Tribune - Ordre des Experts

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Tribune - Ordre des Experts
Tribune
Plaidoyer pour une réforme de
la participation des salariés aux
résultats de l’entreprise
Toufik Saada
La participation des salariés aux résultats de l’entreprise est un dispositif légal de redistribution du profit qui va bientôt fêter ses 50 ans. De véritables « pilules anti-participation »
ont été imaginées pour atténuer la portée du dispositif légal de redistribution. Mais depuis
quelques années, un phénomène beaucoup plus massif est en train de détruire tout l’édifice : l’optimisation fiscale. Certes la réserve spéciale de participation n’est pas la principale
cible de l’optimisation fiscale, mais sa baisse voire sa disparition procure un « effet de levier » non négligeable à la planification fiscale agressive. Cet article se propose de montrer
comment on peut manipuler les variables de la formule légale pour en limiter les effets.
La réserve spéciale de participation (RSP)
est calculée selon une formule précise :
(1/2 (B – 5% C) S/VA).
Sa philosophie est que les salariés ont droit à
une partie des « fruits de la croissance » dans
la limite de leur contribution à la création de
richesse (Salaire/Valeur Ajoutée), si l’entreprise est bénéficiaire et si ce bénéfice (B) permet d’assurer une rémunération correcte
(5 %) des capitaux propres (C).
Nous présenterons dans un premier temps,
les manipulations devenues « classiques »
de la formule de calcul de la RSP : elles
concernent le ratio S/VA et la structure
financière de l’entreprise. Puis nous exposerons les manipulations fiscales de la
formule. Enfin, nous essaierons de tirer les
enseignements de ces différentes formes
de manipulation pour suggérer quelques
pistes de réforme de la formule légale de
la RSP.
Nº 137 MAI 2014
Expert-comptable,
Membre de la
« Commission
CE » à l’Ordre
des ExpertsComptables Paris
Ile-de-France
Les manipulations non fiscales
de la Réserve spéciale de
participation
Prenons pour comprendre un cas pratique,
de la société PRIMA
Production vendue = 4 000 ;
Rémunération du personnel = 1 000
Charges sociales = 500
Consommations intermédiaires = 1 200
Résultat d’exploitation = 800 (après prise
en compte de 200 d’impôts et taxes et 300
de dotations)
Résultat après charges financières et impôt
sur les sociétés (au taux de 35 %) et avant
RSP = 494.
Par hypothèse, ce montant est égal au « bénéfice net d’impôt » servant de base au calcul
de la RSP. L’actif économique est constitué
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d’immobilisations (1 500) et de besoin en fond de roulement
BFR (500). Il est financé par des capitaux propres à hauteur
de 1 000 et par des dettes pour 1 000 (au taux de 4%).
Dans notre cas, la RSP de l’exercice s’obtient donc ainsi :
1/2 (494 - 5% x 1000) x 1000 / (4 000 - 1 200) = 79,3.
À partir de cette situation, examinons l’influence des différentes décisions de gestion sur le montant de RSP.
L’externalisation de la main d’œuvre
L’impact sur le montant global de la RSP
Supposons, par mesure de simplification, que le coût horaire de l’intérim est identique à celui du personnel salarié.
Tableau évolution de la RSP en fonction du niveau d’externalisation de la main d’œuvre
L’externalisation de la main d’œuvre produit donc des effets contradictoires sur la RSP : elle réduit le montant de
la prime globale, mais elle profite aux salariés en place qui
voient leur prime moyenne augmenter.
Des fonds propres excédentaires
Pour des raisons difficiles à expliquer sur un plan strictement financier (le coût des fonds propres étant supérieur à celui de la dette), l’entreprise peut présenter des
fonds propres parfois largement supérieurs à l’endettement financier. Mais utilisée de façon isolée, cette « pilule anti-participation » a des effets limités sur le montant de RSP. Ainsi, dans le cas de l’entreprise PRIMA, si
on fait l’hypothèse d’un financement intégral de l’actif
économique par des capitaux propres, le montant de
la RSP diminue de 5 % par rapport à la situation de
départ.
Des capitaux propres
excédentaires qui
s’accompagnent d’un
surdimensionnement des
capitaux investis
Plus le recours à l’intérim s’intensifie, plus élevé sera le taux
de baisse de la RSP. La substitution de l’intérim au personnel salarié (à coût horaire identique) modifie le ratio S/VA
mais pas les autres indicateurs de performance du compte
de résultat ni le résultat fiscal.
L’impact sur la prime unitaire moyenne
Si on poursuit la simulation, en considérant que le taux d’externalisation des frais
de personnel s’accompagne d’une réduction proportionnelle
des effectifs salariés,
on obtient les résultats suivants en ce qui
concerne le montant
de la prime unitaire moyenne (hypothèse d’un effectif de départ de 100 personnes).
Cette situation doit être clairement distinguée de la précédente car, ici, à l’excédent de fonds propres s’ajoutent
des capitaux propres justifiés par exemple par le portage
de titres de participation ou qui trouvent leur origine dans
la non-remontée des bénéfices au groupe.
Scénarios de surdimensionnement des capitaux investis
par PRIMA
Par hypothèse, l’actif financier à l’origine du surdimensionnement des capitaux investis procure un rendement avant impôt de 4 %, imposable au taux de l’IS de droit
commun.
Examinons l’impact sur le montant de RSP :
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Cette fois, l’impact sur la RSP est plus significatif que précédemment. On retrouve là une des faiblesses conceptuelles de la formule légale de la RSP pointée dès le départ. En effet, cette formule n’est pas « immunisée »
contre ce type de montage financier. De plus, l’impact sur
la RSP peut, en réalité, être beaucoup plus important que
les chiffres reportés dans le tableau ci-dessus si on part
de l’hypothèse que l’actif financier est représenté par des
titres de participation éligibles au régime fiscal mère-fille.
L’impact cumulé de l’externalisation du
personnel, des capitaux propres excédentaires
et du surdimensionnement des capitaux
investis
Lorsque l’on cumule les effets des trois décisions de gestion ci-dessus, on aboutit à une réduction de 45 % du
montant de la RSP, dans le scénario le plus agressif.
L’impact de l’ensemble de ces décisions sur la prime unitaire
est là aussi positif, mais moins prononcé que dans le cas où
l’on actionne uniquement l’externalisation du personnel. L’effet négatif sur la prime unitaire de l’excédent des fonds propres
et du surdimensionnement des capitaux investis atténue l’effet positif de l’externalisation du personnel : l’entreprise tire
davantage profit de cette situation que les salariés en place,
dont la prime moyenne n’augmente pas de façon significative.
Toutes ces manipulations ont pour point commun de ne
pas toucher directement la variable « bénéfice » de la
formule de calcul de la RSP. Avec l’optimisation fiscale, la
réduction de la RSP va être plus massive car la formule est
attaquée dans son cœur : le bénéfice fiscal.
tonomie, qui est habituellement reconnue aux personnes
morales. Le pouvoir de décision stratégique et même
opérationnel est transféré à une holding établie dans un
pays à fiscalité faible. Et les établissements opérationnels
français sont transformés en « façonnier » pour les usines
et en « distributeur à risque limité » pour les filiales de
commercialisation. Dans ce schéma, les usines ne réalisent plus de chiffre d’affaire mais du « travail à façon » :
elles sont rémunérées par le groupe selon une formule de
prix de transfert « cost + x % ». Elles ne livrent plus directement les clients mais la holding qui à son tour va livrer
les entités de commercialisation, lesquelles vont facturer
le client final avec faible marge, compte tenu de leur statut de « distributeur à risque limité ». Au final, le niveau
du bénéfice d’exploitation, donc du bénéfice fiscal, est divisé par 3 ou 4 par rapport à son niveau historique. Dans
les entreprises du numérique, le montage est encore plus
agressif puisque c’est la quasi-totalité du chiffre d’affaires
réalisé en France
qui est rétrocédée au groupe en
vertu d’un contrat
de type « commissionnaire ». Il
n’est pas rare que
le résultat fiscal
devienne déficitaire, alors même que le groupe d’appartenance affiche un taux de marge nette consolidée à deux
chiffres !
Quelques pistes de réforme de la formule
de calcul de la RSP
Il ne s’agit pas de s’immiscer dans la gestion de l’entreprise, mais de mettre en échec les dérives qui ont eu pour
effet de faire disparaître la participation dans de nombreuses entreprises.
Pour lutter contre les manipulations non fiscales
L’externalisation du personnel
Les manipulations fiscales de la réserve
spéciale de participation
Au cours de ces dernières années, l’organisation des entreprises n’a cessé d’évoluer. Grâce à des montages juridiques très agressifs sur le plan fiscal, les activités sont
découpées dans des structures juridiques distinctes (Holdings, R&D, production, …) sur des périmètres géographiquement éclatés. Cette construction juridique couplée à
une politique de prix de transfert optimale aboutit à une
déconnexion presque parfaite entre le(s) lieu(x) de localisation des bénéfices.
En substance, la réorganisation juridique consiste à déposséder la filiale française de tous les attributs de l’au-
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Une solution radicale consisterait à neutraliser les effets
de l’externalisation du personnel pour le calcul du ratio
« salaires / valeur ajoutée », c’est-à-dire de corriger le numérateur de ce ratio par la prise en compte des frais de
personnel externalisés. On pourrait également exclure les
frais de personnel extérieur de la déductibilité fiscale du
bénéfice servant de base au calcul de la RSP.
Une solution moins pénalisante consisterait à moduler le coefficient de la formule légale (le fameux ½) en
fonction du niveau d’externalisation du personnel ou de
n’admettre en déduction du bénéfice fiscal de l’exercice
suivant qu’un pourcentage variable de la RSP, en fonction
du niveau d’externalisation du personnel.
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Les fonds propres excédentaires et le
surdimensionnement des capitaux investis
soit financièrement supportable par l’entreprise tout en
assurant une redistribution équitable aux salariés.
À l’évidence, les capitaux non nécessaires à l’exploitation
doivent être exclus des fonds propres. Cela concerne aussi bien les compte-courant de trésorerie que les titres de
participation. La question peut également se poser pour
les actifs inscrits dans les comptes mais non affectés à
l’exploitation. Pratiquement, on pourrait substituer aux
capitaux propres dans la formule légale le montant des
immobilisations majorées du BFR d’exploitation. Cette
substitution éviterait, en outre, à la RSP de dépendre des
décisions affectant la structure financière de l’entreprise.
Pour lutter contre l’optimisation fiscale
À court terme : réformer la formule de calcul de la RSP
L’optimisation fiscale consiste d’abord à découper de façon
artificielle la chaine de valeur. Il est donc nécessaire si l’on
veut lutter efficacement contre les effets de l’optimisation
fiscale (sur l’impôt et la RSP) de redéfinir le périmètre pertinent d’évaluation de la performance. Face au «saucissonnage juridique» du groupe en une multitude de filiales dont
certaines ne correspondent à aucune réalité économique,
il est nécessaire d’adopter une approche unitaire de la
création de richesse au niveau du groupe et d’identifier les
bonnes clés de répartition permettant de ventiler la performance globale du groupe entre les différentes entités nationales qui le composent (CA, effectifs salariés, charges de
personnel, actifs corporels et incorporels utilisés, …).
Neutraliser complètement les effets néfastes de l’optimisation fiscale sur la participation des salariés est quasiment impossible, dans le cadre de la réglementation
fiscale nationale actuelle. Substituer au résultat fiscal
une notion de résultat comptable (résultat d’exploitation, courant ou net) n’est guère plus efficace puisque les
mêmes causes produisent les mêmes effets : les montages
fiscaux optimisants associés à des prix de transfert ad hoc
impactent tout autant le bénéfice comptable que le bénéfice fiscal. Il faudrait « remonter » le plus haut possible
dans le compte de résultat pour identifier un indicateur de
performance à l’abri de l’optimisation fiscale. Tâche quasiment impossible là encore. En effet, les montages fiscaux
optimisants affectent même le montant du CA.
La solution la plus efficace est de neutraliser tous les flux
intra-groupe. Il conviendrait alors de calibrer l’ensemble
des variables de la formule de calcul de la RSP pour qu’elle
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À moyen terme : repenser la formule sur d’autres bases
La référence au bénéfice fiscal local, comme critère déclencheur de la participation n’est plus opérationnelle dans le
contexte actuel. Il est à notre sens plus pertinent de réfléchir à une formule de calcul de la RSP basée sur les comptes
consolidés du groupe : marge brute, résultat opérationnel,
résultat avant impôt. Ceux-ci sont certes manipulables mais
ils sont immunisés contre la planification fiscale agressive.
Dans cette approche, le problème le plus difficile sans doute,
sera de déterminer les éléments d’appréciation de la contribution de chaque pays au résultat consolidé du groupe. Les
critères potentiellement pertinents ne manquent pas (capitaux investis, CA, effectifs, frais de R&D …). Le problème est
de les combiner de manière efficiente.
Conclusion : les manipulations non fiscales de la RSP sont
relativement aisées à mettre en échec à partir d’une évolution de la réglementation nationale. En revanche, les manipulations fiscales de la RSP nécessitent une réforme de fond
importante des règles d’imposition des sociétés multinationales. L’optimisation est, en effet, le résultat des lacunes des
réglementations fiscales nationales et de l’absence de cadre
fiscal international unifié. Le droit fiscal international repose,
aujourd’hui, uniquement sur les conventions fiscales bilatérales régissant les rapports entre Etats. Or, ces conventions
sont faciles à contourner en l’absence de « cadre conceptuel
commun » ou de « principes fiscaux généralement admis » à
l’instar de ce qui existe au niveau comptable.
Pour mettre en échec les stratégies d’optimisation fiscale
mises en œuvre par les grands groupes, on a besoin :
• d’une « théorie de l’entité fiscale » permettant d’établir les principes d’imposition du groupe dans son ensemble et de la répartition de la charge globale d’impôt
entre les différentes entités du groupe.
• d’un principe substance over form en droit fiscal pour
déconstruire les montages juridiques motivés par l’optimisation fiscale.
• d’un droit des groupes qui soit adapté à la réalité économique d’aujourd’hui (globalisation, économie immatérielle).
Pour en savoir plus :
Ordre des experts-comptables région Paris Ile-de-France
www.oec-paris.fr / espace secteur « Comités d’entreprise »
Tél. 01 55 04 31 27
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Nº 137 MAI 2014

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