s`élevant vers un saint Dont le culte continue d

Transcription

s`élevant vers un saint Dont le culte continue d
… s’élevant vers un saint
Dont le culte continue d’être célébré ici,
Les enveloppes de papier
s’empourprent et répandent une
lumière
Qui va et vient, ainsi que des
cœurs…
S’éloignant, rapetissant, solennelles,
Elles nous fuient continûment,
Ou bien, chutant de ces hauteurs
Elles se changent soudain en
menace…
Elizabeth Bishop, Le Tatou
PROLOGUE
Recife, Brésil
14Þjanvier 1935
Emilia ouvrit les yeux, seule dans l’imposant lit ancestral qui avait été la couche nuptiale de sa belle-mère et
où elle dormait désormais. Il avait une teinte caramel
et des grappes de pommes cajou sculptées en ornaient
les montants, à la tête et au pied. Ces fruits en forme de
cloche, lisses et charnus, qui bosselaient le bois de jacaranda semblaient si vrais que les premiers soirs qu’elle
avait passés là, Emilia les avait imaginés mûrissant en
l’espace d’une seule nuit – le bois de leur peau virait au
rose et au jaune en même temps que leur chair compacte
devenait douce et odorante au matin. Mais au bout d’un
an, elle avait tiré un trait sur ces fantasmes puérils.
Dehors il faisait sombre. Le silence régnait dans la
rue. La maison blanche des Coelho était la plus grande
de toutes les demeures édifiées depuis peu dans la rua
Real da Torre, une voie pavée récente qui partait du
vieux pont de la Capunga pour se perdre dans un terrain vague. Emilia s’éveillait toujours avant l’aube,
avant que les colporteurs n’envahissent les rues de
Recife avec leurs charrettes grinçantes et leurs appels
qui montaient jusqu’à sa fenêtre tels des cris d’oiseaux
bizarres. Autrefois, quand elle habitait la campagne,
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elle ouvrait les yeux en entendant le chant du coq, les
prières que murmurait sa tante Sofia et, surtout, la respiration tiède et égale de sa sœur Luzia contre son
épaule. Adolescente, Emilia n’appréciait pas de partager son lit avec cette grande bringue de Luzia qui
envoyait promener la moustiquaire de ses jambes interminables, sans compter qu’elle accaparait les couvertures. Leur tante Sofia n’avait pas les moyens de leur
acheter un lit à chacune et elle prétendait que c’était
mieux pour elles de ne pas dormir seules – pour les habituer à occuper le minimum de place, à remuer le moins
possible et à ne pas faire de bruit, afin de se préparer à
être de bonnes épouses.
Les premiers jours après son mariage, Emilia se repliait
sur son côté du lit, tellement elle avait peur de bouger.
Degas se plaignait de sa peau trop chaude, de sa respiration bruyante et de ses pieds froids. Au bout d’une
semaine, il avait émigré de l’autre côté du couloir et regagné la couche étroite et douillette de son enfance. Emilia
s’était vite accoutumée à dormir seule et à prendre toute
la place. Aujourd’hui un autre homme partageait sa
chambreÞ; il reposait non loin d’elle, dans un berceau qui
commençait à devenir trop exigu pour contenir son corps
qui grandissait rapidement. À trois ans, Expedito avait les
mains et les pieds qui touchaient presque les barreaux de
bois de son petit lit. Un jour, espérait Emilia, il aurait un
vrai lit dans une chambre à lui, mais pas ici. Pas tant qu’ils
habiteraient chez les Coelho.
Le soleil se levait et le ciel commença à s’éclaircir.
Elle entendit des cris monter dans les rues. Six ans plus
tôt, le premier matin où elle s’était réveillée dans cette
maison, elle avait agrippé le drap, toute tremblante,
avant de s’apercevoir que ces voix n’appartenaient pas
à des agresseurs. Elles ne hurlaient pas son nom mais
celui de diverses marchandises, fruits, légumes et paniers.
Au moment du carnaval, les appels des colporteurs
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laissaient place au martèlement cadencé des maracas
et aux cris des fêtards avinés. Cinq ans auparavant,
au cours de la première semaine d’octobre, les camelots avaient complètement disparu. Dans tout le Brésil,
on entendait des coups de feu et on réclamait un nouveau président. L’année suivante, le calme était revenu.
Le pouvoir avait changé de main. Les marchands
ambulants vociféraient de plus belle.
Aujourd’hui Emilia trouvait un réconfort dans leurs
appels. Hommes et femmes, ils entonnaient leur litanieÞ:
«ÞOrangesÞ! BalaisÞ! EspadrillesÞ! CeinturesÞ! BrossesÞ!
AiguillesÞ!Þ» Leurs voix puissantes et joyeuses la changeaient agréablement des chuchotis qu’elle avait endurés
toute la semaine. Un long ruban noir pendait à la cloche
fixée au portail de fer de la maison. Ce ruban avertissait
les voisins, le laitier, le marchand de glace et tous les
livreurs venus déposer des fleurs et des cartes de condoléances bordées de noir que la famille qui habitait là était
plongée dans le deuil et ne devait pas être importunée par
des bruits intempestifs ou des visites inutiles. Ceux qui
tiraient sur la cloche le faisaient en hésitant. Il y en avait
qui annonçaient leur venue en frappant dans leurs mains,
de manière à éviter de toucher le ruban noir. Les camelots, eux, ne prenaient pas tant de précautions. Leurs cris
passaient au-dessus de la clôture, traversaient le lourd
portail métallique et les rideaux fermés pour pénétrer
dans les couloirs obscurs de la maison. «ÞSavonsÞ!
FicellesÞ! FarineÞ! FilsÞ!Þ» La mort n’arrêtait pas les colporteursÞ; même les affligés avaient besoin de ce qu’ils
vendaient, ces petits riens indispensables à la vie.
Emilia se leva.
Elle enfila une robe par la tête sans remonter la fermeture Éclair, de peur que son crissement ne réveille Expedito. Il était couché en travers de son berceau, abrité sous
une moustiquaire. Son front luisait de sueur. Sa bouche
dessinait une ligne nette. Même endormi c’était un enfant
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sérieux. Tout petit, il était déjà comme ça, lorsque Emilia
l’avait vu pour la première fois, maigre et couvert de
poussière. «ÞUn enfant trouvé, disaient les bonnes. Un
enfant de l’arrière-pays.Þ» Il était né pendant la terrible
sécheresse de 1932. Il ne pouvait pas se souvenir de sa
vraie mère ni de la dureté des premiers mois de son existenceÞ; quelquefois pourtant, quand Expedito considérait
Emilia de ses prunelles sombres et enfoncées, il avait le
regard grave d’un vieux sage. Depuis la mort de Degas, il
lui arrivait souvent d’avoir cette expression lorsqu’il
posait les yeux sur elle, comme pour lui rappeler qu’ils ne
devaient pas s’attarder trop longtemps chez les Coelho. Ils
devaient retourner dans l’intérieur, dans leur intérêt à tous
les deux. Ils avaient un avertissement à donner. Une promesse à remplir.
Emilia sentit un pincement dans sa poitrine. Tout au
long de la semaine elle avait eu l’impression qu’une
corde tendue à l’intérieur de son corps, depuis les pieds
jusqu’à la tête, était nouée autour de son cœur. Plus le
temps passait, plus le nœud se resserrait.
Elle sortit de sa chambre et remonta la fermeture
Éclair. Il se dégagea de sa robe une odeur pénétrante,
métallique. Bleu pâle à l’origine, on l’avait trempée
dans une bassine de teinture noire, puis plongée dans
du vinaigre pour fixer la couleur. C’était un modèle au
goût du jour, avec des manches flottantes et une jupe
ajustée. Emilia était quelqu’un qui donnait le ton. Mais
toutes ses robes unies avaient été teintes en noir et elle
avait dû ranger les autres, en attendant la fin officielle
de l’année de deuil. Elle avait tout de même mis trois
robes et trois boléros dans une valise cachée sous son
lit. Les vestes étaient lourdes, car elle les avait matelassées avec des billets de banque cousus dans la doublure
de satin. Elle avait rempli une autre valise, plus petite,
avec des vêtements, des chaussures et des jouets pour
Expedito. Le jour où ils prendraient la fuite, elle n’aurait
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personne pour lui porter ses bagages. Par conséquent,
elle s’était limitée au strict nécessaire. Avant de se
marier, elle attachait trop d’importance au superflu.
Elle croyait que la possession de jolies choses avait le
pouvoir de transformer un individu, que le fait d’être
élégante, d’avoir une cuisinière à gaz, une cuisine carrelée ou une automobile ferait oublier ses origines. Ces
biens, pensait-elle, détourneraient l’attention des gens
de ses mains calleuses, de ses manières de paysanne
mal dégrossie, et ils ne verraient que la dame qu’elle
était devenue. Après son mariage et son installation à
Recife, elle s’était rendu compte qu’elle se trompait.
Parvenue au milieu de l’escalier, un violent parfum
de fleurs l’assaillit. Le hall était envahi de couronnes
mortuaires. Il y en avait de la dimension d’une assiette
et d’autres tellement grandes qu’on avait dû les poser
sur un chevalet. Elles étaient toutes truffées de fleurs
blanches et mauves – gardénias, violettes, lys et roses –
et sur le ruban qui en barrait le centre on pouvait lire,
inscrits en caractères dorés, le nom de l’envoyeur,
accompagné d’une formule de circonstance, telle queÞ:
«ÞNos plus sincères condoléancesÞ» ou «ÞNos prières vous
accompagnentÞ». Les couronnes les plus anciennes
étaient tout avachies, les gardénias avaient jauni et les
lys penchaient leur tête flétrie. Il s’en dégageait une
senteur âcre et piquante qui alourdissait l’atmosphère.
Emilia s’agrippa à la rampe de l’escalier. Quatre
semaines plus tôt à peine, elle descendait ces mêmes
marches avec Degas, son mari. Il l’avait incitée à se
méfier, mais elle avait fait la sourde oreilleÞ; il lui avait
menti trop souvent. Maintenant qu’il était mort, elle
se demandait constamment si cet avertissement, loin
de représenter un piège, n’avait pas été de la part de
Degas une ultime tentative pour se racheter.
Elle arriva dans le hall. Une couronne composée de lys
raides et charnus, dont les étamines étaient saupoudrées
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de pollen orange, venait d’arriver. Ces fleurs lui faisaient pitié. Elles n’avaient plus ni terre, ni racines, ni
aucun moyen de survivre et pourtant elles s’épanouissaient. Elles donnaient l’impression d’être toujours
fécondes et robustes alors que, en réalité, elles étaient
mortes et ne s’en rendaient pas compte. Emilia sentit le
nœud se resserrer dans sa poitrine. Son instinct lui
disait que Degas avait dit vrai, que sa mise en garde
était fondée. Et de même que ces couronnes mortuaires,
elle lui accordait aujourd’hui une considération qu’il
avait tellement désirée vivant et qu’elle ne lui témoignait que maintenant qu’il était mort.
Ces couronnes étaient une tradition particulière à
Recife. Dans l’intérieur, la sécheresse ne permettait pas de
cultiver des fleurs. Ceux qui mouraient pendant la saison
des pluies étaient à la fois bénis et mauditsÞ: leur corps se
décomposait plus vite et il fallait se boucher le nez pendant les veillées funèbres, mais on trouvait toujours des
dahlias, des crêtes-de-coq et des beneditas à mettre
dans le hamac mortuaire avant de transporter le défunt
jusqu’à la ville. Emilia avait assisté à de nombreux enterrements. Entre autres celui de sa mère, dont elle se souvenait à peine. Plus tard, il y avait eu celui de son père,
alors qu’elle avait quatorze ans et Luzia douze. Ensuite les
deux sœurs étaient allées habiter chez leur tante Sofia et,
malgré tout l’amour qu’elles lui vouaient, Emilia ne rêvait
que de fuir ce trou pour aller vivre dans la capitale. Petite,
Emilia était persuadée qu’elle quitterait un jour Sofia et
Luzia. En réalité, c’est elles qui étaient parties.
Emilia prit le carton bordé de noir épinglé sur la couronne qui venait d’arriver. Il était adressé à son beaupère, le Dr Duarte Coelho.
«ÞLe chagrin ne se mesure pas, y lisait-on. Pas plus que
l’estime que nous avons pour toi. Remets-toi vite au travailÞ! Tes confrères de l’Institut de criminologie.Þ» Les
couronnes et les cartes ne s’adressaient pas à Degas. Ces
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offrandes avaient pour but de se ménager la faveur des
vivants. La plupart provenaient d’hommes politiques ou
de camarades du parti Vert, ou encore de sous-fifres de
l’Institut de criminologie du Dr Duarte. Quelques rares
couronnes avaient été envoyées par des dames de la
bonne société, espérant se mettre dans les petits papiers
d’Emilia. C’étaient des clientes de sa maison de couture,
qui comptaient bien que son deuil ne l’obligerait pas à
renoncer à son violon d’Ingres. Dans les classes sociales
aisées, les femmes ne travaillaient pas et on considérait
l’activité d’Emilia comme un agréable passe-temps, à
l’égal du crochet ou des œuvres de charité. Emilia et sa
sœur étaient couturières. À la campagne c’était un métier
très bien considéré, mais à Recife il en allait tout autrement – une couturière s’apparentait à une bonne ou à une
lavandière. Et à la consternation des Coelho, c’était sur
l’une d’entre elles que leur fils avait jeté son dévolu.
Emilia avait tout de même deux qualités qui la rachetaient à leurs yeuxÞ: elle était jolie et n’avait aucune
famille. On ne verrait donc pas des parents ou des frères
et sœurs venir frapper à la porte pour quémander une
aide. Le Dr Duarte et son épouse, Dona Dulce, savaient
que leur bru avait eu une sœur, mais ils croyaient qu’elle
était morte, tout comme ses parents et sa tante. Emilia
n’avait pas cherché à les détromper. En tant que couturières, Luzia et elle maîtrisaient l’art de la coupe, du
raccommodage et de la dissimulation.
«ÞUne grande couturière doit avoir de l’audaceÞ»,
aimait à dire tante Sofia. Longtemps Emilia n’avait pas
été de cet avis. Elle pensait que l’audace avait un côté
dangereux. En couture tout était mesuré, prévu, repéré,
essayé et retouché. Le seul risque était de se tromper.
Une bonne couturière prend des mensurations très
précises, puis à l’aide d’un crayon bien taillé, elle fait
un patron en papier correspondant à ces mesures. Elle
applique ensuite ce patron sur une toile prévue à cet effet,
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coupe chacune des pièces et les assemble en une ébauche
qu’elle fait essayer à sa cliente, afin de procéder aux
retouches nécessaires. Ce canevas est inévitablement peu
flatteur. À ce moment-là, il faut donc que la couturière
manifeste la plus grande satisfaction, qu’elle imagine le
modèle taillé dans une belle étoffe et qu’elle fasse partager son enthousiasme à la cliente. Grâce aux épingles et
aux marques tracées sur la toile, elle retouche le patron en
papier qu’elle reporte sur le tissuÞdéfinitifÞ: soie, lainage
fin ou solide cotonnade. Ensuite elle coupe. Pour finir,
elle procède au montage des différentes parties, en repassant au fer à chaque étape de manière à obtenir des lignes
nettes et des coutures droites. Il n’y a pas d’audace dans
tout ça. Seulement de la patience et de la minutie.
Luzia ne faisait jamais ni patron en papier ni ébauche.
Elle reportait directement ses mesures sur le tissu et coupait. Aux yeux d’Emilia, ce n’était pas non plus de
l’audaceÞ; c’était un don. Luzia avait l’art de prendre les
mesures. Elle savait exactement à quel endroit du bras et
de la taille placer le centimètre afin d’obtenir les mensurations les plus précises. Mais ce n’était pas la précision qui
faisait son talentÞ: Luzia voyait plus loin que les chiffres.
Elle savait que les chiffres pouvaient mentir. Tante Sofia
leur avait appris que le corps humain ne comporte pas de
lignes droites. Le centimètre pouvait donner une idée
erronée de la courbure d’un dos voûté, l’arrondi d’une
épaule, l’inclinaison d’une taille, la pliure d’un coude.
Luzia et Emilia apprirent ainsi à se méfier du centimètre.
«ÞNe vous fiez pas à un centimètreÞqui n’est pas le vôtreÞ!
s’emportait souvent Sofia. Fiez-vous à vos yeuxÞ!Þ» Emilia et Luzia apprirent donc à repérer l’endroit où il fallait
reprendre ou élargir un vêtement, l’allonger ou le raccourcir, avant même d’avoir déroulé leur mètre ruban. La couture est un langage, disait leur tante. Le langage des
formes. Une bonne couturière arrivait à se représenter un
vêtement terminé à la simple vue de ses parties disposées
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à plat sur une table de coupe. Ainsi étalées, celles-ci
n’étaient que des figures quelconques, scindées en deux.
Chacune d’elles avait son vis-à-vis, son image en miroir.
Contrairement à Luzia, Emilia préférait faire des
patrons en papier. Elle n’était pas aussi sûre d’elle et
avait le trac chaque fois qu’elle prenait les ciseaux pour
couper un tissu. La coupe ne pardonne pas. Des pièces
mal coupées, cela signifie qu’il faudra passer des
heures à la machine à coudre pour tenter de réparer les
dégâts. Et souvent en pure perte – il y a des erreurs qui
sont irréparables.
Emilia remit la carte de condoléances à sa place et se
dirigea vers le fond du hall où il y avait un chevalet sur
lequel était posé un tableau, un portrait de Degas que les
Coelho venaient de faire faire. Les eaux du Capibaribe
étaient profondes et tumultueuses, pourtant la police
avait réussi à retrouver le corps. Il était trop abîmé pour
que la veillée funèbre puisse se dérouler devant un cercueil ouvert, et ce portrait servirait de substitut. Dessus,
le mari d’Emilia souriait, svelte et sûr de lui – tout ce
qu’il n’avait jamais été de son vivant. La seule chose
que le peintre avait rendue avec exactitude c’étaient ses
mains aux doigts effilés et aux ongles impeccablement
polis. Degas était corpulentÞ; il avait un cou épais et des
bras charnus, mais des mains fines, presque féminines.
Emilia se prit à regretter de ne pas avoir remarqué ce
détail dès l’instant où elle avait fait sa connaissance.
La police avait attribué la mort de Degas à un accident.
Les inspecteurs s’étaient montrés accommodants avec le
Dr Duarte parce qu’il avait fondé le premier institut de
criminologie du Pernambouc. Cependant Recife était une
ville friande de ragots. Une mort accidentelle n’avait rien
de palpitantÞ; désigner un coupable était bien plus excitant. Pendant la veillée, Emilia avait entendu des personnes chuchoter. On examinait les divers facteurs en
jeuÞ: l’automobile, l’orage, le pont glissant, le courant
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violent du fleuve, ou encore Degas lui-même, seul au
volant de sa Chrysler Imperial. Dona Dulce – la bellemère d’Emilia – appuyait la version de la police. Elle
savait que son fils avait menti en disant qu’il allait au
bureau chercher des papiers en relation avec un voyage
d’affaires imminent, le premier déplacement de ce genre
que Degas aurait jamais effectué de sa vie. Il ne mettait
jamais les pieds au bureau. À la place il roulait sans but à
travers la ville. Dona Dulce n’accusait pas Emilia de la
mort de son fils, elle lui reprochait le désenchantement
qui en était la cause. Une épouse digne de ce nom – une
citadine de bonne famille – aurait guéri Degas du mal
qui l’affectait et lui aurait donné un enfant. Le Dr Duarte
était plus indulgent envers sa belle-fille. C’est lui qui
avait organisé ce prétendu voyage d’affaires. À l’insu
de Dona Dulce, il avait pris un rendez-vous pour son
fils au prestigieux Sanatorium Pinel de São Paulo. Le
Dr Duarte était convaincu que les traitements à l’eau
et à l’électricité qu’on y pratiquait accompliraient le
miracle que le mariage et l’autodiscipline n’avaient pas
réussi à opérer.
Emilia s’approcha du tableau, comme si un examen
attentif allait lui permettre de mieux comprendre la personne qui y était représentée. À vingt-cinq ans elle était
déjà veuve et pleurait un époux qui lui était toujours resté
étranger. Par moments, elle l’avait haï, à d’autres elle
s’était senti avec lui des affinités inattendues. Elle savait
ce qu’on éprouvait à aimer ce qu’on ne devait pas aimer, à
renoncer à cet amour, à le trahir. Un sentiment de ce genre
était un fardeau – un poids si lourd qu’il pouvait pousser
quelqu’un à finir au fond du Capibaribe.
Elle avait fait preuve d’insouciance dans la conduite
de sa propre vie. Il lui tardait tellement de quitter sa
campagne qu’elle avait jeté son dévolu sur Degas sans
prendre le temps de l’évaluer, de prendre sa mesure. Par
la suite elle avait tenté de remédier aux effets malheu20
reux de sa précipitation. Mais certaines erreurs ne valent
pas la peine qu’on y remédie. Quand elle s’en était rendu
compte, Emilia avait enfin compris ce que tante Sofia
entendait par le mot audace.ÞLa minutie est à la portée de
n’importe quelle couturière. Novice ou chevronnée elle
peut prendre des mesures et dessiner un patron, mais la
rigueur ne garantit pas la réussite. Une couturière maladroite confectionne des vêtements défectueux, sans
essayer de dissimuler ses erreurs. Une bonne couturière
s’implique vraiment dans son ouvrage et passe des journées entières à essayer de le mener à bien. Une grande
couturière procède encore autrement. Elle a assez de
courage pour tout recommencer. Pour reconnaître qu’elle
s’est trompée, tout jeter et repartir à zéro.
Emilia laissa le portrait de Degas. Pieds nus, elle sortit
du hall et entra dans le patio bordé de fougères. Au
milieu, une fontaine représentant une créature mythique
– mi-cheval mi-poisson – crachait de l’eau par sa gueule
de cuivre. De l’autre côté de cette cour, se trouvait la
salle à manger dont les portes vitrées étaient ouvertes.
Les rideaux fermés frémissaient dans le vent léger. Derrière, Emilia entendit la voix sévère de Dona Dulce. Sa
belle-mère enjoignait une bonne de mettre le couvert
correctement. Le Dr Duarte grognait parce que son journal était en retard. De même qu’Emilia, il avait toujours
hâte de prendre connaissance des dernières nouvelles.
Sur le côté droit de la cour, des portes donnaient accès
au bureau du Dr Duarte. Emilia s’y dirigea d’un pas
rapide, en prenant garde de ne pas trébucher sur les jabotis. Ces tortues, vieilles de cinquante ans, traînaient toujours dans le patio. C’était un héritage familial venant du
grand-père de son mari. Les tortues étaient les seuls
animaux tolérés dans la maison des CoelhoÞ; elles passaient leur temps à se cogner contre les murs carrelés
de la cour, à se cacher parmi les fougères et à grignoter
les pelures de fruits que leur apportaient les bonnes.
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Emilia et Expedito aimaient bien les prendre quand il
n’y avait personne pour les voir. Elles étaient lourdes
et il fallait les soulever à deux mains. Chaque fois elles
agitaient frénétiquement leurs membres parcheminés et
lorsque Emilia tentait de leur caresser la tête, elles lui
mordillaient les doigts. Elle réussissait seulement à
toucher leur carapace, laquelle était épaisse et insensible, comme l’animal lui-même.
À la campagne, elle vivait entourée d’animaux. Il y
avait des lézards pendant les mois secs de l’été et des
crapauds en hiver. Il y avait des colibris, des mille-pattes
et des chats errants qui mendiaient du lait à la porte de la
cuisine. Tante Sofia élevait des poules et des chèvres,
mais comme elles étaient destinées à finir à la casserole,
Emilia préférait ne pas s’y attacher. En revanche elle
avait trois oiseaux dans une cage de bois. Chaque matin,
après leur avoir donné à manger, elle passait un doigt à
travers les barreaux et leur permettait de lui en picorer
l’extrémité, juste sous l’ongle. «ÞCes oiseaux ont été
capturés à l’aide d’un artifice, disait Luzia, chaque fois
qu’elle regardait sa sœur les nourrir. Tu devrais les relâcher.Þ» Luzia désapprouvait la façon dont on les avait
attrapésÞ: les gamins du village plaçaient un morceau de
melon ou de courge dans une cage, puis ils attendaient à
côté et refermaient la porte dès qu’un oiseau était entré.
Ensuite ils vendaient les pinsons à bec rouge et les
minuscules canaris au marché hebdomadaire. Si les
oiseaux en liberté, devenus méfiants, ne se laissaient
plus prendre, les enfants avaient recours à une autre tactique – une tactique qui ne ratait jamais. Ils attachaient
un oiseau domestiqué dans une cage pour faire croire à
ses congénères en liberté qu’il n’y avait aucun danger. À
son insu, un oiseau en attirait un autre.
Dans son bureau, le beau-père d’Emilia avait un corrupião aux ailes orange qu’il avait dressé à chanter le premier couplet de l’hymne national. C’était toujours le
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branle-bas de combat dans la cuisine des Coelho, où la
belle-mère d’Emilia donnait des directives à son armée de
bonnes en train de préparer des confitures, des fromages
et des pâtisseries. Mais en dépit de ce brouhaha, Emilia
parvenait quelquefois à entendre le corrupião entonner les
notes funèbres de l’hymne brésilien, ainsi qu’un spectre
lançant son appel depuis l’intérieur d’une maison.
L’oiseau se mit à pépier au moment où Emilia ouvrait la
porte du bureau. Il était enfermé dans une cage en laiton
posée au milieu de la pièce et entourée de graphiques
phrénologiques, d’une collection d’organes décolorés
marinant dans des bocaux en verre et d’une rangée de
crânes en porcelaine compartimentés en sections numérotées et classés par catégories. Emilia transpirait sous
les bras. Elle sentit une odeur aigre et se demanda si elle
provenait de la teinture de sa robe ou de sa propre sueur.
Le Dr Duarte ne permettait à personne – pas même aux
bonnes – de pénétrer dans son bureau sans y avoir été
invité. Si on la prenait sur le fait, Emilia prétendrait être
allée jeter un coup d’œil sur le corrupião. Sans même
accorder un regard à l’oiseau, elle s’approcha de la table
de travail du Dr Duarte, sur laquelle s’entassaient des
cartes de condoléances en attente d’une réponse. Il y
avait aussi des fiches où figuraient les mensurations crâniennes de tous les détenus de la prison de la ville, ainsi
que le brouillon de la conférence que le Dr Duarte devait
prononcer à la fin du mois. Certains mots étaient barrés
et la conclusion manquait encoreÞ; le Dr Duarte n’avait
toujours pas trouvé le spécimen parfait, la criminelle de
sexe féminin dont les mensurations crâniennes viendraient confirmer ses théories et mettre un point final à
sa démonstration. Emilia passa rapidement tous ces
papiers en revue. Elle ne vit rien qui ressemblât à un acte
de vente. Aucun formulaire de déclaration en douane,
aucun bordereau de chemin de fer, aucun papier officiel
témoignant de l’expédition au Brésil d’une cargaison
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exceptionnelle. Elle cherchait des mots écrits dans une
langue étrangère, sachant qu’il y en existait un qu’elle
identifierait à coup sûrÞ: Bergmann. C’était pareil en allemand et en portugais.
Elle ne trouva que des coupures de journaux. Elle en
avait toute une collection, elle aussi, enfermée à clé dans
son coffret à bijoux, à l’abri de la curiosité des bonnes.
Certains de ces articles étaient jaunis par des années
d’exposition à l’humidité de Recife. D’autres sentaient
encore l’encre. Dans tous il était question du cruel cangaceiro Antônio Teixeira – surnommé le Faucon parce qu’il
avait coutume d’arracher les yeux de ses victimes – et de
sa femme, la Couturière. Ce n’étaient pas des repris de
justice puisqu’on ne les avait encore jamais arrêtés. Ce
n’étaient pas des hors-la-loi, vu que l’arrière-pays n’avait
jamais connu de loi, jusqu’à récemment, en tout cas,
puisque le président Gomes s’efforçait maintenant de faire
régner la sienne. La définition du cangaceiro variait selon
la personne à qui on posait la question. Pour les métayers,
c’étaient des héros et des protecteurs. Pour les vaqueiros et les commerçants, c’étaient des voleurs et, pour
les filles de ferme, des cavaliers pour danser et des personnages romanesques. Pour les mères de ces filles,
c’étaient des démons, mais les enfants des écoles qui
jouaient souvent aux gendarmes et aux cangaceiros se battaient pour avoir le rôle de ces derniers, malgré les réprimandes des maîtres. Enfin, pour les colonels – les plus
gros propriétaires terriens du pays – les cangaceiros étaient
un fléau inévitable, tout comme la sécheresse qui anéantissait les récoltes de coton, ou la brucellose qui faisait des
ravages parmi le bétail. Les cangaceiros représentaient
une calamité que les colonels, leurs pères, leurs grandspères et leurs arrière-grands-pères étaient bien obligés de
supporter. Ils vivaient en nomades dans la brousse inhospitalière, volant des vaches et des chèvres, effectuant des
razzias dans les villages et exerçant des représailles contre
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leurs ennemis. C’étaient des hommes qu’on ne pouvait
soumettre par la peur ni dompter par le fouet.
Le Faucon et la Couturière représentaient une nouvelle race de cangaceiros. Ils savaient lire et écrire. Ils
envoyaient des télégrammes au Diario de Pernambuco
et même des lettres personnelles au gouverneur et au
président, lettres que la presse reproduisait. Ces missives
étaient rédigées sur un papier de lin luxueux, dont l’entête était gravé du sceau du bandit – un grand F.ÞLe Faucon y dénonçait le projet routier du gouvernement, la
Trans-Nordestino, et promettait de s’attaquer à tous les
chantiers de construction du sertão. Le Faucon se défendait d’être un vulgaire voleur de chèvresÞ; il était un
chef. Il proposait un partage de l’État du Pernambouc,
laissant la côte à la république et l’intérieur aux cangaceiros. Emilia examina l’écriture du Faucon. La graphie
ourlée était féminine, très semblable à celle du padre
Otto, le prêtre allemand immigré, directeur de l’école
primaire qu’elle avait fréquentée enfant, avec Luzia.
D’après la rumeur, la bande du Faucon comptait entre
vingt et cinquante hommes et femmes bien armés. La
femme qui tenait le premier rôle, la Couturière, était
connue pour sa brutalité, son adresse à manier le pistolet
et son aspect physique. Elle n’était pas jolie, mais tellement grande qu’elle dépassait la plupart des hommes.
Et puis elle avait un bras déformé, plié définitivement
au coude. Nul ne savait d’où lui venait ce surnom de
Couturière. Certains disaient qu’il était dû à la sûreté
de son tirÞ; la Couturière était capable de truffer un
homme de trous, exactement comme une machine à
coudre pique une pièce de tissu avec son aiguille.
D’autres prétendaient qu’elle savait réellement coudre et
que les cangaceiros lui étaient redevables de leurs uniformes chamarrés. Le Diario avait publié la seule
photo qu’on eût de la bandeÞ; Emilia l’avait découpée et cachée dans sa boîte à bijoux. Les cangaceiros
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portaient des vestes et des pantalons bien coupés. Leurs
couvre-chefs dont les bords fendus étaient relevés ressemblaient à une demi-lune. Tout ce qu’ils avaient
sur eux – depuis leur musette aux larges bretelles jusqu’à
la ceinture de munitions – étaient finement décoré
d’étoiles, de cercles et de divers autres symboles mystérieux. Leurs tenues étaient surchargées de broderies. La
bandoulière de cuir de leur fusil était cloutée et ouvragée. Emilia les trouvait magnifiques et ridicules à la
fois.
La dernière hypothèse concernant ce nom de Couturière était la seule à laquelle croyait EmiliaÞ: on appelait
cette grande femme infirme la Couturière parce qu’elle
maintenait la cohésion du groupe. Malgré la sécheresse
de l’année 1932, malgré les tentatives du président
Gomes pour les exterminer, malgré les récompenses
promises par l’Institut de criminologie en échange de
leurs têtes, les cangaceiros tenaient bon. Ils avaient
même accepté une femme dans leurs rangs. Beaucoup
attribuaient ce succès à la Couturière. Des bruits couraient – non corroborés mais persistants – que le Faucon
était mort. C’était donc la Couturière qui organisait
toutes les attaques contre la route. Elle qui écrivait les
lettres envoyées au président. Elle qui rédigeait les télégrammes portant le nom du Faucon. La majorité des
hommes politiques, des policiers et même le président
en personne estimaient que c’était impossible. La Couturière avait beau être grande, dure et perfide, elle n’en
était pas moins une femme.
Emilia fouilla parmi la dernière pile de papiers posés
sur le bureau de son beau-père. Les coupures de journaux collaient à ses mains moites. Elle les secoua pour
les en détacher. Si elle n’avait jamais compris l’attitude
de la Couturière, elle admirait son audace, sa force. Au
lendemain de la mort de Degas, elle regrettait bien de
ne pas lui ressembler.
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À l’intérieur de la maison, une cloche tinta. Le petit
déjeuner était servi. La belle-mère d’Emilia avait une
sonnette en cuivre posée à côté d’elle, dans la salle à
manger. Elle s’en servait pour appeler les domestiques
et avertir qu’il était l’heure de se mettre à table. La
clochette tinta pour la deuxième foisÞ: Dona Dulce
n’aimait pas les retardataires. Emilia remit les papiers
en place et sortit de la pièce.
Elle s’installa à sa place habituelle, tout au bout de la
table, loin des autres convives. Son beau-père, qui présidait, buvait son café à petites gorgées tout en dépliant son
journal. Sa belle-mère était assise du même côté, pâle et
raide, dans sa robe de deuil. Entre eux deux il y avait une
chaise vide au dossier recouvert d’un drap noir, la chaise
du mari d’Emilia. Devant étaient disposées des assiettes
et des tasses en porcelaine blanche et bleue, comme si
Dona Dulce s’attendait à voir revenir son fils. Emilia examinait ses couverts. Il y en avait tellement. Une cuillère
de taille moyenne pour remuer le café, une grande pour
la bouillie de maïs, une toute petite pour la confiture,
ainsi qu’un régiment de fourchettes pour les œufs et les
bananes frites. Dans les premiers temps de son installation chez les Coelho, elle ne savait pas quel ustensile correspondait à quoi. Elle n’osait pas non plus en
prendre un au hasard, à cause de sa belle-mère qui
l’épiait depuis l’autre bout de la table. À quoi bon toutes
ces complications, tout ce raffinement, dès le matinÞ? Au
début Emilia croyait que sa belle-mère cherchait simplement à la mettre dans l’embarras.
Emilia délaissa les œufs et la montagne de bouillie de
farine de maïs fumante trônant au centre de la table.
Elle commença à boire son café. Le Dr Duarte agita
son journal, le Diario de Pernambuco, en lui souriant
de toutes ses grosses dents jaunes.
«ÞRegardezÞ!Þ» s’écria-t-il. Le titre papillota devant
les yeux d’Emilia. Les cangaceirosÞenfin écrasésÞ! La
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Couturière et le Faucon auraient été abattus. Des têtes
ont été envoyées à Recife.
Emilia se leva et s’approcha de la chaise de son beaupère.
L’article disait que le président de la république ne
tolérerait pas que l’anarchie s’installe. Des troupes
avaient été envoyées dans l’intérieur du pays, équipées
d’une arme nouvelle, la mitrailleuse Bergmann, une
merveille de la technologie moderne, qui tirait cinq cents
coups à la minute. Elle était importée d’Allemagne par
la société Coelho et Fils, la société d’import-export
appartenant au célèbre criminologue, le Dr Duarte, et à
son fils Degas, récemment décédé. Les mitrailleuses
étaient arrivées plus tôt que prévu, sans que personne
n’en ait été informé.
Selon le compte rendu, les cangaceiros avaient pillé et
incendié un chantier de construction de la route, juste
avant l’embuscade. Ils avaient mis une localité à sac.
D’après des témoins – des métayers et l’accordéoniste
du village – les bandits avaient acheté une caisse d’eau
de toilette Fleur d’amour et distribué des pièces d’or aux
enfants, dans les rues. Les cangaceiros avaient assisté à
la messe et s’étaient confessés. Ensuite la Couturière et
le Faucon avaient emmené leur bande sur les rives du
São Francisco, dans le ranch d’un médecin. Après
avoir été un ami fidèle des cangaceiros, celui-ci s’était
rallié en secret au gouvernement et il avait envoyé un
télégramme à un régiment se trouvant à proximité pour
l’avertir de la présence du Faucon sur ses terres.
«ÞL’oiseau est dans le nidÞ», disait le message.
Les cangaceiros étaient installés dans une gorge asséchée quand l’armée avait donné l’assaut. Il faisait nuit
et les soldats auraient eu du mal à ajuster le tir. Mais
grâce aux nouvelles mitrailleuses Bergmann, il n’était
pas nécessaire de bien viser et ils avaient fait mouche
sans difficulté. Le lendemain matin, à l’aube, un
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vaqueiro qui menait paître son troupeau déclara avoir
vu plusieurs cangaceiros s’enfuir. Il affirmait qu’une
poignée d’individus – portant tous le chapeau de cuir
aux bords relevés en forme de demi-lune, caractéristique
des cangaceiros – avaient franchi la frontière de l’État en
traînant la patte. Mais à en croire les responsables de la
police, tous les bandits avaient été abattus et décapités,
même la Couturière.
Emilia, qui venait de finir de lire l’article, ne se rendit même pas compte que la tasse de porcelaine lui
échappait des mains et se brisait sur le carrelage. Elle
ne sentit pas le café brûlant éclabousser ses chevilles,
n’entendit pas sa belle-mère pousser un petit cri et lui
reprocher de ne pas savoir se tenirÞ; elle ne vit pas la
bonne se glisser sous la table de marbre veiné pour
ramasser les morceaux.
Elle se rua dans l’escalier pour monter dans sa
chambre – la dernière pièce au bout d’un couloir
moquetté qui sentait le moisi. La nurse était en train de
coiffer les cheveux humides d’Expedito, assis sur le
grand lit. Emilia la congédia et prit l’enfant dans ses
bras en le serrant contre elle.
Comme il se tortillait pour se libérer, elle le lâcha, puis
sortit un coffret de bois ciré de dessous son lit. Elle défit la
chaîne d’or pendue à son cou et, avec la petite clé en laiton qui y était accrochée, elle ouvrit la boîte. À l’intérieur
il y avait un tiroir recouvert de velours qui contenait seulement une bague et un collier de perles. Degas lui avait
offert le plus grand coffret à bijoux qu’il avait pu trouver,
en lui promettant de le remplir. Emilia retira le tiroir. Dessous, dans le logement destiné à recevoir des boucles
d’oreilles, des diadèmes ou de lourds bracelets, se trouvait
une liasse de coupures de presse, nouées avec un ruban
bleu. Dessous encore, il y avait une photo dans un cadre.
Deux petites filles côte à côte. Toutes deux vêtues d’une
robe blanche. Toutes deux tenant une Bible à la main.
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L’une d’elles souriait de toutes ses dents. Pourtant
l’expression de ses yeux ne s’accordait pas avec la gaieté
figée de sa bouche. Le regard trahissait une sorte d’attente
teintée d’inquiétude. L’autre fillette avait bougé et son
image était floue. Sauf à examiner son visage avec beaucoup d’attention, et à condition de déjà la connaître, il
aurait été impossible de dire qui elle était au juste.
Cette photo de communion, Emilia l’avait gardée contre
son cœur, pendant tout le voyage à cheval qu’elle avait
fait, après avoir quitté sa ville natale de Taquaritinga. Elle
l’avait tenue sur ses genoux jusqu’à Recife, dans le train
qui bringuebalait sur les rails. Arrivée chez les Coelho,
elle l’avait rangée dans sa boîte à bijoux, le seul endroit où
les bonnes avaient interdiction de fouiller.
Elle s’agenouilla devant la photo. L’enfant l’imita,
les mains jointes sur sa poitrine, ainsi que sa mère le lui
avait appris. Il la regardait fixement. Dans la lumière
du matin, ses yeux étaient moins foncés qu’ils semblaient parfois – le brun de l’iris était moucheté de vert.
Emilia inclina la tête.
Elle pria sainte Luzia, la patronne des yeux, celle
dont sa sœur portait le nom. Elle pria la Vierge, la
protectrice suprême des femmes. Et, avec une ferveur
encore plus intense, elle pria saint Expedito, celui qui
exauçait les vœux les plus fous.
Emilia avait abandonné bon nombre de ses croyances
naïves depuis qu’elle vivait dans cette maison – une
maison où son mari n’avait jamais été un mari, mais un
étranger qu’elle se souciait peu de mieux connaître, où
les bonnes n’étaient pas des bonnes mais les espionnes
de sa belle-mère, où les fruits n’étaient pas des fruits,
mais du bois, ciré et mort. Malgré tout elle continuait à
croire aux saints. Elle croyait dans leur pouvoir. Une
fois déjà, saint Expedito avait ramené sa sœur de chez
les morts. Il pouvait donc le faire encore.
Frances de Pontes Peebles
LA COUTURIÈRE
R O M A N
Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Martine Leroy-Battistelli
Flammarion
TEXTE INTÉGRAL
TITRE ORIGINAL
The Seamstress
© Frances de Pontes Peebles, 2008
ÉDITEUR ORIGINAL
HarperCollinsPublishers
ISBN 978-2-7578-1855-8
(ISBN 978-2-0812-1628-0, 1reÞpublication)
© Flammarion, 2009, pour la traduction française
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que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une
contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À toutes les femmes – vivantes
etÞmortes – de ma famille, de
grandes dames et des guerreiras.
Et à James, qui a toujours cru
enÞmoi.