Francis Bacon L`art de la sensation.
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Francis Bacon L`art de la sensation.
Francis Bacon L’art de la sensation. « Je suis comme un moulin. J’ai tout regardé et tout ce que j’ai vu je l’ai absorbé et moulu très fin. Chez moi les images engendrent des images. » 1 Un tableau est souvent l’expression de quelques passions d’un artiste qu’il transmet par les pigments colorés sur une toile. L’image prévaut chez Bacon comme une source et comme finalité. Il offre à voir quelque chose qui sort de son esprit, nous nous trouvons face à une image, qui n’a rien d’autre à affirmer que son caractère immédiat. Sans parler de sensation, de déformation, de réinterprétation, que dire des tableaux de Bacon ? Tant de chose et tellement peu. Comment expliquer la forme de cette Figure, la couleur de ces aplats ? « Nous n’écoutons jamais assez les peintres »2 disait Deleuze et comment écouter un peintre qui lui-même ne sait pas vraiment quoi dire, ou qui refuse de dire. Et si le beau comme au moment d’un coup de foudre se justifiait parce qu’il est, et qu’il est seulement. Le problème de l’interprétation c’est qu’on tue forcement la vision directe, le sentiment subit du choc émotionnel. Lire dix ouvrages sur Bacon n’aidera pas à comprendre ce qu’il fait on comprendra seulement ce qu’un auteur en a compris, et le fait que tout ce foutoir nous fournit des centaines d’informations sur sa peinture ne fait que brouiller l’esprit et arriver à un point de non-retour en regardant un tableau de Bacon parce que le sentiment sera immédiatement faussé par les informations collectées avant cela. Il n’est bon que de créer pour éviter de noyer quelque chose dans un flux inévitablement morbide. Mais comment inventer une manière de parler d’un artiste sans clouer ses œuvres au pilori et les disséquer comme un légiste qui pense à son déjeuner en perçant le foie d’un macchabé. Je parlerai alors des sensations qui me sont venus en regardant ses tableaux en pensant à mon déjeuner du soir. Je remplis mon cerveau de références et les mets en concordance avec le cerveau et les références d’un autre. Tout cela pourrait n’avoir aucun sens, quand finalement je m’aperçois que toute vérité est bonne à entendre à celui qui la cherchera, en ceci qu’il se rendra compte en lisant ce court compte rendu de ma propre expérience de Bacon que rien de tout cela n’est vérifiable et qu’il s’agit entièrement de suppositions. Mais alors comment peut-on se lancer à des suppositions pour une centaine de pages qui parle d’un seul artiste qui n’a ni courant auquel se rattacher, et pas non plus de références. 1 2 Michael Pepiatt, Francis Bacon à l’atelier, 1999, Echoppe, p.35 Deleuze, Logique de la sensation, 1981, L’ordre philosophique p.95 Des références comme influences de style et de sujet Bacon en est remplit, il peint des images qu’il a vues, des peintures qu’il a aimées, des films qu’il a vus, des livres par centaines qu’il a absorbés… Que faire d’une telle masse d’information remâcher par un homme et traduite dans des objets qui se résume à un amas de couleurs sur des surfaces conséquemment réduites. « C’est ça la peinture » me répondait ma professeur d’université, « de petits objets qui signifient tant de choses ». Mais chez Bacon on a plus l’impression que peu de choses signifient tant d’objets. C’est la profusion chez cet artistes, la profusion la plus totale, des médias aux lectures classiques tout y passe, tout est rassemblé de sorte que plus rien ne ressemble à rien, ou à ce que je connaissais ou pensais connaitre. Je sais des choses, tout le monde sait des choses d’ailleurs, mais je ne sais pas ce que Bacon a voulu dire, je l’écoute attentivement et tout ce qui me vient ce sont des sentiments qui se recoupent dans la lecture des génies comme Artaud, Deleuze, Burroughs, Lawrence… Est-ce que je peux légitimement me permettre de reprendre leurs idées et de les faire correspondre dans un tout qui sera unique certes, puisque ce sera le mien, mais dépourvu d’une originalité et étaler page après page dans un style navrant ? Et si après tout mon style n’était pas si navrant. Si mes idées étaient brillantes et que même le même le penseur de Rodin en restait bouche-bée. Je n’ai pas de qualité pour décrire mes idées, mais j’en ai d’autres pour observer, les gens qui passent, et les choses qui bougent, de mon fauteuil rien ne m’étonne. Alors j’ai vu Bacon, qui me regarder aussi, il me regarde comme il regarde ses images dans son atelier, et ce qu’il me renvoie ce sont ses peintures pleines de sang et de cris et de vie. Comment pourrais-je ressembler à ce que Bacon peint ? Eh bien, après considération, je suis plein de sang, et je suis plein de cris c’est peut être moche mais c’est la vie. Alors me vient une tout autre appréhension des choses qui bougent et que le peintre saisit en vol pour les poser sur ses tableaux. Je vais donc écrire sur Francis Bacon, peintre anglais au visage étrange et au geste sur. Gilles Deleuze m’a volé mon idée il y a plus de trente ans en me laissant dans l’expectative d’une florissante originalité de ma part, encore jamais découverte. Le philosophe a plus lu, et a plus réfléchit que moi, ses concepts peuvent être appuyés par toute une réflexion cohérente, mais les miennes seront légères et n’agissent qu’en surface pour un véritable amateur d’art et pourtant elles ne seront pas dépourvues d’intérêt car j’ai l’avantage du temps. Deleuze est mort, Bacon aussi et tous ceux que je citerai ici le sont tout autant. Donc aucun d’entre eux ne pourra me contredire. Et j’ai aussi l’avantage du recul sur l’époque, nous vivons aujourd’hui le XXIème siècle et le recul nécessaire pour juger d’une œuvre d’art du milieu du siècle dernier s’avère à priori suffisant. Les références que je citerai ici ne seront pas approfondies, et pour cause approfondir une référence c’est s’attaquer à un travail sans fin. Certaines seront donc lancées comme on jette une pierre, et elle retombera si je la lance correctement dans le sillon que je tenterai de garder tout au long de ce mémoire. Pour casser de suite le suspens, il s’agit en première cause de l’homme moderne, de l’homme sans dieu. Il s’agit en fait de Bacon qui était, et sa peinture le prouvera, un homme moderne du XXème siècle sans Dieu. Un courant marginale qui s’est démocratisé depuis, celui d’un homosexuel affirmé comme l’était Burroughs et qui a vécu sans femme ni enfant, sans travail au sens commun. Une vie de marginale qui lui offrit une position de choix pour regarder s’agiter la foule. Mais je parle d’un peintre alors il faudra regarder sa peinture et en dénoter les qualités et les nouveautés. Je ne me mettrai pas à ses côtés, je suis et comme beaucoup d’entre nous un homme de foule. Je ne prétends avoir un regard extérieur, sur d’une humanité décadente comme si je n’y participais pas. J’ai simplement observé, observé ce que peint Bacon, ce que peigne les autres artistes. Dans ce mémoire tout est donné à la gloire de Bacon. Cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas de critique de son œuvre, pour être complète cette étude a besoin d’un regard critique. Ce que signifie « tout à la gloire de Bacon » c’est que de nombreux termes pour qualifier sa peinture seront quelque peu exclusifs, car certes il y a tant d’autres peintres qui ont aussi tentés des choses, des artistes qui ont vu avant Bacon. Mais pour l’artiste l’important n’est pas d’arriver à voir mais c’est d’arriver à retranscrire. Par conséquent, des termes exclusif que nous utiliserons pour qualifier le travail du peintre le seront uniquement parce qu’il est le seul à ma connaissance à avoir retranscrit des impressions et sensations en rapport avec l’époque aussi justement. En effet la notion de représentation trouve dans chaque époque ses principes qui répondent aux codes et mœurs en vigueur, Michel Foucault cite les Ménines de Velasquez en y voyant la « représentation de la représentation » 3 c’est-à-dire la représentation typique et rationnelle de l’idée de représentation au XVIIIème siècle. Francis Bacon nous offre sa représentation du XXème siècle. L’ensemble de l’œuvre de Francis Bacon sera traitée à travers les thèmes du sacré et de la représentation par la sensation et de la définition de l’homme moderne qu’esquisse ses 3 Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1966 tableaux et ce dans le but de placer cet artiste à priori à part, dans un courant artistique du XXème siècle. Etudes de nu avec personnage dans un miroir, Francis Bacon, 1969. Toile peinte à l’huile, 198 x 147,5 cm. Galerie Beyeler, Bâle. Sur la toile sont présents divers éléments qui ne sont à priori pas ensemble par raison. Une table ronde qui ne conserve que ses pieds et son armature. Une planche plus ou moins rectangulaire la recouvre, et sur laquelle une Figure féminine nue est étendue, le bras derrière la tête pour s’appuyer et les jambes repliées. Bien que la table manque de « couvercle », son ombre forme bien un cercle noir au sol. La Figure allongée renvoie elle aussi une ombre dans son dos. La scène se situe sur un grand fond rose violacée, le même rose que prend la Figure par endroit, son genou droit notamment. A droite, un grand rectangle. Une glace. Le fond y est bleu et renvoie l’image d’un homme en costume et chapeau. Il est assis sur une chaise, la jambe droite appuyée sur son genou gauche. Son regard est tourné vers la Figure centrale, lascive. Les deux masses qui génèrent ces deux Figures sont suggérées sur le même plan. Le rond de la table s’oppose au rectangle qui est posé dessus auquel répond le rectangle de la glace. Le rectangle qui sert d’assise à la Figure centrale suggère la profondeur dans l’image. Il y a donc deux masses, qui forment deux Figures et deux éléments géométriques, le rond et le rectangle. Il s’agit donc d’une composition espacée, simple, qui présente deux groupes (femme-table/ homme-miroir). Comme avec les formes les couleurs se répondent. Les traits de contours sont assez nets et délimitent nettement les objets du décor ainsi que la limite des corps. Le bleu de la glace et le rose violacé du fond. Le fond uni fait même office d’aplat et donne une couleur dominante à l’ensemble. Le contraste amené par l’ombre de la table et de la Figure créer une tension avec la couleur chaude de l’aplat ; de plus, l’ombre noir au sol répète la forme de la table comme un rappel, de sortes qu’il y a deux ronds et deux rectangles. Le noir permet aussi un rappel à l’homme dans la glace avec la couleur noir de son costume. La lumière vient d’au-dessus de la scène, constat de la position de l’ombre de la table et de la femme au centre. Mais cette lumière n’est pas dû à un éclairage orientée, il s’agirait plutôt d’un éclairage par la couleur directement, le bleu de la glace, le corps de la femme sont les sources lumineuses du tableau. La tendance figurative de l’œuvre est incontestable, bien qu’étrange la femme au centre est reconnaissable par ses membres, ses seins, ses cheveux. L’homme l’est aussi par sa tête, son chapeau, son pied aussi. Mais ces formes anthropomorphes sont plus suggérées que décrites, surtout pour l’homme dans le miroir, on ne le reconnait que par des signes habituels de représentations, la chaussure, le chapeau et le col du costume. Les influences de l’œuvre dont nous parlons sont difficiles à définir. Tout au plus pourrait nous voir dans la Figure centrale, la reprise de l’Olympia, allongée dans une attitude détendue. Ce qui contraste avec l’homme tout habillé, en présence de ces deux éléments le rappel à Manet est assez éloquent. Cette Etudes de nu avec personnage dans un miroir ne peut se comparer ou rentrer en adéquation avec aucune peinture moderne, il s’agit ici d’un style très particulier que celui de Francis Bacon. Cela dit, la vision du corps comme déformé avec une exagération de la mâchoire de la Figure centrale renvoie à Soutine avec sa vision de la chaire, peut être aussi à Van Gogh dans le brouillard de la Figure de l’homme dans le miroir. L’on pourrait se contenter d’y voir la une réinterprétation du tableau de Manet par le très moderne Francis Bacon, mais ce style qu’affirme le peintre anglais est réellement nouveau et révélateur d’un pas en avant dans l’Histoire de la peinture. Voilà en quelques lignes à quoi ressemble un tableau de Bacon dans une description basique, que dire de plus ? Mais qu’est-ce que cela représente, qu’a cette peinture de figuratif ? Pourquoi la femme au centre parait si difforme, et l’homme en voyeur tapis dans le miroir estil en train de regarder la femme ou bien est-ce la femme qui en se regardant se fait elle-même voyeuse, ou alors l’image de l’homme est le reflet de la femme tout simplement. L’art de Francis Bacon fait appel à des réponses compliquées noyées dans des formes étroites, presque abstraites par moment. Une peinture savante au service d’un marginal. Bacon réinterprète les plus grands, à sa manière et les pose dans une réalité toute consommée, qui ne leur laisse aucune pudeur, aucune innocence. Les Figures de Bacon sont toutes coupables, celui qui regarde, celui qui se montre, celui qui cri ou celui qui rit. I 1. La question des influences est toujours primordiale en art, l’analyse des différentes courants desquels s’est inspirés le peintre nous permettent de constituer un cheminement qui en parcourant l’ensemble de l’œuvre nous aide à l’appréhender. Bien que certaines formes, certaines couleurs ou agencement nous renvois par comparaison à d’autres artistes, le fait est que chez un grand peintre ses réinterprétations sont si personnelles, si bien intergrées au reste, qu’elles paraissent nouvelles. Mais à force d’observation, l’on peut comprendre certaines passerelles qui nous font passer d’un artiste a l’autre. Ainsi les noms que nous retrouverons le long de ce mémoire sont ceux de Velasquez, de Van Gogh, de Picasso, Rembrandt qui nous reviennent en tête lorsqu’on entre véritablement dans l’œuvre de Bacon. Beaucoup de peintres se sont inspirés de ces maîtres mais ce qui nous intéresse ici est de mettre en évidence l’influence de ceux-ci dans la peinture de Francis Bacon si nouvelle, si particulière. Pour commencer, si Francis Bacon est devenu peintre c’est grâce à Picasso. Les deux artistes ne se sont jamais rencontrés mais Bacon a trouvé l’œuvre de Picasso durant son séjour à Paris. C’est le commencement de sa vie de peintre. Et naturellement de nombreuses caractéristiques du travail Picasso se retrouvent dans le travail de l’artiste anglais et elles intégreront pleinement son style si particulier. C’est pourquoi pour comprendre Bacon il faut d’abords s’intéresser aux liens existants entre ce dernier et celui qui est peut-être le plus grand peintre du XXème siècle. De tous les peintres qu’a admirés Bacon et dont il s’est inspiré figure en première position l’œuvre de Picasso. Arrivé en France en 1927 Bacon rencontre Mme Bouquentin qui lui apprend le Français et la France, cette période riche d’expérience lui fera découvrir Le Massacre des Innocents 1627 de Poussin exposé au Musée Condé et dont –il dira « sans doute le plus beau cri humain que l’on ait jamais peint »4 . Aussi en voyant, toujours en France, le film d’Eisenstein Le Cuirassé Potemkine et la fameuse scène du landau dévalant les escaliers avec cette femme qui cri à l’horreur, Bacon retiendra encore le cri et en dira « [qu’il n’a] jamais été capable de faire un cri et c’est bien mieux chez Eisenstein, et voilà. »5. Enfin la plus grande découverte de Bacon sur le territoire Français est sans aucun doute l’exposition 4 5 David Sylvester, L’art de l’impossible, Ed. Skira, 1976, p.75 La grève et le cuirassé Potemkine, Bacon, p.75 Cents dessins de Picasso (1927, galerie Rosenberg), le choc est immédiat, Bacon comprend alors les possibilités de la réalité dans la peinture et décide lui aussi de débuter la peinture. L’influence du maitre espagnol sur le jeune peintre anglais se caractérise par la fonction de maitre qu’endosse alors Picasso chez Bacon, aussi sur l’intrusion de l’idée paradoxale de déformation-ressemblance qui est l’une des innovations majeures de Picasso. Et enfin, les références aux maitres anciens sont similaires chez ces deux artistes contemporains. Francis Bacon dans son parcours atypique n’a jamais eu de formation de peintre, tous les principes académiques enseignés habituellement lui manque, et il va arbitrairement choisir Picasso comme maitre spirituel (les deux hommes n’ayant jamais eu de contact) dans les premières années de sa carrière. En effet l’influence de Picasso est considérable dans les années 3O, les œuvres de Bacon se revendiquent en beaucoup de points être des réinterprétions, voir des corrections de Picasso. Dans de nombreuses entretiens Bacon cite les œuvres de Picasso, ses périodes préférées dans des termes qui bien vite nous font comprendre que le travail pseudo-surréaliste de Picasso fut une véritable révélation pour le jeune peintre anglo-saxon ; « Pour moi, les meilleurs choses qu’il a faite se situent entre 1926 et 1932. C’est la période où il a peint ces personnages sur la plage. A Juan Les Pins, mais ailleurs aussi, dans le Nord de la France. Dans ces toiles, il a inventée des images très intéressantes […] Il y a une merveilleuse, une figure qui ouvre une sorte de porte… Oui c’est ça, sur une plage. […] J’aime ces choses-là. [….] Ils sont merveilleux, ces tableaux, je trouve […] Je ne sais pas pourquoi. Vous comprenez, on ne peut pas savoir. On ne peut pas parler de la peinture, parce que parler ou écrire et peindre sont deux choses différentes- c’est un autre langage, c’est vrai […] On est frappé par l’image, oui. Mais je veux dire que c’est là qu’elles sont réellement poignantes, ces images de Picasso […] Beaucoup de ces œuvres ont été faite à Dinar, n’est-ce pas ? […] Ces choses-là étaient absolument merveilleuses. Je veux dire que pour moi, ce sont les œuvres les plus excitantes de Picasso. Plus excitantes que des choses comme Guernica. Je les trouve plus humaines et plus poignantes, vous voyez, plus au cœur des choses, des sentiments d’une certaine manière […]} Même les colorées. Même les très belles, juste avec la plage. Le bleu et la couleur du sable. » 6 Les interprétations de Bacon comme celle de la Crucifixion de 1933 qui reprend le motif figural de Picasso dans Baigneuses à la cabine de 1929 permettent de mieux comprendre comment Bacon se situe face à Picasso. La Figure de la femme les bras levés se retrouve parfaitement dans la crucifixion de 1933 de Bacon, la figure de Picasso semble avoir été passée au rayons X et nous dévoile ses entrailles, les côtes de la Figure apparaissent déjà sur le tableau de Picasso. Bacon intègre les formes des figures des tableaux de Picasso et se les réapproprie en les intégrant à son propre monde, celui d’une réalité difficile à cerner. La démonstration est encore plus flagrante si nous comparons L’intérieur d’atelier de 1934 de Bacon et La nageuse de 1929 de Picasso la nageuse en question arrive quasiment intact dans l’atelier de Bacon mais cette fois-ci noyée dans une eau trouble inquiétante de couleur rouge sang, qui s’oppose à l’eau bleue plus réconfortante de Picasso. La force symbolique du tableau L’intérieur d’atelier vient aussi du sujet même de l’œuvre, puisque Bacon représente dans son atelier une forme de Picasso, aussi pouvons-nous comprendre que pour Bacon, Picasso est dans l’atelier. Si le travail de Picasso intéresse tellement Bacon c’est parce que l'espagnol préfigure son travail et même celui de nombreux artistes, ce grâce à une association d’influences diverses et nombreuses, « un art de miscégénation »7. De cette iconographie nouvelle Picasso va développer tout un vocabulaire pictural inédit et ses influences s’entrechoquent à l'intérieur de la figure. Cela dit Bacon ne se revendique pas simple copiste du maitre Espagnol, son travail est personnel et n’approche Picasso que par influence et par souhait « d’apprivoiser les potentialités merveilleuses incarnées par Les Baigneuses de Picasso. Et je pense qu’il y a là tout un domaine que Picasso a ouvert et qui, en un certain sens, n’a pas encore été exploré : une forme organique qui se rapporte à l’image humaine mais en complète distorsion » 8. Francis Bacon reprend donc Picasso, mieux il le corrige. Car en effet l'artiste parle de corrections des œuvres de l’Espagnol, et ce même si le terme ne doit pas être comprit péjorativement, Bacon admet que la correction peut donner des résultats meilleurs que l’original, il prend l’exemple qu’Erza Pound qui d’après lui a rendu Waste Land de Yeats encore meilleure après sa correction posthume. Empruntant à Picasso ses thématiques Baisers, 6 7 8 Jean Clair, Autoportrait au visage absent : écrits sur l'art, 1981-2007, Gallimard, 2008. p.138-140 Anne Baldassari, Bacon La vie des images Picasso, Flammarion, 2005 Idem, p.109 Baigneuses, Cris, Crucifixions, il pourrait dans cette intention de correction y ajouter ; en plus des empreintes d’influences (formes, figures) ; l’interprétation personnelle de ses objets de désirs. Car le désir est d’importance cruciale chez Bacon, et Picasso par ses images a séduit Bacon, par conséquent les corrections de Bacon sont influencés par les images même de Picasso mais aussi par le désir de Bacon pour ces images. Voyons dans L’intérieur d’atelier il y a l’image de la figure couleur ocre de Picasso, et le désir de Bacon pour cette image de Picasso. En un sens Bacon parle de correction quand il s’agirait peut être plutôt d’une sublimation de l‘image. 2. La deuxième caractéristique qui rapproche Picasso de Bacon, c’est celle du paradoxe déformation - représentation. Les deux peintres font apparaitre des figures distendues, et peu ressemblante a première abords à des êtres humains et qui pourtant, au niveau sensationnel nous touchent profondément « plus au cœur des sentiments » disait Bacon. Chez les deux peintres l’on retrouve cette figure originelle, ce que Deleuze appelle « Figure ». Cette notion est tout à fait intéressante et s’adapte parfaitement au travail de Bacon car le mot « Figure » vient du latin « Figura » dérivé du radical « Fingo » qui signifie façonner, créer une configuration, une forme, un aspect ou une apparence. La définition de la Figure comprend aussi par extension une notion symbolique et allégorique, on retrouve donc une parfaite définition de la forme des personnages présents sur les tableaux. Cette Figure de base partagent chez les deux peintres les mêmes propriétés, entre le clair/sombre et les profondeurs changeantes qui donne cette instabilité à la représentation et nous font hésiter entre rêve et réalité. Elle représente chez les deux artistes un vivier d’expressions possibles et de représentation de l’homme, sans limites de formes ou de normalité. Cette dernière pourrait être celle de la modernité, car ce qui n’existait pas les siècles précédents c’est bien cette Figure informe qui nous représente l’homme. Encore est-elle apparut dans les œuvre de Van Gogh d’abords, par ces personnages qui à la limites de la déformation nous rappelait tout de même des formes anthropomorphes, mais la définition exacte de cette forme informe nous la devons à Picasso qui l’a stylisé jusqu'à lui donner la puissance suggestive que Van Gogh cherchait peut être. Chez Matisse aussi l’on trouve de pareils formes, rapportée à un essentiel de sensation et sans plus aucune référence anatomique réelles. Entre Van Gogh, Matisse, Picasso et enfin Bacon, il n’est pas aventureux d’avancer que la modernité de la peinture s’est échappée des pinceaux de ces quatre artistes. Leur point commun que nous découvrons ici, une figure originelle, sans rapports avec la passé ou l’Histoire mais seulement la sensation. N’est-ce pas l’art absolu que celui de la sensation ? L’innovation de Francis Bacon face à ces maitres est en partie expliqué par Milan Kundera qui considère que ce concept de Figure est l’objet central des recherches du peintre ; « Mise à part cette courte période mentionnée par Bacon, l’on peut affirmer que le geste lumineux de Picasso transforme le corps en une réalité picturale bidimensionnelle et autonome. Avec Bacon, nous sommes dans un autre monde : ici l’euphorie ludique de Picasso (ou Matisse) est remplacée par l’étonnement (si ce n’est le choc) de ce que nous sommes, de ce que nous sommes matériellement, physiquement. Emmenée par cet étonnement, la main du peintre [..] s'abat avec brutalité sur un corps, sur un visage ». 9 Les références à Picasso chez Bacon se retrouvent dans les formes, le style même du traitement de la Figure, mais elles concernent aussi les sujets des œuvres de Bacon. La difformité, l’anormalité est visible chez Picasso avec ses figures déformée mais il rappelle aussi une tradition espagnole. Prenons la peinture La Nana de 1901 de Picasso que Bacon a pu voir lorsqu’il était à Paris parmi les œuvres de jeunesse du célèbre peintre. La Nana s’inscrit dans la grande tradition espagnole célébrant les infirmes, déjà Goya et Velasquez (Portrait d'un nain assis à terre, 1645) en avait fait un sujets plusieurs fois traités. Pour Bacon il s’agit d’un gout pour l’anormalité des peintres espagnols. Ce constat un peu effrayant est toutefois intéressant, tout du moins pour un peintre obsédée par la notion d’anomalie physique. « Je pense que la raison pour laquelle Velasquez est liée à cette tradition espagnole [est que] Nous sommes fascinés par les nains […] par les enfants victimes de thalidomide. Ou alors ont-ils [les gens] plus conscience de la vie par ce fait précis que ces enfants n’ont ni bras ni jambe ? Cela les rend il extrêmement conscient de la valeur de la vie ? »10 9 Milan Kundera, Bacon, portraits et autoportraits, Belles Lettres, 1996. p.274 Geldzahler, Henry, Recent Paintings 1968-1974 / The Metropolitan Museum of Art, New York , The Metropolitan Museum of Art , 1975. 10 Bacon lui-même peint cette difformité à partir des documents de Muybridge et s’inscrit finalement lui aussi dans cette tradition, sachant que ce qu’il dit sur les gens dans la citation donnée plus haut et sans doute tout aussi bien valable pour lui étant donné son attrait pour la difformité et les maladies. 3. Enfin c’est avec le sujet de la crucifixion que Bacon referme sa période picassienne. Dès 1933 avec la petite peinture Crucifixion et jusqu’en 1944 avec le fameux tryptique Trois études de figure à la base d’une crucifixion, Bacon se détache de Picasso. Le tryptique est d’après Bacon sa « première peinture »11, qui ne représente d’ailleurs à priori pas une crucifixion ; « Je n’ai jamais fait la Crucifixion, rapporte Francis Bacon. L’idée était que j’allais mettre ces images autour de la base, et puis je n’ai jamais fait la Crucifixion-alors […] Je ne sais pas ce qui s’est passé. Je n’ai jamais continué, c’est tout- j’ai juste essayé de faire autre chose. Je n’ai jamais continué – et dans mon idée, elles devaient se placer autour de la base – et la Crucifixion serait venue par-dessus. Et puis je n’ai jamais fait la Crucifixion. »12 En des termes presque identique, Picasso et Bacon soulignent ainsi comment le thème majeur de la Crucifixion se dérobe à eux pour les conduire l’un et l’autre vers tout autre chose13. Et si les deux artistes se sont confrontées à un résultat identique c’est qu’ils en avaient la même vision, qu’est-ce qu’une crucifixion ? Qu’est-ce sinon ce que nous savons tous habituellement? L’iconographie de base pour une crucifixion, à savoir le Christ et la croix sous quelques formes qu’il soit. En croyant convaincu Picasso dans ses crucifixions utilise plusieurs éléments de l’imagerie classique ; des gardes, des lances, les chevaux, le Christ en homme barbu… Mais il n’apparait jamais de Christ en croix (exception faite pour sa Crucifixion de 1930) à l’inverse de Bacon qui ne présente que cet aspect iconographique. En conséquence Bacon réinvente ou passe outre une iconographie religieuse à laquelle il n’adhère pas, ses crucifixions ne présentent pas de références par les attributs. La part 11 12 13 Anne Baldassari, Bacon La vie des images Picasso, Flammarion, 2005 p.130 Idem p.133 Idem p.134 religieuse de la Crucifixion chez Bacon fait partie de l’objet tableau directement. Ses crucifixions prennent la plupart du temps la forme de tryptique (Trois études de figures à la base d‘une Crucifixion 1944; Trois études pour une crucifixion 1962; Crucifixion 1965), et les trois planches du tableau font écho au rythme ternaire de la religion catholique. De plus ses autres tryptique et sans que rien ne nous évoque la religion prennent tout de même une allure de Crucifixion dans l’histoire qu’il déroule et ce rythme ternaire. Le Tryptique mai-juin 1973 par exemple, raconte la souffrance et la mort d’un homme destinée à un irrévocable sort. Avec ces deux éléments, le cadre « ternaire » et la suite d’une histoire au sort jetée de l’homme qui meurt comme une offrande au monde sont finalement des références à la Crucifixion qui dépasse largement de simples éléments iconographiques chrétiens, la crucifixion chez Bacon c’est le tableau et ce qu’il y a sur le tableau c’est l’histoire d’une souffrance, la souffrance d’un regard lucide sur la société occidentale. Cette souffrance Bacon la vie seule, sans jamais avoir trouvé personne à qui parler14 il exprimera alors cette souffrance dans la peinture puisque comme disait Artaud; « Une douleur et une souffrance ne valent jamais en effet, socialement la peine d’être considérées. »15 Dans la crucifixion de 1933, ce qui est représenté sur la toile nous envoie sur un autre aspect de la peinture de Francis Bacon que nous avons évoqué plus haut. Nous avons déjà vu que l’artiste s’intéressait aux maladies et à leurs effets sur le corps humain à partir des documents publiés entre autres par Muybridge. La maladie et la médecine étant inévitablement liés, Bacon s’est aussi intéressé aux moyens de la médecine modernes. Il va faire intervenir dans cette peinture la reprise du motif de Picasso de Baigneuse de 1929, la forme de la Figure qui lève les bras réapparait comme radiographiée. « A cette contamination d’une image à l’autre viendrait aussi sans doute s’ajouter, dans ces premières recherches picturales de Bacon, l’influence des clichés techniques de l’ouvrage Positioning in Radiography de K.C. Clark, publié en 1929. »16 Bacon essayait-il de nous montrer la figure de Picasso de l'intérieur? Serait-ce le signe que l’artiste anglais approfondie la recherche de Picasso? Des questions qui restent en suspens, mais nous pouvons d’ores et déjà établir l’idée que les recherches de Bacon sur le corps 14 15 16 Michel Archambaud, Francis Bacon Entretiens, Folio, 2004, p.132 Antonin Artaud, Œuvre complètes XIII, Gallimard, 1974, p.139 Idem p.145 humain n’ont de limites que les technologies puisqu’il s'appuie sur la photographie, sur la vidéo et dans le dernier exemple cité il se sert de la radiographie. De plus, cette crucifixion radiographiée porte un second discours, « le patient, le modèle, se soumet à la machinerie technologique avec une docilité poignante. Sa participation même à l’enregistrement radiographique, durant lequel il exhibe dans de curieuses contorsions la face extérieur d’objets internes, apparait telle une monstration de stigmates insoupçonnés. »17. L’aspect monstrueux vient autant de l’image même que donne la radiographie, cet amas d’os dans des positions curieuses, que de la docilité de l’être humain traiter en patient comme en cobaye. Finalement, la crucifixion apparait chez Bacon comme une parfaite occasion de traiter des sujets qui relève d’une souffrance terrible. Les références à la religion y sont presque absentes, l’iconographie réduite au maximum. Il choisit donc un sujet éminemment théologique mais l’extirpe de son cadre religieux pour l’utiliser à des fins démonstratives. La crucifixion est chez Bacon un simple « porte-manteau » pour y accrocher toutes les souffrances humaines. Finalement, en comparant ces deux grands artistes nous constatons que Picasso a eu une influence certaine sur Francis Bacon. Dans les interviews Bacon utilise très souvent le terme de « beau » pour qualifier l’œuvre de Picasso, c’est donc d’abords un choc esthétique qui marque le début de l’admiration de Bacon. Les très belles œuvres de Juan-les-Pins se composent de magnifiques déclinaisons de couleurs, les figures révèlent une simplicité dans le traitement de la Figure et du sujet traité digne du génie. Le concept de Figure en est sans doute l’élément le plus important que Bacon retiendra; ces personnages émouvants de par leur formes simplifiées, presque enfantines. Enfin les sujets des deux peintres jusqu’en 1933 se répondent, les Nageuses, les Baigneuses et bien sur les Crucifixions de Picasso se retrouvent chez Bacon (Composition (figures) 1933; Abstraction d’après la forme humaine 1936) dans des compositions toutefois différentes. Mais Francis Bacon a aussi peint des œuvres inspirées de la période cubiste de Picasso autour de 1905 avec la Gouache de 1929 composée de formes géométriques simples, ou encore dans son aquarelle Watercolour de la même année qui renvoie à l’Arlequin de Picasso. Les influences du peintre espagnol ont donc été multiples pour Bacon et se décline de différentes manières, l’important 17 Idem p.92 pendant cette période d' apprentissage de Bacon est ce qu’il fait de ces réinterprétations, puisqu’elle témoignent déjà d’un style très particulier que se nourrit de divers horizons que Bacon fond dans une seule et même œuvre. Son discours, contrairement à celui de Picasso, n’est pas portée uniquement sur l’art, il l’intègre à la vie dans un discours sur l’homme moderne, lui, ses amis, ses images. Car l’œuvre de Picasso incarne un art du mélange, mélanges des races et d’impureté des sources. De ce vocabulaire pictural développé par Picasso découle celui des artistes qui le suivront. En effet, ce vocabulaire parasite des images en les transformant, ou en les sublimant et en accroisse du même coup la puissance de la sensation. Et ainsi ce vocabulaire pictural nait d’une première interprétation de Picasso et lance Bacon dans le début de sa carrière. Les analogies que nous pouvons soulever pour comparer ces deux peintres majeurs découlent donc de trois angles différents, la Figure, le rapport difformité/ ressemblance et le thème de la Crucifixion. II L’analyse de l’œuvre d’un peintre est affaire de gout. Des schémas standard d’analyse existe bien mais comme nous avons pu le voir plus haut ils ne s’adaptent pas à tous les artistes car selon les recherches et le œuvres rendues le schéma d’analyse perd son efficacité en passant à côté de ce qu’a voulu dire ou faire entendre le peintre. Avec Francis Bacon, il s’agit plutôt d’être attentif à ce qu’il a voulu dire, le peintre selon lui peint d’abords pour lui et le spectateur n’a qu’à s’adapter à la vision de l’artiste. Par conséquent, ce qui nous intéressera chez Francis Bacon est ce qu’il a voulu nous dire dans sa peinture, dans ses sujets, dans ses couleurs. D’habitude l’essentiel d’une analyse picturale est basée sur la comparaison avec ce que l’on connait déjà, replacer un artiste dans son courant, son mouvement, et le comparer avec d’autres artistes issues du même courant est bien souvent révélateur d’aspects important de l’œuvre. Mais il n’y a pas de courant qui transparaisse chez Bacon, dès lors que faire ? L'un des niveaux d'étude qui s'offre alors est le regroupement des œuvres de Francis Bacon par thème car beaucoup de sujets ont été réutilisés tout au long de sa vie, comme celui des crucifixions. La thématique religieuse est intéressante à étudier parce que comme nous l’avons précisé c’est à la fois le thème qui rapproche l’élève du maître, mais c’est aussi le thème qui les différencie. Car non seulement Bacon a terminé sa période picassienne avec sa première crucifixion (Crucifixion 1933), mais aussi Bacon était athée alors que Picasso était un fervent croyant. De plus, parmi les sujets traités par Francis Bacon la Crucifixion et la reprise du pape Innocent X de Velasquez représente à eux deux une partie importante de l’œuvre du peintre, il est intéressant de s’interroger sur la position d’un peintre athée du XXème siècle quant à l’art religieux comme l’un des sujets majeurs de l’Histoire de l’art. D’autant plus que la vision moderniste de l’artiste face à ces sujets est significative d’une approche différente de celle des autres artistes de son temps. Il s’agit donc de la représentation d’un état des valeurs religieuses par un artiste marginal du XXème siècle. « Seulement l’homme peut tomber de Dieu Seulement l’homme. Aucun animal, aucune bête ni chose rampante Aucun cobra, ou hyène, ou scorpion ou hideuse fourmi blanche Ne peut glisser des mains de dieu Dans le gouffre de la connaissance de soi, Connaissance de soi-séparé-de-dieu. Car la connaissance de soi-séparé-de-Dieu Est un gouffre ou l’âme peut tomber Se tortillant et se distordant dans les cercles Du plongeon sans fin De la connaissance de soi, maintenant séparée de Dieu, tombant Sans fond, sans fond, conscience de soi se débattant, Se lovant de plus en plus profondément dans tous les replis, Dans toute les vétilles de la connaissance de soi, descendant toujours, sans jamais pouvoir atteindre le fond, car il n’y a pas de fond ; zigzaguant vers le bas comme le sifflement d’une fusée morte, la chute du feu grésillant qui ne peut prendre et tomber lourdement, sans non plus atteindre le profondeurs car la profondeur est sans fond, alors elle se creuse un passage plus bas encore dans la pure horreur de n’être pas même capable de renoncer à se connaître, se connaître séparé de Dieu et tombant ».18 1. Francis Bacon était un athée convaincu, de fait son père était un militaire et un fidèle croyant, et l’homosexualité de son fils s’étant déclarée très jeune Francis Bacon n’eut d’autre choix que de s’éloigner d’un « cercle » social et familial qui bannirait toujours son orientation sexuelle et ses choix de vie. Par conséquent il a rapidement saisit que le monde rigide de la confession chrétienne-protestante l’empêcherai de s’épanouir complétement, mais pour autant la religion est l’un des sujets de Bacon, l’un de ses sujets favoris même. Comment un athée par défaut (dans le sens rejeté de la chrétienté) traite-il l’art religieux et par quels moyens nous fait-il comprendre sa vision de la religion et plus largement, du sacré ? « Les grandes Crucifixions que l’on connait, on ne sait pas si elles ont été peintes par des hommes qui avaient des croyances religieuses. »19 L’art religieux s’inscrit dans une Histoire de l’art liturgique en s’attachant à des détails iconographique et artistiques, il ne s'inscrit donc pas nécessairement dans la religion. A l’époque ou la religion était omniprésente la Bible représentait pour les artistes un véritable vivier de sujets possibles, Bacon s'en sert comme d'un « porte-sensation » ou il accroche toutes sortes de sensations en donnant un sens au tableau ; 18 19 D.H Lawrence, Poèmes, Poésie/Gallimard, 2007 p.243 David Sylvester, L’art de l’impossible, Ed. Skira, 1976, p.88 « La crucifixion c’est une armature magnifique où accrocher toutes sortes de sentiments et de sensations. »20 Il est donc clair ici que la première motivation du peintre pour justifier l’utilisation d’un thème spécifique chrétien est la force suggestive de la scène. L’utilisation d’un symbole religieux confère à la scène un coté sacré à l’œuvre par référence à la scène biblique ou simplement par comparaison avec d’autres œuvres du même sujet. Habituellement le « coté sacré » d’une scène religieuse révèle une éducation chrétienne, mais l’artiste se place en contre-courant de l’art religieux en s’y adonnant dans le but d’exprimer sa non-foi en Dieu. Qu’il soit athée lui permet de se détacher de tout un contexte lourd de sens et il peut alors aisément le détourner. Mais c’est un sujet qui le préoccupe peut être plus qu’il l’avoue luimême, à en voir le nombre de Crucifixions et de papes qu’on trouve dans son œuvre. 2. Le thème de la crucifixion est particulièrement présent depuis la période médiévale, il est l’un des symboles les plus fréquemment utilisés dans l’art catholique, l’époque médiévale a très souvent proposée des représentations du Christ en croix en s’appuyant soit sur le réalisme de la scène, soit plus anciennement sur les attributs habituels qui accompagnent le Christ (à savoir ; la Vierge Marie, les soldats, le mont Golgotha…). Notre époque n’a plus rien de commun avec la période médiévale (si ce n'est l'écrasant poids de la majorité sur la conscience) ou bien celle de la Renaissance. La vision du Christ en croix nous évoque plus un « champ lexical » religieux qu’un rappel à la foi. L’athéisme de l’époque tend à faire disparaitre l’imagerie religieuse de notre quotidien (et Pour cause ce Dieu, cela fait plus d’un siècle que les artistes et intellectuels le remettent en question.) pourtant nombre d’artistes contemporains se sont essayés à la représentation de la scène du mont Golgotha (Gauguin, Picasso, Dali pour ne citer qu'eux). Le plus éloigné de la religion, le plus athée de tous, serait bien Francis Bacon et lui aussi a pourtant représenté la scène plusieurs fois et ce dans quelques-unes de ses meilleurs pièces. Comment expliquer alors l’intérêt suscité par la crucifixion chez Francis Bacon ? Et surtout par quels moyens originaux l'artiste s'approprie cette scène? 20 David Sylvester, L’art de l’impossible, Ed. Skira, 1976, p.88 Bien que comme nous l’ayons précisé plus haut, la période qu’ouvre les Crucifixions ferme la période picassienne du peintre, l’artiste ne rejette pas l’apport de Picasso dans sa formation, il lance plutôt l’idée que la recherche du peintre espagnole n’a pas été menée jusqu’au bout : « J’ai eu envie de faire des formes, comme quand à l’origine j’ai fait les trois fromes au bas de la Crucifixion. Elles étaient influencées par les choses que Picasso avait faites à la fin des années 20. Et je pense qu’il y a là tout un domaine que Picasso a ouvert et qui, en un certain sens, n’a pas été exploré : une forme organique qui se rapporte à l’image humaine mais en complète distorsion »21 Les crucifixions de Picasso ont eu beaucoup d’influence sur celles de Bacon, les formes organiques des dessins Crucifixions22 de 1932 de Picasso ou bien encore celle du 17 septembre 1932 évoque véritablement la première tentative de Bacon de 1933 avec des formes entrelacées les unes aux autres qui dans une confusion générale peuvent révéler quelques signes habituellement reconnaissables dans une crucifixion (Christ bras écartés…). Cela dit ces signes de reconnaissances iconographiques se retrouvent d’abords plus facilement chez Bacon, l’œuvre est moins confuse et présente le Christ en croix plus directement que ne le faisait Picasso. Par exemple dans la Crucifixion de 1965 les deux personnages accoudés au fond peuvent être une représentation des deux larrons comme témoins de la scène comme ceux de la Bible. Dans ce langage détourné de deux hommes accoudés, Bacon fait donc appel à des références iconographiques religieuses bien renseignées. La place du Christ est évidement centrale dans une Crucifixion et Bacon en donne une interprétation libre qui rentre tout de même dans une logique classique de l’art religieux car concernant la figure christique on peut lire dans l’ouvrage de Sepier qui porte sur les représentations carolingiennes de la crucifixion ; « On observe très tôt que l’image de l’homme en croix ne leur suffit plus pour traduire la parfaite humanité du Christ et qu’ils se mettent à la compléter par ce que nous avons appelés les signes du sacrifice. »23 21 22 23 David Sylvester, L’art de l’impossible, Ed. Skira, 1976, p.27 13 dessins de Boisgeloup, 17 septembre- 21octobre 1932- parue dans Minotaure, n°1,1933 p.30-31 Marie-Christine Sepiere, L’image d’un dieu souffrant, Cerf Histoire, 1994 Comme pour les deux larrons figurés par les deux hommes à la barre dans Crucifixion de 1965, Francis Bacon réinvente ces signes du sacrifice en les traduisant sous des aspects modernes tirés de l’Histoire, tous significatifs du sacrifice humain. Dans la crucifixion de 1965 la Figure couchée du panneau de gauche est décorée d’un macaron Bleu-Blanc-Rouge qu’on retrouve sur la figure du panneau central ainsi qu’un brassard marqué de la croix nazi. La croix gammée et le macaron tricolore font évidemment référence aux couleurs des nations en luttent durant la seconde Guerre Mondiale et place donc la crucifixion dans le XXème siècle. La Figure du panneau central représente le bourreau, assisté par ce qui pourrait être deux témoins à l’arrière-plan accoudés à la barre, du même type que ceux qu’on retrouve dans les salles de tribunal. Bacon adapte donc la scène biblique dans un contexte moderne. La crucifixion a lieu sur le panneau de droite, elle consiste en un écoulement de viande crucifiée24 écrit Deleuze. Cette écoulement ; cette descente de viande s’oppose à l’extrême contraction du bourreau nazi. Cette opposition dérive du principe de diastole-systole qu’on retrouve dans beaucoup d’œuvres de Bacon. L’opposition tendu-relâché qui permet entre autre de renforcer l’énergie qui ressort du tableau à condition que les deux éléments s’opposant soit équilibrer et puissent s’extraire de la matière même du tableau pour envahir le spectateur. Ici le bourreau comme une boule d’énergie concentre les forces du tableau en lui-même et laisse la viande du panneau de droite s’écouler tranquillement, d’où l’équilibre des deux pôles et la formation du principe de diastole-systole. Ce principe est une caractéristique majeure de sa peinture qui tire son originalité du fait que Bacon fait vivre/évoluer ses Figures grâce aux forces et aux mouvements de la peinture, nous reviendrons sur ce point plus bas. Les signes du sacrifice réinventés et modernisés par Bacon s’opposent à la vision plus classique de Picasso qui lui représentait, dans ses compositions les plus claires, des soldats en armures, des lances, des chevaux, le Christ en homme barbu… La figure du Christ en croix est l’élément qui différencie les deux artistes, car Picasso dans ses Crucifixions rappelle tout de l’imagerie standard de la scène de la Crucifixion sauf l’image du Christ en croix ; à l’inverse de Bacon qui lui n’en représente que la figure du fils de l’Homme crucifié, mais pas la croix, ce qui est assez important car la croix n’apparait jamais. Peut-être est-ce parce que le peintre a jugé ce symbole trop direct ou peut-être est-ce parce que lui-même ne tenait pas à le 24 GillesDeleuze, Logique de la sensation, L’ordre philosophique, 1981, p.71 présenter. De cette manière il se placerait dans le discours d’Artaud sur la religion : « J’abjecte le signe obscène et catastrophique de la croix » 25 La scène est d’abords un moyen de rappeler au fidèle la souffrance du Christ, la passion du fils de l’Homme pour les siens, l’image de ce sacrifice doit donc faire appel à une notion de pathos, elle renvoie à une souffrance et doit traduire cette souffrance par des moyens propres à la peinture ; comme chez Grünewald avec sa représentation très réaliste d’un homme agonisant. Bacon va s'inspirer de Grunwald et son Retable d’Issenheim de 1512 qui représente une Crucifixion, une mise au tombeau, un Saint Sébastien et un St-Antoine. La Crucifixion est ici représentée de manière très réaliste et le corps du Christ recouvert d’épines donne un résultat particulièrement violent de l’horreur du supplice. Bacon en présentant cette scène biblique renvoie par référence à ces images que nous connaissons tous au pathos et à la souffrance du monde qui est le sien. La religion permet au pathos de se développer dans l’imagerie chrétienne et l’adoption d’archétypes chrétiens n’est nullement incohérente avec l’athéisme de Bacon puisqu’il s’agit donc pour le peintre d’aboutir à une sacralisation de thèmes moderne (l’horreur du nazisme pour reprendre l’exemple cité plus haut) avec pour registre de comparaison avec l’icône religieuse, le pathos. « Aujourd’hui la peinture privée de toute force sacralisant ne peut être qu’un jeu. Bacon conçoit l’art comme démystifié, purgé de tout halo religieux comme de toute dimension morale, mais représente ce qui n’est qu’intérieure et n’existe que pour lui. »26 Nous savons que le développement des images était encouragés par les institutions catholiques pour atteindre le peuple illettré et donc en dehors des écrits religieux le pouvoir de l’image s’établie par des systèmes picturaux comme son organisation. L’intensité dégagée par la position centrale de la Figure la place au milieu de l’action, au centre du sujet recouvert par le tableau et lui confère le pouvoir de l’icône. « Bacon met une telle intensité dans ces scènes qu’elles acquiert un pouvoir proche de celui de l’icône. » 27 Pour Gilles Deleuze, l’icône de Bacon est stylisée par le champ opératoire (rond, piste ou cage) qui isole la figure « Et par conjuration du caractère figuratif, illustratif, narratif que la 25 26 27 Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de Dieu/ Œuvres complètes, Gallimard, 1974 p.263 Michel Leiris, Face et profil, Albin Michel, 2004, p.22 Michael Peppiatt, Le sacré et le profane, Musée Maillol, 2004 Figure aurait nécessairement si elle n’était pas isolée (…) D’autres part, la peinture ancienne était encore conditionnée par certaines « possibilités religieuses » qui donnait un sens pictural à la figuration, tandis que la peinture moderne est un jeu athée».28 Bacon se servirait donc du thème de la crucifixion pour donner la force de l’icône a ses Figures, et y développer une forme de pathos. Aussi, il se revendique principalement de tradition moderne (Peinture hollandaise et Espagnole du XVIIème siècle), on peut donc voir dans ce thème recouvert de nombreuses fois à l’époque moderne une filiation intentionnelle du peintre. En réutilisant d’anciens thèmes il s’inscrit dans l’Histoire de l’art et dans la tradition classique de la peinture 3. Dans le thème de la religion qu’a traité Bacon on trouve aussi ses reprises du Portrait du pape Innocent X peint par Velasquez en 1650 à la demande du pape. Cette fois, il ne s’agit pas d’une scène biblique mais de l’Histoire de la chrétienté à travers l’un de ses grands personnages représentés. Cela nous permet de compléter plus largement la vision du sacré chez Bacon. Le peintre voue une véritable admiration pour ce portrait d’Innocent X ; « Je pense que c’est l’un des plus beaux portraits qui aient jamais été faits ; et j’ai fini par en être obsédé. J’achète livre sur livre dont l’illustration comporte ce Pape de Velasquez, car il me hante et m’ouvre à toutes sortes d’impressions et même, allais-je dire, de domaines de l’imagination. » 29 Il n’a jamais eu l’occasion de se confronter à l’original bien qu’il ait séjourné à Rome quelques temps, mais malade et mal pour reprendre son terme, il n’a pas fait l’effort de se rendre à la galerie Doria-Pamphilj. De ce portrait Francis Bacon admire les couleurs qui s’y répondent admirablement; le rouge en particulier qui recouvre l’ameublement, les vêtements mais aussi le visage sanguin du pape, le tout s’opposant au blanc de la soutane et du col. L’expression du visage tire sa force de son réalisme, ici le pape passe pour ce qu’il était, un vieillard autoritaire. Bacon aimait beaucoup l’utilisation violente de la couleur (l’opposition rouge sang/blanc pure) par l’espagnol et la grande vérité dans l’expression du personnage, ce 28 29 Gilles Deleuze, Logique de la sensation, L’ordre philosophique, 1981, p.12 David Sylvester, Francis Bacon, à nouveau, Andre Dimanche Eds, 2006 p.56 portrait du pape innocent X se retrouve de nombreuses fois chez Bacon (série des papes, Etude d’après innocent X). Nous avons vu qu’avec les crucifixions Bacon réinterprète avec un langage et une iconographie plus moderne les sujets classiques. Et il en est de même pour ces papes, ainsi le col blanc de l’originale devient dentelle (Tête VI 1949) et rappelle les jupons de dentelles des tenues de travestis rencontrés par le jeune peintre lorsqu’il était à Berlin. Dans Étude d’après le portrait du Pape Innocente X par Velázquez de 1953, le pape est installé sur sa chaire, affichant un rictus reprit de Mussolini que pourrait être significatif aussi bien d’un rire des plus inquiétant que d’un profond cri. La Figure est traversée par des trainées de peintures verticales dans la partie supérieure du tableau qui s’établissent à l’horizontale dans la partie inférieur. La transparence du pape traversée par ces trainées de couleurs lui confère véritablement un aspect fantomatique et renvoie une image inquiétante d’un damné disparaissant peu à peu dans le paysage noir de l’enfer. Bacon réutilisera plusieurs fois cette technique des trainées de peinture (Etude d’un nu accroupi 1952 ; Personnage d’un paysage 1945) ces lignes formées par les trainées de couleurs enlèvent la consistance de la Figure dans la peinture. On peut voir derrière la Figure, à travers elle, le fond et les formes du personnage ne sont pas nettement définies, cela donne la même impression qu’une scène prise dans le vif et qui n’appartiendrait pas à notre réalité. Les Deux personnages de 1953 permettent un constat encore plus évident d’une réalité seconde prise en cours par le peintre, les deux figures luttent sur un lit, les trainées de peintures fondent leur visages et mêmes leur corps en un seul, nous ne sommes alors plus dans notre monde, il s’agit d’une réalité toute autre, celle de Jacob et l’Ange de Gauguin ; les deux lutteurs qui prennent forment dans l’esprit du groupe de nones qui prie, Bacon ici a supprimé les nones et laisse le combat continuer seul et sans qu’il ne semble y avoir d’issue possible. Ces trainées qui se retrouvent dans la plupart des papes de Bacon sont un élément nouveau qui offre une certaine sacralisation à cette figure religieuse, elles transforment la Figure en lui donnant un aspect spectral, inhumain. L’aspect fantomatique du pape ne serait rien sans cette bouche inquiétante, qui crie au monde un message inaudible. Sachant qu’il s’agit d’une reprise de Mussolini, connaissant l’homme on saisit mieux la folie qui s’échappe du cri et l’horreur latente qu’il promet. De plus, le cri est une affaire importante dans la Bible car l’Evangile de St-Mathieu décrit (27, 33-50) « Jésus clama dans un grand cri […] poussant de nouveau un grand cri, rendit l’esprit. » Le cri c’est ce qui signifie que le personnage est encore en vie de toute évidence, ou plutôt est-ce le refus de la mort qui pousse au cri le pape de Bacon ? L’image du Christ crucifié, yeux ouvert et bouche fermé révèle selon l’iconographie carolingienne la double nature de Jésus (à la fois homme et Dieu) son silence serait la conséquence de son caractère divin. Le cri, la douleur, renvoie alors au caractère humain, vivant. Ainsi les cris de Bacon ne symbolisent pas l’horreur mais la vie dans tout ce qu’elle a d’horrible. Et c’est avec le cri que fixe Bacon sur la bouche d’Innocent X que le caractère humain du pape revient en écho. La Tête VI (1949) fait disparaître la tête du pape pour ne laisser que la bouche, le cri. . Le buste d’Innocent X est inséré dans un cube transparent transpercé par les trainées de couleurs avec lesquels Bacon a effacé le haut des yeux, le front et le sommet du crâne pour et laisse la bouche en un cri envahir le centre de la composition. La bouche, le peintre s’y intéresse depuis ses débuts d’artiste à Paris, il dit avoir acheté un livre sur les maladies de la bouches avec des photos et des gros plans et il aurait particulièrement été frappé par les couleurs qu’on y trouve, le rouge des gencives, la blancheur des dents et le trou noir qui s’achemine au fond de la gorge.30 Ce trou noir constitue la plus grande partie de la bouche, de fait il y a plus de noir que de dents ou de lèvres. Ce trou noir est remarquable en ceci que devant le néant qu’il représente, chacun comprend qu’il ne s’agit pas seulement d’un personnage la bouche ouverte. Cette bouche comme un passage, ouvre le chemin qui s’en va jusque derrière la Figure, derrière le monde de l’image et de la représentation formelle. L’intensité de la couleur se caractérise ici par son absence, car sur une œuvre faite de multiples détails de couleurs et de lignes, l’attention se porte inévitablement sur ce trou noir au centre. Peut-être que cette attention particulière portée à la bouche ou au crie vient de sa position centrale dans la composition, mais il ne parait invraisemblable de penser que le cri nous renvoie à quelque chose de plus profond qui nous fascine toujours, ne fut-ce que quelques secondes, plus que les autres détails du tableau. Et parce que la position dans laquelle se situe Bacon face à la religion dans ces visions est toujours en souffrance, comme suppliant et criant sa douleur à un dieu qu’il a perdu ; « Par là même que l’homme se sent dans son indignité en présence de Dieu, c’est dans le crainte de Dieu, dans la frayeur qui le fait 30 Idem David Hinton. trembler devant sa colère, qu’il s’inspire et s’exalte ; aussi nous trouvons exprimées, de la manière la plus vive et la plus saisissante, les souffrances et la tristesse profondes que fait naître le néant de la vie, et dans les plaintes et les lamentations qui s’échappent du fond du cœur nous reconnaissons le cri de l’âme vers Dieu. »31 Ce rictus de Mussolini ne se retrouve pas uniquement représenté sur les papes, Bacon s’en sert dans plusieurs peintures. Dans Peinture 1946 le personnage sous le parapluie reprend lui aussi la bouche du dictateur italien. Et quel que soit le personnage sur lequel elle est dessinée, cette bouche conserve à chaque fois son aspect inquiétant. Mais qu’en est-il du pape ? Il est clair que le peintre fait passer l’homme de foi pour un monstre, car c’est la représentation d’un individu ou d’une créature dont l'apparence, voire le comportement, surprend par son écart avec les normes d'une société. C’est donc l’aspect monstrueux qui prime dans les visions de l’autorité religieuse que représente Bacon avec les papes, et même cette notion de monstrueux peut s’élargir sur tout le thème de la religion. Car les Crucifixions elles aussi se révèlent monstrueuses dans leur développement. A travers ce qui est en fait des représentations du Christianisme par Francis Bacon, le constat d’une vision effroyable est complété par une incompréhension du peintre. Les motifs qu’il saisit sont vagues, flous, ou s’échappe vers un ailleurs inquiétant qui apparait immatériel et irréel. Enfin, le dernier élément qui est à retenir de ces expériences religieuses de Francis Bacon, c’est la vision qu’il en donne. C’est-à-dire, quelque chose de terrible, que ce soit les papes ou les Crucifixions, les visions en sont toujours dures et relève de l’épouvante. Tourner des « images saintes » en dérision comme il le fait ici le place à l’inverse du sacré, ce sont des images profanes. Bien que la puissance suggestive de la Figure du pape par exemple reste quasiment intacte entre le portrait de Velasquez et ceux de Bacon, il s’agit d’une profanation de l’image puisqu’il y mélange le réel et le symbolique, et ce aussi bien dans les papes que les Crucifixions. Alors, le peintre se sert d’images sacrées pour exprimer des éléments profanes significatifs de son rapport à la religion, il vient donc au profane par le sacré. La vision du sacré chez Bacon n’est donc pas porter sur des signes traditionnels religieux mais sur une réinterprétation de ces signes et de références historiques ou bibliques, 31 Hegel, Esthétique, PUF, 2003, p.177 mais qu’il s’agisse du pape Innocent X ou de la Crucifixion, le domaine religieux redécouvert par le peintre est toujours attaché à la chrétienté. Certes, il est né de confession protestante et passa sa vie en Europe mais sa conception de la religion est donc altérée par son environnement, et peut être a-t-il une vision bien chrétienne des choses contrairement à ce qu’il aurait souhaité. Nous pourrions dire que nous ne sentons pas vraiment le détachement, la séparation du sacré et de la chrétienté et, en ce sens son art serait donc très influencé et son athéisme ne se caractérise alors que dans le doute de l’existence de l’Être suprême chrétien. Il attaque le sujet religieux avec une distance qui lui permet de transformer la signification du thème, comme une lucidité froide mais remplit de souvenirs d’une éducation religieuse qui donne au pape par exemple l’image d’un homme d’une importance et d’un charisme exceptionnel, là ou un autre affirmerait peut être plus volontiers que ce pape était seulement un homme. Riche, reconnu et puissant mais d’abords un homme. Ces divers éléments qui caractérisent et inscrivent les œuvres de Francis Bacon dans un cadre en rapport avec la religion nous dévoile l'appréhension originale du sujet par un artiste du XXème siècle. Car bien qu'il s’ revendique athée et insensible au domaine religieux, Bacon s’y inscrit par ses sujets et par l’iconographie qu’il utilise. Il nous offre une vision inédite de chefs d’œuvres vieux de plusieurs siècles, il les transforme, les modernise à l’aide d’un vocabulaire qu’il a lui-même créée. 4. Et Dieu dans tout cela ? Francis Bacon n’adhère pas à la religion d’accord, mais Dieu ne se rattache pas nécessairement à une religion existante, quelles images nous offre Bacon comme témoignage de notre perception de Dieu? Car le thème du sacré apparait dans l’œuvre de l’artiste comme une ambiguïté, déjà comme nous l’avons signalé plus haut, le sujet parait bien récurrent pour un homme qui refuse la religion. Mais surtout, quand on regarde une crucifixion de Bacon on voit du sang, des corps déformés, des signes nazis, des hommes en costumes et chapeaux, des cris... Ces représentations tendent à faire disparaître le sentiment religieux. Car jamais l’image de JésusChrist n’est véritablement identifiable, comme si il s’agissait d’une Crucifixion sans JésusChrist, sans Dieu ; une crucifixions sans religion. Après ce constat, la question de la Crucifixion chez Bacon se présente de la manière suivante, Sans Dieu que reste-t-il de l’Homme ? « L’histoire de notre époque est l’histoire nauséeuse et répugnante de la crucifixion du corps procréateur au profit de la glorification de l’esprit, de la conscience mentale. »32 La religion chrétienne consacre un véritable culte à l’âme, l’esprit sain. Le corps y est rejeté à cause de son caractère animal, et l’on peut le constater avec les documents conservés de la période médiévale qui a permis un fort développement de l’art religieux. Dans ces documents qui comptent sculptures sur édifices et enluminures de psautiers, le diable et les personnages des enfers possèdent des caractéristiques iconographiques comme les poils, la langue tirée mais aussi le corps entièrement nu et présenté dans des positions antinaturel. L’idée est que le corps est impure et que les plaisirs charnels sont le résultat de tentations diaboliques et que seul l’âme seule peut trouver le salue par la voie de la confession renferme l’un des principes fondamentaux de la religion chrétienne. Et en reposant alors la question ; que reste-t-il de l’homme sans Dieu ? C’est, d’après Bacon, le corps qui nous reste. Le corps dans sa chair et son sang, ses muscles, le corps dans sa réalité la plus primitive, la plus physique. La vision de la Crucifixion chez Bacon n’étalera donc pas la gloire du Christ mais l’horreur de la condition humaine dans son existence physique. Nous ne sommes pas habitués à une vision aussi crue des choses, bien que par le passé des artistes ont déjà peint des crucifixions très violente, à l’image de celle de Grünewald, la scène que peint Bacon est particulièrement scabreuse. Les images d’os et de chaire s’inscrivent dans le macabre, le gore et participe à l’idée que les œuvres de Bacon sont typique de la violence et de l’horreur car le but essentiel de l’artiste est moins de peindre un tableau qui sera digne d’être regardé que de faire transparaitre une réalité sur la toile. L’artiste lui-même affirmera que la vie est bien plus violente que ce que ses peintures espèrent représenter. Pour Bacon l’être humain est un animal33, et c’est d’ailleurs comme une provocation qu’il lance avec humour ; « Quand je rentre dans une boucherie, je trouve toujours surprenant de ne pas être à la place de l’animal »34 32 D.H. Lawrence, La beauté malade, Allia, 1993 p.37-38 David Hinton, Interview de Francis Bacon à l’occasion de sa rétrospective à la Tate Galery. http://video.google.com/videoplay?docid=5828746879538593625# 34 Philippe Sollers, Les passion de Francis Bacon, Gallimard, 2001 33 Le peintre se place alors en contradiction avec la condition humaine communément admise, et cette position est l’une des clés de l’originalité de sa peinture. Car pour le spectateur découvrant une œuvre de Bacon, ses repères habituels sont chamboulés, l’ordre naturel reconsidère son ordonnancement, et pour cause l’homme n’est pas représenté comme maître de son environnement, il est assaillit par une réalité dure qui l’encercle, l’emprisonne dans des cages, des cubes et le contraint à évoluer dans un milieu très instable. Cette considération que l’homme n’est pas maître de son environnement, en dehors de l’originalité de cette position, serait d’après l’artiste due à un athéisme sur et à une forme de provocation puisque la primauté du corps sur l’esprit apparait comme un inversement de l’ordre des valeurs chrétienne. Cela dit, et c’est peut être l’une des limites du concept de Bacon quant à la religion ; mais peindre ces corps torturés dans des endroits terrifiants serait finalement une parfaite illustration de l’enfer décrit par la Bible, auquel cas Bacon s’inscrirait plus dans le registre religieux qu’il ne l’aurait souhaité. Plusieurs artistes du XXème siècle ont remis en cause la religion dans une époque où l’athéisme gagne à grand pas l’ensemble des sociétés occidentales. La perception que nous avons de Dieu a fortement évoluée depuis deux siècles, et l’on est en droit de se demander ce qui nous empêche de concevoir aujourd’hui une présence suprême indéniable. De plus, le fait qu’il triture des images saintes lui aurait value la mort à l’époque de Velázquez, nous sommes aujourd’hui prêt à accepter beaucoup plus et c’est sans doute au fait que nous ne savons plus qui et quoi croire. Cela dit, Erng nous fait remarquer que déjà à « la Renaissance italienne a souvent profitée de la représentation du Christ en croix pour montrer dans une optique de plus en plus désacralisée, la beauté et la noblesse du corps humain »35 Bacon lui-même tente de donner une image noble de l’homme puisque ses personnages souffrent. La souffrance est une noble condition disait Céline et ces figures malades de Bacon résistent à l’impact d’un monde dur, un monde fait de forces, de violence, d’enfermement. Et cette résistance des Figures pour ne pas sombrer dans le néant qui les guette leur donne une force qui se développe dans la figure directement, d’où cette impression qu’une des nombreuses forces du tableau, provient de la figure elle-même. La recherche du thème l'homme sans Dieu semble d’importance dans l’œuvre de Francis Bacon, parce qu’il y apporte une réponse personnelle. Cela rejoint le travail d'Antonin Artaud 35 Pierre Erny, Le signe de la croix, Histoire, ethnologie et symbolique d'un geste oral, L'harmattan, 2007 qui a beaucoup écrit sur la société, sur l'évidence qui nous est cachée et ce qui d'après lui caractérise cette évidence. Et avant tout, pour Artaud l'art a pour fonction d'être en accord avec son époque. « L’art a le devoir de donner issue aux angoisses de son époque. L'artiste qui n'a pas ausculté le cœur de son époque, l'artiste qui ignore qu'il est un bouc émissaire, que son devoir est d'aimanter, d'attirer, de faire tomber sur ses épaules les colères errantes de l'époque pour la décharger de son mal-être psychologique, celui-là n'est pas artiste. »36 Chez Bacon le mal-être psychologique est issu des corps en souffrance stigmatisant d'affreuses mutilations de l'esprit37. Il n'est pas difficile de comprendre que les représentations de Bacon souffrent d'une contradiction, d'une incompréhension. Après la représentation du corps, quand le corps est réduit à n'être qu'une forme, que nous reste-t-il quand on est descendu jusque-là ? Peut-être est-ce le visage, « le visage qui recèle ce trésor, cette pépite, ce diamant caché qu'est le moi infiniment fragile, frissonnant dans un corps ; le visage sur lequel je fixe mon regard afin d'y trouver une raison pour vivre cet accident dénué de sens qu'est la vie »38. Sur ses portraits, les visages déformés interrogent sur les limites du moi en se demandant jusqu'à quelle distorsion le visage reste-t-il le même. Ainsi, de ce travail de diagnostic sur l'homme de notre époque Bacon donne dans ses œuvres un constat, un état de fait. A l'angoisse de l'époque il répond par l'horreur de la représentation. Ici et comme le définit Artaud ; Bacon est bien un artiste. Mais pour en revenir à nos considérations religieuses, Artaud traite aussi de cette perte de l'époque moderne, la perte de Dieu. L'écrivain et le peintre nous donne tous les deux une vision malintentionnée des ordres divins et des dogmes religieux, ainsi Artaud écrit : « La croix est le signe qu’il nous faut faire tomber. Voilà 757 siècles que le mal s’y suspend et s’y accroche. Voilà 2 mille ans qu’il s’est 36 37 38 Antonin Artaud, Œuvres complètes VIII, Gallimard, 1974, p. 233 William Burroughs traduit par Eric Kahane, Le festin nu, Gallimard, 2002 Milan Kundera, Bacon, portraits et autoportraits, Belles Lettres, 1996 servi de son coup d’arrêt pour clouer l’homme et l’empêcher désormais d’avancer. »39 Ici Artaud nomme le Christ sur sa croix le mal, l’évidente signification péjorative du terme est orientée sur l’idée d’un mal tout puissant et non d’un dieu tout puissant. Le mal c’est L’homme-Dieu. On utilise la figure du Christ pour donner de manière concrète la présence de Dieu sur terre. Or l’idée d’un Dieu, tout puissant, omniscient est présente dans presque toute les religions, il ne s’agit que d’un langage dédié à l’intouchable, ou, la nature dans sa forme immuable. Mais l’image du Christ est tout autre. Jésus racheta les péchés des hommes, et achète leur confiance dans la même intention. Le nourrisson dès sa naissance est un pêcheur, a peine sorti du ventre de sa mère il est déjà pêcheur, non pas par ces actes (puisque par définition il n’a pas encore eu le temps d’en faire un seul) mais par sa condition même. C’est un pécheur né, son péché n’a ni début ni fin, et il va devoir payer tout au long de sa vie la dette infinie. « Car c’est la logique anatomique de l’homme moderne de n’avoir jamais pensé réellement qu’en possédé »40 Antonin Artaud permet dans son pessimisme le plus complet de comprendre l’œuvre de Bacon. Le peintre ne devait surement pas tenir le même discours que l’écrivain mais ses idées devaient se révélaient sans doute aussi noires. Puisqu’il y a dans l’œuvre des deux artistes un point commun éclatant, la recherche de la vérité. L’un en image, l’autre en pensée et en mots. Car Artaud à tous bout de champs parle de ce mensonge qui nous ai raconté depuis trop longtemps et entretenu par une société faible, une religion forte. « L’ABOLITION DE LA CROIX […] j’ai jeté la communion, l’eucharistie, dieu et son christ par les fenêtres et me suis décidé à être moi, c’est-à-dire tout simplement Antonin Artaud un incrédule irréligieux de nature et d’âme à qui n’a jamais rien haï plus que dieu et ses religions… » 41 Car ici Artaud nous prouve son engagement et non son désengagement dans la religion. C’est un combat qu’il mène seul. Et quand nous constations que Bacon a peint de nombreux sujets religieux c’était aussi pour prouver un certain engagement contre les ordres qui l’ont rejeté 39 40 41 Antonin Artaud, Œuvres complètes XIII, Gallimard, 1974, p.251 Idem, p.21 Antonin Artaud, Œuvres complètes VX, Gallimard, 1974, p.120 dès son plus jeune âge. C’est encore plus profond qu’un problème avec le dieu qu’Artaud a dénoncé ici, c’est un problème de conscience, une conscience marronnée comme il disait. Et si la question de Dieu se pose chez Artaud c’est en réaction à celle de l‘homme sans Dieu, qu’est-ce que l’homme sans Dieu ? Sinon un animal capable de comprendre la fragilité de sa condition, en reconnaissant la faiblesse de l’esprit, la faiblesse du corps. Fernando Pessoa propose une réflexion sur la perception que nous avons de Dieu en la comparant avec celle qu’avait les Grecs pour les leurs ; « Les dieux ne sont pas morts : seule est morte notre perception des dieux. Ils ne sont pas partis : nous avons cessés de les voir. Ou bien nous avons fermé les yeux, ou bien c’est un brouillard, quelque chose qui s’est interposé entre eux et nous. Mais ils continuent d’être là et de vivre comme ils ont toujours vécus, dans la même perfection et la même sérénité. Nous aimons beaucoup parler de notre sensibilité hypocrite devant la beauté antique, ainsi que devant celle des civilisations païennes qui ont enfanté la nôtre. Mais nous sommes bien loin d’avoir l’âme des Grecs ou l’âme des Romains. Nous les admirons de profil, d’une manière inconsistante. Plus rien de l’âme antique n’est resté en nous. Notre soif de beauté classique est entièrement chrétienne, dans sa rage de perfection comme dans son irréquiétude. Le sentiment avec lequel nous admirons les statues grecques les insulte. Nous admirons trop la beauté ; les Grecs ne l’aimaient pas ainsi. La beauté n’était, pour leur sensibilité que cette tranquille lucidité, on ne peut guère les sentir. Et les Grecs étaient doués d’une extrême lucidité. C’est pourquoi ils ressentaient peu. D’où la perfection parfaite [sic] il est nécessaire de ne pas trop en sentir la beauté. L’art grec était tout entier dans l’équilibre. C’était un art d’hommes qui savaient voir et qui voyaient. Aucun rapport avec nous, qui mêlons à la sensation que nous éprouvons devant une statues ces sentiments postiches que le christianisme nous a appris à éprouver dans l’admiration du Christ sur la croix, de la perfection morale et de la chasteté. Ce n’est pas en faussant l’objet de notre regard et de notre admiration que nous parviendrons à les rendre lucides et sereins. C’est en créant à l’intérieur de nous-mêmes une nouvelle manière de sentir et de voir. »42 Ici Pessoa met l’accent sur une caractéristique de notre perception, nous avons appris à voir à travers l’éducation chrétienne que nous avons tous subis en occident. La vision que nous avons des choses est donc brouiller par ce filtre qui nous empêche de voir les choses telles qu’elles sont. Mais il est important de signaler qu’il ne s’agit ici en aucun cas d’une condamnation de la religion, les choses sont ainsi faite que nous ne pouvons voir les choses telles qu’elles pourraient être sans notre éducation et notre perception formatée. Si ce n’était pas la religion, ce serait une autre éducation. La religion chrétienne à ceci de spécifique que la loi morale régit l’ensemble de notre pensée et qu’il s’agit d’un des fait les plus pesant que de ne pouvoir agir qu’avec une morale infligée. Et bien que Bacon aussi ai grandi et évolué dans cette morale et cette perception réduite des choses, la démarche qu'il suit consiste en un sens, à se détacher du sentimentalisme chrétien pour trouver une nouvelle manière de sentir et de voir.43 Dans son travail sur le sacré Bacon offre au spectateur une vision décadente de la religion et de ce qui la compose. Une image neuve, faite de réinterprétations. Ces réinterprétations rentrent en résonnance avec le discours d’Antonin Artaud dans sa lutte contre l’omniprésence de la religion comme un mal qui nous a été imposé. Aussi la question de la perception qu’avance Pessõa nous amène à reconsidérer la sensation en la détachant de «ces sentiments postiches que le Christianisme nous a appris à éprouver ». Nous en venons alors au thème de la sensation qu’utilise Bacon comme moteur de représentation. III 42 43 Fernando Pessoa, Les chemins du serpent, Titres, 2008, p. 281-282 idem « Pourquoi des yeux quand il faut aujourd’hui inventer ce qu’il y a à regarder » 44 Alors, Francis Bacon peint des fantômes, il peint des humains difformes et les plaques sur la toile. Mais quel est l’intérêt d’une telle représentation du monde ? Car après tout, chaque ligne qui trace un peintre tente de définir un monde, chez Bacon ce monde c’est celui de la réalité, et ces peintures répondent à une définition nouvelle de la réalité par la sensation. Qu’est-ce que la sensation, quel rôle a-t-elle à jouer dans notre perception ? Et pourquoi peuton parler de sensation dans le travail de Francis Bacon ? « La sensation, c’est le contraire du facile et du tout fait, du cliché, mais aussi « sensationnel », du spontané, etc. »45 1. La sensation chez Bacon joue un rôle majeur aussi bien dans le résultat que dans le processus de création. Pour prendre les choses dans l'ordre il faut d'abords intéresser au rôle de la sensation dans le processus créatif de Bacon. Le peintre considère la sensation comme passant d'un « ordre » à un autre, d'un « niveau » à un autre ou d'un « domaine » à un autre46. Dans cette succession d'étape que subit la Figure la sensation devient agent de déformation.47 C'est à dire qu'elle se manifeste de manière visible et la question est alors de comprendre ce qu'on appelle la sensation, son rôle et son but dans le processus créatif du peintre. Le terme de sensation est en psychologie l'acheminement qui se constitue entre le stimulus énergétique d'un organe sensoriel jusqu'à la perception. Ces sensations sont définies dans trois grands groupes qui prennent tous une importance particulière dans le processus créatif artistique. L'exteroception concerne la vision, l'olfaction et la gustation, ainsi que la somesthésie (sensation par la peau avec sensibilité chaud-froid douleur et pression). Le sens le plus utilisé par le peintre dans l'exteroception est bien sur la vision. Pour utiliser au mieux les capacités d'exteroception Francis Bacon avait recours aux images. Nous savons que les images 44 45 46 47 Antonin Artaud, Œuvres complètes XIII, Gallimard, 1974 Gilles Deleuze, Logique de la sensation, Gallimard, 1981, p.39 Idem p.41 Idem conservées dans l’atelier du peintre lui servaient de modèle. Ces images étaient de tous genre, il s'intéressa notamment au manuel de Muybridge48 qui présente des découpes du mouvement d'un animal ou d'un humain. L'on peut alors découvrir le travail des membres et surtout des muscles sur le corps de manière plus détaillée qu'en regardant à l'œil nu. Il conservait aussi des images de la nature, des animaux sauvages ou encore des images de maladies de la bouche ou de crânes passés aux rayons X et n’importe quelle photo de magasine qui l’inspirait. Ce qui retenait l’attention du peintre dans les photos, celles d’animaux sauvages par exemple était le mouvement de l’animal ou plutôt la position de ses muscles à l’instant de la photographie. Dans l’effort le corps peut se mouvoir de manière inattendu comme on peut le constater avec des images ralenties de sportifs par exemple, le corps se déforme et l’on peut voir dans les peintures de l’artiste cette déformation des muscles dans leur contraction. La fonction du muscle sur le corps est inspirée à Bacon par ses images mais aussi par des peintures comme celle de Raphael qui saisit l’essence de la masculinité à travers le dessin des muscles. Mais l’utilisation de la photo par Bacon ne s’arrête pas là. Le caractère instantané et statique de la photographie lui donne une valeur impartiale, elle tranche dans la réalité un fait qu’elle rend de manière brut. Les bonnes photographies fixent durablement les corps dans leurs expressions, Bacon parle de l’expression de l’animal après avoir tué comme d’une image qui se « suffit à elle-même » aussi parce qu’ici l’expression de l’animal à travers tout son corps est purement vraie, c'est la réponse d'un besoin naturel et cela donne une représentation brut de la réalité. De plus les modèles humains lui paraissait plus difficiles à travailler parce que vivant les modèles sont plus difficile à cerner, les images ont l’avantage de ne jamais manquer et de représenter une réalité arrêtée utile à l’art de Bacon. Enfin l’avantage de travailler les images c’est aussi leur nombre, avec autant de matière qu’il y a potentiellement d’images, le peintre a trouvé une source inépuisable de formes et de sujets. Pourquoi alors la sensation ? La « copie » du réelle n’est plus une valeur artistique aujourd’hui, pour la simple raison que les avancées technologiques l’ont rendu communes. Les appareils photos, les caméras nous présentent les images du monde tel qu’il est, tel qu’il est à travers nos yeux. La représentation de la sensation s’avère alors un moyen intéressant à explorer en peinture. Muybridge travaillait évidement avec un appareil photo argentique à l’époque, mais aujourd’hui nous avons l’appareil photo numérique qui est plus long à 48 Eadweard Muybridge, Hans Christian Adam, The Human and Animal Locomotion Photographs, Taschen, 2010 enregistrer les images, et quand on bouge l’appareil au moment de la prise de vue, le résultat est flou. Ce flou qui est perçu comme un défaut de l'appareil photo numérique fait apparaitre comme un moment de flottement ou le corps se transforme dans son mouvement. William Burroughs a donné un nom à cet « endroit » auquel appartiennent ces images floues, cet espace-temps qui répond à des contraintes et à des règles qui ne sont pas celles que l'on perçoit avec l'œil humain. Comme si ces images, ces réalités retranscrites par l’appareil photo était situées dans un espace-temps qui nous est impossible de voir, Burroughs nomme cet espace, l’Interzone49. Cette zone définie un lieu où les choses ne restent jamais fixent mais sont issues d’un mouvement perpétuel qui leur donne l’aspect de ces photos loupées que nous pouvons obtenir avec un appareil photo numérique ou ces images que Bacon peint sur ses tableaux. Sans rentrer dans des considérations technique, disons juste que si l’appareil photo numérique permet ce type d’images c’est parce qu’il est lent et s’attache à enregistrer toutes les parties de l’image (pixels) une par une avec précision, contrairement à l’argentique qui va par définition à la vitesse de la lumière. On obtient donc ces images floues en regardant avec attention les différentes parties d’une image bougées et en considérant chaque point de passage du sujet en mouvement arrêté dans le temps. Et si le corps entre deux mouvement peut se retrouver dans ce que Burroughs appelle l’interzone, c’est qu’en un sens le corps est toujours en transformation, jamais il n'arrête sa métamorphose. Il ne revient qu’à l’œil humain, trop peu puissant pour saisir ces moments de glissement, de nous donner l’impression d’avoir une image toujours nette. Avec une image qui enregistre le mouvement plus lentement, plus spécifiquement comme avec un appareil numérique, l’aspect de l’image a tout à fait à voir avec les autoportraits de Bacon, et c’est en ce sens qu’il y a du mouvement dans le tableau de Bacon. Ce mouvement est déduit de deux façons possibles ; soit pour signifier le mouvement concret de la Figure (image de G. Dyer en train de tourner la clé dans Trois études pour un portrait d’Isabelle Rawsthrone 1967), soit pour décrire le mouvement interne du corps, qui serait en continuelle transformation et structuré par plusieurs éléments comme des forces naturelles, par exemple avec la Crucifixion de 1965. La seconde valeur de la sensation se trouve dans la proprioception. Celle-ci s'attache à la sensation rapportée des muscles, os, tendons... L’étude des images par Bacon rentre dans 49 William Burroughs, Interzone, Bourgois, 2009 l'étude de la proprioception puisque les photos lui permettaient d'observer la position des muscles. Et même plus, le résultat de la déformation du corps par les muscles en contractions. Cette valeur de la sensation prend aussi en compte l'équilibre et le déplacement qui sont évidemment reliés aux rôles des muscles et os du corps. Il s'agit donc aussi du mouvement dont on parle ici, les stimuli en sont mécaniques : vibrations, étirement, tension, variation de position, ou même accélération. La notion de mouvement chez Francis Bacon est un principe essentiel, par conséquent Bacon retire de la proprioception tout ce qui attrait au mouvement. Les déformations que subie la Figure sont le résultat du mouvement qu’elle exécute et des forces qu’elle renferme. Des mouvements sans rapports les uns aux autres mais tous dépendants de la Figure. L’autoportrait de 1979 nous permet de voir ces mouvements opérants indépendamment au sein de la Figure. Ce tryptique présente trois autoportraits ceux de droite et de gauche sont en partie coupés du coté dirigé vers le panneau central, de telle manière que la Figure du panneau central empiète sur l‘espace des deux autres représentations. Déjà sur ce point l‘on peut remarquer que la Figure peut sortir de son contour et ici la Figure centrale sort de son cadre pour envahir ses deux compositions voisines, de plus le fait qu’elle puisse sortir signifie qu‘elle suit un mouvement, elle n‘est pas statique. Puis, dans un autre registre, celui de la couleur, on voit des lignes de différentes couleurs sur les visages du peintre, un trait bleu sur la joue du panneau de droite, une épaisse masse blanche sur le panneau de gauche. Ces lignes colorés sont significatives des mouvements qui parcours la Figure et oriente ses traits jusqu’à la déformation. Ainsi le panneau central qui est le plus stable, le plus centré, est celui qui contient la Figure la plus complète et la moins déformée. Les champs de forces créer des mouvements inhérents au Figure et possède donc une valeur d’agent de déformation. Ces forces qui font serpentés les lignes et les courbes à l’intérieur des tableaux de Bacon agissent chacun de manière singulière. C’est-à-dire qu’elles donnent l’impression au spectateur de réagir selon leur propre règle et bien qu’elles interagissent les unes les autres par le biais de la Figure, elles semblent tout de même ne pas être intrinsèquement liées. Et l’on sait que Bacon aimait à laisser l’aléatoire s’emparer de la toile en faisant souvent appel au hasard, on imagine donc que ces mouvements différents sont aussi le fruit d’intentions différentes d’où leur hétérogénéité. Se pose alors la question de l’indépendance de ces forces. Ces déformations qui paraissent anarchiques évoluent dans une réalité qui n’est pas celle d’un espace-temps coordonné, « Les mouvements s’exécutent dans une durée qui leur est propre et ne répondent plus à un temps universel qui leur permettaient de communiquer entre eux et d’ainsi fonder un espace commun. Par la multiplicité immanente au mouvement, exposé par Bacon, le temps et l’espace se trouvent corrigés. Ils deviennent singuliers en correspondant spécifiquement au mouvement qui s’y déroule. Le temps et l’espace ne se départagent jamais du mouvement, ils s’y adaptent devenant à leur tour aussi singulier que lui. »50 Les agents de déformation provoque la Figure jusqu’à la déformation, parfois complète, de la forme initiale. Ils ne sont sensible qu’à leur durée propre, ils s’écartent et même se détachent de leur contexte. Ainsi les expressions engendrées par la déformation du corps (contraint au mouvement par ces forces) ne sont plus attachées à ce corps et elles aussi agissent seules. Ce sont alors des expressions pures, parce que libérées du temps universel. L’expression pure, Gilles Deleuze la compare au sourire du chat de Lewis Carroll qui reste sur la branche après que le chat ait disparu. Il ne reste qu’un sourire, une expression pure, figée dans le temps. Cela dit, la Figure de Bacon n’est pas complètement figé dans le temps elle évolue grâce aux forces qui la traverses dans une durée propre comme une véritable Figure autonome. « Les corps de Bacon se meuvent dans une autre réalité, ils ne sont plus prisonniers du sensible pour une tâche à accomplir. Dans cette disparition de l’utilité du corps il ne reste que son expression, qui détachée de la servitude du sensible devient pure expression. »51 Les déformations sont issues comme avons pu le constater des forces du tableau, des mouvements qu’il contient et développe. La singularité de ces mouvements se construit sur leur durée propre et participe à l’impression de déséquilibre auquel est confronté le spectateur regardant un tableau de Bacon. Les notions de proprioception et d'exteroception sont utilisées dans la description du mouvement à partir d'éléments physiques observables sur les photographies et documents conservés dans l'atelier du peintre. 50 51 Stéfane Leclercq, L'expérience Du Mouvement Dans La Peinture De Francis Bacon, L'harmattan, 2002 Idem, p.38 La dernière catégorie que la psychologie admet comme définition de la sensation est l'intéroception. Il s'agit de la somesthésie végétative dont les organes récepteurs sont les vaisseaux sanguins et les viscères. Il s'agit donc d'un récepteur qui n'est pas observable en surface. Le stimulus chimique de l'intéroception s'établit dans la somesthésie inconsciente. Il n'y pas de conscience de la perception et pourtant il y a bien perception qui modifie le comportement. Par conséquent nous utilisons tous cette perception inconsciente au même titre que nous utilisons nos muscles pour ressentir le mouvement ou nos oreilles pour percevoir le son. Nous savons que Bacon était tout à fait ouvert à ce genre de suggestion et nous pouvons voir les modifications qu'elle entraine sur la perception de l'artiste. Anton Ehrenzweig s’est intéressé au processus créatif artistique d’un point de vue psychologique. Son œuvre la plus répandue L'ordre caché de l'art52est considéré comme l'un des plus grand ouvrage sur la psychologie de l'art. Il nous intéresse particulièrement puisque l'Autrichien étudie les données inconscientes de la perception chez l'artiste. « Le fait important, c'est que la structure indifférenciée de la vision inconsciente (subliminale) loin d'être structurée de manière inadéquate ou chaotique comme elle le semble à priori, manifeste des capacités d'observations largement supérieures à celle de la vision consciente »53 Ce que Bacon qualifiait de hasard serait sans doute plus proche de l'observation inconsciente. Le psychanalyste Charles Fisher a expérimenté cette capacité de l’observation inconsciente à embrasser un ensemble plutôt qu'à analyser chaque élément pour le mémoriser. A ce titre, l'observation inconsciente est aussi appelée perception indifférenciée par Ehrenzweig. Fisher dans son expérience, a présenté simultanément les doubles profils de Rubin à ses observateurs le temps d'une fraction de seconde. Les observateurs avaient ensuite pour taches de dessiner par association libres. « Les dessins donnèrent un nombre significatifs d'images qui faisaient se regarder deux objets à la manière d'un double profil »54. La vision subliminale des observateurs avaient manifestement suffit à repérer les formes négatives et positives (chacune représentant une des deux parties du dessin) qui formes l'ambivalence des doubles profils. Ehrenzweig en conclut que « la vision inconsciente se révèle ainsi capable de balayer des 52 53 54 Anton Ehrenzweig, L’ordre caché de l’art, Paladin, 1967 Idem p.65 Idem p.67 structures sérielles et de rassembler plus d'informations qu'un examen conscient cent fois plus long. La vision subliminale enregistre les détails avec la même acuité »55. La perception indifférenciée ne nous intéresse pas par son fonctionnement, bien que tout cela se révèle fascinant, l'important est d'abords de faire entendre que la perception par le biais de la sensation est une pratique tangible. Si bien que Bacon l'utilise volontairement ou pas à des fins hasardeuses. Et si l'on ne peut pas réellement appeler cela du hasard c'est parce que le peintre, en laissant son corps à l'écoute de ses sensations, ouvre des voies possibles. Le moindre coup de pinceau peut faire basculer l'œuvre du tout au tout, ce qui signifie que l'œuvre d'art est ouverte à une infinité de solutions possibles pour arriver à son résultat. Francis Bacon ouvre volontairement le plus de chemins possibles sur la toile. Avec la technique du dripping ou encore du splashing les possibilités que l'artiste offre à la toile sont moindre parce qu'elles ne dépendent pas de l'artiste, mais de tout un tas de paramètres physiques (donc invariable) rentrent en jeu (poids de la peinture, vitesse...) alors que c'est l'inconscient qui offre des possibilités infinies. Cette explication tend juste à démontrer que l'accident en art nait dans l'esprit et non dans les faits qui s'avèrent n'être qu'un résultat de l'accident. Le hasard de Bacon n'est qu'un résultat de l'accident qu’à créer l'inconscient. L'accident se produit sur la toile mais est avant tout une production de l'esprit. Le sentiment de hasard est toujours confortable puisqu'il décharge la responsabilité du peintre. Mais le corps est une machine qui répond aux ordres du cerveau et par conséquent il n'y a pas de hasard dans l'accident artistique. C'est ce que les suiveurs de Pollock ont développés trop longtemps en finissant par faire passer leur maître pour un amateur ingénieux. Lancé de la peinture, et ce bien qu'on ne puisse envisagé le résultat, n'est pas un appel au hasard. Il s'agit d'une production consciente à résultat variable. De fait, le psychanalyste Ehrenzweig revient à la charge et nous parle de l'accident en peinture ; « Les accidents sont utiles à condition qu'ils déplacent le contrôle des niveaux conscients aux niveaux inconscients de l'esprit. Ce n'est pas Jackson Pollock qui a inventé de peindre en déversant de la peinture. Dans le passé, on avait déjà réalisé depuis longtemps d'élégantes pages de gardes versant de la peinture à l'huile sur de l'eau et en prélevant un motif unique sur les arabesques que dessinait la peinture en flottant sur l'eau. Les heureux effets décoratifs du motif 55 Idem p.67 unique ne sont pas en ce cas ressentis comme « accidents » et ne peuvent aucunement dérouter la planification consciente. Toute intention consciente est trop ténue, trop molle et trop aveugle pour produire un tel effet, - et n'aide certainement pas à aiguiser la sensibilité de l'artiste. L'action painting s'est de la même manière dégradé en confection de textures décoratives quelques années seulement après la percée de Jackson Pollock dans un nouveau domaine de la sensibilité. Nous ne disposons pas d'une imagination historique suffisante pour comprendre que les rideaux mouvants de Pollock et ses crochures géantes aient pu apparaître inquiétants et vertigineux. Le dripping et le splashing ne font guère de part à l'accident. Vu sous cet angle, l'usage habile de l'accident paraît aussi ancien que l'art lui-même. Déjà les techniciens les plus experts du XIX eme siècle savaient apparemment maitriser des techniques incontrôlables. L'aquarelliste habile fait ses délices de l'étalement insaisissable de la couleur fluide. […] Savoir user avec bonheur de la peinture à l'eau passe pour le comble du talent : l'aquarelliste académique a plus de peine, objectivement, à prévoir l'aboutissement exact de son œuvre que l'artiste moderne qui reprend, à la suite de Jackson Pollock, la technique de déversement ou d'éclaboussure de peinture. Il suffit en effet d'un jour ou deux de pratique pour maitriser cette dernière technique ; on ne peut évidemment pas en dire autant pour l'aquarelle. »56 Pour en revenir à la représentation par la sensation, au début du siècle les cubistes sous l’inspiration de Cézanne avait déjà entrevu cet état de choses mouvantes de la nature. Il s’agit de la représentation d’un objet sous plusieurs angles au même moment, avec Pot de gingembre, sucrier et oranges de 1902 de Cézanne on voit que l’artiste définit plusieurs positions dans lesquels il représente la même table. La succession de ces images insérées sur le même plan est sensée traduire le mouvement du peintre et offrir ainsi une vue du sujet plus 56 Idem p. 97-98 complète qu’elle ne le serait en étant traitée que d’une seule face. Différents temps sont donc peints sur le même tableau. Bien que l’idée en soit proche, Bacon lui préfère la destruction du temps. Le temps donné est faussé ; car le temps est une valeur rationnelle, consciente, incapable dès lors de reproduire la réalité par sa face cachée. Le temps ne prend pas en compte les temps intermédiaires qui ne sont pas formelles mais informelles. Le travail de Bacon s’appuie sur un temps informel de l’être. D’où la déformation de la figure, son aspect irréel, alors qu’il est pourtant bien dessiné sur la toile, au même titre que la Joconde sur son paysage. Il ne s’agit donc pas d’un combat entre réalité et fantasme mais de conscience. « La conscience a été marronnée » disait Artaud. Elle nous empêche de voir, pire, elle nous empêche de comprendre et d’accepter le fait brut. La conscience poli « le fait » jusqu'à le rendre propre à la consommation de l’esprit, et ce par des réseaux d’association, de connaissances…mais rarement de sensation. Ehrenzweig utilise un exemple adéquat pour prouver le contrôle de la conscience sur la perception-sensation : « Par exemple il est difficile de détecter dans une rangée de cercles parfaits et identiques l'unique cercle imparfait qui montre une petite brèche dans sa circonférence. La « loi de la clôture » postulée par la théorie de la gestalt tendra toujours à arrondir et à simplifier les images et les concepts de la pensée consciente »57 La conscience va à l’encontre de la sensation parce que cette dernière est dangereuse pour la conscience, elle la menace en permanence. Et si la conscience lutte tant à l’intérieur d’un esprit pour lui faire oublier la sensation, c’est parce que la sensation, ou peut être serait-ce plus juste de l'appeler perception de la sensation, est vrai. Quoi de plus véridique, de plus concret et surtout de plus établie dans l’esprit d’un homme que la sensation d’amour, de haine, de joie. Elles ne s’expliquent pas, ne se comparent pas, se suffisant à elle-même. Cet aparté sur le rôle de l'inconscient en peinture tend à prouver le rôle primordial de la conscience et de l’inconscient dans la création et la réception de l'œuvre artistique. La notion d’inconscious scanning (perception inconsciente) est tout aussi présente que l'analyse consciente, et la non-définition (formes mal délimitées) des Figures de Bacon fait appel à cet inconscient qui s'exprime. Les organes que nous avons décomposés plus haut et qui permettent la perception sensorielle sont inévitablement liés à la perception inconsciente des choses. Au final, le flou de Bacon admet que l'observation ne passe pas uniquement par les 57 Anton Ehrenzweig, L’ordre caché de l’art, Paladin, 1967 p.73 cinq sens et donc que les possibilités sensorielles dépassent de loin le pouvoir que nous leur prêtons habituellement. 2. Lorsqu’on parle de sensation chez Bacon l’on se doit de s’arrêter un moment sur Van Gogh qui véritablement fut le premier peintre exclusivement de la sensation, et qui de plus a très fortement influencé Francis Bacon. La comparaison de ces deux artistes en marge des courants de classiques nous amène à considérer l’influence de Van Gogh dans la peinture de Bacon. D’un point de vue stylistique les premières œuvres de Bacon sont en beaucoup de points similaires à celles de Van Gogh. Dans la série des Study for portrait of Van Gogh de 1957 retrouve le maitre hollandais dans les couleurs brillantes qui construisent le fond derrière les arbres, ce mélange de rouge, de vert et de jaune dans un véritable déchainement de courbes, la Figure au centre se font dans le paysage comme Van Gogh lui-même s’oubliait dans la nature pour mieux s’en emparer. Les tons similaires utilisés par les deux artistes trouvent leur intérêt dans la vision même qu’avaient les deux peintres de la couleur, avant tout un moyen d’expression violent, le visual choc58 donc parle Bacon. Le violent mélange des couleurs étalées sur la toile sans précaution ni dégradés pour passer de l’une à l’autre sont sans aucun doute l’apport majeur de Van Gogh à Bacon. Mais cela nous amène à nous poser une question, car en regardant les autres toiles de Bacon qui sont lisses, sans ratures et dont l’homogénéité des couleurs est dû à l’omniprésence de l’une de ces couleurs sur le tableau et non pas d’un mélange chaotique comme ceux de Van Gogh, comment se fait-il alors que Bacon est pour objet d’admiration un tel brouillage des formes et des lignes ? Il semblerait que ce soit la violence des images de Van Gogh qui eut plu à Bacon. « Van Gogh s’est rapproché de très près de la violence même de la vie. Il est vrai qu’en peignant un champ, il parvenait à rendre la violence de l’herbe. Songez à la violence de l’herbe qu’il a peinte. C’est l’une des choses les plus violente et les plus abominables, si vous voulez vraiment réfléchir à ce qu’est la vie. »59 En effet, Van Gogh passait par-dessus toute description formelle du paysage en privilégiant 58 David Hinton, Interview de Francis Bacon à l’occasion de sa rétrospective à la Tate Galery. http://video.google.com/videoplay?docid=5828746879538593625# 59 David Sylvester, Entretiens avec Francis Bacon, Skira, 2005, p.245 plutôt la projection instantanée de la sensation sur la toile. Cette état second qu’évoque Artaud est parfaitement dans le rendue des œuvres de Van Gogh. « Je crois que Gauguin pensait que l’artiste doit rechercher le symbole, le mythe, agrandir les choses de la vie jusqu’au mythe. Alors que Van Gogh pensait qu’il faut savoir déduire le mythe des choses les plus terre è terre de la vie. En quoi je pense qu’il avait foutrement raison. »60 Là ou Van Gogh rejette la violence de la sensation en une vision tournoyante et fugace d’une réalité trop peu stable pour être considérée, Bacon travail cette réalité et lui donne un aspect plus lisse. Il canalise les forces, régule la violence de la sensation et rend alors une image nette, presque trop nette pour ce qui considère que la confusion est l’essence même de la violence. La violence de Bacon ne s’établie pas uniquement dans les abats, la viande, ou la torture des Figures de ses œuvres, cette violence découle aussi de cette peinture nette et sans bavure. Mais il s’agit bien de violence et non d’horreur, la violence du corps s’attache à l’effort des muscles et la déformation du corps par les muscles. Comme dans Les Raboteurs de Caillebotte on sent cette violence de l’effort des raboteurs dans un mouvement de corps de haut en bas, l’aspect infini du supplice de Sisyphe. Mais l’horreur de la violence ne se situe pas au même temps, elle se place avant ou après l’action car la violence ne se trouve pas alors dans le paroxysme de l’action mais dans une froideur impassible. Artaud l’avait dit « La cruauté n’est pas ce qu’on croit et dépend de moins en moins de ce qui est représenté. »61. Et il en est de même pour la violence qui au sens étymologique signifie la force. Chez Bacon cette force est subit par le peintre et traduite par la sensation. Pour laisser libre cours à la sensation de violence dans ses œuvres Bacon ne représente pas l’action, il s’en détache. Lessing nous donne dans son Laocoon l’exemple du peintre Timomaque qui détache lui aussi la violence de l’action pour appuyer la sensation en évitant l’anecdotique ; « Son Ajax furieux, [et] sa Médée tuant ses enfants. Il est clair que l’artiste avait parfaitement saisit les moments qui font que le spectateur conçoit plutôt qu’il voit, les instants extrêmes […] Il n’a pas peint Médée à l’ instant où elle tue ses enfants, mais quelques instants avant, lorsque l’amour maternelle lutte encore avec la 60 61 Antonin Artaud, Œuvres complètes XIII, Gallimard, 1974, p.29 Idem jalousie, nous tremblons d’avance ».62 Et la démonstration pour l’Ajax est équivalente à cette dernière mais Lessing rajoute : « Voilà véritablement l’Ajax furieux, non pas parce qu’il est furieux au moment même, mais parce que l’on voit qu’il a été furieux […] On connait la tempête par les débris et les cadavres qui jonchent le rivage. »63 On comprend donc que d’après Lessing la violence ne s’exprime pas au paroxysme de l’action. Nous constatons que chez Bacon, le cas est diffèrent, la violence dans ses œuvres n’est représentée ni avant, ni pendant, ni après. La confusion des personnages est telle qu’elle ne se situe plus dans le temps, mais dans la sensation qui n’a début ni fin et évolue dans un perpétuel mouvement. Et donc, de la même manière que l’explique Lessing, Bacon ne représente pas l’action, mais la sensation de violence qui peut ou doit mener à l’action. La violence des faits chez Bacon est à mettre en rapport avec Van Gogh, une réalité violente retranscrite dans l’utilisation arbitraire et soudaine de la couleur. Arbitraire puisqu’elle ne prétend pas représenter à proprement parler l’objet, ce n’est pas l’objet ou la représentation de l’objet par la couleur en ce sens qu’elle ne le définie pas mais plutôt dans l’utilisation de la couleur pour la couleur. Les deux peintres profitent alors d'un véritable sens de la couleur, une vision tactile-optique qui permet à la couleur d'endosser un rôle structurant dans le tableau, en effet le collorisme dépasse de loin les simples fonctions décoratives ; « Le collorisme (la modulation) ne consiste pas seulement dans les rapports de chaud et de froid, d'expansion et de contraction qui varient d'après les couleurs considérées. Il consiste aussi dans le régime des couleurs, les rapports entre ces régimes, les accords entre tons purs et ton rompus. Ce qu'on appelle vision haptique, c'est précisément ce sens des couleurs. Ce sens, ou cette vision, concerne d'autant plus la totalité que les trois éléments de la peinture, armature, Figure et contour, communiquent et convergent dans la couleur. » 64 Aussi, les sujets qu’utilisent Bacon se retrouvent chez Van Gogh. Il ne s’agit pas de 62 63 64 Gotthold Ephraim Lessing, Laocoon, tr. Courtin, Paris, Hermann, 1997 p.54 Idem Gilles Deleuze, Logique de la sensation, L’ordre philosophique, 1981, p.143 sujet définit comme une scène de café, ou une crucifixion. Les deux peintres se retrouvent dans l’attachement à des éléments simples de la vie. Et cette peinture des choses simples est retranscrite par une simplicité de traitement, et ce non seulement avec une peinture qui ne dépasse rien d’elle-même mais aussi dans la sobriété du décor. Sur ce dernier point, il est remarquable chez Van Gogh que les objets qui sont peints sur ses tableaux ne tendent qu’à une simple représentation en soi, ils ne sont pas porteurs de discours et encore moins d’un symbole. La chambre de Van Gogh de 1888 nous dévoile un ensemble d’objets qui ne dégage aucune puissance suggestive si ce n’est dans les ondulations des lignes qui les composent. Et c’est ce que Bacon a cherché en premier lieu, une représentation simple qui ne prétend rien interpréter mais qui affiche une vérité des faits. C’est une opposition que d’avoir voulu peindre la sensation et le fait brut, puisque ces deux définitions ce dissocie rapidement. Mais par un moyen qui nous étonne encore aujourd’hui Van Gogh a réussi à allier ces deux réalités sur le même tableau mieux que n’a pu le faire Francis Bacon. L’exemple de la chambre illustre bien cette double représentation parfaitement rendue dans une seule image. « Mais il y a parmi [les peintures de Van Gogh] celles qui sont là assez de chemins surmontés d’un if, de soleils tournoyants sur des meules de blé d’or, de père tranquille et de portrait du Docteur X, pour rappeler de quelle sordide simplicité d’objets, de personnes, de matériaux et d’éléments Van Gogh à tirer ces espèces de chants d’orgue, ces feux d’artifice, ces épiphanies atmosphériques, ce Grand Œuvre enfin d’une sempiternelle et intempestive transmutation. »65 Enfin, ces considérations sur la couleur, la violence et les réalités qu’affirme Van Gogh dans ses peintures concourent toutes au même résultat, la représentation de la sensation dans la peinture. Parce qu’à quoi bon peindre une scène si ce n’est pour donner une représentation de ce que nous ressentons. Comme d’un poète en manque d’air, Van Gogh a voulu crier au monde ce qu’il percevait à travers son corps, et comme un grand poète il a réussi. Au prix de nombreuses crises de conscience il a fini par réussir à extérioriser la forme sensible qui se rapporte à la figure. La tension est moins vive chez Bacon, tout du moins dès les années 1940. Ce dernier dans sa recherche de la sensation à canaliser les forces qui émanait du diagramme. C’est une tension 65 Antonin Artaud, Œuvres complètes XIII, Gallimard, 1974, p.29 atténuée aussi parce qu’elle est lisse contrairement à celle de Van Gogh pleine de reliefs dans les « amas » de peinture. « Van Gogh termine son siècle et, avec la fulgurance de l’éclair, il ouvre la voie à celui qui va suivre. Francis Bacon disparait lui aussi à la fin de son siècle, et tous deux ont été confrontés à un monde qui menace d’écraser l’homme et qui l’enferme dans une grande solitude. Ils ressentent tous deux douloureusement ces bouleversements et ils mesurent avec beaucoup de lucidité ces transformations qui aboutissent à d’autres systèmes de pensée, d’expressions artistiques. Peintres réalistes tous les deux, ils diffèrent par l’expression de cette réalité. Peintres éminents du visage humain, ils expriment des visions à la fois éloignées et cependant complémentaires. Ils sondent les vibrations intimes des personnages qu’ils mettent en scène et veulent saisir cette énergie interne si difficile à capturer. Van Gogh et Bacon s’efforce de nous proposer un réalisme qu’ils perçoivent comme un moyen original d’enfermer une apparence dans une représentation parfaitement arbitraire : Van Gogh par l’utilisation révolutionnaire des couleurs et de la lumière, Bacon par des procédés mentaux nouveaux qui décomposent et recomposent les formes pour frôler l’abstraction. » 66 Ainsi le peintre dans son réalisme créateur nous donne une vision réaliste des choses. Mais une vision qui est subjective car il n'y a que lui qui peut la percevoir de cette manière. Le travail sur la sensation et les influences directes dont Bacon tire parti forment une nouvelle vérité qui doit être considérée non pas comme une vérité absolue mais comme une réalité parmi tant d'autres. Le point qui est à relever, c'est que nous avons tous notre propre réalité et nous pouvons nous raccrocher à celle d'un autre si nos deux visions concordent sur plusieurs points. Avec Bacon, ce qui est fascinant c'est que beaucoup de gens y sont sensible (pas de chiffres à l'appui évidemment mais la notoriété du peintre confirme sa popularité), l'artiste donne une réalité pour le moins étrange et inquiétante qui touche les spectateurs. Et si on s'en tient à ce qui est écrit plus haut, les spectateurs communique avec l'œuvre lorsqu'une connexion s'établie entre les deux. L'horreur, le sentiment de flou, d'incertitude, de danger, 66 Michel Plezet, Van Gogh vu par Bacon, Actes Sud-Papiers, 2002, p.95 bref toutes ces sensations que traduisent les œuvres de Bacon les spectateurs les comprennent, il y aurait donc une porte ouverte par Bacon que tout le monde peut comprendre. Donc il n'y a pas qu'un peintre un peu excentrique qui nous dit ce qu'il pense du monde, il y a d'abords une réalité que tout le monde n’entend pas. L'idée d'un monde imperceptible dans sa forme physique où rien n'est jamais déterminé est effrayante et les tableaux de Francis Bacon le sont tout autant. Et c'est ici toute la cohésion de la peinture de Bacon, le message est effrayant, le traitement des formes et de la couleur aussi. De cette apparente dissociation des réalités de la couleur et de la forme il s'établit une cohésion dans la sensation. La sensibilité avec laquelle Bacon aborde le monde s’attache à la sensation comme nous l’avons vu, mais la perception de cette sensation se fait par le corps, par conséquent le rôle de la chaire et plus largement du charnel dans son aspect périssable est donc à étudier d’aussi près que les valeurs sensationnels. Et le rapport à la chair qu’entretiennent Bacon, Burroughs ou encore Ballard trouve un puissant écho dans l’œuvre d’un précurseur de la chair qu’était Rembrandt. Cette dernière comparaison de Bacon avec l’un de ses maîtres complète l’analyse de sa peinture en bouclant le cercle de ses influences plastiques majeures. 3. Francis Bacon a plusieurs fois évoqué le nom de l’artiste de l’époque moderne Rembrandt. Le bœuf accroché au fond de Peinture 1946 est en tout point celui du Bœuf écorché (1655 Louvre) de Rembrandt. Le tableau de Rembrandt est ce qu’on appelle une vanité qui évoque le caractère éphémère de la vie. Procédant par petites touches Rembrandt n’espère pas ici briller par la précision anatomique mais par la sensation qui émane du tableau. L’image du bœuf écorché, pendant au centre de l’œuvre n’est pas sans rappeler les l’image que nous renvoie ses autoportraits, lui aussi écorché vif par la vie, et qui ne cessera de chercher dans son visage toujours vieillissant la survivance d’une âme morte depuis longtemps. Vincent Van Gogh si proche et tant habité du miracle Rembrandt confia « pour peindre comme cela il faut être mort plusieurs fois, et d’interminable fois revenu à la vie ». C’est avec la mort que Rembrandt arrive à la vie, d’une carcasse d’animal crucifiée qu’il laisse échapper la lumière d’une résurrection. Et c’est de la même manière que Bacon s’approche de la mort dans Peinture 1946, avec la Figure centrale dont on ne voit plus la tête, peut-être parce qu’elle en a d’ailleurs pas, juste une bouche acérée tachée de sang qui dans l’ombre du parapluie cache un mystère, une énigme dont la réponse se trouve sans doute dans la carcasse de bœuf sanglante accrochée en arrière-plan. Le spectateur est littéralement en face de l’énigme, la Figure regarde dans la direction du spectateur alors que les Figures du peintre ne sont, pour la plupart, pas tournée vers le spectateur, elles évoluent dans leur monde qui n’atteint pas celui de l’observateur (ce monde peut être délimité par le champ opératoire par exemple). Dans Peinture 1946 les lignes convergent vers la Figure, vers la carcasse. La reprise de Rembrandt par Bacon inclue aussi bien le motif de la carcasse de bœuf écorché, que le rapport Figure/Bœuf symbolisant l’être dans son entièreté. Mais la comparaison de ces deux peintres ne s’arrête pas ici, Bacon va repousser les limites de l’œuvre de Rembrandt en incluant un devenir animal et un intérêt profond pour la viande: « Pitié pour la viande! Il n’y a pas de doute, la viande est l’objet le plus haut de la pitié de Bacon, son seul objet de pitié, sa pitié d’Anglo-Irlandais. Et sur ce point, c’est comme pour Soutine, avec son immense pitié de Juif. La viande n’est pas une chaire morte, elle a gardée en elle toutes les violences et pris sur soi toutes les couleurs de la chaire vive. Tant de douleur convulsive et de vulnérabilité, mais aussi d’invention charmante, de couleur et d’acrobatie. Bacon ne dit pas « pitié pour les bêtes », mais plutôt tout homme qui souffre est de la viande. La viande est la zone commune de l’homme et de la bête, leur zone d’indiscernabilité, elle est ce « fait », cet état même ou le peintre s’identifie aux objets de son horreur ou de sa compassion. Le peintre est boucher certes, mais il est en dans cette boucherie comme dans une église, avec de la viande pour Crucifié. […] Dans toutes l‘œuvre de Bacon, le rapport tête-viande parcourt une échelle intensive qui le rend de plus en plus intime. D‘abords la viande (chaire d‘un côté, os de l‘autre) est posée sur le bord de la piste ou de la balustrade ou se tient la Figure-tête; mais elle est aussi l‘épaisse pluie charnelle entourant la tête qui défait son visage sous le parapluie »67 67 Gilles Deleuze, Logique de la sensation, L’ordre philosophique, 1981, p.27-31 Bacon disait lui-même « C’est sur nous sommes de la viande, nous sommes des carcasses en puissance. »68 Et cette viande, ou cette tête-viande pour reprendre le terme du philosophe, c’est le devenir animal de l’homme, celui que Bacon nous donne tous à voir tant on nous le fait oublier et si Bacon lutte pour la beauté de la mort c’est aussi en réaction à l’horreur de la vie éternelle, le peintre fait de la décomposition organique ou de la maladie ( dont il possédait des livres remplient d’illustrations) quelque chose de beau, quelque chose qu’il faut regarder sans crainte, puisque c’est sur « nous sommes tous des carcasses en puissances. »69 Le lien le plus remarquable entre ces deux peintres c'est la viande. Mais pas seulement la viande de l'animal écorché vif, c'est aussi la viande de l'homme, la chair qui nous constitue. Et c'est une des particularités de Rembrandt que d'avoir su peindre des corps sans vie, uniquement de la viande. Ses portraits sans vie les plus réussies sont sans doute ses autoportraits, ce qui en dit long sur son état d'esprit, mais surtout qui nous aide à comprendre l'admiration de Bacon pour le maître Hollandais : « Eh bien, si vous prenez par exemple le grand autoportrait de Rembrandt à Aix-en-Provence, et si vous l'analysez, vous voyez qu'il n'y a presque pas d'orbites autour des yeux, que c'est complétement anti-illustratif »70 C'est le côté anti-illustratif qui plonge les images de Rembrandt dans un abîme qui n'a pas plus de fond que les yeux qu'il peint sur ses derniers autoportraits. Et l’on sait combien Bacon refusait de donner un côté illustratif à ses œuvres. Aussi, l’idée d’un portrait sans vie est tout à fait intéressante puisque le terme « sans vie » n’appartient pas nécessairement à la mort, il s’agit uniquement d’un vide, blank disent les américains en traduisant l’idée d’espace vide, de trou, de non-expression. C’est ici que se concentre tout l’art du portrait chez Rembrandt avec cet aspect vide, qui ne tend à aucune représentation. De plus, l’hypothèse de nonreprésentation rentre en opposition avec l’idée émise plus haut que la Figure tend forcément à la représentation, Rembrandt nous offre l’exception qui confirme la règle avec ses portraits anti-illustratifs. D’un autre coté on trouve dans ses autoportraits vides une définition de l’être en peinture, et à plus forte raison la définition de soi. Car « la chair est en première instance 68 69 70 David Sylvester, Entretiens avec Francis Bacon, Skira, 2005, p.52 Idem Idem p.114 l’enveloppe qui contient l’organisme. Elle l’oppose à la fois à ce qui est extérieur au corps, l’environnement, et à l’extérieur du corps, la peau. Dans ces deux oppositions, sa fonction est de différencier le dedans du dehors et l’invisible du visible. » 71 ; c’est un point de différenciation. Le rapport à la chaire ne serait ici qu’un point de comparaison facile avec le corps de l’homme, la chaire nous renvoie notre propre image. Et c’est d’ailleurs dans cette perspective que l’on pourrait admettre le bœuf écorché de Rembrandt comme un portrait universel, malheureusement cette idée ne trouvera d’écho nulle part. L’autre idée est que cette thématique de la chaire qui revient chez plusieurs artistes est un moyen pour eux d’aborder l’homme indirectement, et à plus forte raison la définition de soi. Chez Bacon on retrouve la définition de l’être aussi dans les cages qui enferment les Figures. On peut donc trouver chez Francis Bacon une définition de l’homme, et à plus forte raison une définition de soi à travers la peinture. 4. Et si nous appuyons sur le fait que Bacon est un artiste figuratif, ce n’est pas tant pour les Figures qu’il peint mais pour le but auquel tendent ses Figures puisque nous parlons ici de représentation par la sensation, qu’est-ce que représente ses tableaux? Francis Bacon nous apporte une nouvelle définition de l’homme avec une peinture de la sensation, il s’agit de la représentation de soi, de l’homme à travers l’art. Représenter c’est définir, alors William Burroughs lance alors une phrase très intéressante qui traite de la définition de soi à travers la peinture : « Regarder la peinture, la regarder jusqu'à ce que la peinture nous regarde. » Cette citation nous interroge sur le but auquel tend la peinture. Regarder la peinture pour mieux se voir soi est un principe depuis longtemps révélé, les artistes depuis la Renaissance connaissent les vertus psychologiques de l’art en ceci qu’il permet de rejeter les images de l’esprit dans un matériau dur. 71 Fleuridas Pascale, Vidéodrôme, La Mouche : La métamorphose ou le corps déchu selon David Cronenberg, Mémoire de Maîtrise Cinéma et Audiovisuel, Université Paris III - Sorbonne Nouvelle, juin 1998. « Un jour, on saura peut-être qu'il n'y avait pas d'art, mais seulement de la médecine»72 Peindre permet déjà à l’artiste ou même à l’amateur de laisser libre cours à ce qu’il a engrangé aussi bien en termes d’images que de sensations. Et si le besoin se fait ressentir de griffonner une forme sur un papier ou de peintre une toile d’un pinceau de maître s’est avant tout un exutoire, une conception des choses que la personne retranscrit dans une phase hallucinée ou les lignes lui viennent comme systématiquement. Nous dessinons en vue d’exprimer une sensation ou une conception à travers un langage qui ne souffre pas d’autant d’enfermement que les mots. Le langage pictural s’adapte à tous types de pensée, et l’intérêt de l’art du mot comme du dessin est que les sentiments les plus forts ou les pensées les plus complexes peuvent conduire à des résultats identiques, simples. Si Picasso dessine simplement une Figure en bord de plage dans des tons magnifiquement accordés ce n’est pas parce que sa pensée est simple. De même que Bacon qui peint des Figures tordues, complexes, avec des entrelacs qui déboussolent le spectateur, ce n’est pas parce que sa conception est complexe. La plus grande simplicité peut conduire à la plus dure complexité. Nous regardons la peinture toujours en rapport avec nos propres expériences vécues, par exemple de L’Olympia de Manet les gens de l’époque y ont vu leurs propres libertés s’affirmer, et ainsi des autoportraits de Rembrandt le spectateur voit une humanité comparable à la sienne. Par conséquent nous regardons l’art de notre position. Selon notre culture les réactions diffères et nous apprennent que l’art ne peut être vu de manière objective, et, sans rentrer dans un débats sur l’objectivité de l’art nous pouvons affirmer que la seule objectivité possible est bien la nôtre qui ne fait donc loi chez personne d’autres. Alors je regarde la peinture, je la vois et elle me rappel un moment de ma vie, un film que j’ai regardé, une musique que j’ai entendu… Dès lors que se passerait-t-il si je la regardais mieux, en m’oubliant moi-même ? C’est le rôle de la peinture que de représenter et ce qu’elle représente c’est moi seul qui le définis en fonction des points évoqués plus haut. Je définie le travail d’un autre par rapport à moi, et du même coup, lui (l’artiste, ou l’œuvre) me définit par rapport à ce que je pense du tableau. Autrement dit, en peignant, l’artiste va me définir. Indirectement bien sur puisqu’il ignore totalement mon existence et s’en porte parfaitement bien, mais le fait est que 72 Le Clezio, J.M.G, Haï, Skira, Les sentiers de la création, 1971 je serai définit par ce que vais voir de son œuvre. A partir de ce moment, le rôle est inversé et c’est au tableau de me regarder et de me renvoyer ce qu’il y en lui de moi. De cette manière, le rôle du peintre est d’accomplir une vision de mon identité, de ma pensée, de mes peurs… Mais toutes les peintures parlent-elles de moi ? Si je suis en face d’une représentation agréable d’un couple comme ceux des Conversation pieces de William Hogarth je peux me conforter à une vision familiale protestante et le luxe d’un intérieur coquet, qui n’est pas le mien. Si je regarde La leçon d’anatomie du professeur Tulp de Rembrandt je vois des gentilshommes attroupés autour d’un cadavre, le regard fier et attentif au travail du peintre. Je n’ai jamais disséqué personne, et la vie des Hollandais du XVII ne renvoie à rien de ce qui fait mes habitudes et mes sentiments. Dès lors, quelles sont les œuvres qui me renvoie ma propre image, et pourquoi est-ce le cas ? Un autoportrait de Rembrandt vieux et malade, et je me sens vieux et malade. Aussi, en face de Munch je sens mon esprit partir dans une psychose qui m’effraie et si Bacon peint un homme qui crie, j’entends le crie de celui qui avant de mourir a poussé un dernier cri, un dernier élan de vie. Les œuvres dont je parle ont pour point commun ; qui est peut-être le seul ; de faire appel à la sensation. Les impressionnistes avaient compris de la sensation qu’elle est universelle et que même dans sa complexité elle s’affirme souvent de manière identique. Quelqu’un qui a peur a peur, sa réaction diffère de celle de son voisin en pareil circonstance mais le sentiment de peur reste universel. Si ici l’exemple de la sensation est celui de la peur, c’est parce que c’est peut être celui qui revient le plus souvent chez Bacon. Des Figures qui crient de peur, se tordent de peur. L’aspect monstrueux des formes est à la base une motivation de peur chez l’homme. Une grande masse informe qui se contorsionne en s’approchant de nous…et c’est la panique. Pour rentrer plus concrètement dans la sensation que Bacon peint nous pourrions parler de cette informité. Le fait non définit, la chose indéfinissable est dans notre civilisation une conception des choses intolérable. Tout doit être le mieux définit possible le cadre sociale, les goûts, la personnalité de quelqu’un, dans la continuité de Platon qui définit des rôles strict pour chaque membre de la société. Se définir s’est évité le trou noir, un trou sans fond qui dans les abîmes que nous présente Munch et où chacun sombre dans la folie. Ce trou noir, c’est aussi celui de la bouche du pape de Bacon. Le pape dans un grand trou noir s’efface, il disparait jusqu'à ce que cette disparition atteigne son corps et le dissimule derrière des trainées de peinture qui lui enlève toute consistance. La définition du personnage permet au spectateur de s’attaquer à un fait établie, le personnage est là, il fait ceci, et je vois bien son corps tendre à cette action et en ce sens je me vois potentiellement faire cette action dans la même attitude. Mais que se passe-t-il quand je ne comprends pas ce que le personnage fait, dans un mouvement étrange il se tord, se retourne. Pourtant il s’agit bien d’un homme, on le reconnait à la couleur de sa peau, il a des cheveux des bras… (Trois études pour une Crucifixion 1962). Comment pourrais-je me définir dans quelque chose d’aussi indéfinissable (ou incompréhensible) ? Comme si finalement je ne peux me définir que par rapport à ce que je vois. De suite, le doute s’installe. La peur suit l’affaire à grand pas et ne tarde pas à se faire entendre. « Le besoin excessif d'une visualisation nette est dicté par la dissociation schizoïde des fonctions du moi. »73 Les contours qui cernent la Figure cernent aussi le spectateur dans ce qu’il y voit du tableau et dans ce qu’il voit par conséquent de lui-même. D’où l’intérêt du travail figuratif, il travail directement sur la représentation humaine et en plus de 2000 ans le mystère de cette représentation a pu trouver des compromis satisfaisants mais jamais absolu. De là l’idée du travail sur la sensation. Plutôt que de définir l’homme par la forme du corps, Bacon tente de le définir par sa sensation. Déjà Van Gogh avait acquis cette technique particulière qui consiste à ressentir les choses plutôt que de les regarder. Les contours jouent un rôle majeur dans la réception de l’œuvre par le spectateur. Dans Etude pour une figure IV de 1956 Bacon peint un homme assis sur un sofa vert, accoudé contre le mur, il prend une attitude comparable au Penseur de Rodin. Sa tête est à peine délimitée, ses jambes aussi il n’y qu’un buste et sa bouche qui ressorte vraiment pour signifier un homme. Pourtant nous voyons un homme en costume accoudé, une jambe repliée sur l’autre, se tenant la tête et même l’on peut discerner l’expression d’un visage aux traits plus que confus. C’est l’attitude de la Figure qui suggère un tel état, un homme en costume qui avec son bars accoudé se tient la tête, c’est la vision des soucis. Comme une maladie moderne, l’homme dans cette condition est instinctivement l’image d’un homme souffrant. Comme nous parlons de définition de la Figure dans la peinture de Francis Bacon nous ne pouvons passer à côté de ces cubes ou cages qu’il peint autour de nombreux de ses personnages. Là, nous avons une définition nette du sujet, la cage situe le personnage, son rayon d’action et sa place ; qui est indéniablement à l'intérieur de cet espace. En définissant 73 Anton Ehrenzweig, L’ordre caché de l’art, Paladin, 1967 p.72 un espace à la Figure Bacon cible l’objet de la peinture. Mais comment penser à la cage sans y voir l’enfermement, le moyen pour lui de définir l’homme dans un espace qui l’enferme. Ainsi le cube représentant le corps du sujet en tant que possibilité d’action se voit enfermer. Enfermer dans son propre corps. En ce sens, peut être que le corps chez Bacon est une limite qu’il faut rompre. Et quand Spinoza dit que si il se coupe un bras, la puissance de son corps est diminuée, Bacon tend à affirmer que la mutilation c’est la libération. Les corps sont réduits et mutilés et approchent une grandeur qui est celle de l’esprit et dont on sent que la puissance n’a fait qu’augmenter. On pourrait parler d'augmentation de la puissance du corps mutilé car même si beaucoup de Figures chez le peintre anglais sont enfermés (Tête VI 1949, Etude de nu accroupi 1952, Deux figures 1953….) des exceptions viennent complétés cet état de fait. Le Fragment d’une crucifixion de 1950 représente une bouche au centre prise dans un charnier de peau, sur une forme de croix. A l’arrière des voitures qui passent, des gens qui marchent, la vie. Une esquisse de cadre comme les cages qui enserrent les autres Figures habituellement se forme en dessous de la bouche. Mais la cage n’atteint pas la Figure, elle reste en dessous. Alors, dans la mutilation la plus extrême (étant donné ce qu’il reste du corps humain dans l’œuvre) la Figure s’est extraite de sa cage, elle est sortie d’elle-même dans un cri fracassant et un sacrifice (en rapport à la croix derrière) d’elle-même elle est sortie de son carde et par la même elle s’extrait de la vie derrière elle, elle s’élève au-dessus de tout dans une ascension représentée par des trainées verticales. Et la Figure n’a alors plus rien d’humain, en effet à part l'orifice buccal aucun autre membre n'est reconnaissable. « Le corps humain est une pile électrique […] il est fait justement pour absorber par ses déplacements voltaïques toutes les disponibilités errantes »74 Le scanning inconscient pourrait être une explication du tumulte qui compose les œuvres et plus particulièrement les Figures du peintre. Cette hypothèse tend à affirmer que l’acte créateur chez Francis Bacon est tiré d’un état second. Et pour mettre en parallèle cet attitude avec d’autres artistes de son époque nous devons nous en remettre à l’écrivain William Burroughs qui à toute sa vie durant, mené une recherche acharnée sur les états- supranaturalistes. Et dans son œuvre la plus connue, Le festin nu, plusieurs passages évoquent des corps déformés. Chez l’écrivain la déformation des éléments (et donc de la perception de la 74 Antonin Artaud, Œuvres complètes XIII, Gallimard, 1974 , p.290 réalité) peuvent être engendrés par des trouble de la vision comme sous l’effet de drogue ou lors d’une douloureuse convalescence, les récepteurs synaptiques dans leur disfonctionnement donnent des visions déformées, exagérés ou même des hallucinations complètes. Il s’agit donc d’états seconds qui offrent à voir une réalité différente ou les formes des êtres et des objets varient à chaque instant comme pris dans un flux et donc mouvant. La description des corps prient dans les tourments de l’interzone est inévitablement à mettre en rapport avec les tableaux de Bacon. « Une grande salle, un gymnase, le sol tapissé de caoutchouc mousse recouvert de soie blanche, un mur entièrement vitré… Le soleil levant peint la salle d’une lueur rosée. Johnny apparait, les mains liées entre Mark et Mary. Il aperçoit le gibet et s’écroule avec un grand cri, le menton pointant sur le ventre, les jambes repliées sur lui, et il éjacule, flèche blanche filant à la verticale devant son visage. »75 Le mur vitré, le grand cri, les jambes repliées sur elles-mêmes et la flèche blanche nous rappel évidemment la peinture de Francis Bacon, et la grande salle d’une lueur rosée fait appel à la couleur de l’aplat du tryptique Etude du corps humain de 1970. Le vocabulaire qu’utilisent les deux artistes est similaire, et les images de Burroughs stigmatisant d’odieuses mutilations de l’esprit 76 renvoient inévitablement celles de Bacon à renaitre. William Burroughs écrit ce que Francis Bacon peint. Le festin nu traite de l’isolation de l’individu, du contrôle des consciences entrecoupées de scènes étranges ou les personnages évoluent dans des réalités que l’on pourrait qualifier de monde parallèle. Aussi, Burroughs était fasciné par la transformation la mutation et donc les possibilités du corps, le rôle de la chaire et des perceptions sensorielles comme moyen d’appropriation de l’espace. L’isolation de l’individu (cages qui enserrent les Figures de Bacon) et la mutation des corps sont des sujets que traite Bacon dans chacune (ou presque) de ses œuvres. La Figure que peint Francis Bacon est donc en partie construite sur une production de l’esprit. Mais ces Figures sont aussi très marquées par le rôle du corps et de la chair sur lequel nous reviendrons plus bas. Et c’est d’ailleurs ce qui fait tout l’équilibre de 75 76 William Burroughs traduit par Eric Kahane, Le festin nu, Gallimard, 2002 p.146 Idem p.94 l’art de Bacon, l’opposition corps/esprit qui s’intègre dans une seule et même toile. L’horreur de la chaire noyée dans la violence de la sensation. IV 1. Les compositions de Bacon paraissent étranges à première vue. On voit de grands aplats de couleurs pures et souvent très claires. Les personnages sont situés dans des espaces délimités qui ressemble à des cages ou à des pistes de cirque, pour quelques-unes elles sont indiquées par des flèches blanches. Et dans toutes les circonstances le « decorum » semble plonger le personnage dans un véritable abîme ou fond et forme se confondent pour ne créer qu’un ensemble uni. Plutôt que parler de fond dans les œuvres du peintre, nous parlerons d’espace. Car les cages et les pistes qui insèrent la Figure dans son environnement sont révélatrices du caractère architecturale du travail du peintre, d’où la notion d’espace. Il créer donc des espaces qui sont régis par leur propres règles et ne répondent pas à la notion d’espace-temps qu’on attendrait d’une peinture réaliste. Il s’agirait d’un cadre intemporel ou la Figure se développe, et à en voir les positions prises par cette dernière on ressent la contraintes des forces qui s’applique sur elles et la contraigne à la déformation comme nous l’avons déjà analysé. En 1976 Bacon peint Figure en mouvement, c’est un des tableaux qui présente le plus de contrainte spatiale pour la Figure, et pour cause il l’enferme dans une cage, un parallélépipède qui définit l’endroit du sujet, son rayon d’action. Et nous avons aussi une piste orange sur laquelle évolue la Figure, le bas du tableau rassemble la piste et la cage dans un ensemble cohérent. Aussi une flèche, noire cette fois ci, nous situe l’action. Le noir occupe la moitié de la toile et situe l’action dans un endroit indéfini, centrant l’attention du spectateur sur l’action. Cette action c’est tout ce que le peintre veut montrer et il veut tellement qu’aucun ne se trompe sur le sujet de l’œuvre qu’il fait même cette flèche noire pour l’indiquer encore. Les corps sont soumis aux cadres ou ils doivent prendre place à l’image de la Crucifixion de 1965 ou la viande coule sur la planche qui lui sert d’armature. Jamais les environnements de Bacon ne sont facilement reconnaissable comme des lieux de vie, la rue, une maison... il s’agit toujours d’un cadre strictement utile et réservée à la Figure. Le superflu est abandonné car trop illustratif il risquerait de faire tomber la composition dans le narratif et l’anecdotique. Il y a toutefois des objets qui apparaissent dans ces espaces, un tabouret dans Etude pour un autoportrait de 1985, et le lavabo et les toilettes de la chambre d’hôtel de Georges Dyer dans le Tryptique mai-juin de 1973 bref, que des objets qu’utilise la Figure pour se développer et étendre son pouvoir d’action mais jamais un objet apparait pour son simple aspect illustratif. Et c’est ce qui rend très intéressant des détails comme les voitures et les gens que peint Bacon en arrièreplan de Fragment d’une Crucifixion de 1950, est que si tous les détails sont significatifs, ces images de tous les jours que représentent les voitures circulant aux côtés de piétons sont bien là pour nous donner une image de la vie banale qui s’oppose à la Figure du premier plan. Il s’agirait donc dans ce tableau d’un cri contre la vie normale et donc contre la société qui enserre le peintre. Et Bacon ne serait pas le seul à réagir avec excentrisme à la réalité de la vie car en effet, plusieurs textes de Burroughs transforment des scènes très formelles en véritable foutoir 77 et le mot n’est pas trop fort. Une Figure présentée au centre d’une cage, au milieu d’une piste se verra automatiquement réévaluer par le spectateur car son cadre lui donne une primauté sur le reste de l’œuvre, et parce que le spectateur est assez perspicace pour comprendre que la Figure n’est pas entouré par un cadre pour rien. Habituellement, on encadre ce qui a de la valeur, de la même manière Bacon encadre l’important. La présence de ces cadres architecturaux place le sujet comme au milieu des attention, à cet égard ces cadres confèrent le statut d’icône à ce qu’ils contiennent, de plus les sujets du peintre formes en général une seule masse sur la toile (peu de toile comprennent différents groupes) l’attention ne peut donc se porter que sur l’unique Figure du tableau. Le caractère symbolique de ces cadres semble alors significatif, les formes qu’ils prennent sont elles aussi évocatrices comme nous le présente Hegel avec l’exemple du cercle; « Le cercle [sera employé] comme le symbole de l’éternité. Ceci n’est pas un signe arbitraire ni indifférent, mais un signe qui, dans son extériorité même comprend le contour de la représentation qu’il fait apparaitre »78 L’idée qu’avance ici Hegel est que le cercle peut traduire la notion d’éternité, ce qui se raccorde à notre hypothèse que Bacon noie ces Figures dans une sorte de néant, intemporel symbolisé entre autres par les pistes/cercles qu’il trace. Sur la droite du tableau Etudes de nu avec personnage dans un miroir (1969) une autre forme prend vie, elle est séparée de la première par une sorte de vitre dont l’armature est signifiée 77 78 William Burroughs traduit par Eric Kahane, Le festin nu, Le greffier municipal, Gallimard, 2002 p.245 Hegel, Esthétique, PUF, 2004 par un trait qui forme un espace du même type que la cage d’à côté. De manière à ce que les deux scènes soit séparée l’une de l’autre comme deux réalités. Les deux Figures prennent des allures anthropomorphes sous leurs aspects à priori inhumain, l’on pourrait alors comprendre deux humanité séparée l’une de l’autre par une sorte de cage invisible. Cela ne serait pas lancé au hasard sachant que le peintre s’est plusieurs fois plaint de « ne jamais avoir rencontré personne à qui parler ». Mais sans nous éloigner de ce qui nous intéressait au départ, le symbolisme de l’armature où se développent les Figures est un élément d’observation cruciale pour saisir l’importance de son rôle sur la Figure et dans l’homogénéité du rendu final. Les éléments structurants que sont les pistes, cercles et cages mais aussi des aplats ont à eux tous une force structurante et spatialisante. L’exemple de l’aplat qu’utilise Bacon dans ses deux versions du tryptique de 1944, ses Trois études au pied d’une crucifixion ou encore dans son Tryptique à la mémoire de Georges Dyer de 1971, nous aide à comprendre en quoi les forces des tableaux s’appliquent à la structure même de l’aplat. 2. La technique de l’aplat est une autre assimilation de Bacon venant d’artistes plus anciens. Déjà chez Hokusaï comme dans la plupart des estampes japonaises on retrouve la caractéristique des grands aplats colorés. Ces surfaces de fine couche de peinture couvre le fond de la toile, l’effet est immédiat et fond l’ensemble de l’œuvre dans une cohérence par la couleur, le tableau s’offre d’un bloc à l’œil du spectateur. Dans l’aplat la couleur assure un rôle structurant, du fait qu’elle offre une surface plane et lisse comme cadre à la scène; mais elle assure aussi un rôle spatialisant en abolissant la perspective et en donnant une sorte d’exclusivité à la Figure. L’aplat fonctionne alors à double sens en se nourrissant des différents motifs du tableau pour faire ressortir sa couleur tout en donnant un cadre privilégié à ses motifs. L’abolition de toute perspective permet d’apporter ce que l’on pourrait appeler du mysticisme à la scène. La vision après le sermon 1988 de Gauguin en est un parfait exemple. Une scène Biblique de la bataille de Jacob avec l’Ange. Gauguin y représente d’un côté du tableau un groupe de Nones et un prêtre, tous en recueillement. De l’autre côté il peint Jacob et l’Ange à la lutte. Les deux scènes sont séparées par un arbre qui n’est pas sans rappeler ceux que l’on retrouve dans beaucoup d’estampe japonaise. Tout le fond du tableau est couvert d’un aplat rouge vif. L’aplat permet aux deux groupes de se développer de manière distincte c’est-à-dire les faisant évoluer dans deux mondes différents, celui du positivisme et celui du spiritualisme. Les deux groupes évoluant dans des mondes différents sont pourtant de manière concrète sur le même plan, et c’est le manque de perspective qui raccorde ces deux scènes sur le même plan. On peut alors constater les grandes possibilités créer par l’aplat c’est-à-dire en terme de profondeur et de structure de la composition. Si l’aplat nous intéresse c’est parce qu’il a un grand rôle à jouer dans la structure des œuvres de Francis Bacon. Ce dernier utilise l’aplat pour engendrer ce que Deleuze conceptualise comme étant des rapports de voisinages. Ces rapports de voisinages agissent en fonction de l’aplat, soit en le coupant par une bande qui traverse la toile (Etudes du corps humain, 1970) créant une tension sur la toile en canalisant les forces du tableau dans plusieurs directions. Soit en créant un espace (cube, piste, socle…) qui isole la Figure et laisse l’aplat libre d’envahir la scène (Trois études de Lucian Freud, 1969). Dans les deux cas, les interactions des forces du tableau sont dues à la présence de l’aplat. Mais Bacon ne s’arrête pas ici et utilise au maximum les moyens qui lui sont offert et il va même réinventer ce qu‘il utilise. Il est important de le considérer comme un ancien décorateur d’intérieur, même si il ne s’en vante jamais, ce passé est décisif quant à ses choix de couleur. Bacon est un grand coloriste, tellement sûr de son sujet qu’il n‘utilise pas l‘aplat que comme un fond colorés et fédérateur mais il va aussi en inventer de nouvelle formes qui possède les mêmes propriétés mais dans des formes différentes. Dans Etudes d’après le corps humain, il concilie l’orangé avec une scène verte uniquement grâce à un arceau de couleur blanche qui traverse la scène. Bacon utilise cet arceau pour engendrer des rapports de voisinages. La bande blanche fait ressortir de subtiles variations internes de l'aplat en fonction du voisinage, ce qui insère l'aplat dans une temporalité, une succession par rapport à cette bande de couleur, et détruit par la même l'aspect intemporelle ou éternel de l'aplat. La recherche des effets de rapports de voisinage nous rappelle aussi les recherches expressionnistes notamment celle Barnett Newman et dans une moindre mesure celle de Rothko. « L’aplat uniforme, c'est à dire la couleur, fait structure ou armature : il comporte intrinsèquement une ou des zones de voisinage, qui font qu'une espèce de contour ou un aspect du contour lui appartiennent. L'armature peut alors consister dans la connexion de l'aplat avec le plan horizontal défini par un grand contour » 79 Nous comprenons l'importance et l'utilité de l'aplat, de sa couleur tant au niveau des zones de voisinages qu'il engendre (et donc des forces qu'il créer) qu'au niveau de la structure ou de l'armature qu'il définit. Les couleurs que l'on trouve chez Francis Bacon n'ont pas pour fonctions d'agir seules, rentrant en contradiction ou en harmonie avec les autres couleurs du tableau (par exemple couleur chaude/ couleur froide) elles sont aussi considérées comme régime de couleur, qui entre eux créer des tensions et des accords entre tons purs et tons rompus. Cette conception ou utilisation de la couleur relève de la vision haptique. Cette dernière concentre la vision du fond et de la forme sur le même plan et considère alors les couleurs du tableau sur le même plan, à la même importance. « Ce sens, ou cette vision, concerne d'autant plus la totalité que les trois éléments de la peinture, armature, Figure et contour, communiquent et convergent dans la couleur. » 80 L’ancien décorateur connait l'harmonie des couleurs, on le constate avec ces aplats et les harmonies colorées que dégagent ses toiles. Pour autant ses Figures paraissent monstrueuses et les couleurs qui les constituent ; majoritairement le rouge et le bleu ; ne semble pas cohérente à l'ensemble de l'œuvre. C'est d'ailleurs cet aspect incompatible qui rend les Figures monstrueuses ou laides et c'est « comme si l'ironie de Bacon s'exerçait de préférence contre la décoration »81. En effet, certaines utilisations de la couleur chez le peintre relève de l'ironie ou bien de quelques tentatives quant à un effet recherché, la laideur par exemple dans Trois études pour un portrait de Lucian Freud. Mais Gilles Deleuze nous éclaire sur l'importance à donner à ces intentions du peintre en nous rappelant que ; « Toutefois, l'apparence elle-même ne renvoie qu'à la figuration. Déjà les Figures ne semblent des monstres que du point de vue d'une 79 80 81 Gilles Deleuze, Logique de la sensation, L’ordre philosophique, 1981, p.140 Idem p.143 Idem p.143 figuration subsistante, mais cessent d'en être dès qu'on les considère « figuralement », puisqu'elles révèlent alors la pose la plus naturelle en fonction de la tâche quotidienne qu'elles remplissent et des forces momentanées qu'elles affrontent. De même le tapis [L'homme et l'enfant 1963] le plus hideux cesse de l'être quand on le saisit « figuralement », c'est-à-dire sous la fonction qu'il exerce par rapport à la couleur. » 82 Donc, de l’utilisation des structures comme les cercles, les cages ou les aplats, mais aussi l’utilisation des couleurs dans ce qu’elles engendrent comme forces et régimes de couleur, l’art de Francis Bacon dénote une complexité habile. A l’inverse de la sensation qui s’appréhende naturellement et sans connaissances préalables, les systèmes de couleurs et de structures sont le résultat de recherches importantes. L’art savant de Francis Bacon s’établit dans ces éléments qui à première vue paraissent anodins ou purement esthétiques mais dévoilent finalement un travail approfondie dans la composition de l’œuvre picturale. 3. « L'œuvre d'art naît du renoncement de l'intelligence à raisonner le concret. »83 Comme tout bon Historien de l’art, il faut maintenant trouver un nom au style « Bacon ». Car cette étude ne saurait être complète sans l’identification du genre de Bacon et un nom de courant artistique définit. Bacon créer un nouveau genre, tiré d’influences et de sujets diverses mais aussi à l’instar de Picasso il puise des sujets de ses propres expériences vécues (la mort de son ami Georges Dyer dans Tryptique Mai-Juin). Loin du monde des certitudes du réalisme et de l’abstraction géométrique d’avant-guerre Bacon innove avec un genre nouveau au but essentiel « qui est moins d’exécuter un tableau digne d’être regardé que de faire s’affirmer quelques réalités sur la toile prise pour théâtre d’opérations. »84 La réalité décrite par le peintre se décline sous l’aspect historique avec le thème de la 2nd Guerre Mondial dans la Crucifixion de 1965, le thème de la religion à travers l’athéisme (en considérant que l’athéisme qui grandit au sien de la société est une caractéristique de notre 82 83 84 Idemp.144 Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Gallimard, 1994 Michel Leiris, Face et profil, Albin Michel, 2004, p.15 époque). L’époque que représente Bacon est donc bien la nôtre, et les réalités qui sont peintes le situent clairement dans le XXème siècle. En 1961 Robert Rosenblum réunit plusieurs artistes sous le genre du sublime abstrait comme un art toujours très solennel. Il y place des peintres tels que Newman, Rothko, Still, Pollock, mais aussi Bacon comme représentant du sublime figuratif. Ce courant vise l’élévation de la représentation pour la « clarté » de la composition. « La progression du travail d'un peintre, comme il voyage dans le temps d'un point à un autre, ira vers la clarté : vers l'élimination de tous les obstacles entre le peintre l'idée et le spectateur. Comme exemples des tels obstacles, je donne parmi d'autre la mémoire, l'histoire et la géométrie qui sont des marécages de généralisation dont on pourrait sortir des idées (qui sont des fantômes) mais jamais aucune idée en soi. Accomplir cette clarté c'est, inévitablement, être compris. »85 La citation de Mark Rothko pourrait s’appliquer au travail de Francis Bacon dans cette idée de clarté. Une clarté qui serait inévitablement comprise par le spectateur. Mais la notion de sublime figuratif n’est pas assez précise. Bacon élève des représentations de la vie à l’état d’œuvres d’art, donc nécessairement il sublime, mais toujours en incluant une vérité, une honnêteté qui ne saurait être correctement traduite par les notions de mirage et de mensonge que possède le sublime : « Désir de vraie vie veut dire ce qu'il est impossible de sublimer sans tromper ».86 Cette définition du travail de Bacon comme d’un peintre sublime figuratif ne nous satisfait pas pleinement. Car il faut d’abords voir une vérité dans le travail du peintre. Une vérité qui est déviée d’un réalisme puissant, et qui concerne aussi bien l’homme que ce qui l’entoure à travers la perception. On ne peut cela dit pas enlever à Robert Rosenblum ; puisque c’est comme cela qu’il définit le courant sublime abstrait ; qu’il y a une émotion forte et un sentiment qui se dégage des œuvres de Francis Bacon. Mais il semblerait plus évident de ne pas prendre en considération le sentiment qui se dégage de l’œuvre pour la caractériser, car il s’agit d’un point non-objectif de la peintre. Alors que ce qui peut être entendu par tous, c’est déjà cette réalité retranscrite, la réinterprétation par des moyens picturaux neufs qui représente 85 Mark Rothko, Ecrits sur l’art, Flammarion, 2005, p.129 Dionys Mascolo, Le communisme. Révolution et communication ou la dialectique des valeurs et des besoins, Gallimard, 1953 86 un autre point de vue des choses. Mais nous l’avons dit plus haut, les interprétations de Bacon sont si bien intégrées à son œuvre qu’elles n’apparaissent plus nécessairement comme des reprises (Pape) mais de véritables création. Le peintre part donc d’une réalité pour en créer une autre, et il serait finalement plus juste de parler de création que d’interprétation. Francis Bacon créer alors une réalité qu’il peint sur ses tableaux. La réalité, déviée de « realis » ou « res » signifie chose. Ces choses sont vécues différemment par chacun, chacun développe son propre sens des choses. En outre la définition du réalisme est une description objective de la réalité, qui ne manque rien de ses aspects les plus crus, les plus vulgaire, tout le travail de Bacon est représentatif des aspects crues de la réalité, la chaire et les os, l’horreur de la condition humaine. En ceci, on peut nommer Bacon peintre réaliste. Ses sujets sont vivants, pour la plupart tirés de sa propre expérience. La peinture de Francis Bacon admet une description idéalisée en tant que représentation d’une réalité. Il n’a jamais prétendu avoir la vérité absolue et consent à ne donner que sa représentation. Mais le réalisme, comme le développe Bacon c’est-à-dire l’association d’un idéal et d’une réalité, confirme bien que la représentation de la réalité auquel tendent ses œuvres est perçue comme une représentation en soi. La représentation établie sur la toile prend un aspect concret et n’appartient plus uniquement à l’idée du peintre, elle devient réalité. Bacon donne au spectateur le sentiment d’être devant une réalité neuve, une réalité dont le spectateur n’avait pas encore conscience, d’où son aspect transcendant puisque la conscience s’est dépassée dans cette représentation. C’est une réalité qui a plus de poids qu’une image, il s’agit d’un réalisme créateur comme l’a définit son ami Michel Leiris. Picasso déjà a représenté ce réalisme créateur par ses interprétations dénuées de pathos, Bacon revient à la charge mais dans un style génial qui transcende les images de sa vie, les personnes qui ont pu croiser son chemin et il transforme ainsi ses souvenirs en images qui ont le poids et l’apparence du mythe. En reprenant l’appellation de Réalisme, du point de vue de l’Histoire de l’art on se réfère aussi au mouvement artistique et littéraire né au 19e siècle qui entendait décrire, sans la magnifier, une réalité banale et quotidienne. La création de la réalité, qui n’est pas de la science-fiction mais bien juste du réalisme place ce réalisme créateur comme un mouvement créée à l’initiative de Picasso et confirmée par l’œuvre de Francis Bacon. La définition d’un mouvement est difficile à expliquer, la seule chose sûre, c’est que l’on peut appeler un courant de penser un mouvement quand celui-ci est réutilisé plus tard par d’autres artistes qui s’en inspireront. Et l’idée de créer une réalité a largement influencé la « nouvellevague » de la science-fiction britannique des années 60-70 qui a eu ceci de particulier qu’elle a inversé les rôles, leur fiction était en quête de réalité. Le travail de cette « nouvelle-vague » se fonde sur la recherche ; tout comme Francis Bacon ; d’un réalisme créateur. « Nous vivons à l’intérieur d’un énorme roman. Il devient de moins en moins nécessaire pour l’écrivain de donner un contenu fictif à son œuvre. La fiction est déjà là. Le travail du romancier est d’inventer la réalité. […] Dans le passé, nous avons toujours tenu pour acquis que le monde extérieur, représentait la réalité, quelque vague et confuse qu’elle pût être, alors que notre univers mental avec ses rêves, ses fantasmes, ses aspirations était le domaine de l’imaginaire. Il semble que ces rôles aient été renversés. »87 Dérivé du genre littéraire d‘écrivains comme Aldous Huxley et de pionnier comme William Burroughs cette nouvelle science-fiction s’attache à comprendre la réalité perçue par l’homme à travers des phénomènes psychopathologique. Le lien avec Francis Bacon se joue sur ce point essentiel, cette recherche sur la réalité ; « Le mélange de la raison et du cauchemar, qui a dominé tout le XXème siècle a enfanté un monde toujours plus ambigu. Les spectres de technologies sinistres errent dans le paysage des communications et peuplent les rêves qu’on achète. L’armement thermonucléaire et les réclames de boissons gazeuses coexistent dans un royaume aux lueurs criardes gouverné par la publicité, les pseudo-évènements, la scène science et la pornographie. Nos existences sont réglées sur les leitmotive jumeaux de ce siècle : le sexe et la paranoïa. La jubilation de Mc Luhan devant les mosaïques de 87 J.G. Ballard, Crash, Gallimard, 2007, p.11 l’information ultra-rapide ne saurait faire oublier le pessimisme profond de Freud dans Malaise dans la civilisation. Voyeurisme, dégoût de soi, puérilité de nos rêves et de nos aspirations. Ces maladies de la psyché sont toutes contenues dans le cadavre le plus considérable de l’époque : la vie affective. »88 La « nouvelle vague » britannique de science-fiction représentée entre autre par J.G Ballard et Christopher Priest nous offre une vision réaliste pessimiste et crue évoluant dans des situations fictives. Mais à la différence William Burroughs refait l’Histoire (ce qui le rapproche de Bacon), la réécriture de l'histoire est pour Burroughs la possibilité de conjurer un sort qui semble inévitable, écrit d'avance, et conduisant droit à l'apocalypse. C'est la puissance d'ouvrir de nouvelles voies, brèches, qui perceront toutes les virtualités restées latentes dans un système clos qui ramène toute nouvelle parole dans son giron, qui empêche toute fuite, toute ruée et toute vie dans l'espace. « Mais, à l'autre pôle, schizo-révolutionnaire, la valeur de l'art ne se mesure plus qu'aux flux décodés et déterritorialisés qu'il fait passe sous un signifiant réduit au silence, en dessous des conditions d'identité des paramètres, à travers une structure réduite à l'impuissance ; écriture aux supports indifférents, pneumatiques, électroniques ou gazeux, et qui paraît d'autant plus difficile et intellectuelle aux intellectuels qu'elle est accessible aux débiles, aux analphabètes, aux schizos, épousant tout ce qui coule et recoupe, entrailles de miséricorde ignorant sens et but (l'expérience Artaud, l'expérience Burroughs). C'est ici que l'art accède à sa modernité authentique, qui consiste seulement à libérer ce qui était présent dans l'art de tout temps, mais qui était caché sous les buts et les objets fussent-ils esthétiques, sous les recodages et les axiomatiques : le pur processus qui s'accomplit, et qui ne cesse d'être accompli, en tant qu'il procède, l'art comme expérimentation »89 Deleuze le dit bien ici, il s’agit avant tout d’expérimentation. Et s’il y a une vérité à entendre dans les œuvres qui sont citées ici ce n’est pas ce qui nous intéresse. Mais plutôt, parmi les 88 89 Idem p.7 Gilles Deleuze Felix Guattari, L’anti Œdipe, Minuit 2001 p.445-446 écrivains, peintres, philosophes qui ont été mentionnés, nous avons une recherche de la réalité, qui dans la manière dont elle est présentée peut être perçue comme un symptôme caractéristique du XXème siècle. L’état naturel est si profondément enfoui que le travail consiste aujourd’hui à le retrouver, ou à en retrouver un autre. Il faut alors entendre que le réalisme créateur aurait une origine symptomatique et maladive au sens psychologique, et que le concept « artistique » de réalisme créateur qui en découle tenterait de le guérir. Quand estil de ce symptôme chez Francis Bacon ? La notion de réalisme créateur serait, en dehors d’une conception artistique, significative d’un état d’esprit de l’artiste. Nous savons que Bacon balançait toujours entre deux horizons possibles, celui de la réalité et celui de son sens artistique qui le poussait constamment à voir les choses telle qu’il les ressentait, d’où plusieurs crise de nerfs au moment où ces deux réalités se confrontaient directement dans son esprit. Ces deux réalités qui font se rejoindre l’idéalisme et le réalisme forme ce que l’on nomme son réalisme créateur. Il se nourrit de la réalité concrète en la mélangeant avec l’expérience de ses propres sensations (comme déjà avant lui Van Gogh). Cette perception de deux réalités opposées bien que normal chez l’homme est le fruit d’une psychose comme une altération du contact avec ce qu’il est convenu d’appeler la réalité90. Chez Freud, ce qui caractérise la psychose c’est la coexistence simultané de deux attitudes : l’une qui accepte la réalité et en tient compte dans un savoir, l’autre qui sous l’influence des pulsions détache le moi de la réalité91. Ainsi au sens Freudien du terme, la peinture de Bacon est caractérisée par une psychose qui oppose deux réalités sur la toile pour former une nouvelle vision de la réalité. L’accélération du monde moderne, l’industrialisation, les guerres modernes sont autant d’élément qui sépare la réalité que l’on vit et celle que l’on sait. La différence s’est agrandit entre ce que l’on sait du monde et ce à quoi à nous sommes confronté quotidiennement comme homme. Les événements les plus atroces sont bel et bien réels et nous le savons par l’intermédiaire des médias mais pour autant cette réalité n’est pas la nôtre. Réunir ces deux réalités provoque nécessairement un choc violent et Bacon disait lui-même « Je ne cherche jamais la violence. Il y a un certain réalisme dans mes toiles qui peut peut-être donner cette impression, mais la vie est 90 91 Universalis, Encyclopedia Universalis Idem violente, tellement plus violente que tout ce que je peux faire ! »92 Et il ne considère peut être pas son utilisation de la couleur, certes ces sujets ne sont pas violent et tout au plus cette violence-là nait de la charge émotionnelle qui s’échappe des Figures, mais les contrastes de couleurs qu’il oppose sur ses toiles sont tout à fait violent, il en fait parfois des tâches suggestives. Dans Sang sur le sol (1986) la tache de couleur rouge au centre évoque bien une tache de sang, ainsi il réunit et l’opposition de couleur entre le rouge et le marron du sol, et l’idée du sang (qui appel à une certaine violence de fait) par une tache de couleur. Et c’est ici que sa peinture est particulièrement violente, dans l’expression de ses couleurs qui entre en opposition avec le sujet, comme deux réalité l’une définie par la couleur l’autre par la forme. Cette opposition créée un choc violent chez le spectateur, qui est assaillit par deux affirmations comme deux réalités sur la toile, et provoque le déséquilibre. Ces deux réalités en créée une nouvelle, qui est celle qu’invoquait déjà Van Gogh. La peinture se renouvelle par la peinture et dans la peinture. Et à l’instar de Van Gogh, Bacon a tiré la leçon d’une peinture pure, ne dépassant rien d’elle-même. « Car Van Gogh aura bien été le plus vraiment peintre de tous les peintres, le seul qui n’ait pas voulu dépasser la peinture comme moyen strict de son œuvre, et cadre strict de ses moyens »93 Cela dit, bien que Bacon reconnait être admirateur du peintre Hollandais depuis le début de sa carrière de peintre, mais toutes les peintures de Bacon ne nous rappelle pas Van Gogh. Tous les œuvres de la fin de sa vie, les tryptiques, les papes n’ont rien à proprement parlé de Van gohgien. Il y a dans ces tableaux une grande différence entre Van Gogh et Bacon, et l’on se demande d’où proviennent ces disparités si fortes. Ce n’est plus une question de durée mais une question de temps cette fois. L’époque change le résultat de l’action. A l’époque moderne ; celle de bacon ; il n’y a plus de champs de blé autour de nous, il n’y a plus de cafés authentique comme celui que représenta Van Gogh. La représentation de Bacon est le résultat d’influences très diverses et pour certaines résolument modernes. En Allemagne il a été confronté à l’art du Bauhaus ou de grands artistes ont enseignés, et parmi lesquels on peut citer Johannes Itten, Vassily Kandinsky, Paul Klee, László Moholy-Nagy ou Marcel Breuer. 92 93 Michel Archambaud, Francis Bacon Entretiens, Folio, 2009 p.125 Antonin Artaud, Œuvres complètes XIII, Le suicidé de la société, Gallimard, 1974, p.46 Ces artistes se sont attaqués à la représentation de l’époque moderne, par les moyens d’expressions qu’offre la peinture dans le but d’une meilleure compréhension de la modernité. L’idée de ce groupe d’artistes était d’oublier le statut professionnel de l’artiste et par conséquent de diriger les recherches plastiques dans un but utilitaire et fonctionnel. « Le but final de toute activité plastique est la construction ! […] Architectes, sculpteurs, peintres ; nous devons tous revenir au travail artisanal, parce qu’il n'y a pas d'art professionnel. Il n’existe aucune différence essentielle entre l’artiste et l’artisan. »94 Et au contraire Bacon admet un état supérieur de la nature, un état supra-naturaliste qui nait du caractère artistique. Antonin Artaud reconnaissait la force de l’état supra naturaliste à travers la quête de Gérard de Nerval qui, dit-il s’était rendu compte « que les états supranaturalistes sont des états formidablement réels dans lesquels nous devrions plonger à chaque minutes »95. Cet état supra naturaliste est l’une des bases essentielles pour comprendre le travail et la réalité de Bacon. Et pour cause l’un des moyens de capter ces états supérieurs est la sensation, qui est de plus en plus brimée par le système communautariste pour lequel la logique de la sensation est un danger. L’artiste se doit de s’extraire d’une telle logique pour n’en ressentir que les hautes sphères comme les mécanismes d’une société. « [La peinture] a toujours été connue et bien sûr a toujours existé, et c’est de son coup de massue que Van Gogh n’a cessé de frapper toutes les formes de la nature et les objets ; Cadrés par le clou de Van Gogh, les paysagent montrent leur chairs hostile, la hargne de leur replis éventés que l’on ne sait qu’elle force étrange est d’autre part en train de métamorphoser. »96 5. D’où vient cette force étrange dont parle Artaud, celle-là même qui rend les visions de Van Gogh si différente des autres peintres ? Peut-être est-ce un problème de conscience des choses 94 95 96 Manifeste du Bahaus Antonin Artaud, Œuvres complètes XIII, Gallimard, 1974, p.14 Idem p.170 qui fait écho aux œuvres du peintre anglais. Une nouvelle prise de conscience contre une pensée réductrice qui est arrivée au bout du chemin ; « Ce n’est pas seulement que les mœurs soient pourries, c’est que l’anatomie où nous vivons est pourrie matériellement et physiquement de vers réels ; d’apparences obscènes, d’esprits venimeux, d’organismes infects, qu’on peut voir à l’œil nu pourvu qu’on en ai comme moi longuement, âcrement et systématiquement souffert »97 Le parcours du poète Artaud est traversé par la souffrance et finit sa course dans un rejet complet de tous ce qui attrait à ses malheurs sous quelques formes qu’ils soient, et c’est de la même façon que Bacon a souffert des choses, de ces esprits venimeux et ces organismes infectes. Les origines anglaises du peintre lui ont toujours permit de garder la face dans les jeux sociaux et par bonheur de moins souffrir du monde que n’a pu en souffrir Artaud. Le peintre n’était pas en désengagement totale avec le monde, et pour cause son œuvre réclamait un besoin, une soif insatiable du monde et de ses images. La distance qu’établie Artaud avec le monde se construit dans la solitude, et c’est de la même manière que Bacon s’en écartera aussi pour appréhender avec plus d’objectivité ce qui l’entoure, « Oui c’est vrai, j’ai le sentiment d’avoir passé la plus grande partie de ma vie seul » 98 Cette solitude, c’est ce qui amène l’artiste à reconsidérer le monde dans son ensemble, ainsi le théâtre de la cruauté se veut une analyse plus aigüe et plus vrais des choses. La solitude comme un mal incurable, force l’homme à se suffire à cette solitude comme en son meilleur compagnon. Souvent (en tout cas chez Artaud et Bacon et Lawrence) une certaine austérité et une certaine méchanceté rendent les visions de ces isolés comme des faits bruts et crus dont ils se satisfont pleinement ; « Chez celui en qui la volonté se manifeste jusqu’au degré où elle est la méchanceté bien déterminée, il naît de là nécessairement une douleur extrême, un trouble inapaisable, une incurable souffrance ; aussi, incapable de se soulager directement, il recherche le soulagement par une voie indirecte ; il se soulage à contempler le mal 97 98 Antonin Artaud, Le théâtre et la science, L’Arbalète, 1948 Michel Archambaud, Francis Bacon Entretiens, Folio, 2004, p.132 d’autrui, et à penser que le mal est un effet de sa puissance à lui. Ainsi le mal des autres devient proprement son but ; c’est un spectacle qui le berce ; et voilà comment naît ce phénomène, si fréquent dans l’histoire, de la cruauté au sens exact du mot… » 99 Ce que Schopenhauer soulève ici est l’essence même du sens critique des deux artistes et de bien d’autres d’ailleurs. On peut s’arrêter à cette définition et voir dans celle-ci un complément de la définition de réalisme-créateur. Car c’est en un sens ce qui fait le réalisme-créateur de Bacon, ce soulagement éprouvé par l’artiste à dénoncer un mal qu’il observe. Mais si comme Schopenhauer l’explique, cette critique acerbe était perçue par l’artiste come un effet de sa propre puissance, comme si en peignant, il créait un mal. Ce n’est plus alors de l’observation, car le fait de peindre implique forcément de la création. La puissance démiurgique du peintre s’établie alors dans la création d’un monde en souffrance, à travers la figure de l’homme. Cela nous rappelle aussi les propos que tenait Bacon quant à la tradition espagnole qui consistait à représenter des nains ou des enfants malades pour prendre conscience de son propre état. Et si plus haut nous nous posions la question, est-ce que Bacon aussi dans ses représentations difformes prend conscience de son propre corps ? Il s’avère effectivement possible que lui aussi célèbre la différence pour mieux se (re)connaitre. Il faut donc voir dans la cruauté des visions de Bacon la cause de son sens critique et de son réalisme créateur. Cela dit quand le philosophe affirme que la cruauté vient du sujet même de cette cruauté, Artaud lui voit les choses différemment et met la société sur le banc des accusés. Il attaque la société et la rend responsable de cette cruauté que chacun renferme en lui. A travers sa propre expérience mais aussi celle du peintre qu’il aime tant, celui qui a fait tournoyer tant de soleils ; « Van Gogh n’est pas mort d’un état de délire propre, Mais d’avoir été corporellement le champ d’un problème autour duquel, depuis les origines, se débat l’esprit inique de cette humanité. Celui de la prédominance de la chair sur l’esprit, ou du corps sur la chair, ou de l’esprit sur l’un et l’autre. Et où est dans ce délire la place du moi humain ? 99 Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, PUF, 2004, p.458-459 Van Gogh chercha le sien pendant toute sa vie avec une énergie et une détermination étranges, et il ne s’est pas suicidé dans un coup de folie, dans la transe de ne pas y parvenir, mais au contraire il venait d’y parvenir et de découvrir ce qu’il était et qui il était, lorsque la conscience générale de la société, pour le punir de s’être arraché à elle, Le suicida. Et cela se passa avec Van Gogh comme cela se passe toujours d’habitude, à l’occasion d’une partouse, d’une messe, d’une absoute, ou de tel autre rite de consécration, de possession, de succubation ou d’incubation. Elle s’introduit donc dans son corps […] Effaça en lui la conscience surnaturelle qu’il venait de prendre, et, telle une inondation de corbeaux noirs dans les fibres de son arbre interne, Le submergea d’un dernier ressaut, Et, prenant sa place, Le tua. Car c’est la logique anatomique de l’homme moderne de n’avoir jamais pu vivre, ni penser vivre, qu’en possédé. »100 Le rapport que nous établissons donc ici entre antonin Artaud et Francis Bacon et même en un sens plus large avec Gilles Deleuze et D.H Lawrence ou encore William Burroughs mais aussi dans tous les faits que nous avons mis au claire dans ce mémoire, tend à prouver que la vision du monde dans les représentations qu’en fait Bacon se caractérise par un mouvement de fond que l’on pourrait qualifier d’aléatoire et de changeant. Comme un état du monde en transformation constante, une impermanence de l’image distançant les acquis et préjugés au profit d’une sensation pure. CONCLUSION. 100 Antonin Artaud, Œuvres complètes Post-scriptum, Gallimard, 1974, p.21 En conclusion les œuvres de Francis Bacon qui paraissent à priori sans rapport les unes aux autres sont en fait issues d’une filiation logique dans la recherche de la sensation. Cette filiation c’est celle qui a été exposée tout le long de ce mémoire, car nous avons débutés par l’influence de Picasso auprès duquel Bacon a pensé trouver des possibilités merveilleuses. L’influence considérable de Picasso ne s’est jamais vraiment effacé des tableaux de Bacon à l’image d’Isabelle Rawsthrone tournant la clé dans la serrure (motif rendu célèbre par Picasso). Mais Bacon a tout de même laissé de côté son maître pour aborder le sujet religieux, et si un artiste athée s’est penché sur ce thème c’est essentiellement pour donner de la force à ses images, leur donner la valeur d’icônes. En tant qu’amateur d’images en tout genre, l’icône s’est présentée à lui comme l’image par excellence. Ses peintures religieuses ont pour but la sacralisation de l’image dans une représentation nouvelle (nouvelle forme de Crucifixion par exemple). C’est à partir des années 1944 qu’il peint la sensation. Comme la solution aux recherches de toute une vie, Bacon s’empare de la force de la sensation et confère une puissance inouïe à ses Figures, qui ont aussi pour but un renouvellement de l’icône classique. La représentation par la sensation résulte de nombreuses influences, en premier lieu celle de Van Gogh. Enfin, c'est à Rembrandt qu'il faut rendre l'hommage de la recherche de l'humanité dans la représentation picturale. C'est lui qui a donné ses lettres de noblesse à la faiblesse du corps humain, qui le premier à rendue l'aspect périssable de la chaire mais aussi de l’âme en se plaçant par conséquent dans un discours profane, loin des vanités mondaines de ses contemporains. On ne peut que retrouver cette déchéance dans les toiles de Bacon, dans un aspect plus lisse certes mais toujours aussi marqué par la reconsidération de la condition humaine comme d'une chose périssable, mouvante et fuyante. Le travail de l’inconscient sur l‘œuvre artistique est aussi un moyen nouveaux et tout à fait intéressant de comprendre les intentions d’un artiste. C’est un fait nouveau puisque les œuvres classiques ne révèlent pas d’intérêt en termes d’inconscient, hormis le travail de Rembrandt qui se place en marge de ce point de vue. La plupart des œuvres classiques répondant à des commandes, la création de l’artiste n’était alors pas mise en avant. Depuis la fin du XIXème siècle la notion d’œuvre artistique s’est développée en portant l’accent sur le ressentit de l’artiste face au monde. La pertinence de cette évolution se retrouve dans la création du mouvement abstrait. Francis Bacon a lui aussi contribué à cette recherche en travaillant avec des réseaux d’associations complexes ainsi qu’avec la perception inconsciente mise en avant par Enrhenzweig. Les œuvres abstraites ont bien sur leur rôle à jouer dans l’évolution de l’art mais dans un courant à part, et pour cause il semble difficile et même vain de comparer l’abstraction et la figuration. En joignant sa recherche de la représentation, ses diverses influences, et ses qualités innées de décorateur, Francis Bacon nous présente une réalité créée de toute pièce, tellement similaires à la nôtre et pourtant tellement différente. C’est en cela que la peinture de Bacon se forme dans un réalisme créateur. Le traitement de la Figure par Bacon est unique en ceci qu’il porte en lui assez de puissance suggestive pour faire ressentir la violence de la scène sans tomber dans l’illustratif. En effet, toutes ces œuvres semblent évoluer dans un cadre intemporelle, les figures y semblent torturées et traversées par une violence inouïe, mais sans anecdote, sans brutalité. Si toutefois l'œuvre de Bacon devait révéler une innovation majeure, c'est très certainement celle de la définition de l'homme à travers l'œuvre figurative. Non seulement parce que c'est une définition qui change sans cesse, et évolue avec les sociétés dans le temps, mais de plus elle se recoupe avec le travail de nombreux artistes. C'est Artaud le premier qui m'a éclairé sur la possibilité que les choses ne sont pas ce qu'elles paraissent être. Il ne faut pas entendre ici que tous ce que nous voyons ou entendons est faussé, mais que nous ne pouvons-nous détacher de notre point de vue largement influencé. Ainsi ce ne sont pas les choses qui seraient fausses mais nous qui les rendrions fausses ou absurdes. Gilles Deleuze a aussi contribué à constater que les choses s’établissent dans un mouvement et non dans des phases arrêtées, ce qui ce relie à la théorie des cordes de Gabriel Veneziano qui entend que tout ne serait que vibrations, vibrations des tableaux de Van Gogh, de Bacon. Le long de ce mémoire nous avons tentés de retrouver à la fois les influences et les explications de ces influences sur le peintre anglais. Il a été abordé plusieurs sujets, tous assez différents bien que reliés dans tous les cas à l’œuvre de Francis Bacon. On pourrait toutefois se demander ce que deviendra son œuvre, sa place est actuellement dans des collections privées pour la plupart des œuvres. Seuls quelques tableaux sont achetés par les musées, et je pense qu’il faudrait répandre l’œuvre de l’artiste dans un but de démocratisation de la peinture. Car bien que ce style ne soit pas aux gouts de tout le monde par sa complexité, il a le mérite d’avoir été fait par un peintre qui ne l’était pas, c’est un homme qui a décidé de prendre un pinceau sous l’impulsion des œuvres de Picasso. Ce travail est une preuve que l’artiste peut se faire lui-même. Aussi, démocratisation de la peinture puisque l’appel à la sensation est à la portée de n’importe qui, et un travail figuratif est toujours plus évident à comprendre (par comparaison) pour un non-initié. Enfin l’analyse de la sensation tend à affirmer avant tout qu’elle ne peut que se vivre. Il n’y aura pas mieux qu’un tableau pour se faire comprendre lui-même. « Car la réalité est terriblement supérieure à tout histoire, à toute fable, à toute divinité, à tout surréalité. Il suffit d’avoir le génie de l’interpréter. »101 101 Antonin Artaud, Œuvres complètes XIII, Gallimard, 1974, p.175 Table des matières - Introduction p. 2 - 1 – L’influence de Picasso p. 6 La question des influences chez Francis Bacon – Le paradoxe déformation/représentation – Les débuts du style Bacon – La première Crucifixion. - 2 – Le Sacré chez Francis Bacon p. 17 Le thème du Sacré chez Francis Bacon - Confrontation Bacon/Picasso avec le thème de la Crucifixion – Les reprises du Pape Innocent X de Velasquez - La question de Dieu chez Francis Bacon. - 3 – La représentation et/par la sensation p. 31 Définition de la sensation – Van Gogh maître de la sensation – Rembrandt précurseur de la chair – Définition de soi à travers la peinture de la sensation. - 4 – Caractéristiques stylistiques de Francis Bacon, Réalisme créateur p. 53 Le symbolisme, cages, pistes – Homogénéité de la composition par l’aplat – Courant artistique de Francis Bacon : Le réalisme créateur – Contre la rigidité de la conscience. Index des œuvres de Francis Bacon cités suivant l’ordre des références. 9 Crucifixion, 1933. Huile sur toile, 70 x 48 cm. Collection particulière 9 Intérieur d’atelier, 1934. Huile sur toile 12 Triptyque, Trois études de figure à la base d’une crucifixion, 1944. Huile et pastel sur toile, chaque panneau 94 x 74 cm. Collection The Tate Modern Gallery, Londres. 12 Triptyque, Trois études pour une crucifixion, 1962. Huile sur toile, chaque panneau 198 x 145 cm. Collection The Solomon R. Guggenheim Museum, New York 12 Triptyque, Crucifixion, 1965. Huile sur toile, chaque panneau 198 x 147,5 cm. Collection Staatsgalerie Moderner Kunst, Munich. 12 Tryptique, Mai-juin, 1974. Huile sur toile, chaque panneau 198 x 147.5 cm. 14 Composition (figure), 1933. Gouache, pastel, crayon et encre sur papier, 58 x 38 cm. Collection Marlborough International Fine Art, Londres. 14 Gouache, 1929. Gouache et aquarelle sur papier, 35 x 25 cm. Collection The Tate Gallery, Londres. 14 Abstraction d’après une forme humaine, 1936 14 Watercolour, 1929 22 Tête VI, 1949. Huile sur toile, 93 x 77 cm. Collection The Arts Council of Great Britain, Londres. 22 Etude d’après le portrait du Pape Innocente X par Velasquez, 1953. Huile sur toile, 153 x 118 cm. Collection Des Moisnes Art Center, Iowa. 23 Etude d’un nu accroupi, 1952. Huile sur toile, 198 x 137 cm. Collection Detroit Institut of Arts. 23 Personnage d’un paysage, 1945. Huile sur toile, 144x 123 cm. Collection The Tate Gallery, Londres. 23 Deux figures, 1953. Huile sur toile, 152 x 116 cm. Collection privée. 25 Peintures 1946, 1946. Huile sur toile, 197 x 132 cm. Collection Museum of Modern Art, New York 36 Trois études pour un portrait d’Isabelle Rawsthrone, 1967. Huile sur toile, 119 x 152,2 cm. Collection Nationalgalerie, Berlin. 36 Autoportrait, 1979. Huile sur toile, chaque panneau 37,5 x 31,8 cm. Collection Jacques et Natasha Gelman. 42 Série, Etude pour un portrait de Van Gogh, 1957. Huile sur toile, 198 x 142 cm. Thomas Ammann Fine Art, Zurich. 45 Triptyque, Etude du corps humain, 1970. Huile sur toile, chaque panneau 198 x 147,5 cm. Collection Marlborough International Fine Art. 53 Trois études pour une Crucifixion, 1962. Huile sur toile, chaque panneau 198 x 147,5 cm. Collection Solomon R. Guggenheim Museum, New York. 53 Etude pour une figure IV, 1956. Huile sur toile, 61 x 50 cm. Collection Museum of Modern Art, New York. 54 Fragment d’une crucifixion, 1950. Huile sur toile, 140 x 108 cm. Collection Stedelijk Van Abbemuseum, Eindhoven. 56 Figure en mouvement, 1982. Huile sur toile, 198 x 147,5 cm. Collection Marlborough International Fine Art. 56 Triptyque, Etude pour un autoportrait, 1985. Huile sur toile, chaque panneau 198 x 147,5 cm. Collection Marlborough International Fine Art. 57 Etudes de nu avec personnage dans un miroir, 1969. Huile sur toile, Collection Galerie Beyeler, Bâle. 58 Triptyque, Tryptique à la mémoire de Georges Dyer, 197. Huile sur toile, 198 x 147,5 cm. Collection Fondation Beyeler, Bâle. 59 Triptyque, Trois études de Lucian Freud, 1969. Huile sur toile, chaque panneau 198 x 147,5 cm. Collection particulière. 59 Triptyque, Etudes d’après le corps humain, 1970. Huile sur roue, chaque panneau 198 x 147,5 cm. Collection Marlborough International Fine Art. 64 Sang sur le sol, 1986. Huile et pastel sur toile, 198 x 147,5 cm. Collection particulière Richard Nagy, Londres. Index des autres œuvres cités suivant l’ordre des références. 7 Le Massacre des Innocents, 1627. Huile sur toile, 147 x 171 cm. Musée Condé, Chantilly. 8 Le Cuirassé Potemkine, 1925. S.M. Eisenstein. Production Jacob Bliokh. 8 Baigneuse à la cabine, 1929. Pablo Picasso. Mine de plomb sur papier, 30 x 23 cm. Musée Picasso, Paris. 8 La Nageuse, 1929. Pablo Picasso. Huile sur toile, 1,62 x 1,30 m ; Musée Picasso, Paris. 8 The Waste Land: A Facsimile and Transcript of the Original Drafts Including the Annotations of Ezra Pound, 1974. Mariner Book. 9 La Nana, 1901. Pablo Picasso. Huile sur toile, 104 x 61 cm. Musée Picasso, Barcelone. 9 Portrait d'un nain assis à terre, 1645. Diego Velasquez. Huile sur toile, 106 x 81 cm. Musée du Prado, Madrid. 12 Crucifixion, 1930. Pablo Picasso, Huile sur contreplaqué, 55 x 66 cm. Musée National Picasso, Paris 14 Arlequin 18 Crucifixion, 1932. Pablo Picasso, 13 dessins de Boisgeloup, 17 septembre- 21octobre 1932- parue dans Minotaure, n°1,1933 p.30-31. 20 Retable d’Issenheim, 1512. Matthias Grünewald. Peinture sur bois, panneau central 269 x 307 cm, panneaux latéraux 269 x 114 cm. Musée Unterlinden, Colmar. 22 Portrait du pape Innocent X, 1650. Diego Velasquez, Huile sur toile, 140 x 120 cm. Collection Galleria Doria Pamphilj, Rome. 41 Pot de gingembre, sucrier et oranges, 1902. Cézanne, Huile sur toile, 73 x 61 cm. Collection Lillie P. Bliss. 41 Olympia, 1863. Edouard Manet, Huile sur toile 130 x 190 cm. Musée d’Orsay, Paris. 43 Les Raboteurs, 1875. Gustave Caillebotte, Huile sur toile, 102 x 146 cm. Collection Musée d’Orsay, Paris. 45 La chambre à coucher, 1888. Vincent Van Gogh, Huile sur toile, 72 x 90 cm. Musée Gogh, Amsterdam. Van 48 Bœuf écorché, 1655. Rembrandt, Huile sur bois, 69 x 94 cm. Musée du Louvre, Paris. 52 Conversations pieces, (autour de) 1725. William Hogarth. Collection The Tate Gallery, Londres. La leçon d’anatomie du professeur Tulp, 1632. Rembrandt, Huile sur toile, 169 x 216 cm. 52 Mauritshuis, La Haye. 54 Le penseur, 1902. Auguste Rodin. Bronze, 2 x 1,30 m. Musée Rodin, Paris. 58 La vision après le sermon, 1888. Paul Gauguin, Huile sur toile, 73 x 91 cm. Museum of Scotland, Edimbourg. Bibliographie. - William Burroughs, traduit par Eric Kahane, Le festin nu, Gallimard, 2002 - J.G. 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