Trauma - Midi Libre

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Trauma - Midi Libre
Nîmes
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midilibre.fr
MERCREDI 2 OCTOBRE 2013 ❘ W1---
3 octobre 1988, l’apocalypse
Mémoire ❘ Ce jour-là, Nîmes a connu les inondations les plus catastrophiques de son histoire.
Trauma
C’était il y a vingt-cinq ans et le
traumatisme des Nîmois ayant
vécu le drame est toujours aussi
vivace : 9 morts, 45 000 sinistrés.
Mais aussi, en contrepoint,
l’immense élan de solidarité de
toute la France, bouleversée par
le sort de Nîmes. Depuis la
catastrophe, la Ville est engagée
dans un programme de travaux
pharaoniques pour réduire l’impact
qu’aura, demain, pareil événement
climatique. Et s’y préparer.
PHILIPPE BERJAUD
ET FRANÇOISE CONDOTTA
C
e qui s’est passé il y a
vingt-cinq ans à Nîmes défie
l’imagination. Et plus la date
du 3 octobre 1988 s’éloigne,
plus la violence du cataclysme doit
être rappelée, la ville au pied de
sept collines étant ainsi faite que
semblable catastrophe est appelée
à se reproduire un jour. Demain,
dans un an, dix ans, cent ans...
Ce 3 octobre de triste mémoire, le
ciel s’est embrasé vers 4 heures du
matin, projetant des éclairs impressionnants de façon continue. « Il
faisait jour comme en pleine
nuit. » Pourtant, le temps étant déjà à la pluie et la météo ayant annoncé 80 mm de précipitations en trente-six heures, il n’y avait pas de quoi
s’inquiéter...
« Comme s’il venait
d’y avoir la guerre »
Des témoins
Mais le nuage noir, un mastodonte
de 8 km de haut, 10 de large et 30 de
long, a-t-on appris plus tard, s’est
acharné sur Nîmes, la pluie redoublant sur les hauteurs et la garrigue,
où elle a atteint des cumuls invraisemblables : 400 mm de précipitations en huit heures, contre - ce qui
est déjà énorme - 180 mm au sud,
aux Charmilles.
À 7 heures, l’eau s’est mise à dévaler des collines en rigoles qui sont
■ Sur l’avenue Georges-Pompidou, le cadereau d’Alès, rejoint par celui de Camplanier, a atteint le débit de la Seine à Paris : plus de 400 m3 seconde.
devenues rapidement torrentielles.
Les cadereaux retrouvaient leur lit
que l’homme a détourné de leur
fonction en les transformant en
rues, parkings, terrains construits,
avenues ou boulevards.
Le cadereau d’Alès, à l’est, a tout
poussé devant lui tel un bulldozer
lancé à pleine vitesse : le goudron,
les arbres, les poteaux, les feux, les
voitures, les canalisations. Le débit
inouï de ce cadereau a été estimé,
après coup, entre le cimetière protestant et le boulevard Pompidou, à
450 m3/seconde, soit celui de la Seine à Paris.
Le cadereau d’Uzès, à l’ouest, s’est
répandu rapidement, dévastant également tout ce qu’il trouvait sur sa
route et martyrisant le quartier Richelieu où l’eau est montée jusqu’à
trois mètres dans plusieurs rues et
habitations.
Au centre, le canal de la Fontaine,
semblable à un rapide de montagne, a dévalé le Jean-Jaurès, forçant
des
portes,
inondant
les
rez-de-chaussée, remplissant le
trou du chantier de Carré d’art de
500 000 m3 d’eau, transformant des
voitures en béliers qui sont allés défoncer la porte des Consuls des arènes pour les abandonner sur la piste engloutie.
14 millions de m3 déferlent
dans les rues de la ville
À l’heure du bilan, la catastrophe a
provoqué 9 morts - dont le conducteur d’un bus scolaire ballotté par
les flots sur le Pompidou et transportant 54 élèves qui ont été hélitreuillés -, 2 pilotes d’hélipcopère
tués dans un crash, 45 000 sinistrés,
610 M€ de dégâts, 2 000 logements
endommagés, 6 000 véhicules sinistrés, dont 1 200 emportés, 41 écoles
endommagées.
Il a fallu un miracle, au regard de la
brutalité des éléments, pour que les
pertes humaines soient si réduites
et ce miracle a tenu à un fil. À 7 heures, nombre de Nîmois, et notamment les élèves, étaient encore chez
eux, la circulation inexistante, les
magasins fermés, les carrefours dégagés, les trottoirs déserts. Un miracle, car il n’y avait quasiment pas
âme qui vive dehors, quand
14 millions de m3 de flots ont déferlé sur la ville.
Quand les Nîmois ont pu mettre le
nez dehors, l’eau, l’électricité et le
téléphone étaient coupés. Et le paysage indescriptible, « comme s’il venait d’y avoir la guerre », diront
les témoins et les sinistrés.
Le traumatisme de la population a
été tel qu’une psychose s’est emparée de la ville. Les sociologues ont
ensuite qualifié la rumeur de Nîmes
de cas d’école. « Ce qui s’est passé
ILS SE SOUVIENNENT DU DRAME CE QU’ILS ONT VÉCU CE JOUR-LÀ
Philippe Boulet
Sur le Jean-Jaurès
« J’habitais dans une maison sur
trois niveaux, place Séverine, et on
dormait au deuxième étage avec ma
femme. Ma fille aînée, âgée de
12 ans, dont la chambre était en bas
au niveau du jardin, nous a réveillés
vers 6 h 30, affolée : de l’eau
pénétrait dans la maison par la porte
de la cave. Je suis descendu avec
elle et j’ai vu, depuis la fenêtre, plein
d’eau qui s’engouffrait dans le jardin
depuis l’avenue Jean-Jaurès et qui
pénétrait dans la cave. Puis, ma fille
a hurlé : la porte de la cave donnant
dans la maison venait d’exploser et
de s’écraser contre les murs de sa
chambre, soudain noyée par les
flots. Ma fille a alors eu le réflexe de
casser la vitre de sa fenêtre pour
essayer de sortir avant d’être aspirée
à travers elle, dans le jardin, par les
flots. Il devait être 7 h 30. Tout ce
qu’elle possédait - vêtements, jouets,
livres, affaires scolaires, souvenirs
d’enfance a été emporté et nous n’avons rien,
absolument rien, retrouvé après le
drame. On s’est réfugié au premier
étage, on y a monté ce qu’on a pu,
le niveau de l’eau ne cessant de
grimper à l’intérieur de la maison
à cause des murs du jardin qui
faisaient barrage. Et puis on a
entendu comme une explosion : les
murs mitoyens du jardin ont explosé
sous la pression des flots, ce qui
nous a sauvés, car l’eau s’est
arrêtée de monter. La force de l’eau
était incroyable, elle a été jusqu’à
vriller la grille et le portillon d’entrée.
Après la décrue, on avait devant la
maison comme une sculpture
contemporaine géante faite de trois
ou quatre voitures empilées l’une sur
l’autre. Encore aujourd’hui, quand il y
a un gros orage, on a l’impression
que tout peut recommencer. »
André Carrière
Sur le Camplanier
à manger aux habitants du secteur
pendant une semaine. Ils nous
interdisaient même de descendre
à pied à cause du danger
d’effondrement. Je m’en rappelle
comme si c’était hier. Je me
souviens aussi que la catastrophe a
fait des morts après, dont on n’a
jamais parlé, comme celle d’un vieux
maçon dont tous les outils avaient
été emportés, qui s’est mis à boire et
qui pleuré pendant un an avant de
mourir de chagrin. »
Dominique Luigi
Caserne des pompiers
« C’était un lundi matin. Il avait
beaucoup plu, alors j’ai essayé de
circuler par la RN 106 mais l’eau
passait par-dessus. Alors, on a
attendu, ignorant tout de la
catastrophe. J’ai découvert dans
l’après-midi que quatre maisons du
Camplanier avaient été en partie ou
totalement détruites, mais on était
coupé du monde. La route de Sauve
était inaccessible, il n’y avait plus de
chaussée. Les pompiers ont apporté
« J’étais simple sapeur-pompier.
On a fait une première sortie car un
ascenseur de la clinique protestante,
aujourd’hui disparue, baignait dans
l’eau, au sous-sol. On est ensuite
rentré à la caserne alors que l’eau
montait partout, en aidant des gens
comme on pouvait, ici et là, en
cherchant des voies libres. Rue
Dhuoda, on a secouru une dame
menacée d’être emportée par le
courant, agrippée à un poteau. Puis,
on est rentré à la caserne, inondée,
on n’ a pas pu ressortir. Le
téléphone était coupé, tout était
bloqué. Ce qui a peut-être été le plus
Photo archives DR
était tellement inouï qu’il fallait
que ce soit encore plus grave que la
réalité. On entendait dire qu’il y
avait eu 200, 300, 500 morts. Que
des sacs pour cadavres avaient été
livrés par paquets de 50 ou 100 »,
rapportait un Nîmois il y a cinq ans,
à l’occasion du 20e anniversaire de
la catastrophe.
Depuis ce déluge, Nîmes a entrepris
des travaux pharaoniques pour se
protéger. Mais la menace d’un nouveau 3 octobre demeure entière.
CÉRÉMONIE
Dépôt de gerbes
Demain, à 16 heures, les Nîmois
pourront s’incliner devant la stèle
en souvenir des victimes, au square
Antonin, sur le canal de la Fontaine.
Des lycéens de Daudet liront des
textes de Christian Liger, extraits de
Nîmes sans visa.
éprouvant, je pense que c’était pareil
pour mes collègues, c’est qu’on a
passé toute la journée sans
nouvelles de nos proches. J’avais
déposé ma femme à son travail de
très bonne heure, mais j’ignorais si
elle y était encore ou si elle avait
tenté de rentrer à la maison ou de
passer récupérer notre enfant.
La deuxième chose qui m’a le plus
marqué, quand on a recommencé à
pouvoir circuler, c’est la vision
d’apocalypse qu’on a eue, avec tous
ces gens hébétés devant chez eux,
complètement démunis, des fuites
de gaz partout, les rues
éventrées... »