Une jeune fille laide

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Une jeune fille laide
Une jeune fille laide
’approche de mes trente ans ; et rien n’a changé.
J Quand j’étais toute petite, j’entendais les personnes bien
intentionnées, et elles étaient rares, murmurer à portée de
mes oreilles le proverbe anglais : Joli bébé, laide fillette,
jolie fille . Et déjà je n’y croyais guère. Car laide fillette je
l’étais bien, si j’en juge par d’anciennes photos, mais jolie fille
je ne le suis pas devenue. Bien sûr, pas laide au point de faire
retourner les gens sur mon passage ; au moins ce serait une
originalité. Mais, et c’est presque pire, personne ne m’accorde
jamais un second regard. Une figure ingrate, comme on dit,
et, à bien réfléchir, cet adjectif ne manque pas d’une saveur
amère : ingrate, qui fait fuir toute reconnaissance. Et c’est
vrai, on ne me reconnaı̂t pas, sans doute parce que l’on estime
qu’il ne vaut pas la peine de commencer à me connaı̂tre. Un
visage rond, encadré de raides cheveux noirs, de grosses lunettes derrière lesquelles clignotent des yeux d’un brun sale.
Peu de menton, par contre de lourdes lèvres pâles. Je ne suis
pas réellement grosse, mais épaisse, comme engluée dans un
corps où la taille est à peine marquée. Je dois reconnaı̂tre
honnêtement que je suis maladroite à m’habiller, à mettre
en valeur ce qui pourrait l’être. Au fait, quoi donc ? Bref,
une fille sans grâce, autrement dit laide.
À la grande surface où je travaille, on ne m’a pas mise
dans les postes de choix, parfumerie, ganterie, là où la clientèle
aime à voir des visages et des silhouettes qui la séduisent.
Moi, je suis caissière, aux prises avec des gens impatients
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de sortir, qui surveillent leurs paquets et leur monnaie, sans
un regard pour l’automate qui reçoit leurs billets. Je n’ai
pas de camarades femmes : il ne m’a pas fallu longtemps
pour m’apercevoir qu’une fille ne cherchait provisoirement
ma compagnie que pour lui servir de repoussoir. Ainsi les
regards se portent automatiquement sur elle : Regarde la
jolie nana qui est à droite. Quant à celle de gauche, moi. . .
Les garçons ne me voient même pas, de bonne foi. Alors, inutile de parler de camarades parmi eux. Ils ignorent jusqu’à
mon nom et ne se soucient aucunement de le savoir. J’ai beau
m’appeler Laurence Imbert, quel intérêt ? Ce n’est pas un vilain prénom, Laurence, quand il est porté par une autre fille.
On doit pouvoir même en tomber amoureux — mais pas de
moi.
Je ne me dis pas tout cela pour remâcher des herbes
amères. Je suis comme je suis. Bon ; pas drôle, mais c’est
ainsi. À quoi serais-je avancée d’épiler mes gros sourcils ou
de me mettre du rouge à lèvres ? À attirer un moment l’attention, puis à voir s’ébaucher un geste de recul, une moue de
dédain. Sainte Catherine est coiffée depuis bientôt cinq ans
et je ne me fais aucune illusion. Seul subsiste le désir vain de
pouvoir espérer un peu de chaleur au cœur, d’éveiller sinon
l’amour du moins l’affection d’un être humain, de ce fameux
autre, quel qu’il soit, avec lequel, dit-on, peut s’établir une
communication, de personne à personne.
Cela doit exister : je suis laide, mais pas ignorante. En
classe, je travaillais dur, par compensation et je n’étais pas
mauvaise élève. Les professeurs, sans éprouver de la sympathie pour moi, reconnaissaient impartialement que j’étais une
bûcheuse, selon leur horrible expression ; ils m’accordaient
conscience à la tâche et maturité d’esprit. Je lisais beaucoup, et continue à le faire. Pas par ambition : mes parents
sont morts trop tôt pour que je puisse continuer des études
supérieures, et j’ai dû aussitôt chercher du travail, sans qua-
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lification bien particulière. M’ont-ils vraiment aimée ? Ils me
semblaient âgés, fatigués, usés même, et me considéraient
sans chaleur. Comme dit Claudel :
L’enfant chétif qui sait qu’on n’est pas fier de lui
et qu’on ne l’aime pas beaucoup,
Quand d’aventure sur lui se pose un regard plus
doux,
Devient tout rouge et se met bravement à sourire,
afin de ne pas pleurer.
Ainsi dans ce monde mauvais les orphelins et les
déshérités,
Ceux qui n’ont pas d’argent, ceux qui n’ont pas
de connaissance et pas d’esprit,
Comme ils se passent de tout, se passent également
d’amis. Bien sûr, physiquement je ne suis pas chétive, plutôt
forte comme un percheron, mais je me comprends. Même
pas cette pâleur du marbre qui rendait autrefois les jeunes
poitrinaires si intéressantes. Non ; j’ai les joues rouges, entre
autres agréments.
Il doit y avoir des gens qui pensent que tout cela n’a
rien de dramatique ; ceux qui répètent le jour de l’an :
Et on vous souhaite une bonne santé ; il n’y a que ça qui
compte. Bon, je ne pleure pas devant mon miroir tous les
matins en me répétant que je suis moche ; en un sens, j’y
suis résignée, sans pouvoir dire vraiment habituée. Mais il y
a une conséquence douloureuse, impossible à accepter : c’est
d’être séparée des autres, de ne pouvoir les atteindre et, tout
compte fait, de ne servir à personne. Il en a toujours été
ainsi : quelqu’un qui souffre d’une douleur constante, une
névralgie, par exemple, finit par ne plus pouvoir le supporter. Ce n’est pas qu’elle augmente vraiment, mais les forces
s’usent, et elle devient insupportable, au sens le plus fort
du mot. Alors, que puis-je faire ? Toujours isolée dans la
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foule indifférente, toujours coupée des autres parce qu’ils ne
s’intéressent pas à moi, et que moi je ne puis aller à eux,
sachant trop bien qu’ils se détourneraient ?
Pourtant je me suis souvenu : quand j’avais sept ans, mes
parents rendaient souvent visite à un de leurs cousins qui habitait une petite maison à la campagne , en fait une villa
de banlieue. Le cousin Léon, par prudence plutôt que par
affection, s’était procuré un énorme chien, pour être tranquille chez lui, disait-il, et décourager d’éventuels cambrioleurs. Sans recherche d’originalité, il l’avait nommé Gédéon.
C’était un boxer aux épaules massives, au mufle sinistre,
avec une expression de vieux monsieur qu’on dérange. La
peur me pétrifiait devant lui, tandis qu’il fixait ses gros yeux
jaunes sur cette fillette mal fagotée. Je lui prêtais des pensées
de mépris, voire de colère, et j’attendais, glacée de terreur,
qu’il bondisse sur moi avec des hurlements rauques pour me
dévorer, du moins m’accabler de morsures. Mais non : il
s’était allongé, le museau entre les pattes, et me considérait
d’un air pensif. Cependant que le cousin Léon m’expliquait
avec un dédain impatient que Gédéon était un chien bien
dressé qui n’attaquait jamais que pour défendre son maı̂tre,
qu’il était bien trop fort et sûr de sa force pour aboyer ou
japper comme un roquet de salon, et qu’il avait tout de suite
jugé que cette môminette (c’est à dire moi) était inoffensive.
Et le cousin termina son exposé en m’assurant que j’étais
une imbécile de froussarde.
Il n’empêche que ce jour-là ma terreur resta vive jusqu’à
mon départ. Je me retournai une dernière fois pour voir si le
monstre n’allait pas me poursuivre. Mais non : il m’observait,
du haut du perron, d’un air impénétrable. Son faciès ridé et
noir ne reflétait qu’une sorte de mélancolie.
Si bien que, dimanche après dimanche de cet été, je suivais mes parents dans l’antre du fauve et mes craintes diminuaient à mesure que je le voyais respecter ce que je pen-
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sais être une paix armée. Et voilà qu’un jour mes parents
me déposèrent à la grille du jardin en m’assurant qu’ils reviendraient dans un moment et que je n’avais qu’à entrer
seule. Devant mon hésitation, ils haussèrent les épaules et
remarquèrent (du moins ma mère, car mon père ne me parlait presque jamais, visiblement pas fier de moi), ils remarquèrent donc que le chien n’allait pas dévorer un aussi
piètre morceau que moi.
J’ai donc suivi l’allée, fort émue, gravi lentement les
marches du perron, et je me suis assise avec précaution sur
une chaise de la terrasse. Gédéon me fixait de sa place habituelle, couché sur le seuil de la porte. Et j’ai découvert
soudain qu’il agitait poliment son tronçon de queue, selon
son habitude d’accueil aux personnes de sa connaissance.
Quelle surprise ! Il m’avait donc identifiée, adoptée, moi que
tout le monde ignorait par principe. J’ai prononcé timidement son nom ; alors le monstre s’est levé, il est venu sans
hâte vers moi, en roulant des épaules, de sa démarche caractéristique. Il m’a regardée, bien dans les yeux, puis m’a
tendu une lourde patte, comme pour sceller le pacte d’amitié.
Avec un peu d’hésitation, j’ai avancé la main et caressé son
énorme tête. Ces contacts entre nous deux m’ont donné une
extraordinaire impression : j’avais trouvé un ami, un vrai,
d’une amitié parfaitement désintéressée, puisque je ne lui
avais fait aucun bien. Il m’aimait, pour moi-même, et se moquait bien de ma laideur. Peut-être parce que lui-même était
laid ? Mais non, c’était un boxer avec les caractères de sa
race, et, comme tel, un beau boxer. Tandis que moi, j’étais
laide parmi ceux de mon espèce. Mais il débordait d’affection, même si son physique renfrogné rebutait les gens, même
si le cousin Léon pratiquait à son égard un strict utilitarisme,
sans aucun attachement.
Les dimanches suivants étaient pour moi journées de
réconfort : quand je lisais, dans le jardin, Gédéon venait
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aussitôt se coucher, je ne dis pas à mes pieds, comme
dans les images d’Epinal, mais sur mes pieds, littéralement.
Quarante-huit kilos de muscles durs, c’était pesant, mais
j’éprouvais surtout sa chaleur et son amitié paisibles. Nous
nous entendions bien, et je savais qu’il m’aurait défendue
en cas de danger, un de ces dangers irréels qu’imaginent toujours les petites filles peureuses. J’étais rassurée, heureuse de
ce que moi aussi je pouvais apporter par ma seule présence
quelque chose à un autre. Mon chevalier servant ? Pas du
tout, nous nous sentions sur un pied d’égalité parfait.
Puis la vie nous a séparés, et j’ai appris que Gédéon était
mort, fragile comme ceux de sa race, malgré leur apparence
impressionnante. Lectrice de Francis Jammes, je le pensais
au paradis des chiens. Je le pense toujours à l’âge que j’ai.
Quant à acheter moi-même un animal, pour le faire vivre
dans le médiocre studio que j’occupe, pas question : il serait
trop malheureux. Et plus que tout au monde, je redouterais
de m’attacher bêtement, c’est bien le cas de le dire, à une
bête et de devenir un jour cet horrible fantoche : la mémère
à son chienchien. J’ai beau souffrir de la condition humaine,
je suis bien décidée à l’assumer, et s’il est en moi quelque
valeur, de la consacrer au service d’humains, pas d’animaux.
De grands mots, peut-être, mais qui traduisent de grandes
choses.
Pendant longtemps, j’ai poursuivi cette idée, sans y trouver de solution. Mais, il y a quelques mois, s’est produit
un incident, menu en lui-même, décisif pour moi par ses
conséquences. Au magasin, on s’est aperçu un jour d’une
erreur commise dans une facture importante : il s’agissait
d’une commande en gros pour un organisme collectif. Le patron m’a convoquée et m’a chargée d’aller tirer l’affaire au
clair avec le client. Je suis une fille laide, mais sérieuse, et
l’on me fait confiance pour les questions d’argent. Je suppose
qu’on ne me trouve pas la figure d’une donzelle à filer avec
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la caisse et un galant. L’institut médico-professionnel où je
devais me rendre était assez loin de chez moi, et le temps de
déplacement me serait compté en heures supplémentaires.
Bon. Éxécution.
J’ignorais ce qu’était un IMPRO (ainsi le nommait le patron) et je m’imaginais vaguement une sorte de clinique ripolinée de blanc avec des infirmières idem et des malades sur
des chaises roulantes, comme on en voit toujours au cinéma.
Eh bien, j’ai éprouvé un sacré choc et je suis tombée de très
haut.
En fait, c’était un établissement pour ceux que l’on
étiquette pudiquement handicapés mentaux. Tandis qu’une
secrétaire me conduisait chez la directrice, j’en ai croisés plusieurs dans le couloir qui longeait les ateliers, garçons ou filles
vêtus de la même blouse bleu foncé. Mon premier mouvement
a été de répulsion, presque de frayeur. Puis la pitié m’a saisie, et l’horreur, pendant que les larmes me montaient aux
yeux, moi qui me croyais si dure. Comment les enfants du
bon Dieu pouvaient-ils être aussi abı̂més ! Je ne suis pas belle,
je le sais, mais eux, Seigneur !
Le premier que j’ai croisé était un grand gars, mais microcéphale. Sa haute taille rendait d’autant plus effrayante
sa tête minuscule, grosse comme le poing, surmontée de
quelques mèches de cheveux paille. Il a poussé quelques sons
rauques, inarticulés, en nous voyant. Sans doute une salutation, puisque la secrétaire lui a répondu placidement : Bonjour, Romain . Alors il lui a tendu la main, et à moi aussi,
une main dure, qui faisait presque mal. Elle m’a jeté un coup
d’œil : peut-être avais-je l’air d’hésiter (et je dois avouer à
ma honte qu’en fait j’hésitais, que ce contact me répugnait)
et elle m’a dit : Ne vous étonnez pas : ils sont très affectueux, tous ceux que vous rencontrerez voudront vous serrer
la main. Et en effet une grosse fille aux jambes courtes dans
un pantalon informe, au visage boursouflé, dissymétrique,
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avec des joues croulantes et des yeux bridés, nous a abordés
pour procéder au rite : bonjour, serrer la main. Alors on
m’a fait entrer chez la directrice au moment où survenait un
être de cauchemar, une sorte de nain trapu, chancelant sous
le poids d’une monstrueuse tête chauve, qui tournait vers
moi une face sans cils ni sourcils, une bouche effondrée d’où
dégoulinait une langue baveuse. Ça, des handicapés ! mais
j’étais tombée sur une collection de monstres ; j’étais la proie
de l’effroi et de la nausée.
La directrice a dû le percevoir, mais n’en a rien dit tant
que l’affaire des factures n’a pas été mise au net. Naturellement la faute en était à l’infaillible ordinateur. Il a fallu un
bon moment pour débrouiller l’écheveau des erreurs, mais la
directrice connaissait son métier, et moi aussi. Le différent
bien réglé, elle m’a aiguillée vers la grande cour, où se trouvaient un certain nombre de ses pensionnaires, si je puis les
nommer ainsi. Elle m’en désignait certains, avec un bref regard en coulisses de mon côté : Ce garçon brun qui boı̂te
et gesticule, c’est Nasser, un grand nerveux. Ne l’approchez
pas, il ne peut s’empêcher de cracher sur les gens qu’il ne
connaı̂t pas. Voici Alain, un paisible trisomique ; pour votre
gouverne, on a abandonné le terme de mongolien. Josiane ,
une fille de plus de cent kilos, certainement, une sorte de
mastodonte boursouflé ; Elle a son petit caractère, mais
elle n’est pas méchante. À mesure que s’égrenait la litanie, mon cœur se serrait
davaantage ; fallait-il rassembler là tant de pauvres épaves ?
J’avisai enfin un être normal, une jolie fille blonde, au visage fin. Une monitrice, ai-je pensé. De plus près, je me suis
aperçue que des larmes coulaient sur ce visage plein d’une
infinie tristesse : Elle est malade ? De quoi souffre-t-elle ?
— C’est Jacqueline. Non, pas malade. Elle est ainsi, toujours
ainsi. Elle ne parle jamais, elle pleure, simplement. Personne
ne sait d’où provient cette tristesse congénitale. La direc-
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trice m’a encore regardée : Probablement inguérissable. Et
moi qui me plaignais de ma solitude ! simple babiole à côté
de cette âme murée dans un désespoir dont elle souffrait sans
même peut-être en savoir la cause.
Mais la directrice intervenait encore : Je vous présente
Magali, une de nos monitrices. Une fille au visage avenant sous de courts cheveux bouclés, qui m’a souri aimablement : peut-être qu’à côté de son troupeau je devais
faire figure presque humaine, peut-être qu’elle parvenait
à garder sa gaı̂té naturelle dans cette cour des miracles.
Pendant que nous échangions quelques mots, une sorte de
monstre beuglant s’est précipité sur elle, s’est accroché à
elle, désespérément. De plus près, j’ai vu que c’était une fille
courtaude, épaisse ; j’ai reconnu le faciès trisomique, mais
déformé par le chagrin, la peur, je ne sais quoi. Magali, paisiblement, la réconfortait, lui parlant avec douceur, remettant
ses cheveux et sa blouse en ordre, lui essuyant la figure d’un
mouchoir. Et alors s’est produit un miracle, en effet ; cette
fille, à laquelle j’accordais quinze ans et dont j’ai su plus tard
qu’elle en avait quarante-deux, a relevé la tête pour regarder Magali, et son mufle boursouflé a été transfiguré par un
sourire merveilleux qui traduisait son adoration ; oui, je ne
vois pas d’autre mot qui convienne. Un sourire qui faisait
paraı̂tre une âme affectueuse et avide d’affection, mais prisonnière d’un corps et d’un esprit débiles. J’ai eu droit à un
nouveau coup d’œil pénétrant de la directrice qui, en me guidant vers la porte de l’établissement, m’a proposé de revenir
quand je voudrais, pour une visite complète des ateliers et
des salles de séjour. Et je suis partie, lourde d’émotions et
de sentiments contradictoires.
J’ai réfléchi, je suis revenue, quelques temps après, et revenue encore. Toujours futée, la directrice, en attendant, leur
avait appris mon prénom. Dès que j’arrivais, dorénavant, l’un
d’eux donnait le signal : Ah, Laurence ! et les autres rap-
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pliquaient, bien sûr : Bonjour, Laurence. Bonjour, Laurence. Mon nom de famille ne les intéressait pas ; j’étais,
je suis pour eux Laurence. Je suis moi, peut-on dire, c’est
moi qu’ils aiment. Oui, ils m’aiment, parce que je suis arrivée à les aimer, et sur ce point leur intuition est infaillible.
Même Michel, presque ataxique, incapable de proférer autre
chose que des hennissements ; son visage s’éclaire dès qu’il
me voit et il chaloupe dans ma direction en poussant des
onomatopées amicales. Tous, je vous dis, et Nasser ne crache
plus dans ma direction. Ils m’aiment ! quant à savoir si je suis
laide, voilà qui leur est superbement indifférent. Ils veulent
de l’affection, eux qui en sont si prodigues, et je leur en apporte. Le reste, ils s’en foutent. Savent-ils même ce qu’est la
laideur ? Pour eux, je suis Laurence, une personne vivante et
qui leur est chère. C’est beaucoup, c’est même tout.
Voilà. J’ai suivi un stage de formation, où l’on s’est
intéressé à ma psychologie, et pas du tout à mon physique.
Ça a dû marcher, puisque je suis monitrice, aujourd’hui. La
directrice me regarde d’un air possessif, elle a bien ferré son
poisson, et j’ai l’impression qu’elle s’attache à me former
pour que je puisse lui succéder, quand viendra le temps. Ma
vie est tracée, maintenant ; je sais où je vais. Oh, sans illusions. C’est une voie difficile où sont nécessaires une patience
inépuisable et une énergie sans violence. Il faut accepter que
les progrès soient imperceptibles et constamment remis en
question, que les déceptions soient monnaie courante, que
l’affection des handicapés soit d’une exigence illimitée. Je le
sais déjà, mais je suis obstinée et je tiendrai le coup.
Oui, je suis une fille laide, et je n’ai pas changé. Quelle
importance ? puisqu’il y a maintenant un sens à ma vie.
Il n’y pas d’ami sûr pour un pauvre, s’il ne
trouve un plus pauvre que lui. 

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