Article en pdf - Anastasia Kirilenko
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18 ENQUÊTE LeMatinDimanche I 22 MAI 2011 L’itinéraire discret de Bulat Chagaev de Grozny jusqu’à Neuchâtel Les Suisses ont découvert le nouveau patron de Xamax, Bulat Chagaev, sur la TSR, le 5 mai 2011 (ci-dessus). Il a déclaré être proche du président controversé tchétchène, Ramzan Kadyrov (qui porte un survêtement bleu), avec qui il s’affiche à la TV tchétchène. Photos: DR OLIGARCHIE Qui est vraiment Bulat Chagaev, nouveau propriétaire du Neuchâtel Xamax? Les rares personnes qui ont eu un contact avec lui témoignent. Notre enquête en Suisse et en Russie. Anastasia Kirilenko Moscou Dominique Botti [email protected] La première fois que les Romands ont entendu parler de Bulat Chagaev, c’était en avril dernier, au moment où l’on a annoncé que le Tchétchène rachetait le club de football de Neuchâtel. Les Romands ont désormais un nom. Une origine, des intentions. Et une image. Celle qu’il a laissée sur la TSR lors d’un court entretien donné en russe. Mais ils n’en savent guère plus sur lui. A l’écran, l’homme ne porte pas la cravate unie de nos traditionnels magnats du foot romand. Il a plutôt l’apparence d’un homme modeste, aux cheveux grisonnants: lunettes aux montures dorées, veste en daim orange, T-shirt et pantalons noirs. Il sourit en permanence et parle avec les mains. Comme pour hypnotiser son public et lui faire avaler plus facilement des réponses évasives sur l’origine, encore inconnue, de sa fortune prétendument colossale et ses affinités déclarées avec le président très controversé de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov. Sa fortune est bâtie sur les ruines de l’URSS Le Russe prétend être arrivé en Suisse pour la première fois en 1987, à Zoug puis à Genève. Difficile à vérifier. L’homme est discret et semble effacer comme par magie les traces de son passage. Seuls indices de sa présence en Suisse: l’oligarque possède deux sociétés genevoises dans l’immobilier, Dagmara Trading et Envergure SA, qui sont inconnues sur la place. Et sa femme, Irina, vit dans une villa très en vue de Saint-Sulpice (VD). Elle bénéficierait d’un forfait fiscal. Pour en savoir davantage, il faut reContrôle qualité garder à l’Est. En Russie et en Tchétchénie, où il est né il y a plus de 50 ans. Notre enquête révèle que Bulat Chagaev fait partie de ces oligarques postsoviétiques qui ont bâti leur fortune sur les ruines de l’URSS. Dans l’ombre, loin des médias, il a développé ses entreprises (métal, pétrole, construction) en Russie et à l’étranger. Selon le Registre du commerce helvétique, l’entrepreneur a aujourd’hui ses papiers à Moscou. Mais il n’a jamais oublié ses origines dans le Caucase. «Je l’ai encore vu il y a deux mois, témoigne Chadid Chabagaev, un notable de la région de Shatoy. Il a des parents qui habitent toujours ici. Il est très réservé. Personne ne sait ce qu’il fait.» Le nouvel homme fort du Xamax est vu comme un bienfaiteur dans sa région. Depuis 2007, il construit des routes, une mosquée et le réseau d’alimentation en eau. Un fils de communistes purs et durs L’oligarque russe est issu d’une famille de responsables du parti communiste. Son beau-père, Doku Zavgaev, a été le dernier président de la République soviétique de Tchétchénie-Ingouchie. «Je connaissais bien le père de Bulat Chagaev, se rappelle Sharip Asuev, journaliste. Après avoir dirigé un grand kolkhoze, son père est devenu le premier secrétaire du comité local du parti delarégiondeSunzhensky.Ilétaitriche etpossédaitdesdatchas deluxe.»Bulat a plusieurs frères. Il a suivi les cours de l’Institut du pétrole à Grozny. Il semble que c’est à l’époque de la Perestroïka qu’il s’est lancé dans les affaires. Son nom apparaît à la fin des années 1980 à la tête de la Sovamericantrade, une société tchétchène d’exportation de pétrole, adoubée par l’Etat. «C’était la première entreprise privée locale, raconteunhabitantdeGrozny.Ellefaisait de la publicité à la télévision.» Aujourd’hui, l’entreprise n’existe plus. On en trouve même plus la trace dans les registres ni sur Internet. Seul signe encore visible du passé de la Sovamericantrade: une affaire de blanchiment d’argent lié au pétrole entre la Tchétchénie et l’Oural qui a coûté 900 milliards de francs suisses au Trésorrusse.Lesjournauxlocauxonttraité l’affaire. Entre 1991 et 1993, une partie de l’argent blanchi serait arrivée sur les comptes de la société d’export. Le chef de la filiale moscovite, Ali Ibragimov, était un ancien apparatchik. Il a été soupçonné par le parquet russe. Le pré- « Je l’ai encore vu il y a deux mois. Il est très réservé, personne ne sait ce qu’il fait» CHADID CHABAGAEV Notable de la région de Shatoy, en Tchétchénie sident de la Sovamericantrade, Bulat Chagaev, a été entendu plusieurs fois par les enquêteurs en 1997. Mais il n’y a aucune trace de condamnation. Bulat Chagaev a vécu de près l’aprèschute du Mur, en 1989. En Tchétchénie, la décennie qui suit la dislocation de l’URSS est faite de deux guerres avec la Russie (1994-1996 et 1999-2000), entrecoupée par des mouvements de guérilla féroce. A l’époque, l’homme d’affairesestaussiunhommedupouvoirpolitique. En 1991, il est élu député du Parlement soviétique de la République de Tchétchénie. Juste avant la chute de l’empire. «Je ne m’en souviens pas, déclare Amine Osmaev, porte-parole du Parlement tchétchène en exil (19961999).Maisjemesouviensbienqu’ilétait membre du Parlement tchétchène en 1996.Lamêmeannée,faceauxtroublesà Grozny, le Parlement s’est déplacé à Moscou.Iln’étaitalorsplusparminous.» Chagaev figure parmi les entrepreneurs au pouvoir Ledéputén’abandonnepaspourautant son business. En 1991, il entre au Comité de gestion de l’économie créé par le président tchétchène séparatiste, Djokhar Doudaïev. La société Sovamericantrade est toujours soutenue par l’Etat sécessionniste. Et son président laisse l’économie dans les mains des entrepreneurs. Ce qui, selon le journa- liste tchétchène Timur Muzaev, laissait un pouvoir incontrôlé aux entrepreneurs possédant des postes administratifs. A l’époque, près de 90% du pétrole a été exporté illégalement, affirment plusieurs sources. Dès la fin des années 1990, on ne trouve plus rien d’officiel sur Bulat Chagaev. Selon le Registre foncier de Moscou, sa femme, Irina, possède deux propriétés dans le quartier huppé de la capitale, Rubliovka. Deux sociétés immobilières sont aussi à son nom. L’une d’elles, enregistrée en 2004, opère à deux pas du Kremlin. Mais Bulat Chagaev semble s’être de nouveau évanoui dans la nature. Enfin presque: certains se souviennent de lui dans des réunions d’affaires à Moscou. «Apparition, disparition. Nous savons peu de chose de lui», affirment plusieurs personnes qui le connaissent. Travaille-t-il toujours danslepétrole?S’est-ilreconvertidans l’immobilier? Vit-il en Suisse ou en Russie? Toutes les rumeurs courent, aucune n’est vérifiée. L’homme n’a réapparu publiquement que l’année dernière, par le biais du football. En 2010, il devient le viceprésident du Terek Grozny, le club de ses origines. Puis, il achète le Neuchâtel Xamax. Ce fan du ballon rond n’échappe désormais plus aux médias. Sports.ru le désigne comme l’un des 33 leaders les plus influents du foot russe. Le dirigeant du Terek se fait aussi mécène.C’estluiquiaorganisélasoirée en l’honneur de Diego Maradona, accompagnéparunebrochettedestarsdu ballon, à Grozny, pour une partie de foot mercredi 11 mai. Ramzan Kadyrov, un «frère» pour Chagaev Bulat Chagaev participe à la reconstruction de la Tchétchénie exsangue. Il s’affiche désormais ouvertement avec le président très controversé, Ramzan Kadyrov. «C’est mon frère», dit Chagaev à la télévision. Ce qui lui vaut certaines critiques en Russie. «Mais je ne pense pas que Bulat Chagaev soit juste un bienfaiteur de Kadyrov», juge Timur Muzaev. Il ajoute que cette collaboration peut être du simple business: «Leshommesd’affairessontplutôtdes créditeurs de Ramzan Kadyrov qui rembourse leur investissement.» Et la Suisse dans tout cela? Pourquoi cecitoyentchétchènes’yestliéaupoint de racheter le club de foot de Neuchâtel? «J’ai acheté le club parce que j’aime lefootball»,a-t-ilréponduàlaTSR.Un homme d’affaires suisse proche de Bulat Chagaev appuie cette thèse: «Il adore le football. Il se déplace au stade et connaît les tactiques, les joueurs, les entraîneurs.» C’est d’ailleurs l’un de sessujetsdeprédilection.MaisleSuisse affirme qu’il n’a jamais parlé affaires avec Chagaev. «Je ne sais donc pas pourquoi il a racheté le Xamax.» Les zones d’ombre subsistent Lorsque le businessman helvétique, qui désire rester anonyme, a fait la connaissance de Chagaev au début des années1990,il«faisaitpartiedecesgroupes de Russes privilégiés, juste de passage, qui venaient découvrir la Suisse après la chute du Mur», affirme-t-il en décrivant Chagaev comme un homme «généreux et social». Aujourd’hui, l’essentiel de ses affaires serait encore en Russie. Mais il reviendrait régulièrement en Suisse. Au moins une fois tous les six mois. Bulat Chagaev, lui, avoue qu’il n’y a pas un pays au monde qu’il n’a pas visité. Et que c’est la Suisse qu’il a le plus aimée. Les raisons du rachat du club neuchâtelois restent donc obscures. «Le Matin Dimanche» a contacté plusieurs fois le nouveau patron de Xamax pour en savoir davantage. Peine perdue. Lui et son staff déclarent ne pas vouloir s’exprimer dans la presse avant la finale de la Coupe de Suisse, le 29 mai prochain. Avant son match contre Sion, Neuchâtel Xamax a besoin de calme, affirme-t-il. Dommage. Car les rumeurs persistent sur l’origine des fonds. Bulat Chagaev a déclaré à la TSR au début du mois: «L’argent n’a pas de nom de famille ou de pays. L’argent, c’est l’argent. S’il s’agit d’argent sale, que les autorités suisses me disent: «Monsieur Chagaev, nous n’avons pas besoin de votre argent car il est sale.» Mais commentpeuvent-elleslediresiellesnesavent pas d’où il vient.» x