Francesca Woodman: Et la dichotomie public- privé

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Francesca Woodman: Et la dichotomie public- privé
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Francesca Woodman: Et la dichotomie publicprivé
Véronique Boilard
Francesca Woodman (1958-1981) était une artiste photographe féminine qui
s’utilisait comme modèle pour ses propres œuvres. Suite à une exposition
rétrospective de cette artiste au Wellesley College Museum en 1989, Abigail
Solomon-Godeau fait redécouvrir cette photographe sur une approche féministe dans son texte du catalogue de l’exposition intitulé Just Like A Woman[1]. Il
est facile de voir pourquoi Woodman peut être associée à ce mouvement, car à
travers ses photographies, elle déconstruit la représentation traditionnelle de la
femme. Elle défie l’idée typique de la femme domestique en se représentant
comme subordonné par l’espace de la maison; ou comme Jui-Chi Liu le propose, à la recherche d’un espace alternatif, un espace qui ne serait pas chargé
des signes et du contrôle de la patriarchie[2]. Pour découvrir les techniques de
cette artiste, nous verrons d’abord les théories de construction des concepts sociaux et l’idée de l’espace privé versus l’espace public. Enfin, nous regarderons
les séries photographiques de WoodmanSpace2 (1975-76) et House (1975-77).
Tout d’abord, nous verrons l’une des méthodologies employés par les artistes
féministes; il s’agit de la déconstruction. Cette méthode part de l’idée poststructuraliste que tous les signes, les concepts et les oppositions sont des éléments
du langage qui sont construits socialement.[3] Dans le dictionnaire Grove Art,
on parle de ce concept comme suit :
Deconstruction is concerned mostly with an analysis of texts but can also be ap-
plied to the visual arts. The deconstructionist denies that there is a single, intrinsic meaning to be found in a text. It is, on the contrary, asserted that texts
are both more open and interlinked than is normally assumed. This approach
can be incorporated into art history and so extended to apply to works of art.[4]
Autrement dit, il n’y a aucune signification qui soit fixe. Il y a plusieurs possibilités d’interprétation, et donc, il n’y a aucune vérité absolue. Une figure importante dans l’élaboration de la théorie est Michel Foucault. Dans l’Encyclopedia
of Aesthetics, on y explique que Foucault s’intéressait aux systèmes de vérités
(systems of thruth). Il se posa des questions sur les structures sociales, culturelles et les relations de pouvoir qui permettaient un certain système de croyances d’être mis en place et considéré comme une vérité. Selon lui, il n’y aurait
pas de vérité absolue, seulement des contextes permettant la construction d’un
système de pensées.[5] Si l’on croit son hypothèse, ceci impliquerait que la patriarchie serait également un système de pensées, de croyances et de vérités qui
serait construit, non-naturel, et donc, non absolu et pouvant être déconstruit
(c’est-à-dire défié, changé ou critiqué). Pour utiliser les termes de Claire Pajaczowska, « to deconstruct is to reconstruct »[6]donc, déconstruire les signes de la
patriarchie signifie de reconstruire une idéologie différente, qui serait plus inclusive. Ceci est valable pour toutes les idéologies, mais aussi tous les concepts
et les oppositions (homme-femme, blanc-noir). C’est une théorie très importante alors pour le féminisme, parce que – tel que mentionné plus haut – ceci
implique que la patriarchie n’est pas la seule vérité et que rien n’est naturel et
fixe.
Lorsque l’on pense alors à l’opposition vie privé versus vie publique; femme au
foyer versus l’homme au travail, il s’agit également d’une opposition construite
socialement et qui peut être déconstruite. Son implantation peut même être retracée au début de la période de la Renaissance. Dans son texte Going public:
Getting Personal, Sue Rowley explique que :
The public-private dichotomy describes an historical transformation in the organisation of social activities from the sixteenth century, concurrent with the
formation of capitalism and nation-state. Broadly speaking, it was from this
time forward that the masculine-public domain and corresponding femininedomestic domain were constituted.[7]
Construite sur les bases d’une idéologie patriarcale, l’idée que la femme devait
s’occuper du foyer et ne pas travailler, alors que l’homme sortait dans le monde
et rapportait l’argent grâce à son intellect, instaure une dichotomie qui, avec les
années, fût si bien implantée qu’elle finie par sembler naturelle à tous et en
place depuis toujours. Si bien qu’au Québec, jusque dans les années 60, « la vie
domestique était le lieu et le mode d’organisation de l’existence de la majorité
des femmes (épouses ou filles) et les valeurs idéologiques rattachées à la «
féminité » étaient définies par ce lien à la vie domestique. »[8] Dans le but de
défier cette préconception, Woodman, ainsi que plusieurs artistes féminines,
utiliseront « le thème du cercle de l’enclos, de l’abri, de la chambre, bref d’un
espace intérieur clairement séparé de l’extérieur et complet en lui-même, [pour
parler] d’un vécu collectif (le confinement) qui fut commun aux femmes. »[9]
La méthode employée par Woodman consiste donc à déconstruire la représentation traditionnelle de la femme confinée à l’espace privé du foyer domestique. Elle se représente comme aliénée par les murs de la maison, disparaissant sous son confinement. Dans la série Space2, Woodman crée des photographies où elle est cachée par le papier peint des murs (figure 1). On ne la voit que
partiellement; son visage n’est pas visible et seulement quelques parties de son
corps son exposées. On y trouve toutefois des signes de la féminité, comme le
papier peint fleuri par exemple. Son corps se trouve fragmenté par la présence
de ce papier peint et son identité ne nous est pas accessible; elle est littéralement rendue anonyme par le confinement dans lequel elle se trouve. Dans la
sérieHouse, elle utilise un procédé différent, mais arrive au même résultat. Elle
utilise une longue exposition photographique qui résulte en une image fantôme de son corps en mouvement (figures 2 et 3). Ici la violence est plus
grande; elle n’est pas simplement cachée, mais elle disparaît et l’image fantôme
suggère, selon-moi, la mort de l’identité. Pour utiliser les mots d’Helaine Posner;
Woodman’s image -vulnerable and elusive- merges with these nostalgic spaces,
nearly erasing her fledgling statements of self. (…) the artist begins to metamorphose into the home, photographically and symbolically blurring the boundary
between her body and her environment.[10]
Une dernière image semble d’intérêt dans cette discussion; il s’agit de New
York, 1979-80 (figure 4). Dans cette photographie elle utilise une métaphore entre son corps et son mur brisé en posant une écaille de poisson sur son dos,
faisant référence à l’armature de son mur de béton. Comme si le squelette de
poisson était le sien et que l’armature du mur étit le squelette de la maison. Les
espaces dans lesquels Woodman se pose ne sont pas des foyers familiaux typiques, mais plutôt des endroits qui semblent délabrés, non-accueillants, même
abandonné. Faisant peut-être un signalement, une référence au désir de déconstruction de la dichotomie public-privé qui garde la femme isolée.
Si l’on s’attarde de plus près à ces œuvres, elles suggèrent que la femme est confinée dans cette espace privé qu’est le domicile. Dans son texte The Self and the
World, Helaine Posner explique que le supposé sanctuaire de la maison devient
symboliquement un espace du confinement féminin. La femme doit lutter
pour s’échapper de son isolement.[11] Elle continue en expliquant que : «
Woodman also appears to be at risk of disappearing into the supposed sanctuary of the home, her fragile identity finally engulfed by a threatening world.
»[12] Jui-Chi Liu discute également les idées de Posner dans son texte Francesca
Woodman’s Self-Images, elle y propose que : « Posner asserts, in a feminist register, that Woodman’s representation of her own body physically devoured by
the wall(paper) of the dilapidated house suggests a similar fear of being abandoned in the space of femininity. » Qu’elle aurait peur que son ego soit absorbé
par l’espace domestique et les stéréotypes féminins.[13] Par contre, Liu ne semble pas penser qu’il s’agit d’une peur, mais d’une recherche d’un environnement autre; elle cherche à fusionner avec son monde, son espace féminin qui
n’est pas du tout « a threathening world». Elle propose que Woodman soit à la
recherche d’un espace alternatif, hors du contrôle patriarcal.[14] L’autre texte à
regarder, avant de discuter ces idées, est celui d’Abigail Solomon-Godeau, Just
Like A Woman. Ce texte est le premier à investiguer Woodman d’une approche
féministe et la plupart des textes subséquents à propos de cette artiste se basent
sur ses théories pour élaborer les leurs. Elle parle surtout du fétichisme par rapport aux images de Woodman, mais ce qui nous intéresse est ce qu’elle pense
des images discutées ici. Dans la même ligne de pensées que Posner, elle explique que le corps de la femme est dévoré par la maison; que « the space of
woman’s seclusion and wordly exclusion not only imprisons, but consumes.
»[15] Elle continue en décrivant de manière très imagé les photographies qui
ont été mentionnées plus haut : selon elle, Woodman est avalée par le foyer,
couverte par le papier peint, effacée, occultée, absorbée, violentée, « Woodman
presents herself as the living sacrifice to the domus. »[16]
Donc, si l’on considère ces points de vue et ces descriptions, que doit-on en tirer? La maison, ou l’espace privé, est représenté comme un monde confiné dans
lequel la femme perd son identité individuelle; où son ego est absorbé par la
demeure. Cet espace est également représenté comme une prison. Mais les
murs s’effritent, la femme semble également s’évader (figure 3), essaye de sortir
de cette idée d’exclusion. Je crois que la manière, pour Woodman, de déconstruire les assomptions typique de la femme au foyer est illustré par cette métaphore de la maison en ruine, qui est brisée; comme la femme qui est brisée et
violentée par son isolement, mais qui pourra s’en sortir et se reconstruire, car
elle a toujours sa colonne qui la tient en place (figure 4), qui la garde forte. Elle
pourra se reconstruire en trouvant cette espace dont Liu parle; celui qui ne
serait pas inscrit dans un discours patriarcal.
En conclusion, comme il n’y a pas de vérité absolue, ceci implique que tous les
concepts sont aussi valables les uns que les autres et que ceux qui sont dominants peuvent être déconstruits- critiqués et défiés. Également, tout ce qui est
déconstruit peut être reconstruit de manière différente. L’opposition entre la
vie privée et la vie publique, le premier étant attitré aux femmes et le second
aux hommes, est également un concept construit socialement qui peut être discuté et déconstruit pour permettre aux femmes une vie publique, à l’égal des
hommes. Woodman, dans ses œuvres, cherche à défié cette idée pour nous
faire prendre conscience de cette dichotomie qui consume les femmes et les aliène. Pour se faire, elle se représente comme absorbée, effacée et meurtrie par
cet espace qui se veut le sanctuaire du foyer domestique. En utilisant une imagerie contraire du stéréotype de la maison familiale, elle crée une métaphore
entre ses violences et celles de la demeure. Ces images parlent surtout d’une
volonté de déconstruction d’un stéréotype et nous laisse la possibilité et le
choix quant à sa reconstruction éventuelle.
Bibliographie
Arbour, Rose Marie. «Art et féminisme» Catalogue de l’exposition Art et féminisme. Montréal : Musée d’art contemporain de Montréal, 1982. 3-13.
Carrier, David. “Deconstruction.” Grove Art Online. Oxford Art Online. 4 Mars
2010. http://0-www.oxfordartonline.com.mercury.concordia.ca/subscriber/article/grove/art/T021766.
Liu, Jui-Chi. “Francesca Woodman’s self-images: transforming bodies in the
space of Femininity.” Woman’s Art Journal, 25.1(Spring-Summer 2004): 26-31.
Macey, David. “Poststructuralism”. The Penguin Dictionary of Critical Theory.
London: Penguin Books Ltd., 2000. 309.
Pajaczkowska, Claire. “Issues in feminist visual culture.” Feminist Visual Culture. Ed Fiona Carson and Claire Pajaczkowska. New York: Routledge, 2001. 124.
Posner, Helaine. “The self and the world: negotiating boundaries in the art of
Yayoi Kusama, Ana Mendieta, and Francesca Woodman.” Mirror images:
women, surrealism, and self-representation. Cambridge, MA (USA): MIT Press,
1998. 156-171.
Rawlinson, Mary. “Foucault, Michel.” Encyclopedia of Aesthetics. Ed. Michael
Kelly. Oxford Art Online. 4 Mars 2010. http://0-www.oxfordartonline.com.mercury.concordia.ca/subscriber/article/opr/t234/e0216.
Rowley, Sue. “Going public: getting personal.” Dissonance: Feminism and the
arts 1970-1990. St-Leonards, Australia: Artspace, 1994. 213-226.
Solomon-Godeau, Abigail. “Just Like A Woman.” Francesca Woodman: photographic work. Wellesley, MA : Wellesley College Museum, 1989. 11-35.
NOTES
[1] Abigail Solomon-Godeau, “Just Like A Woman,” Francesca Woodman: photographic work (Wellesley, MA : Wellesley College Museum, 1989), 11-35.
[2] Jui-Chi Lui, “Francesca Woodman’s self-images: transforming bodies in the
space of Femininity,” Woman’s Art Journal 25 no. 1 (Spring-Summer 2004): 26.
[3] David Macey. “Postructuralism,” The Penguin Dictionary of Critical Theory
(London: Penguin Books Ltd., 2000), 309.
[4] David Carrier. “Deconstruction,” Grove Art Online. Oxford Art Online, 4
Mars, 2010. http://0-www.oxfordartonline.com.mercury.concordia.ca/subscriber/article/grove/art/T021766.
[5] Mary Rawlinson, “Foucault, Michel.” Encyclopedia of Aesthetics. Ed. Michael
Kelly. Oxford Art Online. 4 Mars 2010, http://0-www.oxfordartonline.com.mercury.concordia.ca/subscriber/article/opr/t234/e0216.
[6] Claire Pajaczkowska. “Issues in feminist visual culture.” Feminist Visual Culture. Ed Fiona Carson and Claire Pajaczkowska. New York: Routledge, 2001. 9
[7] Sue Rowley. “Going public: getting personal.” Dissonance: Feminism and the
arts 1970-1990. St-Leonards, Australia: Artspace, 1994. 214
[8] Rose Marie Arbour. «Art et féminisme» Catalogue de l’exposition Art et
féminisme. Montréal : Musée d’art contemporain de Montréal, 1982. 7
[9] Ibid.
[10] Helaine Posner. “The self and the world: negotiating boundaries in the art
of Yayoi Kusama, Ana Mendieta, and Francesca Woodman.” Mirror images:
women, surrealism, and self-representation. Cambridge, MA (USA): MIT Press,
1998. 168.
[11]Helaine Posner. “The self and the world: negotiating boundaries in the art of
Yayoi Kusama, Ana Mendieta, and Francesca Woodman.” Mirror images:
women, surrealism, and self-representation. Cambridge, MA (USA): MIT Press,
1998. 170.
[12] Ibid.
[13] Jui-Chi Liu. “Francesca Woodman’s self-images: transforming bodies in the
space of Femininity.” Woman’s Art Journal, 25.1(Spring-Summer 2004): 26.
[14] Ibid.
[15] Solomon-Godeau, Abigail. “Just Like A Woman.” Francesca Woodman:
photographic work. Wellesley, MA : Wellesley College Museum, 1989. 31
[16] Ibid.
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