6