André Comte-Sponville : L`esprit de l`athéisme. Introduction à une

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André Comte-Sponville : L`esprit de l`athéisme. Introduction à une
André Comte-Sponville : L’esprit de l’athéisme. Introduction à une
spiritualité sans Dieu. Albin Michel 2006
Dans ce livre, l’auteur nous livre une réflexion double, intellectuelle et rigoureuse quant aux
raisons qui le font choisir l’athéisme, existentielle dans l’aveu de n’avoir jamais connu ou
vécu quelque chose qui ressorte d’une transcendance. C’est un livre passionnant d’une grande
richesse et d’une grande rigueur. Tout en étant militante – ou du moins confessante –
l’approche de l’auteur se veut résolument respectueuse et ouverte au dialogue. Cela en fait
indiscutablement un livre à part qui mérite d’être lu et connu.
Je vous en livre quelques extraits significatifs.
Les athées s’acceptent mortels
« Les athées n'ont pas de ces soucis. Ils s'acceptent mortels, comme ils peuvent, et s'efforcent
d'apprivoiser le néant. Y parviendront-ils? Ils ne s'en inquiètent pas trop. La mort
emportera tout, jusqu'aux angoisses qu'elle leur inspire. La vie terrestre leur importe
davantage, et leur suffit.
Reste la mort des autres, et elle est autrement réelle, autrement douloureuse, autrement
insupportable. C'est là que l'athée est le plus démuni. Cet être qu'il aimait plus que tout —
son enfant, son parent, son conjoint, son meilleur ami —, voilà que la mort le lui arrache.
Comment n'en serait-il pas déchiré? Aucune consolation pour lui, aucune compensation,
juste ce petit peu d'apaisement parfois : l'idée que l'autre, au moins, ne souffrira plus, qu'il
n'a pas, lui, à supporter cette horreur, cet arrachement, cette atrocité... Il faudra beaucoup
de temps pour que la douleur s'atténue, peu à peu, pour qu'elle devienne supportable, pour
que le souvenir de celui qu'on a perdu, de plaie ouverte qu'il était d'abord, se transforme
progressivement en nostalgie, puis en douceur, puis en gratitude, presque en bonheur... On
se disait : « Comme c'est atroce qu'il ne soit plus!» Puis les années passent, et voilà qu'on se
dit : « Comme c'est bien qu'il ait vécu, que nous nous soyons rencontrés, connus, aimés! »
Travail du deuil : travail du temps et de la mémoire, de l'acceptation et de la fidélité. Mais
sur le coup, c'est évidemment impossible. Il n'y a que l'horreur; il n'y a que la souffrance; il
n'y a que l'inconsolable. Comme on aimerait, alors, croire en Dieu! Comme on envie,
parfois, ceux qui y croient! Reconnaissons-le : c'est le point fort des religions (p.20). »
Aucune société ne peut se passer de communion
« En revanche, dans une société démocratique et douée de cohésion, comme il faut qu'elle le
soit, on peut communier dans l'amour de la patrie, de la justice, de la liberté, de la
solidarité, bref dans un certain nombre de valeurs communes, qui donnent un sens à ce
budget et en font autre chose qu'une simple question de rapport de forces, de lobbying ou
d'arithmétique. Et que chacune de ces valeurs soit partagée par un grand nombre
d'individus, comme c'est évidemment souhaitable, cela ne diminue en rien son importance
pour chacun. Au contraire! Chaque individu y est d'autant plus attaché qu'il sait que
d'autres, qui font partie de la même communauté que lui, le sont également. Le sentiment
d'appartenance et la cohésion vont ensemble. C'est ce qu'on appelle une culture ou une
civilisation. Il n'y aurait pas de société autrement. Il n'y aurait que des foules et des
rapports de forces (p.28). »
Il n’y a pas de société sans lien, ni sans rapport au sacré, à ce qui a valeur absolue. On peut se
passer de religion, au sens d’être relié, mais pas de communion, ni de fidélité, l’autre sens de
la religion (relegare : recueillir ou redire).Elle est ici un attachement, un engagement, une
reconnaissance et non une piété. L’absence de foi ne dispense pas d’avoir une morale. L’athée
n’est pas condamné à être un lâche, un hypocrite ou un salaud ! Toute morale sera humaine
et donc relative. Pour autant, elle ne sera pas bâtie sur le nihilisme qui fait le jeu des barbares
et des fanatiques de tous bords, qui ne connaissent que la violence, le mépris, l’égoïsme, la
haine…Le contraire de la barbarie, c’est la civilisation. Une société peut très bien se passer de
religion, au sens de la croyance en un Dieu créateur et personnel, elle pourrait se passer de
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sacré ou de surnaturel au sens large, mais elle ne peut se passer ni de communion ni de
fidélité.
Les deux tentations de la post-modernité
« Si tout est permis, le terrorisme l'est aussi, et la torture, et la dictature, et les génocides...
«Qu'un acte soit immoral, pourraient-ils dire, ce n'est pas, à nos yeux, une objection contre
cet acte. » Les bourreaux n'en demandent pas davantage. Les lâches non plus. Mentir? Dire
la vérité? Se raconter des histoires? Cela revient au même. Par quoi le nihilisme fait le jeu —
vite ennuyeux — de la sophistique.
Que Nietzsche, quant à lui, ait le plus souvent échappé à cette double tentation, d'abord par
le génie, ensuite par l'esthétisme, c'est-à-dire par la volonté de faire de sa vie une oeuvre
d'art (le «grand style »), je ne l'ignore pas, ni n'y suis indifférent. Mais j'y vois une impasse
plutôt qu'une issue : vouloir faire de sa vie une oeuvre d'art, outre le narcissisme du propos,
c'est se tromper sur l'art et se mentir sur la vie. Voyez Oscar Wilde, ou Nietzsche lui-même
(la pauvre vie de Nietzsche, quand on y pense, quelle misère, et comme elle rend suspectes
ou dérisoires les rodomontades du Zarathoustra!). C'est un autre sujet, que je ne puis traiter
ici. Ce que je voulais souligner, c'est simplement que la fidélité, au sens où je prends le mot,
impose de refuser ces deux tentations du nihilisme et de la sophistique. S'il n'y avait pas de
vérité, il n'y aurait pas de connaissances, ni donc de progrès des connaissances. S'il n'y
avait pas de valeurs, ou si elles ne valaient rien, il n'y aurait ni droits de l'homme ni progrès
social et politique. Tout combat serait vain. Toute paix aussi.
À cette double tentation de notre époque, il est urgent, surtout pour les athées, d'opposer un
double rempart: celui du rationalisme (contre la sophistique), celui de l'humanisme (contre
le nihilisme). Ces deux remparts, ensemble, constituent ce qu'on appelle, depuis le XVIIIe
siècle, les Lumières.
Il n'est pas vrai que rien ne soit vrai. Qu'aucune connaissance ne soit la vérité (absolue,
éternelle, infinie), c'est bien clair. Mais elle n'est une connaissance que par la part de vérité
(toujours relative, approximative, historique) qu'elle comporte, ou par la part d'erreur
qu'elle réfute. C'est pourquoi elle progresse. L'histoire des sciences avance «par
approfondissements et ratures» (Cavaillès), «par essais et éliminations des erreurs»
(Popper), mais elle avance : le progrès, souligne Bachelard, est « la dynamique même de la
culture scientifique (...) ; l'histoire des sciences est l'histoire des défaites de l'irrationalisme».
Fidélité à la raison. Fidélité à l'esprit. Fidélité à la connaissance. « Sapere aude », comme
disait Kant après Horace et Montaigne : ose savoir, ose te servir de ton entendement, ose
distinguer le possiblement vrai du certainement faux!
Il n'est pas vrai que tout soit permis, ou plutôt il dépend du chacun de nous que cela ne soit
pas. Fidélité à l'humanité, et au devoir d'humanité! C'est ce que j'appelle l'humanisme
pratique, qui n'est pas une religion mais une morale (p.60-61). »
Le gai désespoir
A la question « Que m’est-il permis d’espérer ? », il faut répondre : rien, en tous cas rien
d’absolu, rien d’éternel, rien au-delà de la mort. Un athée lucide ne peut échapper au
désespoir. Pourtant, il convient de rappeler que ce n’est pas l’espérance qui fait agir, c’est la
volonté ; ce n’est pas elle non plus qui fait vivre mais l’amour.
« C'est où le désespoir peut être vivifiant, salutaire, joyeux. C'est le contraire du nihilisme,
ou son antidote. Les nihilistes ne sont pas désespérés : ils sont déçus (or on n'est déçu que
par rapport à une espérance préalable), dégoûtés, aigris, pleins de rancoeur et de
ressentiment. Ils ne pardonnent pas à la vie, ni au monde, ni à l'humanité, de ne pas
correspondre aux espérances qu'ils s'en étaient faites. Mais à qui la faute, si leurs
espérances étaient illusoires ? Celui qui n'espère rien, au contraire, comment serait-il déçu ?
Celui qui ne désire que ce qui est ou qui dépend de lui (celui qui se contente d'aimer et de
vouloir), comment serait-il dégoûté ou aigri? Le contraire de la rancoeur, c'est la gratitude.
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Le contraire du ressentiment, la miséricorde. Le contraire du nihilisme, l'amour et le
courage.
Qu'il y ait quelque chose de désespérant, dans la condition humaine, qui peut le nier? Ce
n'est pas une raison pour cesser d'aimer la vie, bien au contraire! Qu'un voyage doive avoir
une fin, est-ce une raison pour ne pas l'entreprendre, ou pour ne pas en profiter? Que nous
n'ayons qu'une seule vie, est-ce une raison pour la gâcher? Qu'il n'y ait, pour la paix et la
justice, aucun triomphe garanti, ni même aucun progrès irréversible, est-ce une raison pour
cesser de se battre pour elles? Bien sûr que non! C'est autant de raisons, au contraire, bien
fortes, pour accorder à la vie, à la paix, à la justice — et à nos enfants — tous nos soins. La
vie est d'autant plus précieuse qu'elle est plus rare et plus fragile. La justice et la paix,
d'autant plus nécessaires, d'autant plus urgentes que rien ne garantit leur victoire.
L'humanité, d'autant plus bouleversante qu'elle est plus seule, plus courageuse, plus
aimante. « Quand tu auras désappris à espérer, écrivait Sénèque, je t'apprendrai à vouloir.
» J'ajoutai simplement, avec Spinoza: et à aimer (p.65-66). »
Le royaume de l’amour
« Que Jésus, lui, ait cru en Dieu et en la résurrection, c'est plus que vraisemblable. Quel Juif,
en ces temps-là, n'y croyait pas? Mais ce que j'ai retenu de la lecture des Évangiles, c'est
moins ce qu'il dit sur Dieu ou sur une éventuelle vie après la mort (il n'en dit d'ailleurs pas
grand-chose) que ce qu'il dit sur l'homme et sur cette vie-ci. Souvenez-vous du Bon
Samaritain... Il n'est pas juif. Il n'est pas chrétien. On ne sait rien de sa foi éventuelle, ni de
son rapport à la mort. Simplement, il est le prochain de son prochain : il fait preuve de
compassion ou de charité. Et c'est lui, non un prêtre ou un lévite, que Jésus nous donne
expressément en modèle. J'en retiens que ce qui fait la valeur d'une vie humaine, ce n'est pas
le fait que la personne en question croie ou pas en Dieu ou en une vie après la mort.
S'agissant de ces deux questions, la seule vérité, j'y reviendrai, c'est que nous n'en savons
rien. Croyants et incroyants, nous ne sommes ici séparés que par ce que nous ignorons. Cela
n'annule pas nos désaccords, mais en relativise la portée. Il serait fou d'attacher davantage
d'importance à ce que nous ignorons, qui nous sépare, qu'à ce que nous savons très bien,
d'expérience et de coeur, et qui nous rapproche: ce qui fait la valeur d'une vie humaine, ce
n'est pas la foi, ce n'est pas l'espérance, c'est la quantité d'amour, de compassion et de
justice dont on est capable! (p.68-69). »
Athée en Occident
« L'histoire compte au moins autant que l'intelligence. La géographie, davantage que les
gènes. Nous sommes d'Occident. C'est une raison forte pour ne pas oublier les horreurs dont
notre civilisation s'est rendue coupable (l'Inquisition, l'esclavagisme, le colonialisme, le
totalitarisme...), mais aussi pour préserver ce qu'elle a pu apporter de précieux et, parfois,
d'irremplaçable. Il y a des athées dans le monde entier. Mais être athée en Occident, ce ne
peut pas être la même chose qu'être athée en Asie ou en Afrique. Je me méfie de l'exotisme,
du tourisme spirituel, du syncrétisme, du confusionnisme new age ou orientalisant. J'aime
mieux approfondir la tradition qui est la nôtre — celle de Socrate, celle de Jésus, celle aussi
d'Épicure et de Spinoza, de Montaigne et de Kant —, et voir, puisque tel est mon chemin, où
elle peut conduire un athée.
C'est ce qui m'autorise à m'adresser plus particulièrement aux chrétiens (c'est ma famille,
puisqu'elle l'a été, c'est mon histoire, puisqu'elle continue), pour leur dire ceci : je ne me sens
séparé de vous que par trois jours — les trois jours qui vont, selon la tradition, du Vendredi
saint à Pâques. Pour l'athée fidèle que j'essaie d'être (être athée, c'est facile, être fidèle, c'est
autre chose), une grande partie des Évangiles continue de valoir. À la limite, presque tout
m'y paraît vrai, sauf le Bon Dieu. Je dis « à la limite», parce que je ne suis guère porté,
lorsqu'on m'agresse, à tendre l'autre joue. Je dis «presque», parce que je ne suis pas un fan
des miracles. Mais enfin la non-violence n'est qu'une partie du message évangélique, qu'il
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faudrait relativiser par d'autres. Et lequel d'entre nous s'intéresse aux Évangiles à cause des
miracles? Je me souviens de ce que me dit un jour mon maître et ami Marcel Conche. Il
trouve que j'attache trop d'importance à la tradition évangélique, qu'il juge peu rationnelle.
Il préfère les Grecs. Il préfère la philosophie. Et de m'objecter: « Quand même, votre Jésus,
pour en être réduit à marcher sur les eaux, il devait n'avoir que de bien piètres arguments !
» Cela me fit rire longtemps et me paraît juste, mais sans atteindre l'essentiel. Je me
passerais volontiers des miracles, je n'y crois bien sûr pas, et d'ailleurs beaucoup de
chrétiens pensent comme moi que ce n'est pas, dans les Évangiles, ce qu'il y a d'important.
Jésus est autre chose qu'un fakir ou qu'un magicien. L'amour, non les miracles, constitue
l'essentiel de son message (p.74-75). »
Dieu existe-t-il ?
« Qu'est-ce qu'un être humain? C'est un être fini (à la différence de Dieu), qui a une idée de
l'infini (à la différence des animaux), un être imparfait qui a une idée de la perfection. Mais
ces idées, humanité oblige, sont elles-mêmes finies et imparfaites. Comment pourrions-nous
autrement les penser? L'homme est un être fini ouvert sur l'infini, un être imparfait qui rêve
de perfection. C'est ce qu'on appelle un esprit, et cette grandeur-là est d'autant plus grande
qu'elle n'ignore pas sa propre finitude. Cela rend la «preuve» de Descartes inopérante. Dès
lors que cette idée en nous de l'infini est finie, rien n'empêche que le cerveau suffise à
l'expliquer (que le cerveau soit l'esprit en puissance, comme l'esprit est le cerveau en acte).
Finitude de l'homme, grandeur de l'homme : finitude du corps, grandeur de l'esprit.
Que conclure de tout cela? Qu'il n'y a pas de preuve de l'existence de Dieu, qu'il ne peut y en
avoir. Tant pis pour les dogmatiques. La métaphysique n'est pas une science. La théologie,
encore moins. Et aucune science n'en tient lieu. C'est qu'aucune science n'atteint l'absolu —
ou qu'aucune, en tout cas, ne l'atteint absolument. Dieu n'est pas un théorème. Il ne s'agit
pas de le prouver, ni de le démontrer, mais d'y croire ou pas.
On m'objectera qu'il n'y a pas davantage de preuve que Dieu n'existe pas. Je le reconnais
bien volontiers. La chose, toutefois, est moins embarrassante pour l'athéisme que pour la
religion. Non seulement parce que la charge de la preuve, comme on dit, incombe à celui qui
affirme, mais encore parce qu'on ne peut prouver, dans le meilleur des cas, que ce qui est,
non, à l'échelle de l'infini, ce qui n'est pas. Un néant, par définition, est sans effet. Comment
ne serait-il pas sans preuve? Je peux certes prouver, avec un peu de chance, que je n'ai pas
commis tel acte dont on m'accuse : il suffit pour cela que j'en fasse ressortir l'impossibilité,
par exemple en prouvant que j'étais, au moment où le forfait fut accompli, à mille
kilomètres de là. C'est ce qu'on appelle avoir un alibi. Un témoin extérieur y suffit. Mais il
n'y a pas d'alibi possible pour le néant, ni de témoin extérieur pour le Tout. Comment
prouverait-on prouver une inexistence? Essayez, par exemple, de prouver que le Père Noël
n'existe pas, ni les vampires, ni les fées, ni les loups-garous... Vous n'y parviendrez pas. Ce
n'est pas une raison pour y croire. Qu'on n'ait jamais pu prouver leur existence est en
revanche une raison forte pour refuser d'y prêter foi. Il en va de même, toutes proportions
bien gardées (j'accorde que l'enjeu est plus grand, l'improbabilité moindre), de l'existence de
Dieu : l'absence de preuve, la concernant, est un argument contre toute religion théiste. Si
ce n'est pas encore une raison d'être athée, c'en est une, à tout le moins, de n'être pas
croyant (p.104-105). »
« Croire en Dieu, d'un point de vue théorique, cela revient toujours à vouloir expliquer
quelque chose que l'on ne comprend pas — le monde, la vie, la conscience — par quelque
chose que l'on comprend encore moins : Dieu. Comment se satisfaire, intellectuellement,
d'une telle démarche ?
Ne nous méprenons pas sur cet argument. Il ne s'agit pas d'attendre de la connaissance
scientifique, quelque spectaculaires qu'aient été ses victoires, surtout depuis trois siècles,
qu'elle prouve quoi que ce soit contre l'existence de Dieu. Si tout progrès scientifique semble
faire reculer d'autant la religion, au moins ponctuellement (ce qu'on explique par les lois de
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la nature, plus besoin de l'expliquer par Dieu), c'est sans pouvoir globalement la réfuter ni,
encore moins, en tenir lieu (car qu'est-ce qui explique les lois de la nature ?). Plus personne,
aujourd'hui, n'expliquerait les marées ou les éclipses par la volonté divine. Mais personne,
aujourd'hui pas plus qu'hier, n'est en état d'expliquer la nature elle-même. Par quoi le
scientisme, qui serait une religion de la science, est aussi douteux que toutes les autres. Il est
aussi moins poétique, et plus sot. Il passe à côté de la question qu'il prétend résoudre.
Mon argument est différent. Il ne s'agit pas de remplacer la religion par la science; il s'agit
de constater que les explications (d'ordre surnaturel, non scientifique) que les religions
prétendent apporter — par exemple à l'existence du monde, de la vie ou de la conscience —
ont en commun... de n'expliquer rien, sinon par de l'inexplicable! C'est bien commode, et
bien vain. Il est clair que sur le monde, sur la conscience, sur la vie, je ne comprends pas
tout. Il y a de l'inconnu; c'est ce qui permet à la connaissance de progresser. Il y en aura
toujours; c'est ce qui nous voue au mystère. Mais pourquoi ce mystère serait-il Dieu?
D'autant qu'il est tout aussi clair que, sur Dieu, je ne comprends rien — puisqu'il est par
définition incompréhensible! C'est ce qui fait de sa volonté, comme disait Spinoza, « l'asile
de l'ignorance ». On s'y réfugie pour expliquer ce qu'on ne comprend pas. La religion
devient la solution universelle, comme un passe-partout théorique — mais qui n'ouvrirait
que des portes imaginaires. À quoi bon? Dieu explique tout, puisqu'il est tout-puissant; mais
vainement, puisqu'il expliquerait aussi bien le contraire. Le Soleil tourne autour de la
Terre? C'est que Dieu l'a voulu. La Terre tourne autour du Soleil? C'est que Dieu l'a voulu.
Nous voilà bien avancés! Et que vaut cette explication, dans l'un ou l'autre cas, dès lors que
Dieu lui-même reste inexplicable et incompréhensible?
J'aime mieux accepter le mystère pour ce qu'il est: la part d'inconnu ou d'inconnaissable qui
enveloppe toute connaissance, toute existence, la part d'inexplicable que suppose ou
rencontre toute explication. C'est vrai d'un point de vue ontologique : c'est ce que j'appelais
plus haut le mystère de l'être. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Nous ne le
savons pas. Nous ne le saurons jamais. Mais c'est vrai aussi d'un point de vue physique ou
scientifique (p. 113-114). »
« Tous les noms de Dieu sont humains ou anthropomorphes; mais un Dieu sans nom n'en
serait plus un. L'ineffable n'est pas un argument. Le silence ne fait pas une religion.
On m'objectera que l'athéisme ne peut pas davantage échapper à cette alternative de
l'anthropomorphisme ou de l'indicible. « Si tout discours sur Dieu est anthropomorphique,
me dit un jour un prêtre catholique, alors c'est aussi vrai de celui qui en nie l'existence que
de celui qui l'affirme. » Pas tout à fait, me semble-il. Car croire en Dieu, c'est donner raison,
au moins pour une part, à l'anthropomorphisme que la notion de Dieu véhicule
inévitablement: c'est penser que l'absolu nous ressemble (qu'il est un Sujet, une Personne,
un Esprit...), ou que nous lui ressemblons (que nous sommes faits «à son image »). Être
athée, au contraire, c'est penser que si l'idée de Dieu nous ressemble, et pour cause (puisque
c'est nous qui l'avons inventée), le réel ultime ou premier, lui, ne nous ressemble pas, qu'il
n'a rien d'humain, ni de personnel, ni de spirituel. Cela change tout! Le croyant et l'athée
peuvent se servir du même concept de Dieu, ou plutôt ils le doivent, mais l'un donne raison,
au moins partiellement, à l'anthropomorphisme que ce concept véhicule (oui, Dieu est
vraiment Sujet ou Esprit, oui il nous a faits à son image...), quand l'autre lui donne tort (le
fond du réel n'est ni un sujet ni un esprit : c'est la matière, c'est l'énergie, c'est la nature «
sans sujet ni fin »...). Que religion et irréligion se servent du même concept et soient l'une et
l'autre sans preuve, cela n'autorise pas à les confondre!
Bref, on ne peut, s'agissant de Dieu, échapper au dilemme du silence (Dieu inconcevable,
ineffable, incompréhensible) ou de l'anthropomorphisme (un Dieu trop humain et trop
compréhensible pour être Dieu). C'est évidemment une faiblesse pour la religion : le silence
n'en dit pas assez (pourquoi l'indicible serait-il Dieu?); l'anthropomorphisme en dit trop
(pourquoi l'absolu serait-il humain ?) (p.119-120). »
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Au sujet du mal
« « La Création, écrit Simone Weil, est de la part de Dieu un acte non pas d'expansion de
soi, mais de retrait, de renoncement. Dieu et toutes les créatures, cela est moins que Dieu
seul. Dieu a accepté cette diminution. Il a vidé de soi une partie de l'être. Il s'est vidé déjà
dans cet acte de sa divinité; c'est pourquoi saint Jean dit que l'Agneau a été égorgé dès la
constitution du monde. » Comment n'y aurait-il pas de mal dans le monde, puisque le
monde n'est monde qu'à la condition de n'être pas Dieu? »
Soit. Cela peut expliquer qu'il y ait du mal dans le monde. Mais fallait-il qu'il y en ait
autant? C'est ce que je n'ai jamais pu — malgré toute l'admiration et la tendresse que j'ai
pour Simone Weil — concevoir ou accepter.
L'expérience, ici, importe davantage que la métaphysique. Et la sensibilité, peut-être bien,
davantage que l'expérience. Il reste que le mal, même pour les plus optimistes, voyez
Leibniz, est incontestable. Le bien l'est aussi? Sans doute. Mais la nature suffit à expliquer
l'un et l'autre, alors qu'un Dieu les rendrait tous les deux incompréhensibles, le premier par
l'excès, le second par l'insuffisance. Il y a trop d'horreurs dans ce monde, trop de
souffrances, trop d'injustices — et trop peu de bonheur — pour que l'idée qu'il ait été créé
par un Dieu tout-puissant et infiniment bon me paraisse acceptable.
Certes, ces souffrances et ces injustices, ce sont souvent des hommes qui en sont
responsables. Mais qui a créé l'humanité? Les croyants me répondront que Dieu nous a
créés libres, ce qui suppose que nous puissions faire le mal... Cela nous renvoie à l'aporie
déjà évoquée : sommes-nous alors plus libres que Dieu, qui n'est capable — perfection oblige
— que du bien? Et même en laissant cette difficulté de côté, pourquoi Dieu nous a-t-il créés si
faibles, si lâches, si violents, si avides, si prétentieux, si lourds? Pourquoi tant de salauds ou
de médiocres, si peu de héros ou de saints ? Pourquoi tant d'égoïsme, d'envie, de haine, si
peu de générosité et d'amour? Banalité du mal, rareté du bien! Il me semble qu'un Dieu
aurait pu obtenir, même en nous laissant libres et imparfaits, une proportion plus
favorable.
Enfin, et peut-être surtout, il y a toutes ces souffrances, depuis des millénaires, dont
l'humanité n'est nullement responsable (p.124-125). »
Le désir de Dieu
« Pourquoi préférerais-je que Dieu existe? Parce qu'il correspond à mes désirs les plus forts.
Cela suffirait, si j'étais porté à croire, à m'en dissuader : une croyance qui correspond à ce
point à nos désirs, il y a lieu de craindre qu'elle n'ait été inventée pour les satisfaire (au
moins fantasmatiquement). Car enfin reconnaissons que la réalité n'a guère coutume, c'est
le moins que l'on puisse dire, de combler à ce point nos espérances.
Que désirons-nous plus que tout? Si on laisse de côté les désirs vulgaires ou bas, qui n'ont
pas besoin d'un Dieu pour être satisfaits, ce que nous désirons plus que tout, c'est d'abord de
ne pas mourir, ou pas complètement, ou pas définitivement; c'est ensuite de retrouver les
êtres chers que nous avons perdus; c'est que la justice et la paix finissent par triompher;
enfin, et peut-être surtout, c'est d'être aimés.
Or, que nous dit la religion, spécialement chrétienne? Que nous ne mourons pas, ou pas
vraiment, ou que nous allons ressusciter; que nous retrouverons en conséquence les êtres
chers que nous avons perdus; que la justice et la paix l'emporteront au bout du compte;
enfin que nous sommes d'ores et déjà aimés d'un amour infini... Que demander de plus ?
Rien, bien sûr! C'est justement ce qui rend la religion suspecte : c'est trop beau, comme on
dit, pour être vrai! C'est l'argument de Freud, dans L'Avenir d'une illusion : « Il serait certes
très beau qu'il y eût un Dieu créateur du monde et une Providence pleine de bonté, un ordre
moral de l'univers et une vie après la mort, mais il est cependant très curieux que tout cela
soit exactement ce que nous pourrions nous souhaiter à nous-même. » C'était déjà
l'argument de Nietzsche, dans L'Antéchrist : « La foi sauve, donc elle ment. » Dieu est trop
désirable pour être vrai; la religion, trop réconfortante pour être crédible (p.135-136). »
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La liberté de l’esprit
« Qu'est-ce que le fanatisme? C'est prendre sa foi pour un savoir, ou vouloir l'imposer par la
force (les deux, presque toujours, vont de pair : dogmatisme et terrorisme se nourrissent
l'un l'autre). Double faute : contre l'intelligence, et contre la liberté. À quoi il faut donc
résister doublement : par la démocratie, par la lucidité. La liberté de conscience fait partie
des droits de l'homme et des exigences de l'esprit.
La religion est un droit. L'irréligion aussi. Il faut donc les protéger l'une et l'autre (voire
l'une contre l'autre, si c'est nécessaire), en leur interdisant à toutes deux de s'imposer par la
force. C'est ce qu'on appelle la laïcité, et le plus précieux héritage des Lumières. On en
redécouvre aujourd'hui la fragilité. Raison de plus pour le défendre, contre tout intégrisme,
et pour le transmettre à nos enfants.
La liberté de l'esprit est le seul bien, peut-être, qui soit plus précieux que la paix. C'est que la
paix, sans elle, n'est que servitude (p.143). »
La spiritualité athée
« Mais laissons la métaphysique. S'agissant de spiritualité, c'est plutôt l'extension du mot
«esprit» qui pose problème. À le prendre dans une acception si large, la spiritualité
engloberait le tout, ou peu s'en faut, d'une vie humaine : «spirituel» serait synonyme à peu
près de « mental » ou de « psychique ». Cette acception, dans le registre qui nous occupe,
n'est plus guère d'usage. Lorsqu'on parle de spiritualité, aujourd'hui, c'est le plus souvent
pour désigner une partie somme toute restreinte - quoique peut-être ouverte sur l'illimité —
de notre vie intérieure: celle qui a rapport avec l'absolu, l'infini ou l'éternité. C'est comme la
pointe extrême de l'esprit, qui serait aussi son amplitude la plus grande.
Nous sommes des êtres finis ouverts sur l'infini, disais- je dans mon deuxième chapitre. Je
peux ajouter : des êtres éphémères, ouverts sur l'éternité; des êtres relatifs, ouverts sur
l'absolu. Cette ouverture, c'est l'esprit même. La métaphysique consiste à la penser; la
spiritualité, à l'expérimenter, à l'exercer, à la vivre.
C'est ce qui distingue la spiritualité de la religion, qui n'est qu'une de ses formes. On ne peut
les confondre que par métonymie ou abus de langage. C'est comme le tout et la partie, le
genre et l'espèce. Toute religion relève, au moins pour une part, de la spiritualité; mais
toute spiritualité n'est pas forcément religieuse. Que vous croyiez ou non en Dieu, au
surnaturel ou au sacré, vous n'en serez pas moins confronté à l'infini, à l'éternité, à l'absolu
— et à vous-même. La nature y suffit. La vérité y suffit. Notre propre finitude transitoire et
relative y suffit. Nous ne pourrions autrement nous penser comme relatifs, ni comme
éphémères, ni comme finis.
Être athée, ce n'est pas nier l'existence de l'absolu; c'est nier sa transcendance, sa
spiritualité, sa personnalité — c'est nier que l'absolu soit Dieu. Mais n'être pas Dieu, ce n'est
pas n'être rien! Sinon, que serions-nous, et que serait le monde? Si l'on entend par «
absolu», c'est le sens ordinaire du mot, ce qui existe indépendamment de toute condition, de
toute relation ou de tout point de vue — par exemple l'ensemble de toutes les conditions (la
nature), de toutes les relations (l'univers), qui englobe aussi tous les points de vue possibles
ou réels (la vérité) — on ne voit guère comment on pourrait en nier l'existence : l'ensemble
de toutes les conditions est nécessairement inconditionné, l'ensemble de toutes les relations
est nécessairement absolu, l'ensemble de tous les points de vue n'en est pas un.
C'est ce qu'on peut appeler le naturalisme, l'immanentisme ou le matérialisme. Ces trois
positions métaphysiques, sans être toujours identiques, convergent, concernant le sujet qui
nous occupe et au moins négativement, sur l'essentiel : elles récusent tout surnaturel, toute
transcendance, tout esprit immatériel (donc aussi tout Dieu créateur). Je les fais miennes
toutes trois. La nature est pour moi le tout du réel (le surnaturel n'existe pas), et elle existe
indépendamment de l'esprit (qu'elle produit, qui ne la produit pas). Il en découle que tout est
immanent au Tout (si l'on désigne ainsi, avec une majuscule qui est de convention plutôt que
de déférence, l'ensemble de tout ce qui existe ou arrive : le ta pan d'Épicure, la summa
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André Comte-Sponville : L’esprit de l’athéisme. Introduction à une
spiritualité sans Dieu. Albin Michel 2006
summarum de Lucrèce, la Nature de Spinoza), et qu'il n'y a rien d'autre. Que ce Tout soit
unique, cela fait partie de sa définition (s'il y en avait plusieurs, le Tout serait leur somme).
Il est sans créateur (tout créateur faisant partie du Tout, il ne saurait créer le Tout luimême), sans extérieur, sans exception, sans finalité. C'est ce qu'on peut appeler le réel —
l'ensemble des êtres et des événements —, à condition d'y inclure la puissance d'exister et
d'agir qui les rend possibles (l'ensemble des causes, point seulement des effets). Phusis,
disaient les Grecs, plutôt que Cosmos. Nature plutôt que monde. Devenir plutôt qu'ordre.
C'est la nature de Lucrèce, plus encore que de Spinoza: libre, certes, mais parce que rien
d'extérieur ne la gouverne (non parce qu'elle se gouvernerait consciemment elle-même), à la
fois incréée et créatrice, hasardeuse autant que nécessaire, sans pensée, sans conscience,
sans volonté — sans sujet ni fin. Tout ordre la suppose; aucun ne la contient ni ne l'explique.
Nature, sive omnia : la nature, c'est-à-dire tout (147-149). »
« Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? La question a disparu : il n'y a plus que la
réponse, qui n'en est pas une (puisqu'il n'y a plus de question). Il n'y a plus que l'être. Il n'y a
plus que le réel. C'est ce que j'ai appelé l'évidence. Woody Allen, dans l'un de ses aphorismes,
s'en est humoristiquement approché : « La réponse est oui. Mais quelle peut bien être la
question?» Il n'y a pas de question; c'est pourquoi la réponse toujours est oui, qui n'est pas
une réponse mais un constat (en nous) ou une présence (en tout). Mystère de l'être: évidence
de l'être. Les deux ne font qu'un. C'est pourquoi le mystère n'est pas un problème, ni
l'évidence une solution. Wittgenstein, ici, a les formules les plus justes: «La solution de
l'énigme, c'est qu'il n'y a pas d'énigme. [...] La solution du problème de la vie, on la perçoit à
la disparition de ce problème. »
Reste la sensation de l’immensité de la nature face à la petitesse de l’humain. Rien ne
l’empêche de pouvoir rejoindre cette immensité dans un sentiment océanique qui le fait
s’éprouver un avec le Tout. Le mystère de l’évidence fait qu’il n’y a plus que l’être dans une
sorte de plénitude.
La plénitude
« Le mystère et l'évidence sont un, et c'est le monde. Mystère de l'être : lumière de l'être.
Autre mise entre parenthèses : la suspension du manque. C'est une expérience tout à fait
exceptionnelle. D'ordinaire, nous passons notre temps à courir après quelque chose que
nous n'avons pas, qui nous fait défaut, que nous voudrions obtenir ou posséder... C'est ce
qu'avait vu Lucrèce : «Tant qu'il nous échappe, l'objet de nos désirs nous semble supérieur à
tout le reste; est-il à nous, que nous désirons autre chose, et la même soif de la vie nous tient
toujours en haleine. » Nous sommes prisonniers du manque : prisonniers du néant.
Prisonniers du désir? Plutôt de la soif comme dit Lucrèce, comme dit le Bouddha (tanhâ), ou
de l'espérance, comme disaient les stoïciens (le désir de ce qu'on n'a pas). Nous ne vivons
pas, dira Pascal après Sénèque, nous espérons de vivre... Le néant nous tient; c'est que nous
tenons à lui.
Mais il y a, parfois, rarement, des moments de grâce, où l'on a cessé de désirer quoi que ce
soit d'autre que ce qui est (ce n'est plus espérance mais amour) ou que ce que l'on fait (ce
n'est plus espérance mais volonté), où l'on ne manque de rien, où l'on n'a plus rien à
espérer, ni à regretter, où la question de la possession ne se pose plus (il n'y a plus d'avoir,
il n'y a que l'être et l'agir), et c'est ce que j'appelle la plénitude (p.175). »
« L'expérience mystique ne fait qu'aller un peu plus loin dans la même direction — quand ce
n'est plus tel ou tel étant qui vous satisfait, mais l'être lui-même, qui vous comble. Vous êtes
comme miraculeusement libéré de la frustration : libéré du manque, libéré du néant! Il n'y a
plus que l'être il n'y a plus que la joie. (L'angoisse, sentiment du néant; la joie, sentiment de
l'être). Il n'y a plus que la plénitude du réel. Comment pourriez-vous désirer autre chose?
Plus de manque en vous à combler. Plus de soif. Plus d'avidité. Plus de convoitise. Parce que
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André Comte-Sponville : L’esprit de l’athéisme. Introduction à une
spiritualité sans Dieu. Albin Michel 2006
vous avez tout? Non pas. Mais parce que vous êtes affranchi (c'est en quoi cela touche à la
spiritualité) de la possession elle-même. Il n'y a plus que l'être sans appartenance, et la joie,
en vous, d'en faire partie.
Tout ego est frustré, toujours. Quand il n'y a plus de frustration, il n'y a plus d'ego (p.176177). »
La simplicité
« C'est pourquoi vous êtes aussi comme libéré de vous-même : parce qu'il n'y a plus de
dualité entre ce que vous faites et la conscience qui l'observe, entre le corps et l'âme, entre le
je et le moi. C'est qu'il n'y a plus que le je. C'est qu'il n'y a plus que la conscience. C'est qu'il
n'y a plus que l'action (le corps en acte). Suspension de la dualité intérieure, de la
représentation (au double sens de l'idée et du spectacle), de toute la comédie du moi : mise
entre parenthèses de l'ego. C'est ce que j'appelle la simplicité. Vous ne Faites plus semblant
d'être ce que vous êtes (c'est en quoi la simplicité est le contraire de la mauvaise foi, au sens
sartrien du terme), ni d'être autre chose (c'est en quoi la simplicité est une récusation de
l'existentialisme : essayez un peu, au présent, de n'être pas ce que vous êtes ou d'être ce que
vous n'êtes pas!). D'ailleurs vous n'êtes rien, en tout cas pas un être, ni une substance : vous
vivez, vous sentez, vous agissez. Il n'y a qu' « un flux de perceptions », dirait Hume, qu'une
action, mais sans acteur, qu'une vie mais sans autre sujet qu'elle-même. Il n'y a qu'une
expérience, dirait Wittgenstein (« Toute expérience est du monde et n'a pas besoin du sujet
»). C'est ce que les bouddhistes appellent l'anâtman (pas de moi, pas de Soi : rien qu'un
procès sans sujet ni fin), mais qui n'est pas vécu comme négation, ni comme privation,
malgré la lettre du mot (le a, dans anâtman, est privatif), ce pourquoi je préfère parler de
simplicité, en français, plutôt que de non-moi ou de non-ego. Rien de plus difficile,
métaphysiquement, à penser (voyez Spinoza, Hume, Nietzsche, Lévi-Strauss). Rien de plus
simple, spirituellement, à vivre — même si cette simplicité-là reste l'exception. Ce sont les
moments où l'on s'oublie, comme on dit, et jamais la conscience n'est aussi pure, aussi nette,
aussi déliée. Les virtuoses, lors d'un concert, y atteignent parfois, du moins les plus grands :
ce sont leurs moments de grâce, quand il n'y a plus que la musique. Mais chacun d'entre
nous peut y accéder, à proportion de sa simplicité, de sa maîtrise, de sa virtuosité propre,
dans tel ou tel domaine. Simplicité de l'action. Simplicité de l'attention. « Quand vous êtes
absorbé dans une activité, quelle qu'elle soit, demande Prajnânpad, sentez-vous un ego
quelconque? Non, il n'y a plus de séparation. » C'est qu'il n'y a plus que l'activité (p.175177). »
Il y a seulement cette unité avec sa conscience et son corps, dans un silence qui est comme
une suspension de la raison, et qui laisse la vérité du Tout inentamée.
L’éternité
« Car ce que vous constatez alors en vous, c’est comme une mise entre parenthèses du passé
et de l'avenir, de la temporalité, comme disent les phénoménologues, de ce que les stoïciens
appelaient l'aiôn (la somme indéfinie et incorporelle d'un passé qui n'est plus et d'un avenir
qui n'est pas encore, séparés par un instant sans durée), ce que je traduirais volontiers par
une belle invention de Jules Laforgue : l'éternullité. Cette éternité qui n'est rien, ou presque
rien, cette nullité qui n'en finit pas, cette perpétuité qui nous enferme, c'est ce que nous
vivons d'habitude : la fuite du temps, comme on dit, l'engloutissement irréversible et
insaisissable de l'avenir (qui n'est pas encore) dans le passé (qui n'est plus). Entre les deux?
L’instant présent, qui est sans durée (s'il avait une durée assignable, il ne serait pas l'instant
et ne serait pas présent: une partie serait passée, une autre à venir) et qui n'est rien. Un
quasi-néant, donc, entre deux néants : ce temps-là ne cesse ordinairement, comme
Montaigne l'a bien vu, de nous séparer de l'être ou de l'éternité. Et puis soudain... Plus de
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André Comte-Sponville : L’esprit de l’athéisme. Introduction à une
spiritualité sans Dieu. Albin Michel 2006
passé ! Plus d'avenir! Il n'y a plus que le présent, qui reste présent : il n'y a plus que
l'éternité. (P.183). »
L’indépendance
« Acceptation et libération vont ensemble, comme la liberté et la nécessité. C'est l'esprit du
stoïcisme. C'est l'esprit du spinozisme. C'est l'esprit de la psychanalyse, quand elle a de
l'esprit. C'est l'esprit de Prajnânpad (qui a contribué à introduire le freudisme en Inde). Le
réel commande, puisqu'il n'y a rien d'autre. La pensée? Elle est le réel même (la vérité), ou
elle n'est qu'une illusion (qui fait partie du réel : elle est vraiment illusoire). Elle est tout, ou
elle n'est qu'un rêve de l'ego (qui fait partie du tout : il est vraiment égocentré). L'erreur?
Elle est vraiment fausse. Le mensonge? Il est vraiment mensonger. Ainsi tout est vrai. Mais
cette vérité nous contient; nous ne la contenons pas (nous ne contenons, dans le meilleur des
cas, que des connaissances). Cela met les idées à distance. Au reste, quelles idées, quand il
n'y a plus de mots? Le silence mène à l'acceptation, qui mène à la libération. Suspension des
conditionnements, des bonnes moeurs, des bonnes manières, de la politesse même. Mise
entre parenthèses des dogmes, des règles, des commandements, des Églises, des partis, des
opinions, des doctrines, des idéologies, des gourous... Il n'y a plus que le réel. Il n'y a plus
que la vérité. Comme on se sent libre, soudain! «La vérité vous libérera », lit-on dans
l'Évangile de Jean. C'est ce qu'on vit alors, sauf que ce n'est plus au futur mais au présent,
plus un livre mais le monde. La vérité n'obéit à personne. C'est en quoi elle est libre, et
libératrice. Et comme il n'y a rien d'autre que la vérité, elle ne commande pas (à qui
pourrait-elle commander? et quoi ?). Nous voilà sans Dieu ni Maître. C'est ce que j'appelle
l'indépendance, dont Svâmiji disait qu'elle est le vrai nom de la spiritualité.
Rien à voir avec un quelconque libre arbitre. Si tout est réel, tout est nécessaire. Comment
pourrait-on, au présent, être autre chose que ce qu'on est, vouloir autre chose que ce qu'on
veut, agir autrement qu'on agit? Cette liberté-là, montrent Spinoza ou Freud, n'est que
l'ignorance des causes qui pèsent sur nous, laquelle nous interdit de les affronter.
Mais rien à voir non plus avec je ne sais quel fatalisme. Seul le présent existe. Comment
serions-nous prisonniers du passé, puisqu'il n'est plus ? Comment l'avenir serait-il déjà
écrit, puisqu'il n'est pas ? Rien n'est écrit qu'en nous. C'est ce que Prajnânpad, avec Freud,
appelle l'inconscient, qui est la présence en nous du passé : « Il n'y a pas d'autre esclavage
dans la vie que celui du passé [il faut entendre : en tant qu'il est présent dans l'inconscient].
Celui qui est libre du passé est libéré. Pourquoi ? Parce que seul le passé est cause du futur. »
Ainsi la liberté et l'éternité vont ensemble.
Ni libre arbitre ni fatalisme : rien n'est contingent, rien n'est écrit. Il n'y a que l'histoire,
aussi bien individuelle que collective. Il n'y a que le réel en acte, dont mon action fait partie.
Il ne s'agit pas d'être autre que ce qu'on est; il s'agit de l'être en vérité, et la vérité n'a pas
d'ego. C'est en quoi, à nouveau, elle est libre : parce qu'elle est universelle (elle ouvre, et elle
seule, la petite prison du moi).
«Qu'est-ce que la perfection ? », demande Prajnânpad. Il répond simplement : «Pas de
dépendance. » C'est se libérer de son enfance, de son inconscient, de ses parents (« Être
libre, disait encore Svâmiji, c'est être libre du père et de la mère, rien d'autre »), de son
milieu : c'est se libérer de soi. Qu'est-ce qui reste? Tout. Il s'agit, non de guérir l'ego, mais
d'en guérir — non de sauver le moi, mais de s'en affranchir.
Tout ego est dépendant, toujours. Lorsqu'il n'y a plus de dépendance, il n'y a plus d'ego.
Philosopher, c'est apprendre à se déprendre : on ne naît pas libre; on le devient, et l'on n'en
a jamais fini. Mais, dans cette expérience que je dis, la liberté semble soudain réalisée,
comme éternellement disponible. C'est peut-être que nul n'est prisonnier que de soi, de ses
habitudes, de ses frustrations, de ses rôles, de ses refus, de son mental, de son idéologie, de
son passé, de ses peurs, de ses espérances, de ses jugements... Lorsque tout cela disparaît, il
n'y a plus de prison, ni de prisonnier : il n'y a plus que la vérité, qui est sans sujet et sans
maître (p.196-198). »
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André Comte-Sponville : L’esprit de l’athéisme. Introduction à une
spiritualité sans Dieu. Albin Michel 2006
La mort et l'éternité
« Voilà ce qu'il m'est arrivé de vivre, de ressentir, d'expérimenter, que l'athéisme n'empêche
en rien, bien au contraire, et que j'essaie de dire au plus juste et de comprendre à peu près.
Oui, il m'est arrivé, parfois, exceptionnellement, d'être vivant, simplement, d'habiter
directement le réel, de le voir face à face, ou plutôt de l'intérieur (non « en soi », ce qui
Quelle spiritualité pour les athées?
n'a pas de sens, mais sans autre médiation que mon corps, qui en fait partie et ne saurait
être un intermédiaire), tel qu'il est ou tel qu'il paraît (la différence, alors, était sans objet :
l'apparence fait partie du réel), d'être un avec lui, sans dualité, sans problème, sans
solution, sans interprétation, d'être libéré à la fois des questions et des réponses, de ne
manquer de rien, de n'être plus séparé de moi-même ni de tout, d'être silencieux dans le
silence, passant dans le passage (présent dans le présent, changeant dans le devenir, éternel
dans l'éternité!), de n'avoir peur de rien, de n'espérer rien, de dire oui à tout (ou plutôt de
n'avoir plus à le dire : j'étais ce oui), de ne plus dépendre de rien, sauf de l'univers, et d'être
libre, si nécessairement et si parfaitement libre que la question du libre arbitre ne se posait
plus.
C'est mon chemin, du moins c'en furent quelques-unes des étapes ou des cimes, mais qui
ressemblent trop à ce que d'autres ont vécu et décrit pour ne dépendre que de ma petite
personne. C'est pourquoi j'ose en parler, malgré l'intimité du propos, et tant pis pour ceux, il
y en aura sans doute, que cela fera sourire. Disons, pour résumer, que j'ai senti et
expérimenté, moi aussi (rarement, mais assez fort pour que ce soit inoubliable), des
moments de mystère, d'évidence, de plénitude, de simplicité, d'unité, de silence, d'éternité,
de sérénité, d'acceptation, d'indépendance... Du moins c'est ainsi que je les distingue et que
je les nomme, puisqu'il le faut bien, rétrospectivement. Mais alors, ce n'était pas des mots,
j'y insiste : c'était une expérience, et elle était indivisible (la plénitude, la simplicité, le
silence, l'éternité, etc. (p.198-199). »
L'absolu et le relatif
« À chacun d'en juger. Ce dont je puis témoigner, pour ma part, c'est qu'être athée
n'empêche pas de se servir de son esprit, ni d'en jouir, ni de s'en réjouir, fût-ce en ce point
extrême où il culmine, silencieusement, en s'abolissant.
Quand Dieu a cessé de manquer, que reste-il? La plénitude de ce qui est, qui n'est pas un
Dieu, ni un sujet.
Quand le passé et l'avenir ont cessé de nous séparer du présent, que reste-t-il ? L'éternité : le
perpétuel maintenant du réel et du vrai.
Quand l'ego ou le mental ont cessé de nous séparer du réel, que reste-t-il ? L'unité
silencieuse de tout.
Dieu, disais-je en commençant, c'est l'absolu en acte et en personne. Je n'ai rien à reprocher,
cela va de soi, à ceux qui y croient. Mais ce que j'ai éprouvé, en ces moments-là, c'est tout
autre chose, qui m'a ôté, alors, jusqu'à la nostalgie de Dieu. Il serait le tout Autre (la
transcendance) ; j'habitais le Tout même (l'immanence). Il serait un Sujet; il n'y avait plus
de sujet du tout. Il serait le Verbe; il n'y avait plus que le silence. Il serait un Juge et un
Sauveur; il n'y avait plus personne à juger, ni à sauver.
Nous ne sommes séparés de l'absolu ou de l'éternité que par nous-mêmes, voilà ce que je
crois, ce que j'ai senti ou expérimenté, parfois (quand l'ego n'est plus là, il reste la
conscience, il reste le corps : cela suffit largement pour une expérience, ou plutôt c'est
l'expérience vraie), ce que je me suis efforcé de comprendre, en philosophie, et qui me
réjouit, même après coup, et qui m’apaise au moins en partie (p.203-204). »
Ici, l’absolu est en chacun tous les jours. C’est lui qui me contient et je n’y accède qu’en
sortant de moi-même pour accéder au vrai. Le moi et le rêve, la vérité est l’éveil. Il s’agit
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André Comte-Sponville : L’esprit de l’athéisme. Introduction à une
spiritualité sans Dieu. Albin Michel 2006
moins de mourir à soi-même que de s’ouvrir à la vie, au réel, au Tout. L’ego est esclave, il
enferme ; l’esprit est libre, il libère. Tout suffit puisqu’il n’y a rien d’autre. Cela conduit à une
spiritualité de l’immanence plutôt que de la transcendance, de l’ouverture plutôt que de
l’intériorité. Mais cela conduit aussi à l’amour comme vérité, à la vérité de l’amour.
« Cela, c'est ce qui nous unit : espace de communion et de fidélité. La métaphysique ou la
religion nous séparent, et cela doit être aussi accepté. «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'astu abandonné?» Parce qu'il n'existe pas, répond l'athée : parce que la vérité n'est pas Dieu,
puisqu'elle ne nous aime pas, parce que l'amour n'est pas tout-puissant, puisqu'il n'est
d'amour qu'incarné et mortel... C'est ce qu'on peut appeler le tragique ou la finitude, qui
font partie de la condition humaine, spécialement pour les athées, mais qui n'en constituent
qu'un moment. L'essentiel est ailleurs : dans l'amour (donc la joie) et la vérité (donc
l'universel) dont nous sommes capables. C'est la seule sagesse. C'est le seul chemin. Qu'est-ce
que la spiritualité? C'est notre rapport fini à l'infini ou à l'immensité, notre expérience
temporelle de l'éternité, notre accès relatif à l'absolu. Que la joie soit au rendez-vous, c'est
sur quoi tous les témoignages concordent, et qui donne raison — de l'autre côté du désespoir
— à l'amour. «Aimer, disait Aristote, c'est se réjouir. » Et Spinoza: «L'amour est une joie
qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure. » Que la vérité soit sans amour, cela ne
condamne pas l'amour à être sans vérité (puisqu'il est vrai que nous aimons) ni ne nous
empêche d'aimer la vérité. La joie de connaître (éphémère comme toute joie, éternelle
comme toute vérité) est l'unique accès, mais ici et maintenant, au salut, à la sagesse, à la
béatitude. C'est l'amour vrai du vrai.
Tout se condense ici, mais sans se confondre.
Fidélité au vrai: rationalisme (refus de la sophistique).
Fidélité à l'amour: humanisme (refus du nihilisme). Fidélité à leur séparation : athéisme.
Ce n'est pas la vérité qui est amour (si la vérité s'aimait soi, elle serait Dieu) ; c'est l'amour,
parfois, qui est vrai (il n'est absolu qu'autant que nous aimons en vérité). C'est la Pentecôte
des athées, ou le véritable esprit de l'athéisme : non l'Esprit qui descend, mais l'esprit qui
s'ouvre (au monde, aux autres, à l'éternité disponible) et qui se réjouit. Ce n'est pas l'absolu
qui est amour; c'est l'amour, parfois, qui nous ouvre à l'absolu.
Par quoi l'éthique mène à la spiritualité, mais sans y suffire, comme la spiritualité mène à
l'éthique, mais sans en tenir lieu.
C'est où les sages et les saints se rejoignent, peut-être, en ce point où ils culminent.
C'est l'amour, non l'espérance, qui fait vivre; c'est la vérité, non la foi, qui libère.
Nous sommes déjà dans le Royaume : l'éternité, c'est maintenant (p.216-217). »
Approche critique
C’est la vérité qui libère, nous en sommes bien d’accord. Elle le devrait en tous cas en premier
lieu à l’encontre des discours déterministes, dont l’auteur pourtant se réclame à tort. Son
livre a été écrit probablement en 2005, mais il y avait déjà alors de nombreux écrits attestant
d’une remise en question d’un scientisme trop attaché au hasard et à la nécessité. Philippe
Guillemant écrivait à ce propos : « Cette révolution de notre vision du monde, susceptible de
revaloriser une attitude spirituelle, a pourtant commencé il y a longtemps déjà. Pour ne
citer que des prix Nobels, rappelons qu’Einstein est à l’origine de la remise en question de
notre conception du temps, à travers la négation de l’existence du présent et l’affirmation de
la simultanéité du passé et du futur. Rappelons que le physicien Pauli (prix Nobel 1945) est
à l’origine de la remise en question du principe de causalité, à travers l’affirmation d’un
principe de non-causalité (ou acausalité, chère à son ami Jung) à l’œuvre à l’échelle des
particules élémentaires. Rappelons enfin que Prigogine (prix Nobel 1977) est à l’origine de
la remise en question du déterminisme macroscopique (conséquence de la causalité), à
travers l’affirmation de l’indéterminisme fondamental de la nature, qui stipule l’existence de
multiples possibilités d’évolution de l’univers, et l’absence de cause précise pour déterminer
celui qui s’imposera à nous parmi tous les autres possibles. Lequel vivrons-nous donc ?
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André Comte-Sponville : L’esprit de l’athéisme. Introduction à une
spiritualité sans Dieu. Albin Michel 2006
Voilà la question primordiale à laquelle la science ne sait toujours pas répondre, autrement
que par le hasard.
Le coup le plus fatal à la causalité a été porté par la physique en 1982 par l’expérience
fameuse d’Alain Aspect, qui a démontré que l’indéterminisme prévalait à l’échelle
microscopique des particules. Il est depuis lors avéré qu’aucune cause ne permet de
déterminer certains évènements observés à cette échelle, c'est-à-dire qu’aucune variable
cachée (issue du passé) ne permet d’en expliquer les résultats. Plus fort encore, des
améliorations plus récentes de cette expérience ont montré que le passé de certaines
particules ne se forme que lorsque le futur de ces particules a été observé, comme si ce passé
« attendait » un événement issu de son futur pour se déterminer dans un sens ou dans
l’autre. Il s’agit là d’une véritable constatation du fait qu’une cause inverse, c’est-à-dire issue
du futur (l’effet précédant ici la cause), peut déterminer le cours de certains évènements,
sauf si (car il faut bien envisager une alternative) on abandonnait le principe de réalité en
physique pour une science abstraite ne s’intéressant qu’à la prévision des observables, à
défaut d’une réalité indépendante de l’observateur. Interloqués par l’étrangeté de l’évolution
de la physique moderne, des mathématiciens (ConWay & Kochen) ont publié en 2006 un
article qui démontre que si l’on admet deux de ses conclusions les plus indiscutables, et si
l’on interdit à un événement futur d’influer sur un événement passé pour préserver la
causalité – et avec elle le hasard –, alors on est obligé d’accepter le « théorème du libre
arbitre » qui énonce que si le libre arbitre existe pour l’homme, alors il doit obligatoirement
exister pour toutes les particules élémentaires ! Démonstration d’autant plus imparable que
mathématique, et de quoi faire réfléchir les partisans du hasard – roi dans l’interprétation
de l’indéterminisme causal – car nous touchons là un point sensible de l’être humain : son
libre arbitre.
Autant traduire sans façon ce théorème par l’énoncé suivant : le maintien envers et
contre tout de la causalité en physique fait faire à la science une plongée dans l’ésotérisme le
plus complet, et voilà donc où nous en sommes rendus aujourd’hui. Fort heureusement, de
plus en plus de physiciens n’hésitent plus à abandonner ce vieux principe de causalité
devenu trop fragile et deux d’entre eux (Nielsen & Ninomiya), hautement réputés pour leurs
travaux sur la théorie des cordes, ont même développé une théorie dans laquelle le futur
peut, enfin, commencer à jouer un rôle pour déterminer le cours de notre présent, par
rétrocausalité (causalité dans le sens inverse du temps). Forts de la réversibilité des
équations de la physique, qui sont valables dans les deux sens du temps, ils commencent en
2006 par publier un article dans lequel ils réfutent un autre principe trop fragile de la
physique constitué par la flèche du temps (ou irréversibilité) pour pouvoir ensuite élaborer
des modèles d’évolution contenant des conditions finales en plus des conditions initiales. (…)
Une porte est maintenant ouverte quant à la respectabilité de l’idée d’une seconde causalité
qui remonte le temps.
Dans mon livre intitulé « La Route du Temps – Théorie de la Double Causalité », paru en
2010, les conséquences d’une telle seconde causalité, qualifiable de « rétrocausalité
macroscopique », sont analysées en profondeur pour en déduire comment le libre arbitre de
l’homme pourrait s’exercer dans un futur déjà réalisé (quoique non figé). En ce sens, il s’agit
d’une théorie métaphysique car, pour qu’elle soit recevable en physique moderne, elle exige
d’ouvrir une autre porte qui ne soit pas des moindres : rendre acceptable l’hypothèse que le
libre arbitre pourrait s’exercer au moyen d’une influence de nos intentions sur les
probabilités d’occurrence de certains futurs plutôt que d’autres ! Tous nos futurs
existeraient ainsi à l’état de potentiels latents, c’est-à-dire déjà déployés, mais non encore
vécus, et ils seraient directement modelables au niveau de leurs probabilités par le biais de
nos intentions libres. Considérée d’un point de vue logique, si effectivement nos futurs
probables sont déjà actuels, alors cette idée est imparable : si nous décidons aujourd’hui de
changer d’orientation pour notre avenir, les probabilités d’occurrence de l’avenir que nous
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André Comte-Sponville : L’esprit de l’athéisme. Introduction à une
spiritualité sans Dieu. Albin Michel 2006
privilégions seront instantanément augmentées au moment même où notre libre arbitre
s’exerce, donc bien avant que cet avenir ne commence vraiment à se préparer, ne serait-ce
que par « hasard ». Le problème est que nous avons du mal à imaginer par quel biais notre
changement d’intention pourrait se traduire instantanément en modifications physiques de
la structure probabiliste de nos avenirs potentiels déjà déployés. Mais dans une physique
moderne en pleine mutation, où la théorie des univers parallèles apparaît comme la plus
cohérente pour expliquer les observations, et où l’on est forcé d’introduire des dimensions
supplémentaires à l’espace pour y parvenir (qui plus est, des dimensions qualifiables d’«
intérieures » car extrêmement petites et repliées sur elles-mêmes), n’y aurait-il pas enfin
une place pour héberger cette structure intemporelle de notre esprit que l’on appelle l’âme,
et qui se définirait fort justement comme cette partie de nous-mêmes douée du libre arbitre
authentique, c’est-à-dire capable de privilégier certains futurs indépendamment de tout
conditionnement causal ?
Cette Théorie de la Double Causalité peut paraître audacieuse, mais son côté le plus
respectable (et qui la rend en effet crédible) est son immense atout d’être productive, au
point d’être potentiellement démontrable expérimentalement, car elle permet en effet
d’expliquer, entre autres, le mécanisme des synchronicités, ces coïncidences remarquables
qui représentent un défi à la science. En bref, l’explication donnée est que l’omniprésence de
notre futur a pour conséquence qu’il est possible de remodeler celui-ci au moyen de notre
libre arbitre et que ce réarrangement, ainsi produit, agit comme une source de potentialités
accrues ayant pour effet d’augmenter les probabilités de tous les chemins pouvant mener à
la réalisation de nos choix/intentions, et ce, par rétrocausalité. Il ne reste plus qu’à attendre
de rencontrer l’événement susceptible de nous faire bifurquer vers un tel chemin choisi. Si le
seul chemin possible est mû par un événement dû au « hasard », alors on ne parle plus
vraiment de hasard car les probabilités de ce hasard seront accrues et la rencontre pourra
se faire même si sa probabilité était initialement infime, car cette dernière aura été
amplifiée par l’intention accompagnée des vertus qui en maintiennent les effets dans le
futur : l’attention, la foi et la confiance. A condition, toutefois, de demeurer sincère (dans la
prière ou toute autre méthode adressant l’être intérieur) au sens du « Deviens ce que tu es »
de Nietzsche ! »
L’enjeu est vraiment de taille car cela met en évidence deux possibilités : si l'univers est
entièrement déterministe, alors il n'y a pas de libre arbitre chez les humains ni dans la nature,
mais alors comment expliquer l’influence des univers parallèles sur notre monde et toutes ces
étranges coïncidences qui ont permis notamment à notre Univers de favoriser l’éclosion de la
vie ? Mais s'il existe un indéterminisme (un libre arbitre) chez les humains, il en existe aussi
un pour les particules élémentaires. La question fondamentale est alors de savoir quels sont
les observateurs-acteurs de l'Univers qui créent la réalité (hommes ? animaux ? plantes ?
cailloux ? machines ? ...). Stephen Hawkin, dans son dernier livre intitulé « Y a-t-il un grand
architecte dans l’Univers ?», a bien senti le danger. Et s’il a pris la plume, c’est probablement
pour tenter de sauver le déterminisme classique. Mais à quel prix ? Pour y parvenir, il va
devoir : - défendre un univers qui crée à partir de rien sans état d’âme, sans finalité, en
explorant tous les possibles des possibles ; - postuler une influence des univers parallèles sur
le nôtre qui soit elle aussi de type déterministe, en restant dans un flou artistique qui
n’explique pas quels sont les observateurs-acteurs de l’Univers qui créent notre réalité ; - le
faire enfin en introduisant une nouvelle catégorie à côté de la nécessité et du hasard, à savoir
celle des coïncidences heureuses (CF. notre article critique). Ce choix lui appartient bien sûr,
mais il n’est plus guère scientifique !
En réalité, les résultats des recherches scientifiques menées ces dernières années autorisent
le postulat du libre-arbitre, et avec lui forcément celui d’une transcendance. Il y a bel et bien
une réalité au-delà des lois qui constituent notre Univers à trois dimensions. Quelque chose
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André Comte-Sponville : L’esprit de l’athéisme. Introduction à une
spiritualité sans Dieu. Albin Michel 2006
influence le cours naturel des choses. C’est tout un pan du déterminisme classique qui vole en
éclat, même si nous en sommes pour l’instant réduits à faire des spéculations. C’est le retour
en force de Dieu qui n’est plus simplement une hypothèse douteuse, infondée, ou la simple
émanation du désir humain. Autrement dit, et se rapportant cette fois aux affirmations
centrales de André Comte-Sponville, nous ne pouvons plus nous référer uniquement à
l’immanence. La nature n’est pas le seul tout réel, le surnaturel existe puisqu’il y a influence
extérieure des univers parallèles. Il n’est plus guère possible non plus d’affirmer un Tout qui
ne soit gouverné par rien d’extérieur, une nature à la fois incréée et créatrice, hasardeuse
autant que nécessaire, sans pensée, sans conscience, sans volonté — sans sujet ni fin, sauf
bien sûr à faire comme S.Hawkin qui présuppose un déterminisme étendu aux univers
parallèles sans pouvoir expliquer ce qui déclenche leur influence sur notre réalité. Cette
assise de la raison athée devient très fragile et finit par être un acte de foi, un simple désir
projeté au ciel. Il est en effet plus confortable de s’en tenir à cette nature aveugle parce que, se
rapportant au mal ou à la souffrance injuste, elle est sans pensée, sans conscience, sans
volonté, sans sujet ni fin. Ça ne console pas, mais au moins ça soulage et ça rassure, ce qui me
fait dire, en retournant l’argument de l’auteur, que ce désir est justement suspect à cause de
son côté simpliste ! Il s’agit pourtant très probablement d’un raisonnement faux qui a
l’apparence de la vérité (un sophisme) contre lequel justement l’auteur entendait se battre.
Nous réclamons ici son bel élan qui lui faisait dire : Fidélité à la raison. Fidélité à l'esprit.
Fidélité à la connaissance. « Sapere aude », comme disait Kant après Horace et Montaigne
: ose savoir, ose te servir de ton entendement, ose distinguer le possiblement vrai du
certainement faux! Vouloir s’en tenir uniquement à un néant sans effet sur les lois de notre
univers relève aujourd’hui du certainement faux. Mais ce sera à la science de l’établir ou non
avec ses approches et ses moyens. Sur un plan métaphysique pourtant, tout est à revoir…
Pour autant, ce que nous disait l’auteur au sujet de Dieu n’est pas à écarter totalement. Il y a
bien un anthropomorphisme suspect et douteux à redéfinir autrement. Philippe Guillemant
l’a fait de manière convaincante. Pour lui, certaines conclusions s’imposent, dont
notamment : - la réalité du libre arbitre ; - la réalité d’une Seconde Causalité par laquelle
notre âme-esprit communique avec l’Univers ; - le fait que nous sommes les acteurs et les
capteurs du divin ; - sous la métaphore de l’Arbre de Vie nous est donné un amour divin
impersonnel et universel qui constitue en quelque sorte notre énergie spirituelle ; - sur un
plan plus existentiel, la possibilité de s’en remettre à cette Seconde Causalité pour qu’elle
puisse nous être favorable. Philippe Guillemant raconte dans son livre comment il a soumis
cette idée à vérification avec succès, passant ainsi un test de falsification crucial. Car en toute
logique, si quelque chose peut influencer le cours des choses et même les lois du hasard et de
la nécessité, alors nous devons pouvoir en faire l’expérience, ne serait-ce qu’un tant soit peu.
Son approche permet par ailleurs de rendre compte de ces coïncidences heureuses que sont
les intuitions, les prémonitions, les synchronités, la création ou l’inspiration des artistes et
des savants, etc., sans devoir sombrer pour autant dans des références mystérieuses ou
magiques. Tout est à revoir, disais-je, y compris l’argument utilisé par André ComteSponville quand il affirme un peu vite ne pas avoir fait l’expérience du divin. Il faut savoir où
regarder. Le champ des coïncidences heureuses devrait nous occuper un moment. Quant à
l’expérience océanique racontée par le philosophe, elle n’est à vrai dire que l’envers d’un
décor conditionné par ses convictions intimes profondément athées. Derrières elles pourtant,
nous pouvons deviner la signature du divin, une signature en creux, qu’il nous est donné de
connaître par exemple dans des sensations profondes de paix, de cohésion, d’harmonie avec
le Tout. Car cet amour divin impersonnel et universel contient ces éléments. Quand nous
observons attentivement la matière ou le vivant, nous pouvons constater un équilibre dans la
complexité et la diversité : tout cohabite, du plus simple au plus compliqué ; tout est
imbriqué dans une formidable complexité. L’Univers le raconte…La vie en témoigne…Cela
n’explique pas tout, bien sûr, mais c’est un élément incontestable à prendre en compte, une
expérience de résonance qui jette une étincelle de sens dans notre quête humaine. L’équilibre
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André Comte-Sponville : L’esprit de l’athéisme. Introduction à une
spiritualité sans Dieu. Albin Michel 2006
dans la complexité et la diversité est appelé à devenir alors une nouvelle manière de
comprendre le réel et de se comprendre en lui, comme au-delà des apparences.
Qu’en est-il alors du mal, du bien, de la souffrance, des catastrophes naturelles ?
Qui dit équilibre ne veut pas dire absence de déséquilibre. A cause de la complexité du
cosmos ou du vivant, nous sommes simplement placés dans une création suffisamment
bonne sans être parfaite. Devait-elle l’être ? Dieu aurait-il pu faire autrement ou mieux ? La
question est oiseuse, car il faudrait, pour y répondre et en juger correctement, pouvoir
prendre en compte toute la complexité de l’Univers, ce dont évidemment nous sommes
incapables ! Il y a à l’évidence un équilibre fragile et complexe qui régit le Cosmos comme la
vie. La physique quantique ne dit-elle pas que le battement des ailes d’un papillon au Japon
peut théoriquement provoquer une tornade aux USA ? Ce n’est pas juste une simple image,
c’est une réalité issue des équations de la physique.
Il semble de même que la matière comme le vivant dispose d’une autonomie
organisationnelle perceptible dans ce que nous appelons l’évolution. Là encore, la complexité
est stupéfiante quand on songe par exemple que les humains et la banane ont en commun
50% de leurs gènes, ou que seuls 2% de gènes nous séparent de certaines familles de singes.
Nous savons également que tout ce qui vit est fragile et menacé. Tout ce qui vit, globalement
naît – et encore pas toujours ! –vit, se reproduit – pas toujours non plus ! - souffre et meurt
d’avoir été mangé, par accident ou naturellement. Nous ne faisons pas exception. Ce qui nous
distingue fondamentalement du règne végétal ou animal, c’est que nous pouvons agir sur
notre environnement et sur ce qui nous menace. Pour cela, il a fallu que l’évolution fasse
sauter de manière très importante le verrou de l’instinct. Quelle intègre pour cela le cerveau
reptilien, celui des mammifères en y ajoutant le néocortex grâce auquel nous pouvons être
des humains doués de raison. Mais au quotidien, nous fonctionnons à trois cerveaux. Toute
atteinte à l’un des trois a des conséquences graves, voire mortelles. Ces trois entités
interagissent en permanence, elles peuvent se court-circuiter l’une l’autre, ou se compléter
efficacement. Elles sont pourtant chargées, chacune de manière spécifique, de nous situer
dans l’instinct de survie, dans l’affectif, l’émotionnel, dans la dimension artistique,
organisationnelle ou logique, au mieux de ce qui est en jeu ou se présente à nous. C’est en
permanence une figure qui émerge sur un fond. Une figure doublement unique par notre
héritage génétique et par notre histoire personnelle. Nous sommes en ce lieu à la fois forts et
fragiles. Capables de distance ou d’objectivité et pourtant prisonniers de notre subjectivité
incontournable.
André Comte-Sponville se demandait : « Qu'est-ce qu'un être humain? C'est un être fini (à la
différence de Dieu), qui a une idée de l'infini (à la différence des animaux), un être imparfait
qui a une idée de la perfection. Mais ces idées, humanité oblige, sont elles-mêmes finies et
imparfaites. Comment pourrions-nous autrement les penser? L'homme est un être fini
ouvert sur l'infini, un être imparfait qui rêve de perfection. C'est ce qu'on appelle un esprit,
et cette grandeur-là est d'autant plus grande qu'elle n'ignore pas sa propre finitude. Cela
rend la «preuve» de Descartes inopérante. Dès lors que cette idée en nous de l'infini est finie,
rien n'empêche que le cerveau suffise à l'expliquer (que le cerveau soit l'esprit en puissance,
comme l'esprit est le cerveau en acte). Finitude de l'homme, grandeur de l'homme : finitude
du corps, grandeur de l'esprit. » Nous sommes d’accord avec ce constat qui ne devrait
toutefois pas nous faire oublier que nous sommes aussi des êtres humains traumatisés,
obligatoirement en proie au manque, à l’imperfection, à la solitude, à la finitude, etc. Des
êtres parcourus ou fascinés par des tensions, des désirs et des besoins narcissiques, sadiques
ou masochistes, qui nous font , comme le dénonçait Maurice Bellet, vouloir vomir ou dévorer
l’autre. Il y a une souffrance, une douleur d’être, en tous les cas une difficulté bien réelle qui
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André Comte-Sponville : L’esprit de l’athéisme. Introduction à une
spiritualité sans Dieu. Albin Michel 2006
peut conduire à une fascination pour la violence. A qui imputer cette lourdeur ? André
Comte-Sponville y voit un argument en faveur de l’athéisme : « pourquoi Dieu nous a-t-il
créés si faibles, si lâches, si violents, si avides, si prétentieux, si lourds? Pourquoi tant de
salauds ou de médiocres, si peu de héros ou de saints ? Pourquoi tant d'égoïsme, d'envie, de
haine, si peu de générosité et d'amour? Banalité du mal, rareté du bien! Il me semble qu'un
Dieu aurait pu obtenir, même en nous laissant libres et imparfaits, une proportion plus
favorable. » Mais l’argument est là encore entaché de sophisme : si l’esprit peut s’expliquer
par le cerveau, pourquoi les faiblesses humaines n’en seraient-elles pas le produit lié à nos
conditionnements et à nos traumatismes ? Vouloir les reprocher à Dieu contient un relent de
nihilisme sous-jacent. L’auteur les définissaient ainsi : « Les nihilistes ne sont pas désespérés
: ils sont déçus (or on n'est déçu que par rapport à une espérance préalable), dégoûtés,
aigris, pleins de rancoeur et de ressentiment. Ils ne pardonnent pas à la vie, ni au monde, ni
à l'humanité, de ne pas correspondre aux espérances qu'ils s'en étaient faites. » N’y a-t-il pas
dans le reproche fait à Dieu un relent malsain de dépit, colère, frustration, en somme d’une
espérance trahie ? Le doute est en tous cas permis. Et même si l’argument était dans l’absolu
recevable, il nous conduirait tout aussi absolument à son contraire symétrique : comment en
effet croire en l’humain après Auschwitz, les Goulags ou les massacres de Pol Pot
notamment ? Nous sommes en pleine sophistique car les humains sont largement plus
conditionnés par les sociétés dans lesquelles ils vivent que par leur bagage génétique ou par
les défaillances imputables à la nature. Or, nous le savons au-delà de tout doute raisonnable,
une société qui fait la promotion de l’efficacité à outrance, de la lutte d’intérêts, de la
compétition généralisée ne peut éviter de produire aussi une méfiance et un égoïsme
généralisés. Nous pourrions multiplier les exemples qui diront dans l’ensemble qu’il n’y a pas
besoin d’imputer à Dieu un défaut de fabrication de l’humain pour en expliquer sa face
sombre. Cela ne mène nulle part, pas loin en tous cas ! Peut-on mieux stimuler la réflexion ?
L’auteur nous suggère une piste sérieuse à travers cette affirmation tout à fait recevable :
« Croire en Dieu, d'un point de vue théorique, cela revient toujours à vouloir expliquer
quelque chose que l'on ne comprend pas — le monde, la vie, la conscience — par quelque
chose que l'on comprend encore moins : Dieu. Comment se satisfaire, intellectuellement,
d'une telle démarche ? »
Le Dieu de l’amour universel et impersonnel
Ce Dieu, nous l’avons dit, se donne à connaître dans le cosmos et la nature comme étant cet
équilibre dans la complexité et la diversité. En tant que croyants, nous lui imputons ces
coïncidences heureuses qui ont permis que l’humain advienne et avec lui la conscience.
L’Univers n’est pas insensé, le Big Bang est une explosion d’amour, d’équilibre. L’évolution
que nous constatons dans la nature tend vers la spiritualité par laquelle il devient possible de
communier avec le divin. Notre cerveau est équipé pour cela ; nous avons aussi bien un
cerveau moral qu’un cerveau mystique. Nous affirmons le postulat du libre arbitre et celui de
la transcendance. Il y a un au-delà à notre conscience biologiquement déterminée. Nous ne
sommes pas simplement, comme veulent le croire les scientifiques déterministes, des robots
biologiques sophistiqués. Mais pour que cela soit, il faut nécessairement un éveil. L’amour ne
peut couler que si on a besoin de lui. Il se situe dans l’avenir, dans le repli des univers
parallèles comme un possible non encore réalisé, comme potentialité, information pure qui
devra se matérialiser en fluide pour émerger dans notre vie et remplir nos réservoirs, couler
sous forme de pluie qui nous confirme que nous sommes dans la bonne direction. C’est l’aide
de Dieu…
Elle est liée à l’intuition, à l’acte, au choix instinctif, à l’émotion et à l’intension qui doit elle
être épurée passer par le désir, le souhait, intention, l’attention, la foi, la confiance et
l’aspiration. La peur tue l’amour tout comme l’ego, ou encore la volonté de maîtrise et de
puissance. L’univers est rempli d’amour. Ce dernier est appelé à devenir notre nouvel êtreau-monde, vécu dans le don de soi et le détachement, le lâcher prise, l’écoute de nos
intuitions, prémonitions, etc. Il s’agit de nourrir des intentions généreuses et désintéressées
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André Comte-Sponville : L’esprit de l’athéisme. Introduction à une
spiritualité sans Dieu. Albin Michel 2006
en étant détendu, confiant, conscient… L’âme va chercher les équivalences dans les possibles
non encore réalisés pour les matérialiser, nous en faire cadeau. L’esprit oriente, l’âme réalise.
L’âme est composée d’une forme, l’esprit et d’un contenu, d’une quantité d’amour qui marque
son amplitude ; c’est elle qui fait le lien avec l’univers. Ces dimensions existent hors de notre
réalité à 3 dimensions. Elles peuvent agir sur notre conscience-cerveau si l’esprit n’est pas
emprisonné par l’ego ou la peur ; la géométrie de l’esprit est une sorte de conscience-cervicale
de notre identité intérieure ; si elle reste un sous-produit de l’activité cérébrale, elle reste
conditionnée et l’Esprit est emprisonné, ignoré ; il faut donc un éveil, que l’Esprit soit sollicité
pour qu’il y ait libre-arbitre, orientation de nos futurs non encore réalisés; cela ne peut se
faire dans l’agitation ni sans une intention maintenue ; toute intention maintenue change
tous les futurs autour de nous ; une bonne connexion entre l’esprit et notre consciencecerveau correspond au plaisir de l’organisme vivant contrôlé par l’Esprit. Le fluide de l’amour
matérialisé, la pluie, fait pousser l’arbre de notre vie ; en redescendant du futur le long du
tronc et de nos branches, cette pluie nous indique que l’univers nous est favorable et nous
renseigne sur notre merveilleux pouvoir de magicien. La grâce est l’imprégnation de notre
futur par notre esprit en action rempli d’amour. Plus nous la conceptualisons, visualisons en
ne suivant pas notre mental, nos peurs ou notre ego, mais en nourrissant des intentions,
choix authentiques, généreux, désintéressés, tout en étant détendus, conscients, confiants,
plus nous plus atteignons la vibration de l’amour qui va se traduire en retour, qui va
matérialiser nos intentions par la loi universelle des trajectoires de vies qui rapproche, attire
les trajectoires reliées par des intentions convergentes ; il s’agit d’être empathique et
désintéressé, compatissant avec les personnes concernées par nos souhaits, d’être optimiste
et confiant au sujet de la demande, de rechercher les conditions les plus agréables pour la
transmettre, et de savoir s’en détacher car l’amour est impersonnel et universel ;
fondamentalement, nous faisons partie d’un seul organisme, Dieu, dont nous sommes les
capteurs et les acteurs.
La figure de Dieu prend ainsi un double aspect : elle est, liée à nos intentions et à nos actes
volontaires dans la première causalité, recherche de l’équilibre dans la complexité et la
diversité. Pour le dire de manière imagée avec Maurice Bellet, elle est volonté de créer des
lieux où il fait bon être né, bon vivre, où l’on peut aimer et s’aimer sans enflure ni tristesse. La
volonté d’aimer se fait alors accueil, écoute, rencontre de l’autre, partage dans le nonjugement et la non-violence. Cette démarche spirituelle, cette piété ordinaire se prolonge et
se complète dans l’apprentissage d’une juste distance à mettre avec son ego dans la pratique
du lâcher prise. Nous ne sommes pas toutes nos pensées, tous nos sentiments, toutes nos
émotions ou nos rancoeurs. Cette distance à prendre est nécessaire : il faut quitter le
ressassement inévitable, toutes ces boucles rétroactives négatives que sont nos colères, peurs,
tristesses, frustrations, ressentiments, angoisses, etc. Non pas qu’ils soient mauvais en soi. Ce
sont plus simplement des affects qui nous éloignent du divin et l’empêche de nous être
favorable. L’ouverture à la seconde causalité, celle qui nous vient du futur indéterminé,
devient , par le lâcher prise, conscience d’avoir à remettre nos désirs, besoins, nos dépôts
d’intentions, nos aspirations à la nouveauté et au changement dans notre vie aux forces du
futur, à Dieu chargé de les matérialiser. Nous sommes les capteurs et les acteurs du divin.
Mais la matérialisation ne dépend pas de nous. Cela ne peut que nous rendre humbles.
Notons par ailleurs que la seconde causalité n’est pas uniquement réservée aux croyants. Elle
peut advenir aussi pour quiconque nourrit des intentions désintéressées ou généreuses,
quelles que soient ses croyances ou sa foi. Dieu est universel, et sa Bonté l’est tout autant.
Dans la foulée, et brièvement, il convient assurément de tordre le cou à des représentations
mythologiques et archaïques de la foi chrétienne, au nom justement du principe du libre
arbitre, celui de Dieu et le nôtre : il n’y a pas de jugement dernier, pas de damnation
éternelle ; aucun royaume ne sera établi par la force ou la contrainte sur terre ; nous sommes
réellement libres de croire en Dieu ou non ; l’enfer n’existe pas. Il s’agit toujours de choisir ce
qui dans l’Instant pourrait être tellement mieux, plus vrai, plus beau ou plus juste si nous
osions y consentir, nous y risquer, en faire la demande à l’Univers ou le revendiquer face aux
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André Comte-Sponville : L’esprit de l’athéisme. Introduction à une
spiritualité sans Dieu. Albin Michel 2006
autres. Choisir en somme, dans les carrés taxinomiques, ce qui est le Souverain bien,
vraiment important, nécessaire, utile, agréable, nuisible, etc. En ce sens, la conversion au
Royaume de Dieu n’est pas tellement une adhésion à des principes, des valeurs ou des
normes - fussent-elles religieuses !-, elle est le courage de choisir l’Indéterminé, ce qui n’a
pas encore été contaminé par notre passé, notre mental ou notre « Je », ce que précisément
nous appelons l’Amour ou plus spécifiquement la logique de la gratuité du Don qui nous
invite à sortir d’une causalité liée aux mérites et qualités personnelles parce qu’elle nous situe
dans la peur voulant tout contrôler, dans l’ego qui cherche à recevoir, à tirer à soi, ce qui du
coup contracte, dégrade, renferme et appauvrit. C’est le pas du pèlerin, une prise de risque
nécessaire et constante. Sous la gouvernance de l’Esprit, la pesanteur du mental recule, le
« Je » tranquillisé peut concentrer son attention sur l’Indéterminé disponible comme
transgression du mental et choisir les bifurcations qui surviennent au gré de ce que l’âme
pourra matérialiser, ou ne pas suivre, son libre-arbitre étant garanti, les propositions faites
par l’Univers. Ici, la non-violence est d’abord et surtout refus du mental conditionné au
passé, à ce qui nous constitue, à tous le fatras identitaire que nous trimbalons bon gré mal
gré, qui contient pourtant sa somme de violences cachées, de blessures narcissiques et autres
traumatismes égocentriques. Sans ouverture à l’âme-esprit, notre biologie est soumise à la loi
tridimensionnelle de l'entropie croissante et donc l'organisme se désorganise peu à peu ou
continue de fonctionner mécaniquement comme quelqu'un dans le coma par exemple.
Avec Philippe Guillemant, nous pouvons par contre affirmer le principe de la survivante de
l’âme à la mort : elle peut survivre tout simplement parce qu’il s’agit de quelque chose de
physique qui habite toutes les dimensions de l’Univers y compris le temps lui-même, et
notamment le futur. Par quel mécanisme ce qui meurt dans le présent pourrait-il faire
disparaître comme par enchantement toute cette construction physique intemporelle, et
probablement éternelle ? L’âme est ce qui insuffle la direction de l’évolution biologique ; il
faut qu’elle soit à contresens du temps pour ce cela soit possible, et nous ne voyons pas
pourquoi dès lors elle pourrait dépendre de notre biologie, car elle n’a pas besoin d’être
« nourrie » en retour d’une quelconque manière.
L’ouverture à l’Instant
André Comte-Sponville , partant du gai désespoir, évoquait un chemin possible vers la
plénitude notamment, en disant : « Mais il y a, parfois, rarement, des moments de grâce, où
l'on a cessé de désirer quoi que ce soit d'autre que ce qui est (ce n'est plus espérance mais
amour) ou que ce que l'on fait (ce n'est plus espérance mais volonté), où l'on ne manque de
rien, où l'on n'a plus rien à espérer, ni à regretter, où la question de la possession ne se pose
plus (il n'y a plus d'avoir, il n'y a que l'être et l'agir), et c'est ce que j'appelle la plénitude. »
Cette expérience plaisante et forte est une réalité. Pourquoi doit-elle être rare ? Nous pensons
qu’elle l’est à cause de nos représentations et convictions intimes, dans le langage de
Kierkegaard à cause de nos désespoirs-force et faiblesse, qui nous font tantôt vouloir nous
comprendre et nous réaliser à partir du monde, tantôt en ressentir la vanité. Cette tension est
valable pour les croyants comme pour les athées. Elle dépend fondamentalement de notre
attachement à l’ego, à la peur, à la volonté de maîtrise et de puissance ou de possession. La
plénitude est rare parce qu’elle nécessite le lâcher prise. De lutter contre le virus toujours
mutant de la violence banalisée qui nous incite à obtenir par la force, la ruse, la contrainte ou
le déni un peu d’amour, d’attention, de respect ou de considération. Nous sommes en réalité
des mendiants d’amour, et nous faisons en sorte d’en obtenir un peu ! Pour certains, par
n’importe quels moyens et tout prix ! Le nihilisme n’échappe pas à la règne, ni sa version du
pas d’avenir…Seulement voilà, on ne peut obtenir ce qui est cadeau, libre don ou libre
consentement. Tout comme il est vain de vouloir prétendre pouvoir se suffire à soi-même.
Sans amour, disait l’apôtre Paul, nous ne sommes rien, du vent, du bruit, etc. Il est certes
possible d’avoir dans l’immanence des moments de grâce, mais cela reste aléatoire, ou pire
encore une tension fatalement volontariste et orientée. Le croyant, en se laissant tomber
volontairement en Dieu, sait qu’il a besoin de cet amour-volonté pour se risquer à quitter la
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André Comte-Sponville : L’esprit de l’athéisme. Introduction à une
spiritualité sans Dieu. Albin Michel 2006
logique mondaine du donnant-donnant au profit de la logique de la gratuité du don. Il sait
tout autant que dans la seconde causalité l’Univers seul peut lui être favorable. Il ne peut en
être que l’acteur et le capteur. Du coup, la foi se situe dans l’Instant, dans l’attention au
présent comme ouverture à ce que le divin voudra bien matérialiser pour nous, et dans ce que
nous pouvons faire pour construire en nous et autour de nous des petits coins de paradis, là
où il est bon d’être né, fait bon vivre, où l’on peut aimer et s’aimer sans enflure ni tristesse.
Cette double conscience se vit dans l’Instant, dans la rencontre de l’humain et du divin, hic et
nunc. Vous l’aurez compris, elle se vit dans le tragi-comique, et non dans la réduction à l’un
des pôles. Le faux sérieux de la volonté d’être soi-même, en sa tension comique, comme la
peur de s’y risquer, en sa version tragique, sont dépassés dialectiquement pour faire de nous
des créatures nouvelles, sanctifiées et régénérées. C’est le défi et le pari de la foi dont le but
n’est pas de gagner son paradis ni d’être trouvé juste au Jour du Seigneur, mais de vivre
l’éternité dans l’Instant, la transcendance dans l’immanence qui ne peut être sans Dieu, dans
ce moment de la vérité subjective qui n’a pas à se pétrifier dans l’objectivité ni à se dissoudre
dans des sensations mystiques (CF.Dürkheim). Fondamentalement, vouloir être soi-même
c’est vouloir l’être sans Dieu, par ses seuls forces et moyens ; c’est le péché dans la tradition
judéo-chrétienne. Un drame ? Non, car comme le signalait fort justement Françoise Dolto, il
faut bien en passer par là ! La force de Jésus, et sa lucidité, est de nous convier à transgresser
ce désir profond pour l’habiter différemment. Premièrement, comme le dira Luther, par la
conscience que nous sommes à la foi(s) justes et pécheurs. Deuxièmement, par l’ouverture
réitérée, toujours à refaire, à ce Dieu bon qui fait lever son soleil sur les bons et les méchants
et pleuvoir sur les justes comme sur les injustes. Nous sommes bien sauvés par grâce, par
décret divin, au-delà et en deçà de nos mérites et prétentions personnels. Dieu ne demande
qu’à nous être favorable, croyants ou non. Il est donc parfaitement vain de vouloir lancer des
pierres au ciel ou se mettre à crucifier la vie par toutes sortes d’interdits religieux et autres
mortifications. C’est dans l’amour-agapè que nous avons à vivre dès maintenant et pour
toujours, ce qui inclut bien sûr aussi, s’il fallait le préciser, les plaisirs de la sexualité…
Et la résurrection ?
Pour André Comte-Sponville, la résurrection procède de ce désir d’immortalité enfantin : Qui
ne désirerait pas pouvoir retrouver les êtres chers disparus ? Mais cela s’arrête là. En réalité,
la résurrection est d’abord et surtout le relèvement du Juste, de Jésus l’innocent, le bouc
émissaire crucifié. En premier lieu, une manière évidente de dire qu’il n’est pas mort pour
rien et qu’il est bien le Sauveur, le Messie attendu, ce qui pour l’époque représente dans la
tradition juive un scandale et une folie : le Messie ne devait-il pas être grand prêtre et grand
roi, celui qui allait restaurer la grandeur d’Israël, battre les Romains et toute autre puissance
qui s’opposerait à lui, pour établir le Royaume divin sur terre ? Alors, un Messie crucifié vous
n’y pensez pas : quelle honte, quelle horreur ! D’autant que la croix, comme supplice romain,
était le rappel honteux et douloureux d’une domination militaire impure.
En second lieu, la résurrection contient un étrange message d’une nouveauté stupéfiante. Ce
recadrage est à faire dans la logique du Don en dehors de la loi des échanges mondains
comme signe d’une nouvelle alliance avec Dieu et de rupture avec l’esprit du monde.
Il y a dans l’exercice de la piété, après Pâques et Pentecôte, une désobéissance religieuse, une
contestation du désir mimétique, marqué par le refus de toute violence inutile et par la
volonté de déjouer les mécanismes de victimisations, de bouc émissaires, d’exclusions ou
d’instrumentalisations du pouvoir au service d’une caste. Jésus l’a fait à l’encontre des rituels
de pureté, il a pris ses distances avec les pouvoirs du Temple, avec le Temple lui-même qui
devait être une maison de prière et non une caverne de bandits (Mt 21.12), avec l’obligation
de s’y rendre en pèlerinage ; il prend distance à l’égard d’une loi religieuse qui me permet
plus de se tourner du côté où l’on peut vivre ; il va se solidariser avec ces petits, dans la
tradition rabbinique, ceux qui, au sens dépréciatif, ne sont juste bons qu’à écouter ou à
instruire, et ceux qui n’ont pas voix au chapitre (les enfants, les femmes, les étrangers, les
malades, les impurs, les pauvres, etc.) ; il va refuser l’aventure révolutionnaire tout comme
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André Comte-Sponville : L’esprit de l’athéisme. Introduction à une
spiritualité sans Dieu. Albin Michel 2006
celle de la violence, oser une activité prophétique directement inspirée à la Source qui ose
notamment se dire dans le fameux « mais moi je vous dis… » ; il va endosser sans violence et
en silence le rôle de la victime, mourir sur la croix sans sombrer dans la haine. En
conséquence, l'homme est dédivinisé et dieu revictimisé, ce qui veut dire que le croyant
retrouve la possibilité de l'innocence perdue par la volonté de connaître le bien et le mal, de
savoir ce qui et bien pour lui. Le choix de Jésus de se faire la victime innocente pour en finir
avec le recours au bouc émissaire constitue le dévoilement nécessaire au retour à l'innocence
perdue. C'est ce que satan, comme l’a bien compris René Girard- ou le système de la loi des
échanges- ne pouvait prévoir, ce qui le fait tomber dans le piège dans lequel il était sorti
triomphant puisque depuis toujours les humains finissaient par épouser le point de vue des
bourreaux, ou celui des plus forts, et par retomber – même après la catharsis de la violence –
dans de nouvelles crises mimétiques. La résurrection de Jésus dit de manière réelle peut-être,
symbolique en tous cas, la relecture des disciples et de l’Eglise qui met fin à ce règne de
l’indentification avec les bourreaux: désormais l'innocence – ou la catharsis sociale – ne peut
plus être retrouvée dans le mensonge et la dissimulation, dans la fascination de la violence
car Dieu lui-même a choisi de se faire victime innocente.
C’est ce qui devrait être au cœur de toute identité chrétienne, au cœur de toute piété
individuelle ou collective. Que tous les endeuillés le sachent et que les bourreaux
l’apprennent à leurs dépens : la mort n’est plus le point final. Jésus le Crucifié-Ressuscité l’a
vaincue comme il a triomphé du désespoir par son abandon dans l’amour divin et par le don
de sa vie. C’est là que quelque chose a changé, que l’histoire en a été modifiée, y compris dans
nos rapports avec le divin.
Les apparitions du Crucifié-Ressucité vont venir le dire pour asseoir la nouveauté. Il fallait
bien un enseignement pour tant de nouveauté. La fonction de ces apparitions, en terme réel
et symbolique, vient corroborer la victoire du Juste, mais surtout vient annoncer l’éternité
dans le temps : il n’y a plus seulement notre monde soumis à la mort. Il y a désormais plus en
cet Indéterminé auquel nous pouvons avoir accès en tout temps et en tout lieu par notre âmeesprit qui survivra à notre mort physique. Il ne s’agit pas juste d’une projection d’un désir
enfantin ! Désormais, la vie du croyant se déroule coram deo (devant Dieu) et en Christo (en
Christ). La théologie de la croix de l’apôtre Paul nous conduit à cette logique assumée. Elle
nous invite tout autant, sur un plan personnel cette fois-ci, à ne pas sanctifier une morale
liberticide qui épouserait le point de vue des riches, des puissants, des intelligents, etc. « Car
puisque le monde, avec sa sagesse, n’a point connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à
Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication. Les Juifs demandent des miracles et
les Grecs cherchent la sagesse: nous, nous prêchons Christ crucifié; scandale pour les Juifs et
folie pour les païens, mais puissance de Dieu et sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés,
tant Juifs que Grecs. Car la folie de Dieu est plus sage que les hommes, et la faiblesse de Dieu
est plus forte que les hommes (1 Co.1.21-25). »
C’est précisément en cette « folie » que nous sommes appelés à nous ouvrir à l’Inconditionné,
bien évidemment à le faire sans nous astreindre à aucune violence, aucune obligation qui
nous ferait agir à contrecœur, car même si le résultat en était positif, cela n’en serait pas
moins un asservissement ou une contrainte toujours aliénante. L’ouverture à l’Inconditionné,
à notre âme-esprit, réclame un libre-choix fondamentalement non-violent : on ne peut ni
l’imposer ni se l’imposer ! Mais on peut la vivre en toute lucidité et en faire concrètement
l’expérience.
(Il y a dans cette approche de la nouveauté qui mériterait d’être plus largement étayée. C’est
ce que j’ai entrepris de faire à travers mon livre « L’Arbre de vie de Jésus. L’union de la raison
et de la foi » qui sera peut-être un jour publié… Philippe Nusbaum, pasteur, juillet 2011.)
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