Michel Foucault, 1994 [1984], « Des espaces autres », Dits et écrits

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Michel Foucault, 1994 [1984], « Des espaces autres », Dits et écrits
Par Francis Ducharme
Michel Foucault, 1994 [1984], « Des espaces autres », dans Dits et écrits : 1954-1988, t.
IV (1980-1988), Paris : Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences
humaines », p. 752-762.
Note : Cet article sert notamment d'appui théorique principal à la critique littéraire
suivante : Helga Finter, « Espace public, espace privé ; les hétérotopies de Sophie Calle »,
dans Puck, vol. 12, 1999, p. 102-105.
Résumé
Cette conférence de Michel Foucault défend d'abord la thèse de l'importance de l'espace et
de l'emplacement dans la société contemporaine par opposition au temps. Après une mise
en perspective historique, l’auteur développe des catégories d'espaces en faisant de l'une
d'elles l'essentiel de son propos : les « hétérotopies ». Pour lui, dans nos sociétés
contemporaines désacralisées, certains espaces demeurent chargés d'une grande importance
et conservent une certaine sacralité perdue ailleurs. Les hétérotopies se définissent par la
cohabitation des espaces irréels dans des espaces réels, voire même de temps différents
dans le temps présent, c'est-à-dire que les hétérotopies peuvent aussi être des
« hétérochronies ». L'analyse de ces lieux pourrait s'appeler « hétérotopologie » (p. 756); ce
ne serait pas une science, mais une étude rigoureuse définie en des termes semblables à
ceux utilisés pour définir les études littéraires. Foucault donne quelques principes pour
fonder cette étude et plusieurs exemples d'espaces « hétérotopiques », desquels les théâtres
font partie, car ils font coexister plusieurs lieux et temps incompatibles dans un espace réel.
Dans les sociétés traditionnelles, les « hétérotopies » sont associées à des « états de crise »,
alors que dans les sociétés modernes, il s'agit plutôt de déviation par rapport aux normes
sociales (p. 756-757). Pour éviter de trop schématiser la différence entre le temps ancien et
le temps présent, Foucault ajoute que le fonctionnement d'une même hétérotopie peut varier
au cours de l'histoire d'une culture, et varier d'une culture à l'autre. Certaines hétérotopies
sont plutôt ouvertes et pénétrables, d'autres ont un accès plus restreint. Pour conclure,
Foucault tente de cerner les fonctions possibles de ce phénomène par rapport à l'espace
normal. Il en propose deux : une fonction de dénonciation (de critique) de l'espace restant et
une fonction de compensation par rapport à l'espace restant (en créer un meilleur).
Lieux qui sont ou pourraient être des hétérotopies :
Un miroir (p. 56), les lieux sacrés ou interdits traditionnels (p. 756), le lieu du voyage de
noces (p. 757), les maisons de repos (p. 757), les cliniques psychiatriques (p. 757), les
prisons (p. 757), les maisons de retraite (p. 757), les cimetières (p. 757), les théâtres et les
cinémas (p. 758), les jardins (p. 758), les maisons closes (p. 761), certaines colonies
(p. 761), les bateaux (p. 762).
Quelques exemples d'hétérochronies « éternitaires » : cimetières, musées, bibliothèques (p.
759). Par opposition, les fêtes sont des hétérochronies « chroniques » (p. 760).
Citations importantes
« La grande hantise qui a hanté le XIXe siècle a été l'histoire […] L'époque actuelle serait
plutôt l'époque de l'espace. Nous sommes à l'époque du simultané, nous sommes à l'époque
de la juxtaposition, à l'époque du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé. Nous
sommes à un moment où le monde s'éprouve, je crois, moins comme une grande vie qui se
développerait à travers le temps que comme un réseau qui relie des points et qui entrecroise
son écheveau. » (p. 752)
« On pourrait dire, pour retracer très grossièrement cette histoire de l'espace, qu'il était au
Moyen Âge un ensemble hiérarchisé de lieux : lieux sacrés et lieux profanes, lieux protégés
et lieux au contraire ouverts et sans défense, lieux urbains et lieux campagnards ». (p. 753)
« le vrai scandale de Galilée [est, au XVIIe siècle,] d'avoir constitué un espace infini, et
infiniment ouvert ; de telle sorte que le lieu du Moyen Âge s'y trouvait en quelque sorte
dissous, le lieu d'une chose n'était plus qu'un point dans son mouvement, tout comme le
repos d'une chose n'était que son mouvement indéfiniment ralenti. Autrement dit, à partir de
Galilée, à partir du XVIIe siècle, l'étendue se substitue à la localisation. De nos jours,
l'emplacement se substitue à l'étendue qui elle-même remplaçait la localisation.
L'emplacement est défini par les relations de voisinage entre points ou éléments ;
formellement, on peut les décrire comme des séries, des arbres, des treillis. » (p. 753)
« le problème de la place ou de l'emplacement se pose pour les hommes en termes de
démographie [...] la question de savoir s'il y aura assez de place pour l'homme dans le
monde […] c'est aussi le problème de savoir quelles relations de voisinage, quels types de
stockage, de circulation, de repérage, de classement des éléments humains doivent être
retenus » (p. 753-754).
« je crois que l'inquiétude d'aujourd'hui concerne fondamentalement l'espace, sans doute
beaucoup plus que le temps » (p. 754)
« l'espace contemporain n'est peut-être pas entièrement désacralisé – à la différence sans
doute du temps qui, lui, a été désacralisé au XIXe siècle. [...] Et peut-être notre vie est-elle
encore commandée par un certain nombre d'oppositions auxquelles on ne peut pas toucher
[…] : par exemple, entre l'espace privé et l'espace public, entre l'espace de la famille et
l'espace social, entre l'espace culturel et l'espace utile, entre l'espace de loisirs et l'espace de
travail : toutes sont animées encore par une sourde sacralisation. » (p. 754)
« L'espace du dehors [...] est en lui-même […] un espace hétérogène. […] nous ne vivons
pas à l'intérieur d'une sorte de vide, à l'intérieur duquel on pourrait situer des individus et
des choses […] nous vivons à l'intérieur d'un ensemble de relations qui définissent des
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emplacements irréductibles les uns aux autres et absolument non superposables. » (p. 754755)
« Les utopies, ce sont les emplacements sans lieu réel. » (p. 755)
Définition d'« hétérotopie » :
« Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux
réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l'institution même de la société, et
qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d'utopies effectivement réalisées dans
lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l'on peut trouver
à l'intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux
qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces
lieux, parce qu'ils sont absolument autres que tous les emplacements qu'ils reflètent et dont
ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopies. » (p. 755-756)
« L'hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs
emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles. » (p. 758)
« Les hétérotopies sont liées, le plus souvent, à des découpages du temps, c'est-à-dire
qu'elles ouvrent sur ce qu'on pourrait appeler, par pure symétrie, des hétérochronies ;
l'hétérotopie se met à fonctionner à plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte de
rupture absolue avec leur temps traditionnel »
Réflexions personnelles
Ce texte de Foucault est d'abord très séduisant, parce qu'il rassemble au sein d'un même
concept un grand nombre d'espaces singuliers. L'étymologie grecque du concept renvoie à
l'idée d'altérité (le préfixe hétéro) et de lieu (le suffixe vient de topos), ce qui résume assez
bien son propos. Toutefois, l'idée d'altérité est à la fois complexe et très vaste. Il est
dommage que Foucault n'ait pas davantage développé sa description. Il aurait pu
notamment définir davantage une typologie des hétérotopies, car il n'apparaît pas évident
que des lieux aussi différents qu'un théâtre, un miroir, une bibliothèque ou un bateau
partagent beaucoup de points communs. Cette analyse aurait permis de cerner plus en détail
les facteurs d'émergence des hétérotopies, leurs fonctions et leurs causes. Certes, l'idée
d'une cohabitation de plus d'un lieu dans un même espace, par le biais de l'imaginaire et des
signes présents, me semble une théorie juste et opératoire. Mais j'aurais davantage analysé
ce que j'appellerais « l'expérience hétérotopique », à savoir ce qui fait qu'un lieu devient un
« espace autre » dans la perception d'une personne et quels sont les effets d'un tel espace sur
un individu.
Si Foucault a prononcé sa conférence en Tunisie en 1967, ce n'est qu'au printemps 1984
qu'il autorise sa publication, qui sera posthume, comme pour plusieurs autres textes, car il
décède le 25 juin 1984 d'une maladie reliée au VIH. On peut postuler que Foucault a
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proposé oralement les grandes lignes de cette théorie, mais qu'il a choisi de ne pas prendre
le temps nécessaire pour la mettre davantage à l'épreuve et pour la développer sous la forme
d'un texte plus long. Il est plutôt connu pour s'être engagé, à l'époque de la présentation de
cette conférence, dans diverses causes militantes et intellectuelles : pour les causes
étudiantes de 1968, puis dans les années 1970, pour la défense des droits des prisonniers,
tout en produisant une œuvre philosophique d'envergure sur l'histoire et la linguistique,
avec notamment L'Ordre du discours (1971). Sa manière de traiter de l'organisation spatiale
des prisons dans Surveiller et punir (1975), qui est d'abord un rapport de recherche sur les
prisons, adopte une perspective semblable à celle de « Des espaces autres ». Dans la mesure
où on ne peut plus interroger l'auteur, mais seulement relier ses textes entre eux, il serait
d'ailleurs intéressant de rapprocher la théorie de la « microphysique du pouvoir » dans les
espaces « disciplinaires » de Surveiller et punir et la fonction de critique qui peut être
attribuée à certaines hétérotopies.
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