Le Signal - A vue d`oeil

Transcription

Le Signal - A vue d`oeil
Ron Carlson
Le Signal
Traduit de l’américain
par Sophie Aslanides
A
vue
d’œil
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Titre original : The Signal
Ouvrage traduit avec le concours du
Centre national du Livre
© 2009 by Ron Carlson. All rights reserved. By
arrangement with the author.
© Éditions Gallmeister, 2011, pour la traduction
française.
© À vue d'œil, 2011, pour la présente édition.
ISBN : 978-2-84666-658-9
www.avuedoeil.fr
À vue d'œil
27 Avenue de la Constellation
B.P. 78264 CERGY
95801 CERGY-PONTOISE CEDEX
Numéro Azur : 0810 00 04 58
(prix d’un appel local)
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Pour Elaine
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JOUR UN
Il enchaîna les grandes boucles que dessinait la
piste à travers la haute forêt de trembles, puis
traversa la vaste prairie jusqu’à la lisière des pins,
au point de départ du sentier de Cold Creek, et
gara le vieux pick-up Chevrolet bleu de son père à
côté de la pancarte déglinguée, dans la douce
lumière crépusculaire de septembre. Il avait vu
juste : il n’y avait aucun autre véhicule. Pas une
seule trace de pneus fraîche sur les quinze
kilomètres de montée qu’il avait parcourus depuis
la grand-route, si ce n’est une paire de pneus
doubles qui avaient fait demi-tour à mi-chemin.
Ce devait être la remorque à chevaux de
Bluebride, venu s’occuper de son bétail la semaine
précédente. Mack avait aperçu en montant deux
douzaines de bêtes dispersées dans les armoises. Il
sortit de son pick-up et attrapa le café qu’il avait
acheté en passant à l’épicerie de Crowheart, une
heure auparavant ; il était froid. Il contourna le
camion, ouvrit le hayon et s’assit, levant enfin les
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yeux vers l’est, vers les collines du Wyoming qui
s’étageaient en larges bandes marron et grises. Il
faisait sombre ici, à la lisière de la forêt, mais la
lumière se rassemblait de l’autre côté de la planète
et il pouvait voir l’horizon doré à deux cent
cinquante kilomètres de là. Il voulait voir des
phares, mais il n’y en avait pas. Il voulait voir des
phares tressauter sur la vieille route et avancer
jusqu’à lui à l’heure convenue.
Il voyait bien qu’il avait déjà neigé une fois, la
semaine précédente, mais il n’en restait à présent
plus la moindre trace, pas de plaques dans
l’obscurité profonde, pas de boue dans les ornières.
Le paysage était cependant plus blond, la végétation encore debout mais elle avait perdu ses
couleurs, elle était plus pâle, comme si elle avait
été giflée par la première intempérie de la saison.
Mack but une gorgée de son café froid épaissi de
crème et scruta la route à la recherche de sa
voiture. Elle viendrait ou elle ne viendrait pas,
mais il accomplirait quand même sa mission. Il le
dit à haute voix :
– Qu’elle vienne ou non, toi, tu y vas quand
même.
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Il se remit debout et prit la veste polaire marron
qu’elle lui avait offerte cinq ans auparavant, et il
alla jusqu’au coffre de rangement, sortit son
réchaud et l’installa sur le plateau du pick-up,
remplit sa vieille casserole d’eau et la posa sur
l’anneau de flammes bleues. Il prit son sac à dos
sur la banquette avant et s’agenouilla dans l’herbe
au pied des arbres pour monter sa vieille tente
biplace bleue et grise qui le ramenait vingt ans en
arrière. Il avait dû remplacer de nombreux
montants plus d’une fois, mais les fermetures à
glissière fonctionnaient toujours. Il jeta son tapis
de sol et son sac de couchage à l’intérieur puis
disposa le petit morceau de moquette miteux sur le
sol, près de l’entrée. Il s’était tenu cent fois pieds
nus sur ce paillasson improvisé, dans la montagne.
C’est parce qu’ils signifiaient quelque chose qu’on
transportait certains objets. Il faisait sombre à
couvert, mais une fois qu’il fut revenu derrière le
pick-up, la lumière du monde retomba sur ses
épaules. Il pouvait voir une portion de l’autoroute
très loin en contrebas, vers le nord, et les voitures
avaient maintenant allumé leurs phares. Il fouilla
son sac à la recherche du gadget électronique que
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Yarnell lui avait donné, le BlackBerry version
militaire. Il l’avait enveloppé dans du papier
aluminium et rangé dans une petite boîte en
plastique. Il inspecta une nouvelle fois le contenu
de toutes ses poches, puis il étala son gilet de pêche
et vérifia que les neuf poches contenaient bien son
matériel au complet. Il refit son sac et y attacha les
brins de sa canne à pêche avant de tout reposer sur
le siège avant. Il était prêt.
Il sortit sa glacière de rechange – la vieille
Coleman métallique verte qui datait de leurs
premiers rendez-vous –, s’agenouilla et la poussa
sous le camion, derrière la cabine. Ils faisaient
toujours ça – laisser une glacière pleine de friandises pour leur retour de randonnée. Il entendait
maintenant l’eau bouillir sur son réchaud, et il
retourna à l’arrière et jeta un nid de vermicelles
dans la casserole, puis un autre. Si elle ne vient pas, je
mangerai double ration et je dormirai comme un ours. Il
s’éloigna pour uriner dans la prairie et alluma un
de ses cigarillos bon marché à bout en bois avec le
briquet de son père, un Zippo qui avait fait deux
fois le tour du monde dans la poche de son
paternel, à bord de navires de transports de
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troupes. Mack n’avait pas peur. Il avait déjà été
mal à l’aise et soucieux et effrayé et épuisé et
presque anéanti, et il connaissait ces sensations,
mais il avait maintenant sa propre manière de faire
d’abord une chose, puis une autre, et cela le
préservait de la débâcle. Si elle avait quitté Jackson
avant 16 heures, elle n’allait pas tarder à arriver. Si
elle n’avait pas quitté Jackson… eh bien, tant pis.
Un mois auparavant, elle était descendue
jusqu’à la prison du comté, où il n’y avait pas de
parloir, et Zeff Minatas l’avait accompagnée
jusqu’à la pièce où l’on prenait le café et les avait
laissés discuter vingt minutes. Il n’arrivait pas à la
regarder et, au bout d’une minute entière, elle avait
dit doucement :
– Eh bien…
Il lui fallut trois tentatives pour dépasser le
stade des murmures et parvenir à dire :
– Tu parles ! Maintenant, je suis au fond du
trou.
Chaque larme lui coûtait, mais il n’avait pas le
souffle de les retenir. Il ne s’était pas retrouvé dans
la même pièce qu’elle de toute l’année et main11
tenant le silence qui lui emplissait le cœur le brûlait
à nouveau.
– Tu vas t’en sortir.
– D’une façon ou d’une autre, répondit-il.
Il parlait les yeux baissés, s’adressait à la table.
– Tu as une sale mine, dit-elle. Tu as perdu du
poids.
– Ouais, eh bien… Je suis vraiment à bout.
Ce fut tout ce qu’il parvint à articuler et il se tut.
Zeff entra avec deux gobelets en polystyrène, il
déboucha sa thermos Stanley personnelle et les
remplit de café fumant.
– Il y a déjà de la crème, leur fit-il remarquer.
Après qu’il eut rebouché sa thermos et fut sorti,
Vonnie dit :
– Est-ce que je dois m’inquiéter ?
Sa voix ouvrit une brèche en lui, chacun de ses
mots. Il pouvait secouer la tête, et c’est ce qu’il fit.
– Oui. Je suis inquiète. Écoute, Mack. Ça va
aller. Les choses vont s’arranger.
– Honte.
– Quoi ?
– Je suis une honte.
Maintenant, elle lisait en lui.
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– Tu es tombé si bas ?
Il ne pouvait pas parler.
– Quand tu vas sortir, mercredi, tu vas pouvoir
t’organiser ? De quoi as-tu besoin ? Quelqu’un
vient te chercher ?
Ses questions pleines de sollicitude le submergeaient. Il pouvait encore, à la limite, faire face
à la perte de son amour-propre mais il ne pouvait
affronter sa compassion. Quand elle posa la main
sur son poignet, le choc le secoua tout entier.
– Chester va venir me chercher.
– C’est un bon ami. Pars pêcher une semaine.
Ça va aller.
– Impossible.
Alors elle se pencha vers lui et colla ses lèvres
au sommet de sa tête :
– Mack, ne te laisse pas abattre. Tu es quelqu’un de bien, au fond.
Les larmes redoublèrent et dégoulinèrent sur la
manche de sa chemise de prisonnier.
Elle poussa son café jusqu’à ce que le gobelet
vienne toucher ses doigts entrelacés.
– Tiens, dit-elle. Bois ça. Rappelle-toi ta
doctrine en matière de café…
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C’était une de leurs vieilles plaisanteries, mais il
était incapable de réagir.
– Viens me retrouver, poursuivit-elle. Tu peux
bien faire ça, non ? On fera notre dernière excursion ensemble le mois prochain. Viens me retrouver et nous irons pêcher à Clark Lake une dernière
fois.
Cela fit tant bien que mal entrer de l’air dans sa
poitrine et il répondit doucement :
– C’est d’accord.
Il leva les yeux vers son visage, tout d’inquiétude et de gravité. Il ouvrit et referma ses
doigts autour du petit gobelet blanc.
– J’y serai. Au départ du sentier de Cold Creek.
Il y était venu dix fois ; c’était la dixième.
Chaque année le même jour, celui des ides de
septembre, le quinze du mois. Ils s’étaient fait cette
promesse la première fois et ils l’avaient respectée
neuf fois ensuite. On fera ça chaque année. Ils
n’étaient pas mariés la première fois, puis les huit
fois suivantes ils l’avaient été, et cette fois ils ne
l’étaient pas, à nouveau. Pour autant qu’il sache.
Les lettres de l’avocat – il y en avait cinq – étaient
rangées, intactes, dans un compartiment du
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bureau à cylindre de son père, dans la cabane où
Mack vivait sur les terres du ranch familial, au sud
de Woodrow ; des enveloppes dorées portant
l’adresse de l’expéditeur, aussi jolies que des fairepart de mariage.
Il se sentait mieux ce soir, fort pour une raison
ou pour une autre, mais il n’avait cessé d’aller
mieux depuis qu’il avait quitté la prison, vingt
jours auparavant. Cela aurait pu être tellement
pire. Il avait enchaîné les comportements de bas
étage pendant presque un an, à courir après
l’argent, à franchir la ligne rouge quand ça lui
rapportait quelque chose, à boire trop parce que
cela n’avait aucune importance et que les gens
qu’il fréquentait buvaient. Il avait des ennuis avec
l’emprunt pour le ranch, et plus d’une fois il avait
convoyé des voitures jusqu’à Cheyenne et Rock
Springs sans demander ce qu’il y avait dans le
coffre, se contentant d’empocher les mille dollars
et de tourner les talons. Il s’était comporté comme
un idiot et, quand le vent avait tourné, il avait
complètement perdu les pédales. En y repensant, il
hochait la tête avec effarement. C’était comme
dans la vieille chanson. Il s’était égaré et, main15
tenant, il s’était retrouvé, même s’il n’y avait plus
grand-chose à retrouver. Il savait que cette excursion était la bonne chose à faire et il s’était même
senti assez bien pour l’appeler et la libérer de son
engagement. La semaine dernière, il lui avait laissé
un message pour lui dire que ce n’était pas grave si
elle n’arrivait pas à venir, et qu’il avait apprécié
son aide. Il savait où il y avait des poissons. Il ne
voulait pas de compassion, il n’en avait pas besoin,
mais – lui dit-il – il partirait bien à la pêche à
l’heure prévue.
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