Isabelle Autissier sur le ponton du lycée Vieljeux Sur le petit espace

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Isabelle Autissier sur le ponton du lycée Vieljeux Sur le petit espace
Isabelle Autissier sur le ponton du lycée Vieljeux
Sur le petit espace scénique de la salle polyvalente, Isabelle Autissier est, face aux
quatre classes invitées à la rencontrer, comme sur les planches d’un ponton. Assise sur le bord
d’une table, l’œil vif, les manches de pull retroussées, elle parle des alizés, des courants
marins, des formes des nuages, des glaciers, des « cônes volcaniques tout verts » des Açores,
des eaux limpides bleues, vertes, violettes, parfois noires et des couleurs de la mer qui varient
au gré des « humeurs » de l’atmosphère et des coups de gouvernail. Au cœur de l’océan, son
bateau est « une boule dans le cosmos ». Elle a des souvenirs de grandes falaises, des
souvenirs d’albatros et des souvenirs de tempêtes. D’un compagnon disparu dans le gouffre et
dans le noir. Aux confins de l’émerveillement et du « jeu » de la course, il y a toujours les
confins du chaos.
Elle les connaît bien, ces contraintes de la navigation et ces cartes maritimes sur
lesquelles, dès l’enfance, elle a rêvé avec son père. « Tant que j’aurai des cartes, le monde
sera mon jardin » écrit-elle dans ses « Chroniques au long cours ». Véritables livres d’images,
romans fabuleux, ces cartes lui ont très tôt, parlé de phares et de balises, de courses en
solitaire ou en équipage et de pays merveilleux souvent croisés à trop grande vitesse.
Comme en course, quand elle était « sur la brèche » pendant trois mois, ne s’accordant
que des périodes de vingt minutes de sommeil, elle se dit toujours vigilante, accrochée au
gouvernail de sa destinée. Ecrivain en quête de fiction et de sensations, elle se compare à
« une éponge » qui, même au cœur du mauvais grain, sent lever en elle la moisson de
l’écriture, « s’imprègne » de paysages, de gens et d’émotions.
L’existence est une grande carte. « J’ai, grâce aux cartes, compris comment on pouvait
naviguer, anticiper dans sa tête bien avant de lever l’ancre ». Dans une autre vie, la
navigatrice vagabonde et sans attaches a été ingénieure, a travaillé avec les pêcheurs dans le
port de Brest, relevé le défi de courses en solitaire ou celui de courses en équipages. Dans un
espace clos, il faut apprendre à tout supporter, les claques des grands vents et les « têtes à
claques ». La porte de la salle polyvalente est fermée, mais aucun des élèves embarqués ce
matin ne ressent vraiment l’envie de sortir. A bord de ce bateau, le skipper se sent
spontanément une âme de conteuse. Elle conte avec passion ses aventures. Elle fait des
conférences. Elle écrit des livres et des articles. Dans ses ouvrages, elle invente des histoires
et part à la découverte des anciennes populations et de leurs conditions de vie. Pour cela, elle
milite aussi en faveur de l’environnement.
Dans ce domaine, il y a urgence. 48% des espèces ont disparu en cinquante ans et le
réchauffement climatique n’est pas une légende... C’est là l’une de ses convictions : protéger
l’environnement, c’est refuser la dégradation du milieu de vie. Protéger l’environnement,
c’est par conséquent protéger les populations, les prémunir contre les dérives de toutes sortes,
les défendre contre les inévitables abus de pouvoir. Les crises font toujours le lit des
dictatures...
Et discrètement, la Rochelaise d’adoption évoque Xinthia et la perspective d’une
grande conférence sur le climat. Tout le monde est concerné, et d’ailleurs, des signes positifs
sont depuis quelque temps envoyés par les grands pays industrialisés... La Chine, les EtatsUnis prendraient-ils enfin conscience de la nécessité des décisions ? Le climat, la planète,
c’est aussi l’affaire de tout le monde...
La notoriété peut aider dans ce combat et peut aussi aider dans le partage des idées et
des émotions. Choix de vie ? Pas de regrets, répond-elle à la question que lui pose une élève à
ce sujet... Elle a le sentiment d’avoir tenu la barre. Elle adresse le message aux adolescents
qui l’écoutent. L’essentiel est de savoir saisir les opportunités pour essayer d’aller de l’avant
dans un monde qui change. Certes, aujourd’hui, on ne peut plus naviguer comme il y a
quarante ans... Traverser le Sahel, parcourir le monde, des fleurs dans les cheveux, aller en
deux chevaux Citroën jusqu’en Afghanistan, caboter au large des côtes somaliennes... Tout
ça, c’était avant !
La course folle est terminée. Désormais, Isabelle veut prendre le temps. S’arrêter sur le
rivage, regarder le sable de la plage, aller à la rencontre de ces « autres hommes » qui vivent
sous d’autres climats, en Patagonie, en Nouvelle-Zélande, aux Açores. Comme Emilie,
personnage de son roman, l’Amant de Patagonie, elle ouvre toujours des yeux émerveillés sur
les paysages et sur les Indiens qu’elle rencontre.
Près de la ville d’Ushuaia où est ancré son bateau, elle pense à ce peuple de pêcheurs
cueilleurs qui ont vécu là, avant l’arrivée de l’autre civilisation. Ces « bons sauvages » qui
savaient vivre autrement mais dont il reste, hélas, si peu de témoignages... C’est de cette
réflexion qu’elle a nourri la matière de son livre. « Quel est votre modèle de roman ? »
interroge un élève, soudain entrainé dans les méandres de la Littérature. Sans hésiter, Cent ans
de solitude, de Garcia Marquez... Cent ans de solitude, un fabuleux roman espagnol où se
mêlent à la fois paysages, croyances, légendes, idées, aventure humaine, personnages hauts en
couleurs... Quand elle répond, Isabelle a les yeux qui brillent : oui, décidément, c’est comme
ça qu’il faudrait écrire, c’est vers cela qu’il faut aller, mettre le cap... Inventer une histoire et
lancer « la mécanique des idées », la mécanique et la voilure de l’albatros...
La littérature est un trois-mâts en mouillage dans un grand estuaire. Patagonie,
Polynésie, Nouveau-Monde... Combien de marins ont témoigné, eux aussi, de ce qu’ils
avaient vu ! C’est ce type de livre qu’elle continue de lire... Isabelle tourne les pages comme
elle hisserait de grandes voiles...
Et au terme de ces deux heures, dans l’enceinte du lycée Vieljeux, un équipage
d’environ cent-vingt mousses impatients, aux alentours de midi, a bel et bien changé de
continent. Le Vieux-Port de La Rochelle n’est, après tout, qu’à un kilomètre de distance...
Eric BERTRAND