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enquête
« J’ai la conviction profonde
de l’intérêt des démarches
collectives qui croisent
les domaines d’activité et
les pays »
P
résident de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) de 2006 à
2012, André-Claude Lacoste préside depuis 2013 aux destinées de l’Institut pour une culture de la sécurité industrielle (Icsi) et de la Fondation pour une culture de sécurité
industrielle (Foncsi). Dans cet entretien, il insiste notamment
sur l’importance du partage d’expérience entre les différents
secteurs d’activités et les domaines techniques pour faire progresser la sécurité industrielle. Il nous présente également les
axes de travail de ces deux organisations.
Pétrole et Gaz Informations : Il existe plusieurs organisations
qui s’intéressent aux questions de sécurité industrielle.
Quelles sont les spécificités de l’Institut (Icsi) et de la
Fondation pour une culture de sécurité industrielle (Foncsi).
André-Claude Lacoste : L’une des caractéristiques fondamentales de ces deux institutions est qu’elles
ont été créées par des industriels. Après
l’accident survenu à l’usine AZF de
Toulouse, en 2001, des industriels de la
chimie ont eu la volonté d’investir collectivement dans le champ de la sécurité et
de la culture de sécurité industrielle. L’Icsi
a ainsi été créé, puis la fondation de recherche avec un apport
financier égal de la part de l’Etat et de l’industrie. Plus récemment, la Foncsi a été refondée. L’Etat n’a pas renouvelé son
financement. Les industriels ont, eux, décidé de poursuivre la
mission et les activités de la Foncsi. Cette démarche d’industriels
qui se mobilisent collectivement est extrêmement positive. Si
dans leur fonctionnement opérationnel ces deux institutions
sont indépendantes et ont leurs missions propres elles développent des synergies et partagent des ressources. Mais surtout,
l’Icsi et la Foncsi ont réussi à s’attacher les services de « jeunes
retraités dynamiques » (JRD) qui viennent partager leur expérience bénévolement. Comme vous le voyez, c’est l’esprit collectif qui prévaut. Enfin, nous nous sommes donné également
une dimension internationale puisque nous travaillons en
Amérique latine, avec par exemple une importante mutuelle
de prévention au Chili.
André-Claude Lacoste
Président de l’Icsi et de la Foncsi.
© ABB
sécurité
PGI : Concrètement, comment la Foncsi et l’Icsi interviennent-ils ?
A-CL : La Foncsi s’attache à sa vocation de recherche, avec une
démarche qui vise à faire le point sur l’état de la science sur
différents sujets, puis à lancer des appels à propositions (AP)
pour voir comment on peut progresser sur telle ou telle thématique, par exemple la professionnalisation de la sécurité ou
les relations donneurs d’ordre-contractants. Grâce à ces AP nous
travaillons avec des universités ou organismes de recherche,
en France et à l’étranger. Quant à l’Icsi, il mène des actions de
réflexion et de formation, pour des collectifs comme pour des
individus. L’Icsi organise des groupes d’échange. Enfin il a été
à l’origine de la création de Mastères spécialisés en sécurité
industrielle. Nous nous sommes posé récemment la question
de savoir si ces cursus avaient encore toute leur validité. En effet,
certaines écoles d’ingénieurs ont développé leur propre formation sur cette
thématique et cela fonctionne bien. Nous
réfléchissons donc aujourd’hui à la création de modules de formation qui pourraient être intégrés dans les cursus des
écoles. Nous venons ainsi de signer un
accord en ce sens avec l’Ecam (Ecole catholique des Arts et
Métiers) de Lyon.
Nous menons un projet
de centre de
ressources multimédia
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PGI : A ce sujet, comment les écoles d’ingénieurs intègrentelles la sécurité industrielle dans leur cursus ?
A-CL : La situation des écoles d’ingénieurs par rapport à la sécurité industrielle est diverse. Certaines d’entre elles disposent de
véritables options dédiées à cette thématique alors que d’autres
se contentent d’un vernis culturel. Il y a encore beaucoup à faire
dans le domaine de la formation, tant initiale que continue. Et
c’est ce à quoi s’attache l’Icsi. Outre les Mastères spécialisés,
nous menons actuellement un projet que nous avons appelé
« Safety Academy ». Il s’agit d’un centre de ressources multimédia
sur la sécurité industrielle avec des modules de formation à
distance. On y trouve notamment des interventions de spécialistes et d’experts qui font le point sur un sujet, par exemple des
analyses d’accident. Ce projet est porté sur le plan pédagogique
et financier par neuf entreprises.
PGI : Quelles sont les principales thématiques de la
recherche sur la culture de sécurité industrielle ?
A-CL : Il existe plusieurs définitions de la culture de la sécurité
industrielle, mais on distingue généralement trois principales
thématiques de recherche : d’une part les installations ou ce
que l’on pourrait appeler les dangers techniques ; d’autre part
les procédures ; et enfin, les facteurs organisationnels et
humains. L’Icsi et la Foncsi travaillent sur ces deux derniers
sujets, c’est-à-dire plus particulièrement dans le domaine de
recherche des sciences humaines et sociales.
PGI : Dans une économie de plus en plus mondialisée, l’approche de la sécurité industrielle doit bien évidemment
être globale…
A-CL : Il y a indubitablement dans le monde un effort global vers
une culture plus forte de la sécurité. C’est le sentiment que l’on
peut avoir lorsque que l’on regarde les activités d’un certain
nombre de grands groupes industriels implantés internationalement. Bien évidemment, il est beaucoup plus difficile de porter
un jugement sur ce qui se passe aux fins fonds de tels ou tels
pays connus pour être les « usines du monde ». D’autant qu’il
existe des différences de culture fondamentales entre certaines
zones géographiques. Lorsque j’étais responsable de l’Autorité
de sûreté nucléaire (ASN), j’ai été très frappé de constater qu’au
Japon, par exemple, la possibilité d’un accident nucléaire n’était
pas réellement envisagée. Des procédures étaient en place et
des exercices de crise étaient réalisés, mais dans un contexte de
© ABB
■■ Il est indispensable de réévaluer l’attention portée aux risques liés aux agressions naturelles externes : pluie, vent, séismes, tornades…
croyance que rien ne pouvait arriver. De plus, il est évident que,
selon la valeur donnée à la vie humaine, vous avez des comportements très différents dans les régions du globe.
PGI : La Foncsi a lancé en avril dernier un nouveau programme de recherche scientifique dénommé « Impulsion
2020 ». Quels sont ses objectifs et son contenu ?
A-CL : Le programme « Impulsion 2020 » a été co-construit par
la Fondation et les industriels financeurs afin de répondre au
mieux aux attentes du terrain. Nous avons mis en place trois
modalités d’études. D’une part, les analyses stratégiques qui
visent à faire le point sur l’état de l’art dans différents domaines
(la professionnalisation ou la culture de sécurité par exemple)
et qui font appel à des experts internationaux. Il s’agit d’assurer
une recherche de très haut niveau sur une durée particulièrement courte, environ 18 mois. Une fois cette première phase
achevée, nous lancerons des appels à propositions (AP) qui
visent à consulter des laboratoires implantés internationalement pour leur proposer de poursuivre ces travaux. Lorsque
ces AP, financés par la Foncsi, seront réalisés, nous lancerons un
travail de R&D qui sera mené par la Fondation en lien avec
l’Institut. C’est ce dernier qui met en œuvre opérationnellement
dans ses programmes de formation et donc au plus près des
besoins du terrain les résultats académiques issus des travaux
de recherche. Enfin, pour compléter ce dispositif nous disposons à l’Icsi et à la Foncsi de groupes d’échange qui réunissent
autour d’un thème l’ensemble des parties prenantes. Les discussions qui y sont menées permettent d’identifier, au terme
d’un travail de deux ou trois ans, les meilleures pratiques sur
un sujet spécifique, par exemple la relation entre les industriels
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sécurité
et les autorités de contrôle. Les résultats de ces échanges font
l’objet d’une publication dans la collection des Cahiers de la
sécurité industrielle qui sont téléchargeables gratuitement sur
les sites de l’Icsi et de la Foncsi. Vous retrouvez là la notion
d’utilité publique portée par notre Institut et notre Fondation.
PGI : Quels sont les nouveaux risques auxquels doit faire
face aujourd’hui l’industrie ?
A-CL : Il me semble qu’il y en a trois qui apparaissent plus fortement. Tout d’abord, il y a ce que l’on appelle les « cyber »
risques. Ensuite, il faut porter évidemment une attention accrue
aux risques terroristes et aux actes de malveillance. Enfin, il est indispensable de réévaluer l’attention portée aux risques liés aux
agressions naturelles externes, c’est-à-dire la
pluie, le vent, les séismes, les tornades… On
se rappelle qu’en 2005 le passage de l’ouragan Katrina avait
obligé les compagnies pétrolières à suspendre leurs activités
de production dans le golfe du Mexique. C’est un sujet dont
l’industrie nucléaire a plus fortement pris conscience après
l’accident de Fukushima et sur lequel il est souhaitable que
d’autres industries fassent un retour d’expérience.
personnel un groupe de travail qui a été mis en place par
Guillaume Pépy, le président de la SNCF, après l’accident de
Brétigny-sur-Orge qui a eu lieu en juillet 2013. Au sein de ce
groupe de six personnes il n’y a pas un seul cheminot français. Il
y a un représentant des chemins de fer espagnols et un autre des
chemins de fer britanniques, un représentant de la RATP, un chercheur en sociologie, un représentant de l’industrie chimique et
moi-même, qui viens du secteur nucléaire. Notre indépendance
par rapport à la SNCF et notre connaissance d’autres secteurs et
d’autres pays me paraissent tout à fait bénéfiques pour notre
travail. A partir du moment où l’on ose poser et se poser des
questions difficiles on a de meilleures chances
de faire des progrès. Les questions de sécurité
industrielle sont tellement complexes que cela
vaut la peine d’essayer de les partager avec
d’autres, personnes et institutions, qu’ils
viennent du même secteur d’activité ou de secteurs très différents. L’Icsi et la Foncsi sont des lieux d’échange et de débat pour
cela. J’étais récemment en Afrique où j’ai invité un opérateur
pétrolier à partager sur les questions de sécurité avec ses homologues. Je crois que, sur ces sujets de sécurité, il faut être d’une
extrême humilité. Il faut être capable de dire « on s’efforce de
progresser » et de tirer parti des retours d’expérience, mais surtout ne jamais promettre « le risque zéro ». C’est une question
de crédibilité. Affirmer que le risque existe est fondamental car
c’est aussi un moyen de se préparer sérieusement à un
accident.
Tirer partie des
retours d’expérience
PGI : L’Europe soutient-elle la recherche sur la sécurité
industrielle ?
A-CL : Il y a eu le programme européen Saf€ra(1) auquel la Foncsi
a participé, mais celui-ci s’est achevé en 2014. L’Europe n’a pas
relancé, dans son nouveau programme, de recherche purement
dédiée à la sécurité industrielle. Ainsi, l’un des enjeux du nouveau programme scientifique de la Foncsi sera de retravailler
avec les laboratoires européens qui s’étaient fédérés lors du
programme Saf€ra pour développer des études autour de la
culture de sécurité industrielle. Dans tous les cas, les industriels
doivent compter avec d’autres financements et investissent
aujourd’hui sur leurs moyens propres pour faire progresser la
culture de sécurité.
PGI : Dans le domaine de la sécurité industrielle, le partage
d’expérience avec d’autres secteurs d’activités est-il possible ?
A-CL : J’en suis absolument convaincu. Je préside à titre
Les industriels de l’énergie s’engagent
Le 2 juillet dernier, les représentants des groupes Total, Engie et EDF
ont signé avec la Fondation pour une culture de sécurité industrielle
(Foncsi) un protocole de partenariat par lequel ils s’engagent à soutenir des projets de recherche en sécurité industrielle pour les cinq
prochaines années. Cet accord a été signé par André-Claude Lacoste,
président de la Foncsi ; Jean-Jacques Guilbaud, secrétaire général de
Total ; Henri Ducré, directeur général adjoint en charge des ressources
humaines d’Engie ; et Dominique Minière, directeur exécutif groupe
en charge de la direction du parc nucléaire et thermique d’EDF. « En
soutenant une fondation de recherche dédiée à la sécurité industrielle,
Total, Engie et EDF affirment leur volonté de faire progresser la sécurité
industrielle », précisent les partenaires.
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PGI : A titre personnel, et après une carrière consacrée au
contrôle de l’industrie, que ce soit au sein des services de
l’Etat puis à la tête de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN),
quelles ont été vos motivations pour prendre la présidence
de l’Icsi et de la Foncsi ?
A-CL : Ce qui m’intéresse dans des structures comme l’Icsi et la
Foncsi, c’est que l’on y investit collectivement sur des sujets
complexes. J’ai la conviction profonde de l’intérêt des démarches
collectives qui croisent les domaines d’activité et les pays. En
dépassant les frontières techniques ou « métiers », on fait des
progrès sur les échanges collectifs et transverses. Par exemple,
WANO(2) qui regroupe aujourd’hui tous les exploitants de centrales nucléaires dans le monde, créée après l’accident de
Tchernobyl et renforcée après celui de Fukushima, mène régulièrement des missions sous forme de revue par les pairs (Peer
Review) sur la sécurité des installations de ses membres. Je crois
qu’un tel effort collectif est extrêmement efficace et je pense
qu’il est possible dans de nombreux secteurs d’activité, pas
seulement industriels. n
Propos recueillis par
éric Saudemont
(1)
SAF€RA: Coordination of European Research on Industrial Safety towards
Smart and Sustainable Growth (www.safera.industrialsafety-tp.org/)
(2)
World Association of Nuclear Operators (WANO) : www.wano.info