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instrument piano titre BRAHM S, VARIATIONS stefan chaplikov collection jeunes solistes Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 1 CONSERVATOIRE NATIONAL SUPÉRIEUR DE MUSIQUE ET DE DANSE DE PARIS 20/10/14 15:12 Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 2 20/10/14 15:12 Stefan cHAPLIkOV Né à Plovdiv, Bulgarie, Stefan Chaplikov fait à l’âge de 11 ans ses débuts à Sofia comme soliste de l’ensemble de chambre Les Solistes de Sofia avec le Concerto en ré mineur BWV 1052 de Bach. Il est lauréat de nombreux concours internationaux, entre autres : Grand Prix au Concours International de Varna, au Concours International Schumann-Brahms de Plovdiv, Premier Prix au Concours International Rubinstein de Paris ; Deuxième Prix au Concours International Albert Roussel de Sofia. En 2006, il achève brillamment ses études à l’École nationale de musique Dobrine Petkov à Plovdiv et reçoit le prestigieux prix du même nom. Entré en 2006 au Conservatoire de Paris dans la classe de piano de Michel Béroff, Denis Pascal et Marie-Josèphe Jude, il y obtient en 2011 son diplôme de Master, mention Très Bien. Dans le cadre de son cursus de musique de chambre, il bénéficie des conseils de Daria Hovora. Pendant ses études à Paris, Stefan Chaplikov est lauréat-boursier de la Fondation Meyer et du Fonds de Tarrazi, de l’ADAMI et du prix Oriolis. Sa carrière de soliste et de chambriste l’amène à jouer dans des endroits prestigieux en France, en Espagne et au Canada, et dans divers festivals et académies de musique comme, récemment, à l’Académie de Musique de Lausanne en 2011, et Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 3 20/10/14 15:12 au Banff Centre, Canada, en 2012. Il a bénéficié des conseils de maîtres tels que Leon Fleisher, Fou Ts’ong, Éric Heidsieck, Dmitri Bashkirov, Bruno Canino, Idil Biret et John O’Conor. En 2013, il a été accepté dans le prestigieux Rebanks Family Fellowship Program dans l’École Glenn Gould à Toronto où il a été dans la classe de piano de John Perry. Depuis septembre 2014, il est étudiant en Diplôme d’Artiste au Yale School of Music dans la classe de piano de Peter Frankl. [email protected] Born in Plovdiv, Bulgaria, Stefan Chaplikov made his concert debut in Sofia at the age of eleven as a soloist with the Sofia Soloists chamber ensemble performing Bach’s Piano Concerto in D Minor, BWV 1052. He was the recipient of the Bulgarian Minister of Culture’s Award for Outstanding Artistic Achievements as well as receiving an Honorary Diploma from the President of the Republic for “Exceptional Results in the Musical Arts”. In 2006, he continued his education at the Conservatoire de Paris in the studio of Michel Béroff, Denis Pascal and Marie-Josèphe Jude. While there, Stefan received chamber music coaching with Daria Hovora. During his studies in Paris, Mr Chaplikov was awarded scholarships and grants from the Adami, Meyer and Tarazzi Foundations, as well as the prix Oriolis for 2010. In 2011, Stefan obtained his Master’s degree in Piano from the Conservatoire de Paris with highest distinctions (Mention Très Bien). Stefan Chaplikov has performed across Europe and North America to a high critical acclaim. First prize winner of Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 4 20/10/14 15:12 several international competitions, including the International Piano Competition Varna, Nikolai Rubinstein International Piano Competition, Paris, International Piano Competition Schumann-Brahms in Plovdiv, Bulgaria, second prize at the Concours international de piano Albert-Roussel in Sofia, Mr. Chaplikov enjoys a versatile career as a soloist, concerto soloist, and chamber musician. His emerging career thus far has seen him performing in venues such as Salle Cortot, Musée de l’Armée, Paris, Musée des Augustins de Toulouse, Palacio de Festivales de Cantabria, Santander, Richard Bradshaw Amphitheatre and Koerner Hall, Toronto. Recent performance highlights include a concerto with the Plovdiv Philharmonic Orchestra in Bulgaria under the baton of Dian Chobanov performing Beethoven’s Piano Concerto no. 4. Stefan has been invited to several prestigious music festivals and academies, most recently The Banff Centre, Encuentro de Música y Academia Santander, Académie de Musique Lausanne, Festival International des Jeunes Étoiles Paris. He has also studied or coached with such esteemed pedagogues as Leon Fleisher, Fou Ts’ong, Dmitri Bashkirov, Bruno Canino, Idil Biret, Éric Heidsieck and Marc Durand. In 2013, he was accepted into the prestigious Rebanks Family Fellowship Program at The Glenn Gould School in Toronto where he is a student of John Perry. In September 2014 he was admitted to the Artist Diploma programme at the Yale School of Music under the tutelage of Peter Frankl. Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 5 20/10/14 15:12 Le statut de l’interprète subit actuellement une évolution déterminante et l’instrumentiste formé au Conservatoire n’est plus seulement le virtuose qui compose son répertoire en vue d’ébahir le public par ses prouesses digitales. bRAHMS, vARIATIONS Il est aussi une figure intellectuelle qui réfléchit sur le sens des œuvres, sur sa propre démarche, sur l’orientation de son répertoire et en ce sens on peut admettre qu’il « compose » également. Vus depuis cette perspective, les choix de Stefan Chaplikov quant au programme de cet enregistrement méritent d’être placés à la lumière des interrogations qui les ont fait naître. Le choix d’une forme unique, la variation, et à plus forte raison d’un seul compositeur, Johannes Brahms, pose au moins une question essentielle, à savoir celle de l’évolution d’un type de forme musicale chez un auteur donné. Car voilà le problème conceptuel auquel nous confronte le pianiste, et auquel il nous offre une réponse sensible : comment, entre 1854 et 1861, Brahms va-t-il s’intéresser à ce cadre spécifique de l’organisation du matériau musical qu’est la variation, le faire évoluer, et que cela révèle-t-il de l’évolution des préoccupations compositionnelles de l’auteur ? C’est sans aucun doute la question que s’est posée l’interprète de ces pièces, et c’est donc par ce biais que nous tenterons d’en percer une partie du sens — et une partie seulement, l’analyse d’une œuvre étant impuissante Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 6 20/10/14 15:12 à en épuiser les significations totales. Exercice toujours périlleux que celui de parler du sens de la musique, quand celle-ci est par nature un support donc le caractère est en définitive objectivement insaisissable. La forme « variation » Lorsque Brahms, en 1854, écrit ses premières variations, la forme n’en est pas à ses balbutiements, elle traîne déjà derrière elle un héritage lourd de sens. Mais qu’entend-on exactement par variation et par forme-variation ? Le problème posé par le terme « variation » vient du fait que celui-ci est très souvent entendu dans son sens large, c’est-à-dire comme la faculté d’apporter du changement. Le simple fait de modifier un objet dans son déroulement temporel suffirait donc à le varier. En musique, il faut le comprendre de façon plus précise. Pour qu’il y ait variation d’une substance thématique, il faut aussi qu’il y ait permanence de certains attributs de cette substance, sans quoi la variation devient simple succession et la cohérence de l’ensemble se borne à un simple cheminement temporel. Pour qu’il y ait variation il faut donc que la mémoire de certaines caractéristiques, mélodiques, métriques ou harmoniques soit décelable à l’audition. En d’autres termes, la variation est en quelque sorte la nature même de la composition,si l’on entend cette dernière comme la manière d’agencer un ou des matériaux musicaux de façon à ce que chacun des moments de la forme ainsi obtenue renvoie à un ou plusieurs autres moments de la même forme. C’est pourquoi elle se retrouve depuis des siècles dans la musique occidentale : une fugue, un Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 7 20/10/14 15:12 canon, un développement portent en eux le principe même de la variation et il n’est donc pas étonnant que cette dernière se rencontre à la fois dans la polyphonie médiévale et renaissante (on pense par exemple au cantus firmus de la liturgie du Moyen Âge — paradigme mélodique sur lequel s’édifiait une polyphonie — ou aux pièces polyphoniques de Claude Lejeune), mais aussi chez les instrumentistes et chanteurs des XVI e et XVII e siècles, pour lesquels la variation était un moyen de briller face à l’auditeur par l’ajout d’ornements virtuoses et raffinés — doubles et diminutions. Les airs de Michel Lambert (1661 et 1689) ou The Harmonious Blacksmith d’Haendel en sont les parfaits exemples, mais on pourrait très bien citer également les Variations sur des airs anglais de Byrd (1591) ou bien encore le second livre de Toccate de Frescobaldi (1637). Mais la variation, dans l’idée d’un processus de composition, est encore trop proche de l’idée et d’une pratique de l’improvisation. C’est avec les organistes que le procédé va dépasser la simple diminution et on trouve bientôt un véritable travail thématique qui cristallisera bientôt ce que nous appellerons la formevariation, incontestable archétype formel de l’organisation du matériau musical — qu’on pense par exemple aux passacailles de Buxtehude ou de Bach, dont le sommet en la matière restera les fameuses Variations Goldberg écrites pour le clavecin. C’est de cette époque qu’apparaissent ces pièces présentant un thème suivi d’une série de variations, et dont le tout constitue un ensemble unitaire. Cependant, les compositeurs de la seconde moitié du XVIII e siècle vont délaisser ce côté contrapuntique tant travaillé par leurs prédécesseurs et traiter la variation davantage dans l’esprit léger de l’ornementation, comme le faisaient les chanteurs et instrumentistes des XVI e et Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 8 20/10/14 15:12 XVII e siècles : ce sera le cas de Haydn, Mozart, mais aussi Pleyel ou Eckaert. C’est véritablement avec Beethoven qu’on peut parler de l’épanouissement de la forme-variation, et à sa suite viendra, tout au long du XVIII e siècle, une pléthore de compositeurs dont les plus connus sont Mendelssohn, Chopin, Heller, Thalberg, Schumann, et surtout celui qui a intéressé Stefan Chaplikov dans cet enregistrement : Johannes Brahms. Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 9 20/10/14 15:12 la variation chez brahms Nous pouvons saluer cet enregistrement à plus d’un titre. Audelà de ses qualités techniques prodigieuses et de la sûreté de ses positions esthétiques, Stefan Chaplikov nous offre en effet deux présents inestimables. D’abord, il éclaire d’une vision nouvelle un répertoire peu connu et peu fréquenté par les pianistes, malgré l’intelligence et la beauté sonore de ses formes : nous pensons là aux deux pièces de l’op. 21, que l’on a que trop rarement l’opportunité d’entendre au concert ou en disque. Mais surtout il nous permet d’apprécier, dans un cadre temporel et esthétique relativement condensé (celui de la forme-variation, chez Brahms, entre 1854 et 1862), les différentes manières et les différentes réponses que propose le compositeur à ce qu’il considère être le « problème » de la variation comme modèle de forme musicale. Ainsi, la forme-variation pourra-t-elle s’éprouver aussi bien au niveau microscopique de l’œuvre en tant que forme fermée et autonome, qu’au niveau macroscopique du groupe d’œuvres élaborées sur quelques années selon un même principe de base. À un niveau supérieur, et dans un effet de mise en perspective tout à fait légitime, il s’agira donc de savoir comment Brahms varie — ou pas — cette forme-variation au fur et à mesure de sa plongée au cœur de la question posée par ce paradigme formel. Ce qui suit n’est pas un exposé technique complexe ; bien au contraire, nous nous efforcerons d’aller à ce qui nous semble être l’essentiel dans ce groupement d’œuvres, et de traiter de points qui sont directement perceptibles par l’auditeur. Aussi faut-il prendre les quelques lignes qui suivent comme une manière de guider l’écoute à certains moments-clés de l’œuvre Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 10 20/10/14 15:12 et d’en préciser les enjeux compositionnels en plaçant des repères chronologiques et en rappelant des références qui nous ont semblé légitimes. Les Variations op. 9 Partant de la définition dont nous avons convenu quant à la forme-variation, il faut en premier lieu s’interroger sur le choix des thèmes variés par Brahms. Ont-ils les mêmes caractéristiques ? Qu’impliquent les qualités de leurs attributs ? Y a-t-il un modèle de thème à varier ? Le thème de l’op. 9, choisi en 1854 par le jeune compositeur alors à peine âgé d’une vingtaine d’années, est absolument exemplaire à la fois dans son matériau, sa forme mais aussi dans la mémoire de laquelle il est déjà chargé lorsque Brahms s’en empare. Au niveau structurel, il est parfaitement symétrique (une mélodie de 8 mesures variée pendant 8 mesures et reprise pendant 8 mesures). Sa formulation mélodique est extrêmement sobre, et quand on observe la manière avec laquelle le tout est harmonisé, on se rend compte que le thème est déjà variation harmonique en soi : la même phrase mélodique est en effet harmonisée de trois façons différentes (tonalité principale de fa dièse mineur, tonalité relative de la majeur et emprunt au ton voisin de si mineur dans sa réexposition). Ainsi Brahms s’empare d’un matériau qui reflète déjà la structure entière de l’œuvre à bâtir, au moins dans son principe mélodico-harmonique. Par ailleurs les références dont il est déjà chargé ne peuvent être passées sous silence : Brahms avait fait connaissance des Schumann durant l’été 1853, et cela avait été le début d’une grande et profonde amitié avec le couple d’artistes. C’est la raison pour laquelle cette œuvre, dédiée à Clara Schumann (les variations 10 et 11 ont Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 11 20/10/14 15:12 d’ailleurs été composées les dernières, deux mois après toutes les autres, le 12 août 1854, jour de la Sainte Clara!) tire son thème du premier Albumblatt op. 99. Par ailleurs il est amusant d’observer que la variation 9 est une paraphrase du deuxième Albumblatt et que la trente-cinquième mesure de la variation 10 commence par le « Thème de Clara Wieck » des Impromptus op. 5l ! Le thème de l’op. 9 possède donc deux caractéristiques essentielles : une structure élémentaire dans sa forme et son matériau, ainsi que la mémoire d’un modèle musical cher au compositeur. Concernant ce modèle, nous venons de voir que Brahms s’en servira pour multiplier (varier?) les références. Ces multiples clins d’œil aux Schumann doivent être entendus ainsi : puisque Robert fournit la substance thématique et que Clara est la destinataire, pourquoi ne pas varier également les allusions qui leur sont faites ? Clara avait d’ailleurs déjà composé des variations sur ce thème. Mais ce qui nous paraît être le plus significatif, c’est la manière avec laquelle est varié ce thème. Deux points nous paraissent intéressants à préciser au cours de ces 16 variations : • d’abord celles-ci ne coïncident pas strictement avec la structure formelle et l’harmonisation du thème, mais sont développées librement avec la mélodie de celui-ci. En cela, elles suivent la trace du Schumann des Études Symphoniques. Par ailleurs, comme pour Schumann, les variations exploitent des tonalités différentes et non la simple opposition majeur/ mineur comme l’auteur le fera plus tard assez régulièrement. En fait, c’est l’hommage rendu au couple d’amis qui importe à Brahms : en multipliant les allusions, les citations, il varie à la fois le thème et la mémoire dont celui-ci est chargé, d’une façon dont se souviendra la postmodernité des années 19801990 dans sa manière de multiplier les références. Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 12 20/10/14 15:12 • mais surtout le jeune compositeur fait preuve d’une science de l’écriture très impressionnante pour son jeune âge. Les ressources contrapuntiques employées tout au long des variations révèlent une connaissance approfondie des procédés dont usait le Bach des Variations Goldberg. Dans la dixième variation, à partir de la mesure 17, la basse du thème est employée dans l’aigu comme mélodie, et c’est son propre renversement qui est utilisé comme basse, pendant que les doubles-croches des parties intermédiaires reprennent en diminution la mélodie du thème initial. La huitième variation introduit un canon à l’octave, la quatorzième un canon à la seconde et la quinzième un canon à la sixte. Ou encore la dixième variation, dans laquelle la mélodie est employée comme canon de l’inversion : à chaque intervalle descendant de la main droite correspond un intervalle ascendant de la main gauche, et vice versa, pendant que les parties intermédiaires répètent le thème diminué. En bref, nous sommes face à une maîtrise totale de l’écriture pianistique, de la science contrapuntique et on peut avancer que ces variations vont bien au-delà de l’écriture des trois sonates pour piano écrites précédemment. Dès son premier essai, on remarque donc que malgré la nouveauté de cette forme pour le compositeur, celui-ci y semble totalement à l’aise. Il paraît aussi important d’ajouter que le rôle assigné à la basse dans cette œuvre est essentiel. Le musicologue Victor Luithlen a établi en 1927 une typologie des variations dans ses études consacrées à Brahms. Pour lui, il existe quatre types de variations possibles : Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 13 20/10/14 15:12 • les variations mélodiques : déterminées par la prégnance de la mélodie du modèle ; • les variations sur basse : basse thématique particulièrement saillante ; • les variations harmoniques : importance accordée aux harmonies du thème ; • les fantaisies-variations : se distancent des harmonies et de la forme thématique tout en exploitant une structure mélodique ou un motif issu du modèle. Ici, outre la présence indiscutable du quatrième modèle, on peut aussi noter l’importance du deuxième. Cela renvoie à une remarque du compositeur lui-même qui affirmait : « Les compositeurs d’aujourd’hui savent rarement choisir un thème approprié et permettant un développement intéressant du point de vue de la technique instrumentale comme de la pensée musicale... la difficulté consiste à domestiquer son imagination. On a toujours tendance à multiplier les variations. Les moins nombreuses sont les meilleures, à condition, bien entendu, que tout ce qui peut être dit soit dit. C’est là que réside le grand écueil du genre... les variations ne doivent jamais perdre de vue leur prétexte et leur but : c’est là une évidence dont on oublie trop facilement aujourd’hui la nécessité. Et pour cela, il est indispensable de choisir un thème dont la basse ait un poids solide : la basse est, à mon sens, plus importante que la mélodie ellemême. C’est elle qui est le véritable guide, et aussi le contrôle de la fantaisie... ». Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 14 20/10/14 15:12 Les pièces op. 21 Ces préceptes-là vont-ils se retrouver dans ce que l’on peut considérer comme le deuxième cycle de la variation chez Brahms, à savoir les deux pièces de l’op. 21, composées entre 1857 et 1861 ? Le thème original de l’op. 21 n° 1 est intéressant en ce sens qu’il est écrit par Brahms lui-même. On peut donc supposer qu’il représente pour son auteur le type même de matériau musical dont les caractéristiques le rendraient idéal à varier. Comment se présente-t-il ? Au niveau de la forme, on retrouve une structure binaire à reprise de type AABB, dont la symétrie est compensée par le fait que chaque partie se divise en deux phrases de chacune 4 et 5 mesures. Au niveau mélodique, les phrases se déploient sur un ambitus très large ; harmoniquement, on peut remarquer l’opposition des deux parties : dans la première, les fonctions harmoniques sont relativement simples (malgré une densité polyphonique très touffue), la seconde partie quant à elle suit un parcours tonal sinueux (ton homonyme de ré mineur, son relatif fa majeur, ton voisin de la majeur avant de retourner au ré majeur initial). On est donc en présence d’un thème complexe, aussi bien dans sa structure qui refuse l’équilibre binaire (neuf mesures à chaque fois) que dans sa présentation mélodique (ambitus) et harmonique (parcours tonal déjà complexe). Nous sommes donc à l’opposé du thème de Schumann (mis à part peut-être ce qui concerne la forme très ramassée de sa mélodie), ce qui montre comment, en un laps de temps très court — à peine deux années, Brahms s’emploie à développer et renouveler ses conceptions. Mais qu’en est-il des onze variations qui suivent ? Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 15 20/10/14 15:12 Si Brahms conserve souvent la structure périodique et les harmonies du thème, ses variations sont pourtant traitées encore une fois très librement, davantage dans le style de la grande variation amplificatrice beethovénienne. Il avait pour habitude d’appeler ces onze variations ses « variations philosophiques » : en effet, on y rencontre en permanence la prééminence de la construction architectonique au détriment de la séduction immédiate, ce qui explique peut-être aussi leur succès mitigé au moment de la période du Sturm und Drang, où les effets étaient légions. Comme dans l’op. 9, l’élément contrapuntique est présent, par exemple dans la cinquième variation qui consiste en un canon en mouvement contraire, la ligne inférieure étant l’inversion de la ligne supérieure. D’une façon générale, cet opus se rattache dans la manière au précédent, bien que les deux thèmes qui servent de substance aux variations soient profondément opposés dans leurs attributs. L’op. 21 n°2, avec ses treize variations et finale, a pour base un thème populaire hongrois, et ici Brahms décale encore une fois la problématique de composition, puisqu’à une structure mélodico-harmonique très sommaire, répond une structure métrique complexe : le thème se décompose en effet en une alternance de mesures à 3 temps et de mesures à 4 temps, ce qui est assez rare à l’époque pour mériter d’être souligné. Les variations s’articulent quant à elles autour de la mélodie, qui est tour à tour transmise aux différentes voix, transposée ou agrémentée de notes de passage. Elle reste cependant parfaitement identifiable dans chaque variation. Nous changeons donc ici complètement de modèle de forme. Pour quelles raisons ? Est-ce la nature même du thème, populaire, qui exige Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 16 20/10/14 15:12 ce traitement ? Nous pensons en effet que ce qui fonde son intérêt, c’est la joie du chant associée à la dissymétrie métrique. Grâce à ce revirement dans l’écriture de Brahms, on comprend mieux quel est le sens de la forme à variations chez lui. Il s’agit de varier, certes, mais tout en valorisant les attributs essentiels de la substance thématique. Le thème de l’op. 9 emprunté à Schumann multipliait les clins d’œil et les références, le thème original, délicat dans son cheminement métrique et mélodicoharmonique, développait des variations dont le matériau et la structure étaient extrêmement complexes. C’est pourquoi ce thème populaire, qui est la manifestation d’un chant exalté, est varié de façon à mettre en valeur systématiquement cet idéal mélodique. Le sens de la forme variation chez Brahms éclate donc ici dans toute sa clarté : il s’agit, en développant dans de courts épisodes des attributs choisis du thème initial, de mettre en valeur ce qui fait la substance même de ce thème — respectivement la mémoire, la construction architectonique et la glorification mélodico-rythmique. Ce sera encore le cas dans les célèbres Variations sur un thème de Paganini pour piano seul (deux cahiers) composées en 1863 : même si l’on y retrouve quelques-uns des procédés chers à l’auteur — nécessité de l’appropriation du thème, possibilités de développement symétrique qu’il garantit, importance de la basse harmonique — l’essentiel est que circule à l’intérieur des variations ce qui fait la substance première du thème initial : la virtuosité. Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 17 20/10/14 15:12 Les Variations op. 24 Cela va se vérifier dans les vingt-cinq variations et la fugue de l’op. 24, composées entre 1862 et 1863. Le thème est emprunté à une Aria des trois Leçons pour clavecin que Haendel avait composées pour les filles du Prince de Galles (il avait d’ailleurs lui-même déjà composé cinq variations à partir de ce thème). Comme dans l’op. 9, ce thème est ramassé et extrêmement simple dans tous ses paramètres : unité mélodique, simplicité harmonique (enchaînements de toniques et de dominantes dans la tonalité principale puis dans la tonalité de la dominante), forme symétrique et équilibrée (AABB avec 4 mesures par partie). L’unique élément de variété vient de l’harmonisation, qui se fait sur des renversements différents de l’accord à chaque fois, épuisant presque en quelques mesures toutes ses possibilités de présentation. Comme dans l’op. 21 n° 2, on retrouve un respect absolu des structures périodiques, harmoniques et mélodiques dans la majorité des variations. La science contrapuntique de l’op. 9 et de l’op. 21 n° 2 est poussée encore davantage ici. En effet Brahms s’est plu à terminer l’œuvre par une fugue d’une dimension imposante. Si le procédé n’est pas nouveau (on le trouve notamment chez Beethoven, dont Brahms admirait et connaissait l’œuvre au plus haut degré), il fait certainement référence au fait qu’Haendel lui-même avait déjà « osé » introduire une forme à l’intérieur d’une autre ; en effet, c’est bien lui qui avait inséré le procédé de la variation dans la suite classique. Par ailleurs, dans les dimensions, sa carrure et sa puissance (l’écriture pianistique acquiert dans la pièce une dimension orchestrale par son ampleur et les procédés techniques qu’elle met en jeu), l’œuvre est intimement Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 18 20/10/14 15:12 liée à celle du vieux maître. Encore une fois, il s’agit de valoriser ce qui fait la substance du thème varié. Et ici il s’agit, bien sûr, de l’art d’Haendel. Par ailleurs, concernant la fugue, on ne peut qu’être admiratif de sa réalisation : celle-ci épuise en effet toutes les possibilités contrapuntiques possibles : diminutions, augmentations, renversements, récurrences... Les autres variations Nous avons abordé fugitivement les variations écrites sur un thème de Paganini. Il semble bien que le Thème et variations op. 18 ait été écrit davantage dans cet état d’esprit : les structures métriques et tonales sont respectées scrupuleusement et chaque variation aborde un élément technique ou type d’écriture pianistique bien particulier. Il est seulement intéressant de remarquer que le thème utilisé a encore une fois une nature différente (il a été écrit par le compositeur, mais pour une autre œuvre — deuxième mouvement du Sextuor op. 18) et que le traitement de ses variations suit un chemin différent des autres œuvres que nous venons d’observer. Notons également que la variation se retrouvera dans de nombreuses autres œuvres de Brahms, même quand celles-ci ne portent pas le nom de thème et variations : ainsi de la chaconne de la Passacaille finale de la Quatrième Symphonie, de certains Lieder (où la succession des strophes est traitée dans l’esprit de la variation), ainsi que des sonates pour piano (deuxième mouvement de la Sonate pour piano op. 1, avec quatre variations simples dans l’esprit populaire, deuxième mouvement de la sonate pour piano en fa dièse mineur op. 2, dans laquelle le thème est traité très librement dans les variations). Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 19 20/10/14 15:12 Conclusion Ce qui se joue dans la succession formée par ces cycles de variations, ce n’est donc pas la naissance d’une forme — puisque celle-ci préexiste à l’œuvre de Brahms — mais le développement de celle-ci à un degré jusqu’alors inexploré. Diversité de nature, de forme et de caractère des thèmes choisis, diversité dans le traitement de leurs variations : on voit à l’œuvre une pensée musicale, qui se construit intelligemment et patiemment dans cette succession. Cela nous permet d’apercevoir la relation qui se tisse au fil du métier entre un compositeur et les formes musicales qu’il aborde, et qui sont pour lui un moyen d’exprimer à la fois son métier — nous pensons ici à l’artisanat contrapuntique ultra-raffiné de certaines variations — et des conceptions esthétiques puissantes, mémoire qu’entretient une forme musicale avec le passé, idée d’une substance thématique qui agirait en tant que moteur de la variation de ses attributs... Soyons donc reconnaissants à Stefan Chaplikov d’avoir pensé ce programme et de nous révéler grâce à sa cohérence des liens qui n’auraient peut-être jamais pu être pensés sans le secours de son interprétation. Pierre-Arnaud Le Guérinel Johannes Brahms en 1855 (Det Danske Brahmsselskab) Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 20 20/10/14 15:12 Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 21 20/10/14 15:12 Johannes Brahms (1833-1897) 1. Variationen über ein Thema von G. F. Händel op. 24 25’31 2. Variationen über ein eigenes Thema op. 21 n° 1 17’01 3. Variationen über ein Thema von Robert Schumann op. 9 16’47 4. Variationen über ein ungarisches Lied op. 21 n° 2 6’45 5. Thema mit Variationen (Klavierfassung des Variationensatzes aus dem Streichsextett op. 18) 9’58 D u r é e tota l e : 7 6 ’ 0 1 Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 22 20/10/14 15:12 Stefan Chaplikov, piano Pierre-Arnaud Le Guérinel, notes de programme Premier prix de piano et de formation musicale au CRR de Boulogne-Billancourt, lauréat de concours internationaux, premier prix d’analyse et d’histoire de la musique au Conservatoire de Paris dans les classes de Michaël Lévinas et de Rémy Campos, titulaire d’un Master de musicologie à l’université Paris IV - Sorbonne, Pierre-Arnaud Le Guérinel partage son temps entre ses activités d’interprète (classique et jazz), de musicologue (rédaction d’articles, d’ouvrages et participation à de nombreux colloques) et d’enseignant (il est professeur de la ville de Paris), aussi bien en France qu’à l’étranger. Enregistrement réalisé en juillet 2012 par le service audio-visuel du Conservatoire, espace Maurice Fleuret. Prise de son et mixage : Jean-Christophe Messonnier. Montage et direction artistique : Sandrine Pagès, étudiante en Formation supérieure aux métiers du son (FSMS). Collection Jeunes Solistes avec le soutien de la Fondation Meyer pour le développement culturel et artistique. Centre de recherche et d’édition du Conservatoire (CREC). CREC-audio 12/089 CONSERVATOIRE NATIONAL SUPÉRIEUR DE MUSIQUE ET DE DANSE DE PARIS Centre de Recherche et d’Édition du Conservatoire Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 23 20/10/14 15:12 Chaplikov-livret-sept2014_final.indd 24 20/10/14 15:12