A propos de Pasolini
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A propos de Pasolini
A propos de Pasolini Philippe Gatto, Castres le 20-02-2003 « Le désir, ce qui s’appelle le désir suffit à faire que la vie n’ait pas de sens à faire un lâche. Et quand la loi est vraiment là, le désir ne tient pas, mais c’est pour la raison que la loi et le désir refoulé sont une seule et même chose, c’est même ce que Freud a découvert. » Lacan J., « Kant avec Sade » in : Écrits, Paris : Seuil, Le Champ Freudien, 1966, p.782. « Aucun artiste, dans aucun pays n’est libre Il est une vivante contestation. » Pier Paolo Pasolini, Qui je suis. Ceci est une introduction à l’œuvre de Pier Paolo Pasolini. C’est une introduction aussi à quelque chose que je tiens à transmettre au point où j’en suis de mon parcours analytique. Ce qui m’a toujours frappé chez Pier Paolo Pasolini, c’est qu’il aborde les choses par la vérité. Les commentaires, les notes, les introductions qu’il ajoute à ses publications sont aussi intéressants que l’œuvre elle-même, et éclairent l’œuvre. C’est un tout. Il s’agit de la vérité comme incontournable. Celle qui amène au bord, à l’extrême bord de ce que le langage peut recouvrir. C’est de cette rive ultime que Pasolini nous écrit des poèmes, des nouvelles, des romans, des pièces de théâtre. Qui je suis est un texte écrit par Pasolini à New-York en 1966, et publié en 1999, vingt-quatre ans après qu’il ait été assassiné. Il s’agit d’un texte autobiographique et poétique. Pasolini est alors un écrivain célèbre et ce texte livre entre autres choses le passage qu’il opère à ce moment-là de la littérature au cinéma. Passage qui ne sera pas définitif puisque Pasolini cinéaste continuera d’écrire. Dans Qui je suis, Pasolini traite de ce qu’il vise, et c’est en cela que ce texte a une valeur particulière pour nous. René de Ceccati écrit à son sujet : « il tentait de plus en plus d’exprimer sa poésie cinématographique à travers le patrimoine culturel de l’humanité, les mythes de l’antiquité, les tragédies, quelques classiques, et d’innombrables références plus ou moins explicites aux sciences humaines, recherches anthropologiques, théories linguistiques, cas psychanalytiques. » Qui je suis est intéressant pour nous du fait qu’il déroule les principales étapes de sa vie, de ce que fut son parcours intime et subjectif, à travers son travail d’écrivain et de poète. Parcours d’un homme et de son rapport au sexe, au langage, à l’écriture et au politique. Dans cette tentative de circonscrire le rapport entre l’homme et l’œuvre, il introduit plusieurs niveaux : Traversé par le mouvement du Félibrige, le recueil de poèmes qu’il publie est en frioulan, sa langue maternelle. Ce recueil envoyé à son père alors prisonnier en Afrique, prend une signification particulière. Il fait valoir ce qui échappe au père, les contradictions, en somme, dans lesquelles il est pris. Par rapport à la langue Par rapport à son père, son roman familial Par rapport au fascisme puis au Politique, à la politique Par rapport au sexe Par rapport au Réel (les Dieux) et sa propre existence. « …Dans cette ville, j’ai publié mon premier petit recueil de vers, sous le titre, alors conformiste, de poèmes à Casarsa, dédiés, par conformisme, à mon père, qui l’a reçu au Kenya, — où il était prisonnier, victime ignare et sans esprit critique de la guerre fasciste. Ça lui a fait un immense plaisir, je le sais, de le recevoir : nous étions de grands ennemis, mais notre intimité faisait partie du destin, elle était hors de nous. Et signe de notre haine, signe inéluctable, signe qui, pour une enquête scientifique, ne trompe pas, — qui ne peut tromper —, ce livre qui lui était dédié était écrit en dialecte frioulan ! Le dialecte de ma mère ! Le dialecte d’un monde Petit, qu’il ne pouvait pas ne pas mépriser — ou tout au moins accepter avec la patience d’un père… Et cela à cause d’une précédente contradiction : une de celles qui, encore, qui ne peuvent tromper les scientifiques ! Où l’on parlait ce dialecte, Il était tombé amoureux. Amoureux de ma mère. Ainsi, à travers elle, le petit monde, inférieur, paysan, presque nègre, qu’il méprisait l’avait rendu esclave : mais, cette fois encore, lui ne savait pas. Il ne savait pas que son maître était cet amour Qui, à travers une femme enfant — ma mère ! —, belle, avec une belle poitrine, une âme trop innocente d’ange inapte à vivre hors des villages, justement, hors des champs, avait rendu vaines toutes ses certitudes morales de pauvre homme fait pour être, lui, le maître. … je dois ajouter que mon père approuvais le fascisme. Et voici la seconde contradiction, publique celle-ci : le fascisme ne tolérait pas les dialectes, signes de l’unité inachevée de ce pays où je suis né, réalités inadmissibles et éhontées aux yeux des nationalistes. » Pasolini y voit les plus beaux vers qu’il ait écrit. Ils sont le préambule de ce que sera son parcours de poète aux prises avec le politique. Pasolini publie ce recueil à compte d’auteur, en 1942. Il a vingt ans. Lorsqu’en 1970 sera publiée une anthologie de ses poèmes, il écrira dans une introduction intitulée « au lecteur non averti » : « … Je venais tout juste d’avoir vingt ans ; mais les poésies qui s’y trouvaient réunies, je m'étais mis à les écrire trois ans auparavant -à Casarsa, dans le village de ma mère- où nous allions chaque année passer chez des parents les modestes vacances que la solde de mon père, officier, pouvait nous offrir, etc. ... Une quinzaine de jours après que le livre eut été publié, je reçus une carte postale de Gianfranco Contini, qui me disait que le livre lui avait plu au point qu'il se proposait d'en faire immédiatement un compte-rendu. Qui pourra jamais décrire ma joie ? J'ai sauté et dansé sous les portiques de Bologne; et quant à la satisfaction mondaine à laquelle on peut prétendre en écrivant des vers, celle de ce jour-là, à Bologne, fut exhaustive : désormais, je puis fort bien m'en passer pour toujours. Le compte-rendu de Contini ne fut pas publié toutefois dans le Primat, comme il en avait d'abord eu l'idée, mais dans le Courrier de Lugano, à l'étranger, en Suisse, terre par définition des proscrits. Pourquoi ? c'est que le fascisme n'admettait pas -à ma grande surprise- qu'il y eut en Italie des particularismes locaux et des idiomes de gens réfractaires à la guerre. Ainsi... mon "langage de pure poésie" avait fait figure de document réaliste démontrant l'existence objective de paysans misérables et excentriques, ou, du moins, non informés des exigences idéalistes du Centre... Il est vrai que, pour moi, le fascisme "n'allait plus de soi", depuis ce jour de I937 où j'avais découvert la poésie de Rimbaud; mais désormais mon antifascisme cessait de n'être que purement culturel : oui, car le Mal, je l'éprouvais dans ma propre vie. ... Je m'étais retrouvé, entre-temps, sous les armes, pendant quelques jours, du premier au huit septembre 1943. Je m'en revins de Pise à Casarsa, tout déchiré, avec une paire de souliers dépareillés après avoir désobéi à l'ordre que m'avait donné mes officiers de remettre mes armes aux Allemands (au bord d'un canal, non loin de Livourne); Après avoir parcouru une centaine de kilomètres ä pied; et après avoir failli cent fois me retrouver sur un train en partance pour l'Allemagne. Je me remis aussitôt ensuite à écrire des vers en frioulan et en italien, les fastes champêtres de la nouvelle jeunesse et du rossignol. Ce qui ne m'empêcha pas d'aller écrire VIVE LA LIBERTE sur les murs et de me retrouver pour la première fois sous les verrous, apprenant ainsi ce que sont les représentants de l'ordre. Dès lors il ne me fut plus possible de vivre que dissimulé et traqué -et tout à fait terrorisé, car j'avais alors une crainte décidément pathologique de la mort- continuellement obsédé par l'idée de me retrouver pendu à un croc : car tel était le sort, sur le littoral adriatique des jeunes gens réfractaires au service militaire ou qui se disaient ouvertement antifascistes. ... Et sur tout ceci se greffait encore le problème de ma vie, et de ma chair. » Au cours de l'hiver 1949 Pier Paolo quitte Casarsa avec sa mère pour s'installer à Rome. Période tragique, misérable. Il -continue à écrire des poèmes (La nouvelle jeunesse et Le rossignol) et des journaux intimes en vers qui seront publiés sous le titre de Rome 1950. En 66 dans "Qui je suis" il écrit : « J'ai fui avec ma mère et une valise et quelques Joies qui se révélèrent fausses, sur un train lent comme les trains de marchandises, par la plaine frioulane couverte d'une légère et dure couche de neige. Nous allions vers Rome. Nous nous en allions, donc, une fois mon père abandonné à côté d'un petit poêle de pauvre avec sa vieille capote militaire et ses horribles colères de cirrhotique et ses syndromes paranoïdes. j'ai vécu cette page de roman, la seule de ma vie : pour le reste, j'ai vécu au sein d'un Poème lyrique, comme tout possédé. J’avais aussi mes manuscrits mon premier roman : c'était l'époque du voleur de bicyclette, et les hommes de lettres découvraient l’Italie. (Maintenant je ne suis plus un homme de lettres, je les évite, je n'ai rien à faire de leurs prix et de leur presse.) Nous arrivâmes à Rome, aidés Par un oncle doux, qui m'a donné un peu de son sang : moi je vivais comme peut vivre un condamné à mort toujours avec cette pensée comme un fardeau -déshonneur, chômage, misère. Ma mère en fut réduite pendant quelques temps à faire la bonne. Et moi je ne guérirai plus de ce mal. Parce que je suis un petit bourgeois, Et que je ne sais pas sourire comme Mozart… » En 1955 sont publiés Ragazzi di vita et Une vie violente, romans qui déclenchent la haine de la bourgeoisie italienne. « La bourgeoisie italienne, autour de moi, est une bande d’assassins. Et je n’espère certes pas un meilleur accueil de la bourgeoisie américaine. Dans le monde du capital la vie est un pari à gagner ou à perdre : c’est la condition humaine de la laïcité bourgeoise. Celui qui se découvre, ou avoue, ou ne craint pas le ridicule, finit mal : c’est la loi. Chers Américains, non pacifistes et non spiritualistes, c'est-à-dire énorme majorité bien pensante, votre Dieu est un idiot comme tout citoyen moyen qui désire de toutes ses forces et de tout son esprit être comme les autres : c’est pour cet amour fou de l’égalité qu’il la hait. Qui d’entre vous a pleuré pour le jeune Grec condamné à mort pour objection de conscience ? faites un bref examen de conscience : qui n’a pas versé ces larmes est un porc. Mais je ne fais qu’un poème bio-bibliographique ; revenons au sujet : Garçons de mauvaise vie et Une vie violente sont les titres de mes deux romans qui ont débusqué la haine raciste italienne. Ecrits au cœur des années 50. Tandis que les titres de mes recueils de poésie, écrits en même temps, sont : Les Cendres de Gramsci, La religion de mon temps, Poésie en forme de rose. C’est dans le dernier que quelque chose s’est brisé : peut-être était-ce la présence, encore non directement connue de moi, de la nouvelle gauche américaine. J’y ai faussement abjuré l’engagement, mais parce que je sais que l’engagement est inéluctable, et aujourd’hui plus que jamais. Et aujourd’hui, je vous dirai que non seulement il faut s’engager dans l’écriture, mais aussi dans la vie : il faut résister dans le scandale et dans la colère, plus que jamais, naïfs comme des bêtes à l’abattoir, troublés comme des victimes, justement : il faut dire plus fort que jamais son mépris envers la bourgeoisie, hurler contre sa vulgarité, cracher sur l’irréalité qu’elle a choisie comme seule réalité, ne pas céder d’un acte ou d’un mot dans la haine totale contre elle, ses polices, ses magistratures, ses télévisions, ses journaux. Et ici, moi, petit bourgeois qui dramatise tout, si bien élevé par sa mère dans l’esprit doux et timide de la morale paysanne, je voudrais tresser l’éloge de la saleté, de la misère, de la drogue et du suicide. Moi, poète marxiste privilégié qui possède des instruments et des armes idéologiques pour combattre, et assez de moralisme pour condamner le pur acte de scandale, moi, profondément comme il faut, je fais cet éloge, parce que la drogue, l’horreur, la colère, le suicide sont, avec la religion, le seul espoir qui demeure : contestation pure et action sur laquelle se mesure l’énorme tort du monde. Il n’est pas nécessaire qu’une victime sache et parle. » Pasolini ne fera pas qu’évoquer son engagement et sa résistance contre le fascisme. Il abordera d’autres thèmes (comme je le disais précédemment). Cependant on peut y lire à chaque fois, à chaque œuvre, non pas « ses petites histoires » comme le percevait une collègue, mais sa position à lui Pasolini, à travers une série de personnages et de situations. C’est cette position là qu’il est intéressant de cerner. Parce qu’elle donne la clé, en quelque sorte, de l’univers qu’il nous livre. Sans quoi nous avons toutes les chances de passer à côté, comme d’y voir une série de contradictions. Pasolini, c’est un homme qui a une position par rapport aux choses. Cette position, il est évident que dans le désastre de l’Italie fasciste de 1940, cela se paie plus cher qu’à d’autres époques. Anti-fasciste, bien sûr, mais sa position ne se résume pas à cela. D’ailleurs il ne se ralliera jamais complètement ou définitivement à une cause. Il restera seul mais sans jamais cesser de produire, c'est-à-dire de s’adresser aux lecteurs, et aux spectateurs. Son premier film, Accatone remporte en 1962 le premier prix du Festival de Venise, Mamma Roma le pris de la Fédération Italienne des cercles du Cinéma au même Festival de Venise. Il Vangelo Secondo Matteo remporte le prix spécial du Jury au Festival de Venise, ainsi que le grand prix de l’Office Catholique du Cinéma, le prix Ciné Forum et le prix de l’Union Internationale de la Critique. En 1968, dans un débat d’une violence inouïe, lui est décerné le prix de l’Office Catholique pour son film Teorema. Il décamerone obtient l’ours d’argent à Berlin en 1971, et I Racconti di Canterbury remporte l’ours d’or en 1972. Pour dire que Pasolini a su toucher et concerner les intellectuels de son époque. Il est assassiné en 1975, lors de la sortie à Paris de Salò ou les 120 journées de Sodome (le film étant interdit en Italie). La justice n’a jamais tranché, toutefois les proches de Pasolini soutiendront et soutiennent encore qu’il s’est fait assassiner par les fascistes. Ma collègue, Vassiliki Xennoyani me faisait remarquer que Pasolini c’était quelqu’un qui avait dit « non ! à une jouissance sans bornes ». Il me semble qu’on ne eut pas mieux dire le sens de Salò qui montre que les fascistes diraient que « oui ! » Giovanni Rabani voit dans l’œuvre de Pasolini « une unité, une vaste figure souterraine ». Reste à préciser ce qu’elle est. Pour ma part je ne vois rien de souterrain, au contraire… elle est dite, reste à l’entendre. La position de Pasolini est celle d’un homme qui ne cède pas sur son désir. Et il me semble qu’en abordant l’œuvre avec cette idée, on la voit différemment. Mais qu’est-ce que c’est que « ne pas céder sur son désir ? » Ce serait se tenir au plus près de l’éthique. Comme le précisait Francine Cousinié le mois dernier, l’artiste va tout droit, là où il nous faut des années de cure pour nous rendre, nous autres, laborieusement et avec combien de réticence et de résistance à la castration. Car ne pas céder sur son désir a cette condition : celle d’en savoir un peu sur sa castration, ou plus précisément d’en savoir suffisamment sur le réel de sa castration. Et j’emprunterai ici une phrase de quelqu’un qui me reformulait cela la semaine dernière, avec toute la rigueur qui le caractérise : il s’agit que le sujet sache que son existence est engagée par un bout. C’est là à mon sens que convergent la dimension politique d’une analyse et celle du poète. Aussi, dire que l’analyse tari l’émergence créatrice n’a pas de sens. Mais il est clair que certains artistes s’en passent. Cependant, l’analyse conduit le sujet (et j’emprunte encore une phrase à quelqu’un, sans savoir exactement à qui elle appartient) « à cette chance de pouvoir recommencer son entrée dans le langage, avec toutes les conséquences que ça a ». Ces conséquences sont pour moi du côté de l’engagement du sujet en tant que c’est à la fois son point d’émergence et sa réalisation. Et cela implique d’assumer une certaine solitude. J’ajouterai que la position de Pasolini, son œuvre, pourrait bien nous enseigner que de ce point de vue, rien n’est jamais définitivement acquis. C’est toujours à conquérir. Lacan ne disait-il pas que le vrai est toujours neuf ? Peut-être que l’éthique aussi.