Traducteur du réel, écrivain de l`impossible

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Traducteur du réel, écrivain de l`impossible
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IMRE KERTÉSZ, traducteur du réel
Conférence présentée à Toulouse le 17 mars 2012 par Yvette Goldberger-Joselzon
« Je serai toujours un écrivain hongrois de second plan, méconnu et
incompris ; le hongrois sera toujours une langue de second plan,
méconnue et incomprise …Ce que je fais est une illusion et je gaspille
ma vie, qui est aussi une illusion. Pourtant, pareil à l’insecte qui
recommence à transporter des matériaux de construction dans ses
mandibules, juste après que sa fourmilière a été piétinée, inondée par la
pluie, j’entame sans cesse une nouvelle phrase, une construction. Qui
me voit ? Dieu ? » 22 mars 1986 (Journal de galère p.186)
« Il me suffit d’articuler -ou plutôt d’écrire- un seul mot, et déjà je me
surprends à espérer …au risque de nourrir un vain espoir »
(L’Holocauste comme culture p.14).
Imre Kertész a aujourd’hui 82 ans. Il a choisi de vivre à Berlin, où il est
installé depuis une dizaine d’années. Malgré les difficultés provoquées
par sa maladie de Parkinson, il continue à écrire, il donne des interviews,
et comme à son habitude, il a son avis sur tout ce qui concerne l’être
humain dans le monde d’aujourd’hui. Après son Journal de galère, paru
en 2010, Actes Sud va publier en septembre 2012, Sauvegarde, la suite
de son journal écrit au début des années 2000. Et il nous prépare un
nouveau roman, L’Ultime Auberge, qui parle, dit-il à Florence Noiville
dans un des derniers numéros du Monde des livres : « de tout, et sera, si
je réussis à le terminer, le point d’orgue d’une trilogie après Kaddish
pour l’enfant qui ne naîtra pas et Liquidation. L’ultime auberge, est-ce la
mort ? « Non…non, voyons, rien d’aussi sérieux que ça ! »
Imre Kertész est né à Budapest en novembre 1929, dans une famille
modeste : son père était marchand de bois pour meubles, ce qui ne
convenait pas à sa mère qui était très ambitieuse. Ses parents ont
divorcé alors qu’il était très jeune, et il a vécu entre la pension et le foyer
de son père et de sa belle-mère, jusqu’au printemps 1944, date à
laquelle, nous le savons, à l’âge de 14 ans et demi, il a été déporté à
Auschwitz.
Car le jeune Imre, dont le grand-père paternel avait « magyarisé » son
nom de Klein en Kertész, à une époque, brève, où la Hongrie avait
libéralisé le statut des juifs et où ils se sont crus pleinement intégrés
dans la société hongroise, le jeune Imre, donc, était né dans une famille
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juive. Et s’il n’avait jusque-là accordé aucune importance particulière à
ce trait identitaire, n’étant ni religieux, ni croyant, ni rattaché à une
quelconque culture traditionnelle, le régime Horthy et le Troisième Reich
se sont chargés de graver en lui cette inscription qui ne le quittera plus
jamais.
Son père, déporté peu avant lui, n’est jamais revenu des camps.
Lorsqu’Imre rentre de Buchenwald, où il avait été transféré après
Auschwitz-Birkenau, il va vivre chez sa mère. Une année s’est écoulée.
Le monde ne sera plus jamais le même, ni pour Imre Kertész, ni pour
quiconque en Europe. Le temps, la liberté, Auschwitz, sont devenus pour
lui les éléments concrets et fondateurs de son œuvre à venir.
Il a seize ans, et se sent si heureux d’être en vie qu’il ne fait rien au
lycée. Puis il trouve un petit travail de journaliste, et découvre,
gratuitement, l’opéra, La Walkyrie qui le fascine. Il assiste à toutes les
représentations, c’est à travers Wagner qu’il entre dans la littérature. Il
est affamé de lectures : Wagner, Thomas Mann, Proust, Kafka, Musil,
Beckett, Nietzsche, Sandor Márai et en 57, Camus, dont L’Etranger est
traduit en hongrois par L’Indifférent, ce qui signifiait pour lui : détaché,
affranchi, homme libre. Mais c’est en 54, à 25 ans, qu’il fait cette
expérience fondatrice, qu’il relate dans son discours de Nobel et dans
une interview au magazine Psychologies en 2010 :
« Je pense que je suis né écrivain. Mais je me souviens de l’instant où la
révélation m’est apparue, ce matin de 1954. J’attendais dans un long et
étroit couloir d’un immeuble administratif. J’ai entendu des bruits de pas
très forts. A ce moment-là, j’ai compris l’attraction des pas sur une foule.
Une attraction qui conduit l’homme à abandonner son individualité « j’ai
saisi la force d’attraction de ce défilé, j’ai compris en une seule seconde
l’ivresse de l’abandon de soi, le plaisir vertigineux de se fondre dans la
masse. Je devais m’aplatir contre le mur pour ne pas céder à cette
attraction… Il s’agissait de sortir du cortège enivrant, de l’histoire qui
dépouille l’homme de sa personnalité et de son destin ». (Discours de
réception du prix Nobel). Je voulais résister à cela et je me suis dit : « Je
veux rester dans ce couloir, mais je veux vivre ma propre vie. » Toute
mon existence est la conséquence de cet instant… Les camps, la
dictature travaillent contre la construction personnelle de l’individu. J’ai
lutté en essayant de ne pas rentrer dans la société dans laquelle j’étais
enfermé : la journée, je me déguisais en écrivain populaire, distrayant.
Je rédigeais des opérettes. C’était ce qui me faisait vivre financièrement.
La nuit, à la maison, je me cachais et j’écrivais Être sans destin. J’ai
commencé à vivre vraiment le jour où j’ai su ce que je voulais écrire…
L’écriture m’a permis de continuer à vivre».
Dans chacun de ses ouvrages, on trouve à travers des coupes
différentes les effets de l’Holocauste et des dictatures sur les individus.
3
Loin de tout psychologisme et de toute idéologie humanitaire, avec le
« regard froid du professionnel » (Kaddish pour l’enfant qui ne naitra pas,
p.26), il réussit à nous entraîner par sa seule écriture, au plus près d’un
savoir incommunicable, qu’on ne peut qu’approcher, sans jamais le figer
par la compréhension. « Il s’agit d’approcher l’inapprochable »
(L’Holocauste comme culture p.14) et aussi : « Entre le sens et la vie, il
n’y a pas de rapport ». Par ailleurs, son humour, qui le maintient à
distance de lui-même, mais qui fait aussi lien, nous aide à supporter
l’impossible de cette réconciliation.
Mais l’enseignement de Kertész, au travers et au-delà de son travail
littéraire, c’est la révélation d’une nouvelle culture issue de l’Holocauste :
(L’Holocauste comme culture, (p.90/91) : l’Holocauste n’est pas un
évènement historique qu’on peut ranger dans un tiroir de l’histoire.
« L’ombre profonde de l’Holocauste recouvre toute la civilisation dans
laquelle il a eu lieu et qui doit continuer à vivre avec le poids de cet
évènement et de ses conséquences. L’Holocauste est une valeur qui
recèle un contenu moral incommensurable »… et « L’art est le seul outil
capable de permettre à l’idée et à la réalité de l’Holocauste de mûrir et
d’être intégré à notre culture comme expérience universelle. » (La Croix,
14-10-2010)
Pour terminer cette introduction, je voudrais vous lire un extrait de la
préface, magistrale, de Péter Nadas à L’Holocauste comme culture, qui
analyse d’une façon très pertinente, me semble-t-il, le rôle de la langue
hongroise dans l’écriture de Kertész : « Il a élaboré les strates d’une
vision dépassionnée avec le matériau de la langue hongroise.
Rétrospectivement, on voit que c’est la structure malléable de la phrase
hongroise qui permet à son style d’adopter cette vision dépassionnée.
Dans l’intervalle qui sépare deux sentiments chargés de lieux communs,
la phrase de Kertész prend conscience, sans ciller, de la pénible réalité.
De la sorte, il a créé dans la langue hongroise une nouvelle
appréhension de la réalité. »
L’Ecriture et l’Holocauste
C’est d’abord par son écriture qu’Imre Kertész nous saisit,
l’écriture, sa seule passion, son « plaisir infâme », et la seule identité
qu’il revendique : « Je vais vous l’avouer : je n’ai qu’une seule identité,
l’écriture. (Une identité qui s’écrit d’elle-même ») nous dit-il dans Un
autre, chronique d’une métamorphose1. Si son style est fluide et incisif,
et ses métaphores inventives, sa clarté est cependant trompeuse. Ce
qu’il vise n’est pas tant « la terrible harmonie » de la compréhension,
qui ferait périr « tant sa conscience que son être »2, que d’atteindre le
4
lecteur. En écrivant, il recherche, dit-il dans Kaddish pour l’enfant qui
ne naîtra pas, « la souffrance la plus aiguë », parce que « la
souffrance est la vérité, la vérité est ce qui me consume »3 (mais plus
tard, il donnera de son travail d’écrivain un autre éclairage, que nous
aborderons plus loin, celui de la « joie »). C’est l’écriture encore, qui
tisse et fait tenir son monde4, tout en « creusant sa tombe dans les
nuages, comme la fumée d’Auschwitz. « La nature de mon travail ne
consiste qu’à creuser, à continuer de creuser la tombe que d’autres
ont commencé à creuser pour moi dans l’air…5 « Comment aurais-je
pu expliquer à ma femme que ma plume était ma pelle ? Que j’écris
seulement parce que je dois écrire, et je dois écrire parce qu’on me
siffle tous les jours pour que j’enfonce ma pelle, pour que je joue la
mort sur une note plus sombre, plus douce ». Ici, il se réfère
directement au poème de Paul Celan « Fugue de mort », qu’il met en
exergue de Kaddish. « Comment pourrais-je accomplir mon auto
liquidation, ma seule tâche sur cette terre, en caressant en moi-même
des arrière- pensées illusoires telles que réussite, littérature, et
pourquoi pas succès. »6
On a dit qu’il était l’écrivain d’un seul thème, l’Holocauste. Il ne
s’en défend pas : « Quel écrivain aujourd’hui n’est pas un écrivain de
l’Holocauste ?... Il n’y a pas d’art authentique où on ne sente pas la
cassure qu’on éprouve en regardant le monde après une nuit de
cauchemars…Dans l’Holocauste, j’ai découvert la condition humaine,
le terminus d’une grande aventure où les Européens sont arrivés au
bout de deux mille ans de culture et de morale »7 écrit-il dans son
discours de réception du Prix Nobel.
A travers le thème de l’Holocauste, il atteint les limites de
l’humain, d’abord dans la réalité, puis par son écriture, qui recrée audelà de l’imagination, ce qu’une expérience inracontable a ouvert.
Dans les Visions d’un rescapé, signé Ka-Tzenik 135633, le matricule
de Yechel De-Nur, auquel Kertész se réfère, en particulier
dans Liquidation, on peut lire : « Auschwitz est quelque chose
d’originel, et je n’ai pas de clef pour le déchiffrer8…Auschwitz est là où
se trouve l’homme : ce n’est pas Satan qui a créé Auschwitz, mais toi,
moi. »9. Toi, moi, bourreaux et victimes, sans être sur le même plan,
sont des semblables, et c’est pour le déporté qui parle, la pire des
horreurs : « je pourrais être lui ! ». Auschwitz a eu lieu, et « est
encore », révélant les abîmes de l’être et de la civilisation. Mais cette
« plaie ouverte dans la culture chrétienne », ce « point zéro », peut
devenir fondateur, à condition de le « découvrir »10. Pour Kertész, cette
traversée deviendra le fondement de son existence, de son éthique, et
de son écriture. En étant optimiste, il espère qu’ « un travail éthique
opiniâtre finira par produire des valeurs qui donneront peut-être
5
naissance à la nouvelle culture Européenne »11. « Après Auschwitz, un
autre système de valeurs doit s’imposer », énonce-t-il dans
L’Holocauste comme culture. « Sans ces nouvelles valeurs, dit-il à
Jérôme Goude dans son entretien pour le Matricule des Anges, en
2010, l’Europe de demain est ou sera condamnée à l’échec. Je
cherche une consolation pour l’avenir ; et ce qui me donne confiance,
c’est que la civilisation européenne a su vaincre les deux grandes
folies du 20° siècle : le nazisme et le stalinisme. Ça m’encourage en
tant que phénomène, mais nous marchons au bord d’une faille, et à
tout moment, nous pouvons trébucher, tomber et recommencer
Auschwitz. »
Imre Kertész n’a jamais pu, même avec le temps, laisser
s’enterrer ce passé qu’il avait pourtant du mal à reconnaître comme
sien. Il écrit Le chercheur de traces parallèlement à Être sans destin,
en allant de l’un à l’autre. C’est l’histoire d’un homme à la rencontre de
son passé, revenant sur les lieux de ses souffrances, sorte de
métaphore de son retour à la recherche de son être ancien, travail qu’il
met en œuvre dans l’écriture d’Être sans destin. Là il comprend, dit-il
dans une interview à La Croix, en 2010, lors de la parution en France
de son Journal de galère, qu’il tient depuis 1961, que sa mission est
de préserver la douleur qui était la sienne, mais en l’ayant « digérée ».
Il développe dans cet article la place centrale qu’il donne au langage,
comme procurant des effets de joie : « Lorsque je me suis senti assez
fort pour écrire sur Auschwitz puis sur moi-même, curieusement à
partir de ce moment-là, Auschwitz n’a plus été une perte, mais un
gain… J’ai pu contourner la culpabilité, la honte de la survie, à partir
du moment où j’ai rejeté le langage commun, très répandu qu’utilise la
société pour évoquer l’Holocauste. J’en ai cherché un autre, le mien, à
travers mon travail littéraire… Il fallait montrer au lecteur autre chose
que cette laideur, qu’il puisse trouver du plaisir à lire mon livre. (Tout
en blessant le lecteur. Ecrire un roman sur Auschwitz qui ne blesserait
pas le lecteur serait honteux. L’Express 2005). Cela a été mon travail
d’écrivain de comprendre, puis de maitriser cette réalité, pour en faire
de l’art, donc de la joie…Je n’ai pas voulu écrire un livre d’historien
mais une œuvre littéraire. Il fallait trouver un autre ton. Une fois gagné
le sentiment que j’avais atteint un niveau artistique et que je pouvais
montrer le revers des choses, j’ai ressenti une grande joie, une sorte
de vengeance sur la réalité. Ma vengeance. Mais ça ne suffisait pas
pour faire un roman, il ne fallait pas laisser régner les sentiments trop
personnels, mais s’élever au-dessus. Le seul moyen était le langage.
On me demande parfois comment il est possible d’écrire un livre tel
qu’Être sans destin dans la joie. Pourtant ce fut le cas ». Cette joie,
c’est tout de même une joie particulière : elle est produite non par le
6
contenu, ni bien entendu par les évènements relatés dans le roman.
C’est ce que j’appellerais une joie éthique, la joie du Bien-dire, où le
langage est en adéquation avec l’authenticité de l’auteur. (N’est-ce pas
ce que veut dire Kertész lorsqu’il écrit dans Le drapeau anglais : « Je
sens que ma vie et sa formulation ne devraient désormais plus jamais
entrer en contradiction… » ? (p.59))
Et ce qu’il appelle sa vérité, sa liberté non pas d’agir mais de
« prendre conscience », l’oblige à faire jaillir sans cesse des
profondeurs, cette langue hongroise qu’il aime avec passion, qui lui
permet, en la façonnant, de contrer son « inexistence », et de conjurer
son « altérité », cette sensation d’être un autre, ce « témoin
imperturbable » qui le suit jusque dans l'avion qui le mène à
Stockholm, en 2002. Par l’écriture, il surmonte sa division.
En se débattant avec l’impossible de l’amour, de la
communication, de la transmission, en affrontant l’horreur indicible
des camps de concentration et des cheminées des crématoire, puis
l’écrasement par la dictature, il cherche à se faire traducteur du réel,
avec ce « regard froid du professionnel » qui lui a permis d’être le
traducteur des plus grands auteurs allemands, lorsqu’il avait besoin de
« se réfugier dans l’ivresse objective de la traduction, comme dans
l’alcoolisme. »12
Traducteur du réel, écrivain de l’impossible, rien ni personne ne
l’arrête. C’est au rocher de Sisyphe qu’il s’affronte en travaillant
chacun de ses textes pendant des années. Ils se font écho les uns aux
autres, à partir d’«Etre sans destin ». Il les écrit dans le contexte d’une
« dictature relativement limitée », privilégiant « les chemins tortueux
de la liberté intérieure », à une « forme romanesque plus brillante » à
laquelle il aurait peut-être cédé en Occident.»13
Être sans Destin
Le Malaise
Dès l’ouverture d’ « Etre sans destin » on est saisi
d’étonnement, voire de malaise, à la lecture de ces descriptions
appliquées d’un gamin de 15 ans, très conformiste, n’exprimant aucun
affect devant le sort inqualifiable qu’il est obligé de subir : ni révolte, ni
désespoir, ni haine, ni même indignation. Juste parfois un peu de gêne
ou d’envie de rire. C’est d’ailleurs la critique des éditeurs qui ont
refusé son roman, en 1965, en le lisant au premier degré .Il les cite
dans « Le refus » : « Il est incroyable que la vue des fours crématoires
éveille en lui « une impression de plaisanterie, d’une espèce de blague
de potache », alors qu’il sait qu’il est dans un camp d’extermination,
7
simplement parce que le fait d’être juif suffit à le faire condamner à
mort. Son comportement, ses remarques déplacées sont
repoussantes et blessantes pour le lecteur qu’irrite également la fin du
roman, où le héros, malgré son comportement et son insensibilité, se
permet de porter un jugement moral, de se poser en accusateur…
Sans parler du style. La plupart des phrases sont maladroites, lourdes,
et l’on trouve malheureusement trop souvent des expressions telles
que : « à peu près en réalité, tout naturellement, et à part ça »14.
Comme dirait György Köves, le jeune narrateur, c’est logique, en fin de
compte ça peut se comprendre, cela part même d’un bon sentiment,
car ce roman est effectivement incroyable, et blessant pour le lecteur.
Rien n’est exprimé comme on pourrait s’y attendre. Cela commence
un peu comme le journal de bord d’un lycéen qui a dû quitter la classe,
un jour presque comme les autres, pour passer la dernière journée
auprès de son père réquisitionné pour le travail obligatoire. Sur la
route, il prend soin de ne pas déboutonner son manteau malgré la
chaleur, (on est au début du printemps, l’air est pur et doux), car,
« comme je marchais contre la brise, un pan de mon manteau pouvait
se rabattre sur mon étoile jaune, ce qui n’aurait pas été
réglementaire. »15.C’est ainsi que nous apprenons brutalement qu’il
est juif et qu’on est en avril 44, en pleine guerre, après que les
différentes lois antijuives, inaugurées dès 1920 par le Numerus
Clausus, aient été promulguées en Hongrie par le gouvernement
devenu allié des Allemands, et que le port de l’étoile jaune venait
d’être rendu obligatoire16. Ensuite, alors qu’il a dû quitter le lycée pour
être lui aussi, en tant que juif, affecté au travail obligatoire comme
« jeune apprenti auxiliaire », il trouve juste « un peu étrange » d’être
arrêté, avec ses camarades travaillant comme lui à la Shell, mais ne
se sent pas inquiet puisque les policiers n’avaient rien à leur
reprocher, et qu’ils étaient munis de papiers d’identité, ce qui était un
véritable privilège. Il aurait même peut-être eu le temps de « prendre
la poudre d’escampette », mais il n’y voyait pas de raison
particulière : « bon, le sentiment de respect s’est avéré le plus fort en
moi »17. Mais quand le chef des gendarmes hongrois hurle
« d’enfermer toute cette bande de juifs à l’écurie où est leur place »,
dans un « tumulte impénétrable », il se rappelle avoir eu « juste un
peu envie de rire… à cause de cette impression d’être tombé soudain
au beau milieu d’une pièce de théâtre insensée où je ne connaissais
pas très bien mon rôle, et à cause d’une pensée fugace qui n’a fait
que passer dans mon imagination : la tête de ma belle-mère quand
elle se rendrait compte qu’elle m’attendait en vain pour le dîner. »18
8
Le « pas à pas »
Et c’est ainsi qu’insupportablement pour nous, et pour lui «
sans perdre patience », nous accompagnons le jeune garçon « pas à
pas » dans l’horreur et la dépersonnalisation, car il est obligé
d’abandonner sa subjectivité pour supporter ce qui lui arrive et ce dont
il est témoin. Avant qu’il ne prenne la mesure des choses, le jeune
György Köves conforme son langage et même sa pensée à ceux des
oppresseurs. Sa façon complètement antisémite de décrire les
« détenus » juifs lorsqu’il arrive au camp19, ou bien la sélection, qu’il
fait de lui-même :« j’étais bien obligé de voir avec les yeux du médecin
combien il y avait parmi nous d’hommes vieux, ou inutiles pour
d’autres raisons…L’un était trop maigre, l’autre trop gros, quant à un
troisième je le déclarais malade mental rien qu’à voir ses yeux agités
de tics…Pourtant lui aussi, connaissant son devoir, il souriait avec
dévouement en se dandinant comme un canard vers le groupe des
inaptes. »20 Le lecteur est déstabilisé par cette narration dépourvue de
recul et de critique, dont l’effet d’étrangeté et de malaise vient du
décalage entre l’horreur des faits et la tranquillité de leur énoncé. A
aucun moment il ne subjective la souffrance, de sorte qu’il place le
lecteur, non en position d’identification, mais de témoin impuissant des
horreurs esquissées avec pudeur, et de son propre anéantissement
qu’il décrit comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre qui aurait perdu
toute conscience.
Sa conception du temps sous-tend la construction logique du
roman. Dans sa Conférence de réception du prix Nobel, intitulée :
« Euréka »21, il écrit : Le « héros, ne vit pas son propre temps…il n’a
pas de mémoire, il est dans l’instant. Si bien que le pauvre doit dépérir
dans le piège morne de la linéarité…Au lieu d’une succession
spectaculaire de grands moments tragiques, il doit vivre le tout, ce qui
est pesant et peu varié, comme la vie ». Cette question du temps est
fondamentale, explique Kertész dans une interview à L’Express, par
François Busnel en 2005, à la sortie du film adapté de son roman par
Lajos Koltai : « La question fondamentale que pose Etre sans destin
est la suivante : à qui appartient le temps ? Dans cette histoire, le
temps n’appartient pas au personnage mais aux bourreaux. J’ai mis
quinze ans à écrire ce livre, mais moins parce que les faits racontés
peuvent correspondre d’une certaine façon, à ce que j’avais moimême vécu dans les camps de concentration, que parce qu’il me
fallait trouver un temps narratif bien particulier. Ce fut un travail très
long. La langue créait une distance vis-à-vis des évènements, et c’est
ce qui me semblait indispensable pour raconter cette histoire. »
C’est ce déroulement du temps, étape par étape, autorisant l’ennui,
9
même à Auschwitz, qui sauve György Köves, et sans doute le jeune
Imre Kertész, car il permet à la fois une forme d’adaptation
progressive, même si elle est écrasante, et une échappée de l’esprit.
« L’enfer serait un endroit où on ne peut pas s’ennuyer » (ESD p.342343).22Et c’est aussi ce « pas à pas » qui permet de supporter la
lecture du roman.
Le démenti
Mais sa façon d’écrire trop appliquée, la répétition de
banalisations stylistiques comme : « bien évidemment, cela va sans
dire, naturellement, de mon point de vue », cette allégeance à une
logique apparente, d’un conformisme décidé, démentent la position
qu’il se donne par rapport aux évènements. La plupart du temps, son
jugement paraît trop manifestement naïf pour être vraiment celui de
l’auteur, même à quinze ans. Si les choses étaient aussi évidentes, il
n’aurait pas autant besoin de les souligner. Implicitement, son
énonciation est en elle-même la critique de son énoncé. Car le seul
énoncé des faits en rendrait la lecture insupportable, comme pour la
plupart des écrits portant sur les camps d’extermination. Mais sa
description distante et calculée, déplace notre angle de vue et tout en
semblant nous éloigner, nous plonge malgré nous de façon poignante
au cœur de ce qui ne peut pas se dire, qui se révèle dans une
perspective décalée par la distanciation et le travail de déplacement.
Dans la même visée, il manie aussi l’ironie, la provocation, et un
humour grinçant. On en trouve la confirmation chez Kertész luimême : « C’est un roman de formation à l’envers : comment un enfant
de quatorze ans perd peu à peu sa personnalité naissante dans les
camps. Ce n’est pas parce que j’étais un enfant que le narrateur en
est un. Il est un enfant parce que l’infantilisation est caractéristique de
toute dictature. »23Cependant, le choix de la narration à la première
personne entraîne une ambiguïté quant au genre de l’ouvrage, roman
autobiographique. Mais le personnage de Köves, façonné de
souvenirs exhumés, d’oubli, de souffrance refoulée, illustre la volonté
créatrice de Kertész sans souci de vraisemblance psychologique. De
plus, le style d’Etre sans destin, différent de tous ses autres écrits,
confirme que la naïveté et le déni qui sont ici à l’œuvre sont des traits
dont l’auteur habille le narrateur et non la description fidèle de Kertész
enfant, même si celui-ci a pu connaître ce type de clivage. Comment
est-il parvenu à transmettre cet au-delà de la souffrance sans même la
formuler ? Son écriture contamine le lecteur, creuse en lui un malaise
fondamental, qu’il diffuse tout au long de son récit. Il n’y a pas
d’accoutumance à sa lecture, pas de retranchement possible, sous
peine d’être aussitôt menacé de se sentir complice des bourreaux.
10
Il explique dans son discours de Stockholm : « Je me suis
rendu compte que je décrivais un homme broyé par la logique d’un
totalitarisme, en vivant moi-même dans un autre totalitarisme, et cela a
sans aucun doute fait de mon roman un moyen de communication
suggestif. » Ce roman, qui n’est donc pas une auto biographie, bien
qu’il soit bâti et pétri à partir d’une expérience vécue, ne peut
cependant pas se lire comme un roman, justement parce que ce qu’il
relate a eu lieu. C’est là que se pose la question de la fiction et de la
vérité, qu’avait distinguée Jérôme Goude : Pourquoi Imre Kertész a-t-il
choisi le roman pour témoigner du réel concentrationnaire ? Et Kertész
lui-même répond : « Quand je me suis décidé en 1960 à me pencher
sur ma propre histoire, je ne voulais pas faire une autobiographie. Je
n’y crois pas : à partir du moment où on décide d’écrire, on est
dans la fiction ».
Le changement de discours
Malgré cette traversée de l’horreur à laquelle il a
miraculeusement survécu, et qui fait de lui une exception, il ne veut à
aucun moment endosser le statut de victime. A la fin du roman,
lorsqu’il rentre enfin chez lui qui n’est plus chez lui, et qu’il retrouve
les deux pitoyables vieux qu’il a quittés au premier chapitre un an
auparavant, presque à la même heure, il change de discours. Ce n’est
plus le même garçon qui parle. Il révèle enfin sa pensée qui avait en
quelque sorte hiberné : « Je n’ai pu survivre ou simplement être et
exister qu’en secret, je me reniais moi-même à voix haute, et je
gardais en moi-même, craintif et silencieux, ma nuit noir de velours et
mon espoir désespéré »24. Alors qu’ils ne savent que lui recommander
« d’oublier ces atrocités pour commencer une nouvelle vie », il
rétorque que les évènements n’ont pas fait qu’arriver, comme des
péripéties. Il sait, maintenant, de quoi il parle, et qui restera permanent
dans la pensée d’Imre Kertész : « l’étoile jaune sur les maisons, le 15
octobre, les Croix Fléchées, le ghetto, la rive du Danube »25, c'est-àdire les différentes étapes de la destruction et des assassinats des
juifs hongrois par les nazis hongrois, sous un gouvernement de
collaboration, puis ensuite, la libération, tous « ces évènements
inimaginables sont arrivés, mais ils n’ont pas eu lieu tous à la fois,
comme une sorte de tourbillon,…mais en suivant le cours normal des
minutes, des jours, des semaines et des mois,…pas à pas…Ce n’est
que maintenant, que tout semble fini,…irrévocable… Chaque minute
aurait pu apporter quelque chose de nouveau…en réalité elle ne le
faisait pas, naturellement… » « C’est peut-être nous qui sommes
11
coupables, nous les victimes », s’indignent les malheureux
épargnés, « qu’aurions-nous pu faire ! » « Rien, des pas » répond
Kövés, « Moi aussi j’ai vécu un destin donné, ce n’était pas mon
destin, mais c’est moi qui l’ai vécu jusqu’au bout, et désormais, je
devais en faire quelque chose... »26. « S’il y a un destin la liberté n’est
pas possible, si au contraire la liberté existe, alors il n’y a pas de
destin...C’est à dire que nous sommes nous-même le destin…On ne
peut pas tout me prendre…Je ne pouvais pas avaler cette fichue
amertume de devoir n’être rien qu’innocent.»27. N’être « ni vainqueur ni
vaincu, ni la cause ni la conséquence de rien », n’être qu’un survivant
innocent, c’est méconnaître la nécessité psychique de chercher une
cause au malheur, c’est priver de sens les « quelques pas » qu’il avait
fait avec honnêteté, c’est nier la découverte fondamentale qu’il a
payée, on pourrait dire de sa vie, « à savoir le frémissement de la
liberté. »
Destin et Liberté
Cette notion qu’il semble découvrir à la suite de son
expérience invivable, va traverser son œuvre et sans doute sa vie. Il la
développe dans le « Kaddish pour un enfant qui ne naîtra pas »: «…ne
plus considérer ma vie comme une succession de hasards arbitraires,
consécutifs au hasard arbitraire de ma naissance…mais comme une
succession de prises de conscience satisfaisantes pour ma fierté, au
moins pour ma fierté. »28. C’est la « prise de conscience » du sujet,
qu’il met comme condition de la liberté. La liberté, cette « notion
immatérielle » qui balaie même les intérêts vitaux, et qu’il corrèle au
Bien, révélée par « Mr. l’Instituteur » : Mr. l’Instituteur vient au péril de
sa vie, lui rendre sa portion de nourriture au lieu de la garder pour lui,
comme il aurait dû faire selon l’instinct de survie. Plus que la survie de
son corps, qui n’était déjà plus qu’un squelette, Mr. l’Instituteur a
privilégié sa seule chance réelle de survie : la sauvegarde de cette
« notion » sans laquelle il ne veut pas vivre, et « cela ne s’explique
pas car ce qui est réellement irrationnel, qui n’a pas d’explication, ce
n’est pas le mal, au contraire, c’est le bien…Voilà pourquoi je
m’intéresse exclusivement à la vie des saints, parce que c’est à cela
que je ne trouve pas d’explication simplement rationnelle…et
Auschwitz, même si cela sonne comme une sinistre plaisanterie, s’est
avéré de ce point de vue une entreprise carrément fructueuse. »29
Finalement, il se résoudra à « vivre sa vie invivable », en
acceptant, à la fin d’ Etre sans destin, une sorte de nostalgie
d’Auschwitz, qu’on a d’abord du mal à admettre : « puisque là-bas
aussi, parmi les cheminées, dans les intervalles de la souffrance, il y
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avait quelque chose qui ressemblait au bonheur. »30 Là-dessus, Imre
Kertész s’explique longuement dans l’entretien cité plus haut avec
François Busnel : « Quand le narrateur parle du bonheur, le lecteur ne
peut penser une seule seconde qu’il puisse s’agir du bonheur que lui,
lecteur, peut connaître. Mais une certaine forme de bonheur existait
dans les camps, oui : quand nous ressentions la chaleur d’un rayon de
soleil, lorsqu’une aube magnifique se levait sur le camp… C’était un
bonheur végétatif : obtenir la permission de rester allongé, ne pas être
battu, avoir la permission de manger, ne pas se sentir affamé, être
saisi par le souvenir d’une belle journée à la maison… A chaque fois
que ce système fondé sur la destruction de l’individu marquait une
pause, je ressentais du « bonheur ». Et j’en ressentais également
lorsque je faisais cette expérience très intense de me sentir plus
proche de la mort que de la vie : dans ces moments-là, vous oubliez
tout ce qui vous entoure, y compris les SS, il n’y a plus que vous et la
mort, face à face. Voilà de quoi il était question. C’était à la fois terrible
et heureux. Mais ce bonheur-là est pire que tous les malheurs, et c’est
ce que j’ai voulu montrer à travers les scènes de mon roman. Il est
peut-être pire de dire que l’on a ressenti du bonheur que de montrer
en détail les horreurs qui se sont déroulées dans un camp. »
Même lorsqu’il est impuissant devant son sort, l’homme est
responsable de son destin, ne serait-ce que par la succession de
prises de conscience dans les intervalles du temps qui s’écoule. En
avançant pas à pas, en refusant de se laisser submerger, en résistant
à « la force d’attraction du défilé, à l’ivresse de l’abandon de soi »31, en
étant réfractaire à toute assimilation, Kertész a gagné sa liberté, avec
un crayon et du papier. Il en est juste « fier ». Mais pour lui, dont le
fantasme préféré de l’enfance est « Le vilain petit canard », cette
fierté vient en contrepoint de la honte qui a dévasté sa vie, une honte
en quelque sorte originelle, englobant son nom32. C’est bien
antérieurement à l’Holocauste et à sa déportation qu’il décrit l’origine
de sa « destruction », dans « Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas »,
prière des morts juive qu’il compose pour l’enfant qu’il refuse de
concevoir: « C’est durant mon enfance, durant mon éducation qu’a
commencé mon impardonnable anéantissement, ma survie jamais
survécue, le complot ourdi contre ma vie, ma survie inimaginable au
regard de mon enfance morte »33. Dans ce « Kaddish » pour son
enfance morte, pour la paternité qui lui fait horreur, « non, je ne pourrai
jamais être le père, le destin, le Dieu d’un autre être », il met
impitoyablement en série « Auschwitz comme exacerbation des vertus
inculquées depuis sa prime jeunesse » pendant la « dictature
pédagogique » de l’internat, l’image du père et sa « terreur
chaleureuse », et Dieu, ce « père sublimé qui s’est révélé à lui sous la
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forme d’Auschwitz »34. Il paye le prix de ces révélations cruelles qu’il
s’arrache à lui-même, et qui détruisent l’amour partagé avec sa
femme, par la « dépression, l’impuissance et l’abandon ».
Mais sans doute, après tant d’années de travail et de
combat, « il y aura un happy end », comme pour le Vieux du Refus :
il sera lui aussi touché par la grâce qu’il entrevoit avec une
« douloureuse mélancolie » : « Sisyphe et le travail obligatoire sont, il
est vrai, éternels ; mais le rocher n’est pas immortel. Après avoir été
roulé tant de fois sur son chemin accidenté, il finira par s’user et un
jour Sisyphe se rendra compte que, depuis longtemps, il pousse du
pied un caillou gris dans la poussière, en sifflotant. »35
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I.Kertész, « Un autre, chronique d’une métamorphose », Actes Sud, 1999, p.67
Idem, p.113
I.Kertész, « Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas », Actes Sud, 1995, p.111
I.Kertész, « Liquidation », Actes Sud, 2004, p.96
« Kaddish ».p.42 (référence à Paul Celan, « Fugue de mort »)
« Kaddish » p.111-112
Conférence de réception du prix Nobel, 2002, inédit
Ka Tzénik 135633, « Les Visions d’un rescapé ou le syndrome d’Auschwitz », Hachette, 1990, p.62
Idem p.149
Conférence Nobel
Idem.
« Kaddish » p.25
Conférence Nobel
I.Kertész, « Le Refus », Actes Sud, 2001, p.55).
I.Kertész, « Etre sans destin », Actes Sud, 1998, P.9
Pour les références historiques, lire « Hongrois et Juifs » de F. Fejtö, Balland 2000, p. 235 à 337
« Etre sans destin », p.78.
Idem p.81
Idem p.109
Idem p. 123
Conférence Nobel
« Etre sans destin », p.342.
Quotidien « Libération », 11 Oct.2002
« Kaddish » p.90
« Etre sans destin » p.352, voir F.Fejtö pour les références historiques
Idem p.356
Idem p.358-359
« Kaddish » p.91
Idem p.56-57
« Etre sans destin » p.361
Conférence Nobel
« Un Autre » p.16
« Kaddish » p.147
Idem p.147
« Le Refus » p.349