Texte - L`expérience de la guerre entre écriture et image

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Texte - L`expérience de la guerre entre écriture et image
Alexandre Prstojevic
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INALCO, Paris
L’après-témoignage :
à propos de l’œuvre d’Imre Kertész
L’année de la chute du mur de Berlin, Imre Kertész se rend pour la première fois de sa
vie à Vienne où il découvre l’une des manifestations contemporaines de l’antisémitisme en
Occident 1 : depuis un attentat récent, lui explique-t-on, la principale synagogue de la ville est
protégée par un double cordon de policiers et d’agents de sécurité. Pour y accéder, il faut
prouver ses bonnes intentions. Or, Kertész, qui se présente comme « un écrivain hongrois qui a
quelque peu effleuré la question juive dans son œuvre », n’inspire pas confiance. Face à la
suspicion des hommes postés à l’entrée de la synagogue, le survivant d’Auschwitz et de Dachau
est désarmé. « Pouvez-vous prouver ce que vous avancez ? » « Non », répond-il. Bien qu’il se
garde de raconter la fin de sa mésaventure autrichienne, on devine aisément que les portes de la
synagogue lui sont restées closes.
Loin d’être un souvenir insignifiant, cette anecdote rapportée au début de la conférence
qu’il a consacrée à Jean Améry en 1993 (Kertész, 2009 : 79-92) est un exemple concret – une
illustration et une preuve – de la pertinence de la question qu’Imre Kertész ne cesse de se poser
depuis la publication d’Être sans destin : « […] qu’a de commun avec [la culture] l’exilé solitaire,
l’étranger, le stigmatisé dans lequel l’héritage de tout être humain, la “confiance au monde”
(Weltvertrauen) a été tué à coup de nerfs de bœuf ? 2. » (Ibid. : 80-81)
Dans sa patrie, l’animosité envers la communauté juive était plutôt du ressort de l’État.
« Depuis le premier instant, alors qu’il ne s’était pas encore révélé au monde entier mais qu’il se
déroulait jour après jour, dans l’anonymat de profondeurs innommables comme un secret partagé par les
seuls participants, victimes et bourreaux, depuis ce premier instant, une terrible angoisse était liée à
l’Holocauste : l’angoisse de l’oubli. Cette angoisse persiste par-delà les horreurs, les vies et les morts
individuelles, la soif de justice, par-delà le crime et le châtiment, pour citer le titre du livre d’Améry dont
nous parlons aujourd’hui ; dès le début, cette angoisse est empreinte d’un sentiment métaphysique
caractéristique des religions, du sentiment religieux. Et il semble effectivement que ce soit une expression
biblique qui convienne le mieux : “Le sang de ton frère crie vers moi de la terre.” En disant que
l’Holocauste est une subculture, c’est-à-dire une communauté spirituelle et sentimentale reliée par un
esprit cultuel, je suis parti de cette passion opposée à l’oubli, de cette exigence qui s’accroît plutôt qu’elle
ne diminue avec le temps ; or la reconnaissance, voire l’acceptation et l’intégration de cette exigence par
la culture au sens large, dépend de la mesure dans laquelle cette exigence paraît fondée.
Sans qu’on y prenne garde, les mots nous ont entraînés dans un contexte particulier. Nous avons dit :
subculture, puis nous avons placé celle-ci dans la conscience universelle, plus précisément dans la culture
européenne et américaine à laquelle, en définitive, nous tous qui parlons aujourd’hui d’Améry, nous
appartenons. Mais qu’a de commun avec tout cela l’exilé solitaire, l’étranger, le stigmatisé dans lequel
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De fait, l’œuvre d’Imre Kertész, composée d’une dizaine d’ouvrages de nature et de genre
différents – romans, récits, essais, conférences, journaux, interviews –, est le produit d’une
écriture satellite évoluant autour d’un corps littéraire qu’est le roman Être sans destin (1975).
Comme si ce premier témoignage, auquel l’écrivain a consacré treize ans de sa vie (1960-1973) et
qui fut, dans un premier temps, refusé par les éditeurs hongrois, devait naturellement mener à
la question non seulement de l’écriture du désastre – récurrente sous la plume des premiers
témoins de la Shoah – mais aussi à celle de la place du survivant et de la mémoire qu’il incarne
dans un monde pressé d’oublier son passé. Kertész est bien placé pour savoir qu’il existe une
mémoire à géométrie variable, lui qui a vécu quarante ans sous le régime communiste hongrois,
occupé, comme l’étaient tous les régimes d’Europe de l’Est, à confondre les résistants tombés au
combat, les civils tués au cours des affrontements militaires et les Juifs déportés pour des
raisons raciales dans une catégorie unique de « victimes du nazisme » de façon à rendre
impossible la formation d’une mémoire objective des faits et, ce faisant, d’une conscience de la
Shoah 3.
La recherche de la conformité au réel, qui hante les manuscrits des premier témoins au
point de produire le topos du rejet de la littérature (identifiée à la fiction), est remplacée chez
Kertész par une réflexion sur la manière dont sa parole sera accueillie. On se souvient que les
dernières lignes d’Être sans destin annoncent déjà cette crainte de la réception dans la mesure
où non seulement, elles figurent la fin du récit de la déportation mais annoncent également, la
possibilité d’une nouvelle histoire : celle de la rédaction du roman de 1975. Loin d’une
prolifération superfétatoire du discours, ce développement thématique s’impose comme une
authentique nécessité. Du journaliste qui, dans le tramway, propose à Köves de transcrire son
histoire pour que le monde entier puisse l’entendre, en passant par le long débat avec ses
anciens voisins, jusqu’à la dernière phrase du roman qui dévoile l’intention du héros d’écrire un
livre sur les camps : la fin du premier texte d’Imre Kertész déplace précocement le point de
gravité du témoignage proprement dit vers la question de sa transmission. Être sans destin pose
de façon allusive, et à la lisière même du texte, la question de la culture comme cadre pour une
l’héritage de tout être humain, la “confiance au monde” (Weltvertrauen) a été tué à coup de nerfs de bœuf
? ». (Kertész, 2009: 80-81)
3 À son ami et éditeur Zoltan Hafner qui lui fait remarquer que Joyce et Proust ont, eux aussi, essuyé de
nombreux refus, Kertész répond : « Ce ne sont pas des exemples comparables. Joyce et Proust ont eu
affaire à l’incompréhension et à la paresse intellectuelle habituelles des éditeurs. Ce sont des obstacles
compréhensibles et surmontables. Dans mon cas, le refus venait d’un service compétent du régime
totalitaire, un bureau de censure déguisé en maison d’édition dirigé par un ancien agent des services
secrets militaires ; il ne s’agissait plus de mon livre, mais de ce qui était ressenti comme un défi lancé au
Pouvoir. Quant au coupable, l’autorité haïssable le balayait, l’anéantissait d’un simple geste, comme un
vulgaire obstacle au milieu du chemin ». (Kertész, 2008, p. 176)
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expérience historique. « L’Holocauste peut-il créer des valeurs? » (Kertész, 2009 : 91 ) se
demande l’écrivain, quelques années plus tard, avant de poursuivre : « Si Auschwitz n’a servi à
rien, Dieu a fait faillite ; et si nous faisons faillir Dieu, nous ne comprendrons jamais
Auschwitz.» (Kertész, 2008 : 107)
Figures d’écrivain
Bien qu’il ne le formule jamais de manière aussi explicite, Kertész croit que le plus
puissant axe d’inscription d’Auschwitz dans la conscience universelle reste celui du témoignage
artistique. D’où le questionnement permanent sur la place, dans la société européenne actuelle,
du survivant en tant que voix. D’où aussi, à partir de 1975, un changement thématique majeur
qui introduit dans ses œuvres de fiction la figure de l’écrivain au travail, figure dominante au
point qu’elle a poussé certains critiques à y voir un authentique personnage qui donnerait corps
à une œuvre essentiellement autobiographique 4. Cette stabilité de l’état civil au fil des livres
permettrait à l’auteur budapestois de souligner la nature évolutive de son travail en même temps
que de jouer avec le Bildungsroman, modèle narratif directement hérité de la culture au sein de
laquelle a été conçue l’idée de la « Solution finale ». Ainsi, à la maturation du point de vue
observée dans Être sans destin ferait suite, dans les récits ultérieurs, une évolution intellectuelle
de l’auteur-narrateur-survivant qui, dans l’après-guerre communiste, déploie la même force
d’adaptation et de survie que dans les années de guerre (le communisme apparaissant, d’après
les propres commentaires de Kertész, comme une sorte de copie adoucie du nationalsocialisme) 5 . Tout cela autoriserait, selon la doxa, un rapprochement entre la vie réelle de
« Dans sa Chronique d’une métamorphose, Kertész, devenu célèbre et invité hors de son pays, s’étonne
de son aisance à passer de ville en ville après « quarante ans de captivité », c’est-à-dire de vie en Hongrie.
« Cela signifie-t-il quelque chose ? demande-t-il. Ce serait mentir que de répondre non. Je suis le
personnage légèrement sceptique mais néanmoins réceptif de mon roman d’apprentissage in vivo. » C’est
dire qu’une certaine extériorité mentale à la vie hongroise a fait partie de cette vie captive, et qu’une
intériorisation acharnée de la liberté fut nécessaire à ce roman d’une vie. Surtout, Kertész métaphorise
ainsi ce qu’il a toujours fait et continue de faire : apprendre et comprendre son existence au jour le jour en
lui donnant forme littéraire. Répondre « oui » à la question du sens de tel trait d’existence, c’est résister à
la grande tentation du Non (« ce serait mentir… »), qui fait jubiler l’ironiste au jeu de massacre, après le
massacre, comme pour le rejouer dans l’ordre du « formulable » : ce qu’il appelle « inventer Auschwitz »,
« préparer Auschwitz dans la langue ». Répondre à la vie comme roman d’apprentissage ce qui
« légèrement sceptique et néanmoins réceptif », c’est « raconter quand même » ou « malgré tout »
l’existence d’un « personnage » : l’enfant déporté d’Être sans destin (1975) ; le « vieux » écrivain sans
public de Refus (1988) ; l’autoliquidateur de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas (1990) ; l’écrivain
disparu enfin de Liquidation (2003) ; et comme on revient au départ, celui de l’œuvre cette fois, le jeune
apprenti artiste du Drapeau anglais (2001) », Catherine Coquio, « “Naturellement”. Déportation et
acceptation », in L’Animal, n° 18, Automne/Hiver 2005, pp. 157,158.
5 « Il faut donc, au-delà des “périodes” biographiques concernées, qui s’échelonnent sur plus de trente ans
– de 1944 à 1975 – chercher l’unique “sujet” du roman dans le lien d’analogie et de continuité entre
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l’écrivain et l’itinéraire particulier de son « personnage » dans la fiction. La vie et l’œuvre
seraient deux facettes d’un même parcours spirituel. Cette interprétation n’est qu’une mouture
de l’idée que Danilo Kiš fut le premier à réaliser dans le cadre de la littérature européenne :
inscrire dans le corps même du roman – au niveau de l’intrigue aussi bien que de la forme – la
maturation spirituelle, cognitive, formelle de l’écrivain et de ses personnages. On se souvient
qu’en 1974, il écrivait dans l’ « Avant-propos » de sa trilogie :
[…] je pense que ce n’est qu’ainsi, en une sorte de trilogie, de triptyque, que ces livres trouvent
leur véritable sens de Bildungsroman. En effet, liés de la sorte, ils mettent en évidence sur des
plans différents, en un parallélisme bizarre, non seulement le développement des deux
personnages principaux, qui dans ces livres se cherchent et se complètent, mais également la
maturation de ces deux individus sur le plan de la création : si le narrateur peut être identifié à
l’auteur, ces trois livres, dans cet ordre, sont aussi d’une certaine façon un roman de formation
littéraire. ( Kiš, 1989 : 9 )
Il faut se garder pourtant des impressions trompeuses : la définition limpide que Kiš propose de
son roman de formation littéraire repose sur une vision claire de l’écriture qui évoluerait au sein
d’un cycle de façon téléologique depuis une forme simple et un angle de vue restreint (premier
tome) vers la forme complexe et une multiplicité harmonieuse des points de vue (dernier tome),
permettant une meilleure saisie de l’expérience historique. Telle n’est pas la nature du travail
d’Imre Kertész, dont le livre majeur reste précisément celui par lequel il s’annonce au monde des
lettres. Kaddish pour un enfant qui ne naîtra pas, Le Refus, Liquidation ou encore Le Drapeau
anglais ne surpassent pas Être sans destin sur le plan artistique. Ces œuvres ne s’enchaînent pas
de façon harmonieuse au sein d’une structure dûment élaborée, ni ne forment un parcours
créatif aboutissant à un cycle dans le sens fort de ce terme. Le questionnement continu sur la
Shoah a donné, chez Imre Kertész, une œuvre, mais n’a pas produit pour autant un roman de
formation narrative tel que proposé par Kiš, pour la simple raison que ces textes affichent une
continuité intellectuelle et non esthétique.
La figure de l’écrivain qui parcourt la majeure partie de l’œuvre d’Imre Kertész apparaît
d’abord, dans Chercheur de traces (1977), sous les traits vagues d’un survivant arpentant les
plusieurs “processus d’adaptation”, propres à l’adolescent, puis à l’adulte. C’est ce lien subjectif (la “petite
madeleine”) et objectif (les totalitarismes) qui fait naître le “sans-destin” comme figure d’une existence.
[…] Le récit de déportation se montre ainsi à la fois achevé et ouvert, destiné à se prolonger dans une
suite, faite de nouveaux apprentissages forcés. Si cette suite est aussi fictionnelle, elle n’emprunte plus le
“modèle linéaire”, mais réflexif », Catherine Coquio, « “Naturellement”. Déportation et acceptation », in
L’Animal, n° 18, Automne/Hiver 2005, p. 166. Philippe Mesnard, dans Témoignage en résistance,
observe le même parallélisme entre la narration d’une expérience concentrationnaire et les conditions de
production du récit dans les années soixante, sans aboutir pour autant à la même conclusion que
Catherine Coquio. Voir : Philippe Mesnard, Témoignage en résistance, op.cit., notamment pp. 239-243.
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lieux de sa détention pendant la guerre, avant de se transformer, dans Roman policier (1977), en
écrivain-tortionnaire 6 expiant ses fautes. De fait, écrit sur commande, en seulement deux
semaines, Roman policier retrace l’engagement d’un homme ordinaire au service d’une
dictature latino-américaine imaginaire. Il repose sur le principe des récits emboîtés qui
deviendra, au fil des livres, un trait distinctif de l’écriture kertészienne. Au premier chapitre, un
avocat sans nom s’adresse au lecteur pour lui présenter le manuscrit qui constitue l’essentiel du
livre : la confession de son client, Antonio Rojas Martens, rédigée en prison dans l’attente de son
procès pour avoir assassiné le riche industriel Federigo Salinas et son fils Enrique. La dictature a
été renversée et il ne reste à l’ancien membre de la police politique qu’à présenter sa version des
faits. Version qui repose en grande partie sur les extraits du journal intime de sa victime. C’est
ainsi que, dans le premier texte publié après Être sans destin, trois personnages rédigent une
série de versions dérivées mettant progressivement à distance, puis réfractant chaque fois, à
travers une conscience différente, un même réel historique. Livre à part dans la bibliothèque
kertészienne, tant il semble faire l’impasse sur l’unique sujet qui préoccupa toute sa vie l’auteur
d’Être sans destin, Roman policier formule pourtant de manière explicite la question à partir de
laquelle est bâti le reste de l’œuvre : celle de l’expérience historique comme mise en récit.
Or la mise en récit, tel est précisément le sujet du Refus (1988) dans lequel un vieil
écrivain en panne d’inspiration tente de trouver de la matière à écrire dans des fragments
autobiographiques qu’il a rédigés des années auparavant. Le scénario imaginé par Kertész
donne naissance à deux récits parallèles : dans le premier, le héros, appelé ironiquement « le
vieux », tente de rédiger un récit de fiction ; dans le second récit – le roman écrit par « le vieux »
–, un personnage nommé Köves fuit Budapest dans des circonstances obscures et finit, après un
voyage situé à mi-chemin entre le rêve et l’hallucination, dans un avatar kafkaïen de la capitale
hongroise 7. Comme dépossédé de son destin, Köves n’arrive pas à pénétrer les lois, les règles, les
La publication de ces deux récits rappelle celle de La Mansarde de Danilo Kiš. Jugé trop court pour
paraître en volume, Chercheur de traces devait, selon l’avis de l’éditeur, être augmenté de moitié. Au lieu
de rallonger un texte déjà terminé, Kertész proposa alors, comme Danilo Kiš l’avait fait à l’époque, d’en
écrire un autre. C’est ainsi que Chercheur de traces et Roman policier furent publiés la première fois sous
une même couverture en 1977. Mais la similitude des destins ne s’arrête pas là. Comme dans le cas de Kiš,
les deux récits se présentent comme radicalement opposés : le premier s’inscrivant dans la continuité de
l’écriture entamée dans Être sans destin, le second figurant, par sa fonctionnalité ostentatoire, une
rupture franche avec la thématique concentrationnaire. Mais, comme chez Kiš, une lecture a posteriori
prenant en compte tout ce qui a été publié depuis 1977 permet de comprendre que Roman policier
propose la formulation précoce et combien fondamentale de la question de l’appréhension même de la
réalité historique.
7 Le héros « […] march[e] dans une ville étrangère dont il connaît néanmoins les moindres recoins, drôle
d’impression qu’il ne [sait] pas par quel bout prendre » (p. 134).
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rapports sociaux d’un monde imaginaire dont la structure doit beaucoup à 1984 de George
Orwell et au Château de Kafka.
De fait, dès son arrivée, le héros reçoit une lettre de licenciement du journal pour lequel
il n’a jamais travaillé. À la rédaction du journal, il apprend que l’on ne peut rien faire à part lui
verser une modeste somme en guise de dédommagement ; dans le restaurant où il converse avec
un autre journaliste licencié, il se laisse convaincre que la seule façon de gagner sa vie reste
l’écriture de pièces de théâtre. Enfin, sans savoir exactement comment, il se retrouve ouvrierajusteur dans une usine, puis entraîné dans le lit d’une de ses jeunes camarades d’usine qui
semble avoir déjà tracé leur vie commune (famille, enfants, appartement). Peu de temps après, il
est renvoyé de l’usine et assigné au service de presse du ministère de la Production. Chaque
étape de cet erratique parcours est décidée d’avance par une invisible instance supérieure. Au
bout d’un certain temps, Köves finit par se laisser indolemment guider par le « destin ». C’est
précisément dans ce désespoir que le héros de Kertész incarne exemplairement la condition de
l’homme ordinaire sous le communisme. La structure même du récit, qui se présente à la fois
comme une histoire sans queue ni tête mille fois interrompue et comme un récit enfermé dans
un ensemble de récits emboîtés, symbolise la capitulation, dans le système communiste, de
l’individu devant l’intérêt général.
Dans Le Refus, le Köves du récit dans le récit décide d’écrire le roman de sa vie, car « […]
si lui était perdu, au moins son histoire pouvait-elle encore être sauvée 8 » (Kertész, 2001 : 344).
Le parallèle entre ce scénario fictionnel et la vie réelle d’Imre Kertész est patent. Il montre la
façon dont la conviction, explicitement formulée dans de nombreux essais et entretiens, qu’il est
impossible de sortir de sa condition, se trouve symboliquement inscrite dans le roman de 1988.
L’apathie sociale, que Köves découvre à ses frais, l’amène à sacrifier son existence à la
littérature : à la fin du livre, alors que le régime est au plus mal, Köves refuse de saisir cette
seconde chance de fuir la dictature (un ami lui propose de partir pour l’étranger) car « il doit
écrire un roman » (ibid. : 346) . Il ne sert à rien de changer de lieu si la biographie reste la
même, semble dire Kertész.
À la page 118 Kertész note : « [Köves] avait erré tel un exilé dans sa vie anonyme comme dans un
costume trop ample qui n’aurait pas été taillé pour lui et qu’on lui aurait prêté pour d’obscures raisons,
jusqu’au jour où il eut une illumination. Celle-ci s’imposa à lui dans l’aile courte d’un couloir en L éclairé
au néon (où il s’était retrouvé à la suite de circonstances absolument secondaires), en une dizaine de
minutes à peine (alors qu’il y attendait tout autre chose), et d’où (après avoir réglé son problème
secondaire) il ressortit dans la rue avec une tâche clairement définie. Fondamentalement, cette tâche […]
consistait à écrire un roman. »
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Incompréhensible pour celui qui n’a pas lu Être sans destin, l’allégorique Refus est
construit sur une triple mise en abîme : un narrateur raconte la vie d’un romancier (« le vieux »)
qui écrit sur un autre romancier (Köves) qui s’apprête à composer un roman. Les trois instances
– le narrateur, « le vieux », Köves – ne sont finalement que des hypostases d’une seule et même
personne : le survivant Imre Kertész attelé à sa table de travail dans la Hongrie du régime Kadar.
Ainsi, la persécution antisémite, la guerre, la déportation – les sujets d’Être sans destin –
cèdent-elles la place, dans l’écriture kertészienne des années quatre-vingt, à la réflexion sur les
conditions d’existence intellectuelle et identitaire d’un rescapé de la Shoah. En raison de
l’importance que l’on accorde au récit de 1975 et de la manière dont celui-ci irrigue le reste de
son œuvre, ce déplacement du point de gravité de la question du dicible du génocide à l’audible
d’un témoignage est souvent passé inaperçu. Pourtant, il est fondamental.
Il est confirmé dans le court roman Liquidation, publié quinze ans plus tard (2003). Le
personnage principal, Keseru, traducteur et éditeur dans une maison d’édition d’Etat à
Budapest, tente vainement de publier le testament littéraire de son ami et collègue B. Ce dernier,
s’étant donné la mort pour des raisons inconnues, laisse derrière lui une œuvre
hétéroclite composée de textes en prose, de débuts de récit, de notes, d’extraits de journal et
d’une pièce de théâtre intitulée « Liquidation », qui raconte la vie des personnes avec lesquelles
le défunt a travaillé pendant de longues années. « Liquidation » pourtant déroge aux règles du
genre : elle ne retrace pas le passé des personnages ni une vie imaginaire de la rédaction, mais
anticipe impitoyablement les événements qui arriveront dans le monde réel après la mort de
l’auteur.
Oui, neuf ans plus tard, Keseru se rappelait cette matinée. Il se rappelait qu’en revenant de la
réunion éditoriale (de la réunion dite éditoriale) il était entré avec un épais dossier sous le bras
dans son bureau où l’attendaient Kürti, Sara et Oblath. Il avait dit à peu près la même chose que
ce qui est écrit dans la pièce de théâtre. Le seul problème était qu’au moment où cette scène s’était
jouée presque mot pour mot dans la réalité celui qui avait écrit la pièce, et donc aussi cette scène,
était déjà mort.
Il s’était suicidé.
La police avait retrouvé la seringue et les ampoules de morphine.
Keseru avait eu assez de présence d’esprit pour sauver la majeure partie des manuscrits avant
l’arrivée des autorités (quant à sa maigre correspondance, Sara l’avait emportée chez elle,
hagarde).
C’est à cette occasion qu’il avait trouvé cette pièce de théâtre. Neuf ans auparavant, lorsqu’il avait
lu la pièce, l’histoire ne faisait que commencer et dans la suite des événements le personnage
nommé Keseru – exactement comme le véritable Keseru – avait assez de présence d’esprit pour
sauver la majeure partie des manuscrits avant l’arrivée des autorités sur les lieux du suicide. Il
plaçait son butin littéraire en sûreté et quand enfin il l’ouvrit avec avidité il y trouvait cette pièce
de théâtre et la scène où l’on voit qu’il avait assez de présence d’esprit pour… etc. Les scènes se
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succédaient dans la pièce comme dans la réalité. Si bien que Keseru ne savait plus s’il devait
admirer la clairvoyance cristalline de l’auteur – son ami défunt – ou bien sa propre persévérance,
pour ainsi dire son humble détermination à s’identifier au rôle prescrit, à accomplir l’histoire.
(Kertész, 2004 : 16-17)
Reprenant le topos de l’histoire dans l’histoire, apparu pour la première fois en 1988 (Le Refus),
Kertész développe ici l’idée – devenue, au fil des livres et des entretiens, le motif clé de son
univers – selon laquelle la vie d’un rescapé n’a de sens que si elle aboutit à une œuvre littéraire.
Le personnage matériellement absent du récit premier de Liquidation – B. est déjà mort lorsque
la voix du narrateur se fait entendre pour la première fois – devient ainsi sa substance et son
origine. L’ossature du roman, c’est précisément l’enquête menée par Keseru afin de reconstituer
la vie de B., concrétisé dans la conviction – finalement justifiée – que celui-ci a dû laisser un
roman derrière lui. Une vie n’est véritablement vécue que si elle aboutit à un livre : lorsque
Keseru consulte, le jour même du suicide, les archives de son ami, il a la conviction que « […]
dans ces papiers, tout appe[lle]
de ses vœux le roman comme un accomplissement, une
apothéose 9 » (ibid. : 70).
La quête kertészienne du récit a peu de choses à voir avec la « religion » de l’art héritée
des romantiques, encore moins avec le fantastique de la bibliothèque remis au goût du jour par
Borges et Foucault. Si les personnages de Kertész cherchent (presque) sans exception dans
l’écriture le sens de leur vie, c’est que la question de la place d’un ancien déporté dans le monde
libre reste fatalement irrésolue et que ce dernier ne peut se (re)saisir qu’en retournant à soi dans
un acte de sublimation artistique du vécu. On se souvient de la révolte effrayée qui saisit Köves
d’Être sans destin devant l’incompréhension de ses anciens voisins : « On ne peut pas – il fallait
qu’ils essaient de comprendre cela –, on ne peut pas tout me prendre, il m’est impossible de
n’être ni vainqueur ni vaincu, de ne pas pouvoir avoir raison et de n’avoir pas pu me tromper, de
n’être ni la cause ni la conséquence de rien ; je les suppliais presque d’essayer d’admettre que je
ne pouvais pas avaler cette fichue amertume de devoir n’être rien qu’innocent » (Kertész, 1998 :
359). C’est précisément l’écriture qui permet de ne pas être seulement un innocent. Surtout une
victime doublement innocente car, loin d’être un survivant ordinaire, l’ami de Keseru est né à
l’hôpital de Birkenau, en décembre 1944. Il est dans le sens littéral aussi bien que métaphorique
9 Un peu plus tôt (p. 32), on peut lire, sous la plume de Keseru : « Seules nos histoires peuvent nous
apprendre que notre histoire est finie […]. Si je souhaite considérer ma vie comme une histoire [...], il faut
que je raconte celle de B. »
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ce qui reste d’Auschwitz 10. On comprend dès lors que le roman de sa vie dont, tout au long de
Liquidation, Keseru cherche le manuscrit, ne peut être que « l’autobiographie » d’un héritage
historique, c’est-à-dire une mémoire objectivée qui a accédé à la conscience de soi au moyen
d’une narration réflexive. Plus qu’un personnage traditionnel, dont l’auteur s’emploierait à
comprendre la psychologie et à expliquer les actes, le traducteur défunt de Liquidation est un
personnage-outil qui sert à modéliser le rapport entre l’art, la culture et la narration
testimoniale.
C’est ainsi que l’histoire d’un suicide permet d’aborder frontalement les deux principaux
points d’achoppement de tout discours testimonial : la conformité factuelle aux événements
relatés et le positionnement culturel qui permet au témoin d’être entendu par son époque. On se
souvient qu’en 1961 déjà, Piotr Rawicz faisait de la réception la question centrale de son roman
Le Sang du ciel et que sa façon de faire – à la fois ironique et irrévérencieuse – a eu une longue
postérité ; que des écrivains comme Georges Perec, Danilo Kiš ou W.G. Sebald ont su développer
cette première interrogation dans une clé modern(ist)e, prouvant ainsi qu’un demi-siècle
d’écriture romanesque du désastre ne fut pas dépourvu d’un secret axe de développement
esthétique. Le marginal Kertész qui, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, mène une
réflexion sur l’audible du témoignage n’est donc aucunement en retard ou à l’écart de ce qui se
fait à ce moment en Occident. Au contraire, lu aujourd’hui, avec un recul temporel suffisant
pour mener une lecture sereine de son œuvre, Roman policier, Le Refus et Liquidation
apparaissent comme des moments importants d’un remarquable parcours intellectuel. Des
étapes, des haltes, des moments de ressaisissement dans une progression obstinée vers une
formulation pour ainsi dire phénoménologique de la vie de témoin.
Pour revenir à Liquidation, la question de la transmission mémorielle – mise en scène
dans la rencontre entre Keseru et le policier chargé d’enquêter sur la mort de B. – aboutit, une
fois de plus, à une vision « escapiste » du témoignage :
Comment aurais-je pu raconter l’histoire de B. à un policier ? Avec quels mots de policier ce
policier aurait-il noté dans son procès-verbal l’histoire de B., cette histoire inracontable, en
réalité. J’étais assis dans un bureau étouffant éclairé par des ampoules nues ; j’avais en face de
moi un regard indifférent, officiel, lunettes, cheveux ternes, regard terne ; quand je suis entré, il
m’a tendu la main, elle était moite. De quelle manière aurais-je pu lui raconter l’histoire de B. ?
Objectivement ? Dramatiquement ? Ou en style procès-verbal, pour ainsi dire ?
C’est pourquoi cette mémoire vivante d’Auschwitz déteste « le nom qu’[elle a] reçu de ses ancêtres, tout
comme [elle] détest[e] ses ancêtres et tous ceux qui sont la cause de son existence », Imre Kertész,
Liquidation, op. cit., p. 36.
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10
Ce fut un moment terrible, parce que je compris alors que B. avait vécu toute sa vie avec cette
histoire et je compris, je crois, ce que vivre avec cette histoire avait pu signifier. Là, dans ce bureau
de police où il me semblait que toute l’indifférence du monde s’était concentrée, je compris que
toute histoire avait une fin, que chacune de nos histoires était inracontable et que seul B., fidèle à
lui-même, en avait tiré des conséquences radicales.
Voilà pourquoi je devais retrouver son roman disparu. Il contenait vraisemblablement tout ce que
je devais savoir, tout ce qu’il m’était encore possible de savoir. (Kertész, 2004 : 32)
Le manuscrit disparu contient la clé de lecture d’une vie qui est la parabole d’Auschwitz non tel
qu’il fut dans la réalité, mais tel qu’il était vécu dans la Hongrie communiste : essentiellement
une mémoire sans parole ni présence culturelle. À ce rideau de simulacres qu’on a tiré sur un
passé gênant, Kertész oppose donc le récit intime, mais rendu socialement inutile, du survivant.
Coupé de l’espace public, ce dernier est condamnée, nous suggère le roman, à disparaître avec
son auteur. D’autant que le témoin n’est pas assuré de pouvoir toujours faire concorder la vérité
factuelle et la vraisemblance historique. Pour preuve : lorsque Keseru, fasciné par l’histoire que
B. lui a racontée, l’encourage à écrire un livre, B. lui répond que le récit mettant en scène des
gens bienveillants qui permettent à une mère de donner la vie à un enfant dans un camp de
concentration est non seulement une histoire kitsch, mais avant tout une histoire fausse. Elle est
fausse non parce qu’elle n’aurait pas eu lieu (les choses se sont bien passées comme B. le dit),
mais parce qu’elle n’est pas représentative de la vie au camp : « Cela s’était passé et pourtant ce
n’était pas vrai. C’était une exception. Une anecdote. Un grain de sable tombé dans le
mécanisme à broyer les cadavres. Quel intérêt pouvait avoir sa vie, cet accident industriel unique
en son genre qu’il devait à quelques dignitaires du camp ? Et où se placerait l’histoire du succès
aussi extraordinaire qu’inexistant de B. dans la Grande Histoire Universelle ? » (Ibid. : 38)
S’interroger sur le rapport entre le témoignage authentique et le contexte historique global,
comme B. le fait dans Liquidation, revient à formuler de façon explicite la question de
l’exemplarité du témoignage.
Le témoin et la culture
Dans la plus grande partie de son œuvre, Imre Kertész ne prend pas pour sujet exclusif le
dicible de l’expérience concentrationnaire mais élabore des scénarios fictionnels mettant en
scène le témoin aux prises avec l’écriture littéraire afin de souligner l’importance de la question
de la place du témoin et de sa mémoire dans l’histoire sociale et culturelle de l’Europe au XXe
siècle. Ce faisant, il déplace l’accent du problème de la production (quelle langue pour une
expérience des camps ?) à celui de la réception (quelle langue sera comprise par le public ?).
D’Être sans destin jusqu’à Dossier K., Kertész construit une vision du témoignage littéraire
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comme acte fondamentalement contextuel, c’est-à-dire étroitement dépendant de la culture
dans laquelle il s’inscrit. Or toute l’œuvre de Kertész s’applique à démontrer que la Shoah est
hors culture (dans le sens où l’on dit que quelque chose est hors cadre). Elle apparaît comme
radicalement impossible à penser et à concevoir dans une culture humaniste. Pourtant c’est
précisément dans cette culture qu’elle a eu lieu et c’est dans cette culture que sa mémoire doit se
transmettre et son apparition être comprise et interprétée. Cela explique pourquoi l’écrivain de
Kertész est toujours un marginal, un homme hors contexte, un inadapté, un être qui ne laisse
pas de descendance biologique ou littéraire. Son existence même est un soufflet pour le monde
au sein duquel il devrait porter son témoignage.
En cela il représente un pas en avant par rapport à la première génération qui
s’interrogeait sur sa capacité à dire. Ce déplacement de l’événement-écriture à l’écritureréception est contenu puissamment dans Être sans destin. Tout ce qui a été écrit ultérieurement
n’est qu’une réflexion sur la capacité de la culture européenne à entendre ce témoignage de 1975.
Cette œuvre composée, nous l’avons dit, d’une dizaine de livres – romans, récits, discours,
essais, entretiens – a déplacé son propre point de gravitation. Être sans destin, qui occupait la
place centrale et figurait l’origine de l’écriture, s’est vu secondé, au fil des ans, par un autre type
de textes qui le prend allusivement en charge. Cette écriture « périphérique » thématisant
explicitement la question de la communication est devenue aujourd’hui centrale. La
circonférence a métabolisé son origine et l’écriture de Kertész est devenue un obsessionnel essai
sur la marge. C’est ainsi que la marge est devenue le centre.
S’il fallait chercher l’actualité de l’œuvre kertészienne, elle se situerait assurément dans
cette permanente prise de position méta-testimoniale qui fait évoluer le sujet de son écriture de
la question de la narrativité historique (comment raconter un événement ?) à celle de sa
réception culturelle. Cela explique aussi pourquoi la saisissante réflexion par laquelle débute le
célèbre essai sur L’Holocauste comme culture consacré à l’œuvre de Jean Améry peut se lire
également comme la confidence autobiographique d’un écrivain qui a consacré sa vie à la
recherche d’un adolescent à jamais disparu dans le camp d’Auschwitz : « Il n’a pas trouvé d’issue
pour sortir de la culture, il est passé de la culture à Auschwitz, puis d’Auschwitz à la culture
comme s’il passait d’un camp à un autre et que la langue et l’esprit de cette culture l’encerclaient
comme les barbelés d’Auschwitz. Il avait survécu à Auschwitz et s’il voulait survivre à sa survie,
s’il voulait lui donner un sens ou, disons, plutôt un contenu, il ne voyait pas d’autre possibilité,
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étant écrivain, que de le faire à travers le témoignage, l’analyse, l’objectivation de son être, c’està-dire la culture » (Kertész, 2009 : 84).
Bibliographie
Kertész, I. [2009] : L’Holocauste comme culture, Paris, Actes Sud.
Kertész, I. [2008] : Dossier K., Paris, Actes Sud, 2008.
Kertész, I. [2004] : Liquidation, Paris, Actes Sud.
Kertész, I. [2001] : Le Refus, Paris, Actes Sud.
Kertész, I. [1998] : Être sans destin, Paris, Actes Sud.
Kiš, D. [ 1989] : Le Cirque de famille, Paris, Gallimard.

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