L`Entreprise Archipel, Futur Refuge des Travailleurs Nomades

Transcription

L`Entreprise Archipel, Futur Refuge des Travailleurs Nomades
Jean-François STICH
Lancaster University
24 ans
L’Entreprise Archipel, Futur Refuge des Travailleurs Nomades
L
a désertion des bureaux avait déjà commencé bien
avant 2020, mais certaines grandes entreprises de
services résistèrent de leur mieux. En 2013, Yahoo!
bannissait le télétravail dans l'espoir «de travailler côte-àcôte» et «de se réunir physiquement»1. «Tout le monde
sur le pont», clamait fièrement Hewlett Packard en lui
emboîtant le pas2. Leur mission fut accomplie, littéralement. Les employés revinrent au navire amiral, se réunirent à nouveau en un même lieu et se réapproprièrent
l'open space. Et pourtant, à la surprise générale, l'open
space resta désespérément silencieux. Mais était-ce
vraiment une surprise ? Ce phénomène était bien connu
des sociologues, qui l’observaient auprès d'adolescents et
d'internautes depuis plusieurs années déjà. Ces adolescents qui préféraient utiliser leur téléphone plutôt que de
communiquer avec leurs parents au dîner étaient « présents physiquement en un endroit, mais mentalement en
un autre », écrivait déjà en 2010 la sociologue Nancy
Baym3. Etait-ce donc réellement une surprise qu'en 2020,
ces adolescents d'alors aient rejoint l'entreprise en y important leurs usages ?
Un management à réinventer
Dans l'entreprise de 2020, les communications importantes sont virtuelles. La plupart des équipes sont dispersées, des managers télétravaillent, des secrétaires sont
crowd-sourcés4 et les clients achètent et réclament en
ligne. Les outils n'eurent de cesse de se perfectionner.
L'antique téléphone fut complété par l'e-mail, puis par la
messagerie instantanée, la vidéo conférence, les espaces
collaboratifs, les réseaux sociaux d'entreprises, le transmetteur d’émotions5 et enfin les robots de téléprésence6.
Le travail s'en trouva bouleversé. Son cadre n’était plus le
bureau, mais le cyberespace de travail. Les employés
mirent les voiles sur cette tera incognita, la conquirent à
la manière des pionniers du web. Les managers durent
apprendre à diriger des individus qu'ils n'avaient jamais
rencontrés. Les plus jeunes étaient avantagés car ils affutaient déjà leur leadership de manière anonyme et spon-
tanée dans leurs jeux en ligne7, et se liaient d'amitié avec
de parfaits inconnus dans leurs réseaux. En 2013, l'Institut pour le Futur prédisait qu'une compétence clé de
2020 serait la capacité à travailler efficacement au sein
d'une équipe virtuelle8. Ils virent juste ! En 2020, le nouveau charisme est virtuel. Les livres de développement
personnel et les séances de coaching en vogue
s’intitulent maintenant «s’affirmer dans les interactions
virtuelles» et «surmonter son trac en ligne». La timidité,
l’apparence physique, le manque d’aisance à l’oral ne
sont plus des obstacles à l’embauche des cadres.
L’entretien se fait même parfois en ligne ou dans un jeu
vidéo9, afin de s’assurer de la capacité du candidat à interagir virtuellement.
Des interactions sociales bouleversées
Restent encore les amis de bureau, ces collègues sympathiques avec qui prendre un café le matin et rigoler. « Il y
a quelque chose de magique à partager un déjeuner au
bureau », murmurait en 2013 avec nostalgie le directeur
financier de Google10. En 2020, ces interactions sont elles
aussi en voie de disparition. Entre le collègue malodorant
et la famille, les transports matinaux bondés11 et le confort du chez soi, le vieil ordinateur du bureau et l'iPad
flambant neuf, le choix était vite fait. «Horaires flexibles»
et «télétravail» étaient de toutes les conversations. En
2012, 73% des employés avouaient leur désir de télétravailler12, mais 53% se heurtaient encore au refus de leur
hiérarchie. Les hiérarchies finirent par larguer les
amarres, et les employés prirent le large tant les libertés
offertes par le travail nomade se montraient alléchantes.
Retour au réel
En 2020, un vent nouveau souffle. Les interactions réelles
manquent à ceux qui étaient pourtant convaincus que «le
travail n’est plus un lieu où l’on se rend mais quelque
chose que l’on fait»13. Ces télétravailleurs désabusés errent en pantoufles, noyés sous les corvées familiales et
prisonniers de leur domicile. Les sociologues féministes
1
d'après-guerre avaient pourtant sonné l'alarme il y a bien
longtemps en étudiant le «syndrome de la femme au
foyer» qui affectait les épouses condamnées à la vie domestique14. Mais hors de question cependant pour ces
âmes à la dérive de revenir au port d’attache, de subir à
nouveau costumes et transports bondés.
Légende : En 2013, Gauthier Toulemonde décide de télétravailler
pendant 40 jours sur une île déserte et jette l’ancre en Indonénise.
Il intitule son expérience Web Robinson.
Ils mettent alors le cap sur les télécentres, les espaces de
coworking et les cafés12 où ils se retrouvent pour y serrer
de bon matin des mains chaleureuses. Leurs amitiés au
travail ne se nouent plus avec les collègues qui leur ont
été imposés au sein d’une même entreprise, dans des
locaux qu’ils n’ont pas choisis, mais dans un cadre rassurant et avec des travailleurs dans la même galère. 2020
est l'année des Tiers-lieux, et les bureaux n'en ont plus
pour longtemps.
L’entreprise archipel, une bouée de sauvetage
En 2020, les entreprises commencent à peine à saisir que
le vent ne souffle pas en leur faveur. Leurs employés
commencent même à déserter les villes15 et leurs gratteciels chèrement acquis, investissent des tiers-lieux
qu’elles rejettent et ne comprennent pas. Les plus rétrogrades tentent de garder le cap en clamant encore «tout
le monde sur le pont», mais les mutineries se multiplient.
A contre-courant, d’autres plus avant-gardistes suggèrent
de «quitter le navire». Suspectant une baisse de
l’immobilier d’entreprise16, ces entreprises envisagent
d’investir dans une multitude de locaux à taille humaine
répartis sur l’ensemble du territoire pour remplacer à
terme leurs immenses bureaux, et nouent des partenariats avec les nombreux espaces de coworking. Où que
soient leurs employés, elles veulent leur garantir un espace convivial où jeter l’ancre. Leur organisation souhaite
s’inspirer des réseaux pirates, devenir pair-à-pair. Leurs
travailleurs virtuels, navigateurs du web, pourront bientôt trouver refuge dans l’entreprise archipel.
2
5,990 caractères (espaces compris)
NOTES
1. Swisher, K. (22 février 2013). “Physically Together”: Here’s the Internal Yahoo No-Work-From-Home Memo for Remote Workers and Maybe More. AllThingsD.
2. Hesseldahl, A. (8 octobre 2013). Yahoo Redux: HP Says “All Hands on Deck” Needed, Requiring Most Employees to
Work at the Office (Memo). AllThingsD.
3. Baym, N. K. (2010). Personal connections in the digital age. Cambridge, UK; Malden, MA: Polity.
4. Kokkalis, N. (19 décembre 2012). EmailValet: Managing Email Overload through Private, Accountable Crowdsourcing. Follow the Crowd.
5. Bort, J. (1er février 2014). Dell's New Research Lab Is Working On Mood-Sensing Computers Like The One In The
Movie 'Her'. Business Insider.
6. iRobot Ava® 500 Video Collaboration Robot.
7. Seriosity & IBM (2007). Virtual Worlds, Real leaders: Online games put the future of business leadership on display.
8. Institute for the Future (2011). Future Work Skills 2020.
9. Rampell, C. (22 janvier 2014). Your Next Job Application Could Involve a Video Game. The New York Times.
10. Grubb, B. (19 février 2013). Do as we say, not as we do: Googlers don't telecommute. The Sydney Morning Herald.
11. Seres, A. (21 mars 2013). Trains bondés ? Allez travailler plus tard, conseille la SNCF. Le Figaro.
12. Tour de France du télétravail (2012). Infographie grande enquête télétravail 2012.
13. Scherrer, M. (février 2012). Editorial du n°194 de Management.
14. Huws, U. (2003). The making of a cybertariat: Virtual work in a real world.
15. Van Den Broek, W. (19 mars 2013). Vers un exode urbain numérique ? Mutinerie – Libres ensemble.
16. De Mazenod, X. (25 mai 2011). La flexibilité du travail va bouleverser l’immobilier d’entreprise. Zevillage.
SOURCES
• Image : Facebook de Web Robinson.
• InternetActu.net qui me procure ma dose d’inspiration hebdomadaire depuis déjà tant d’années.
• L’émission Place de la toile qui me fait prendre du recul sur la technologie.
• Le vocabulaire maritime emprunte à la fois à l’imaginaire du web et à celui du télétravail (cf. coworking Mutinerie,
expérience Web Robinson).
THEMATIQUES ABORDEES
Interactions virtuelles, E-Leadership, Equipes virtuelles, Assistance en ligne, Télétravail, Coworking
3

Documents pareils