L`identité passe à tabLe - Centre de documentation
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L`identité passe à tabLe - Centre de documentation
FENF_book_150x230_01_140.indd 1 10/10/12 06:35 FENF_book_150x230_01_140.indd 2 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… Pascal ORY Entretiens sur le passé, le présent et l’avenir gastronomiques de l’humanité en général et de la France en particulier FENF_book_150x230_01_140.indd 3 10/10/12 06:35 © Fondation d’entreprise Nestlé France 21, rue Balzac, 75008 PARIS Cet ouvrage peut être obtenu gratuitement soit en le téléchargeant à partir du site de la Fondation (www.fondation.nestle.fr), soit en le commandant directement, par mail ou courrier, au service de presse de la Fondation. FENF_book_150x230_01_140.indd 4 10/10/12 06:35 FENF_book_150x230_01_140.indd 5 10/10/12 06:35 FENF_book_150x230_01_140.indd 6 10/10/12 06:35 Ce livre est le fruit d’entretiens menés avec l’auteur par Monique Nemer, assistée de Pascale Nemer. Le texte de Pascal Ory est entièrement son œuvre. FENF_book_150x230_01_140.indd 7 10/10/12 06:35 FENF_book_150x230_01_140.indd 8 10/10/12 06:35 Pascal Ory Bio-bibliographie Pascal Ory est professeur d’histoire à la Sorbonne (Paris 1). Il enseigne aussi à Sciences Po Paris (École de journalisme) et à INAsup, École supérieure de l’INA. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages traitant de l’histoire culturelle (dont le « Que sais-je ? » sur L’Histoire culturelle, PUF, troisième édition, 2011) et de l’histoire politique des sociétés modernes. Deux de ses principaux axes de recherche portent sur l’histoire de l’identité nationale et sur l’histoire du corps. Dans ces deux domaines, on peut citer : •Une nation pour mémoire. Trois jubilés révolution naires, 1889, 1939, 1989 (Presses de la FNSP, 1992), •Le discours gastronomique français, des origines à nos jours (Gallimard, 1999), • L’invention du bronzage. Essai d’une histoire culturelle (Complexe, 2008). On notera aussi sa participation à l’Histoire du corps (Le Seuil, 2006) et à l’Histoire de la virilité (Le Seuil, 2011). FENF_book_150x230_01_140.indd 9 10/10/12 06:35 Il a également publié l’édition scientifique des Souvenirs culinaires d’Auguste Escoffier (Mercure de France, collection « Le Temps retrouvé », 2011). Membre du conseil scientifique de l’Institut Européen d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation (IEHCA), qu’il a présidé jusqu’en 2012, il a participé à l’établissement du dossier qui a conduit, en 2010, à l’inscription par l’UNESCO du « Repas gastronomique des Français » sur la « liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité ». Il est également membre du Comité d’Experts de la Fondation Nestlé France. FENF_book_150x230_01_140.indd 10 10/10/12 06:35 FENF_book_150x230_01_140.indd 11 10/10/12 06:35 FENF_book_150x230_01_140.indd 12 10/10/12 06:35 « L’identité passe à table »… Sous une autre signature, une autre couverture aussi, on s’attendrait à des investigations policières, des révélations, des aveux… Mais si cette identité-là « passe à table », c’est au sens propre, puisque la table est le lieu où elle se révèle, s’exprime et, peut-être, en ce début de XXIème siècle, se transforme. Car il s’agit évidemment de l’identité alimentaire française, de sa spécificité, des turbulences sociologiques qu’elle a traversées, des modalités de ses permanences et de ses mutations. Pour autant, un historien est bien un enquêteur, qui relie documents, indices et preuves, analyse les faux semblants, voire les affabulations – la « tradition gastronomique française » n’en est pas avare, de la « poule au pot » d’Henri IV au « treize desserts » des noëls provençaux – et surtout s’interroge sur leur sens. Dans les entretiens qui suivent, Pascal Ory examine, facette après facette, ce « modèle alimentaire français » qui est peut-être un des « marqueurs » le plus unanimement reconnu – les sondages en témoignent – de notre identité nationale, et il en décrit les évolutions en le confrontant à certains de ses homologues étrangers. FENF_book_150x230_01_140.indd 13 10/10/12 06:35 14 FONDATION NESTLÉ FRANCE Nulle volonté apologétique dans ces descriptions et, surtout, nul désir de statufier une identité alimentaire dont, on le verra, une des principales vertus est précisément son aptitude à prendre en compte les grands mouvements historiques – particulièrement issus de la révolution de 1789 – à intégrer, dans une démarche constante d’acculturation, les singularités de telle ou telle communauté, classe sociale ou région, sans pour autant abandonner un certain nombre de traits fondamentaux. C’est précisément ce constat qui a conduit l’UNESCO à classer en 2010, comme on le sait, « le repas gastronomique des Français » au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Dans ce cheminement, qu’explore avec autant de perspicacité, d’érudition que d’humour Pascal Ory, pas question de prendre cette « reconnaissance » comme un terme, voire un terminus. Bien au contraire. La place demeure grande pour l’inventivité, la création. En un mot, pour la constante revisitation d’une «pratique coutumière», pour reprendre les termes de l’UNESCO, qui n’entend nullement méconnaître les enseignements de la recherche en matière de « bons comportements alimentaires », mais qui se sait aussi fondamentalement constitutive du « plaisir de vivre ensemble » et qui n’entend pas – hier, aujourd’hui, demain – brader une valeur clé de son identité. Retour vers le futur… Monique Nemer FENF_book_150x230_01_140.indd 14 10/10/12 06:35 FENF_book_150x230_01_140.indd 15 10/10/12 06:35 FENF_book_150x230_01_140.indd 16 10/10/12 06:35 Chapitre I Le jour où les Français furent classés par l’UNESCO Monique Nemer : On vient de le rappeler, le 16 novembre 2010, à Nairobi, le Comité intergouvernemental de l’UNESCO a annoncé l’inscription du « repas gastronomique des Français » sur la liste représentative du patrimoine immatériel de l’humanité. On a applaudi à cette reconnaissance d’un fait culturel auquel les Français sont très attachés. On a aussi parfois ironisé – n’allaiton pas vers une muséification passéiste de notre gastronomie, peu conforme aux élans inventifs de ce début de XXIème siècle ? Et surtout, beaucoup sont restés perplexes, ce qui a donné lieu à certains malentendus… Qu’avait-on « classé », au juste ? Des produits – on a entendu parler du foie gras… Des recettes ? Ou des comportements ? La question n’est pas anodine puisque, peu ou prou, la définition élaborée par l’UNESCO jouera comme référence globale en termes d’identité… FENF_book_150x230_01_140.indd 17 10/10/12 06:35 18 FONDATION NESTLÉ FRANCE Pascal Ory : Comme toujours dans ces décisions solennelles – et on doit tenir compte du fait qu’il s’agit d’une décision prise à l’échelle mondiale : au fond, il n’y a pas de plus haute échelle… –, il s’agit d’abord, pour y voir clair, de s’entendre sur les mots ou, à tout le moins, de les éclairer. Les deux principaux sont deux épithètes : « immatériel » et « gastronomique », accolées à deux substantifs : « patrimoine » et celui vers lequel nous convergerons sans doute au cours de ces entretiens : « repas ». Qui n’est par forcément le plus simple à définir… Commençons par le binôme le plus problématique, du moins en apparence : « patrimoine immatériel ». Dans l’usage courant, un « patrimoine », qu’il soit personnel ou national, renvoie à des objets – terres, édifices, monuments, collections. Bref, à du « matériel », même si la valeur qui leur est attachée, particulièrement en art, peut être immatérielle. J’avoue que, s’agissant du repas le concept me déconcerte un peu… Reconstituer le cheminement intellectuel qui a abouti à cette notion n’est pas sans intérêt, en soi et pour la suite de ce que je veux dire. Le concept est, pour simplifier, d’essence japonaise – le pays qui a inventé non pas l’idée (ce serait plutôt la France, du vivant de Voltaire, idole des Lumières…) mais l’institution du « trésor national vivant ». Traduisons : il s’agit de personnes reconnues par FENF_book_150x230_01_140.indd 18 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 19 l’autorité publique, et protégées conséquemment, pour l’exceptionnelle qualité de leur savoir pratique. Lequel, sans cette protection, et surtout la transmission qu’elle permet, risquerait de disparaître « corps et biens ». Cette démarche, assez conforme à un mode de pensée extrêmeoriental, est, pour moi, à mettre en relation avec le trauma redoublé de l’histoire japonaise moderne : l’ouverture forcée à l’étranger, qui a conduit à la stratégie du Meiji, et puis la défaite de 1945 – aggravée par Hiroshima –, qui, elle, a conduit à la stratégie du développement économique, l’une et l’autre bien propres à troubler le rapport de cette culture, jusque là très autocentrée, à ses traditions, à la fois canonisées à l’extrême et sérieusement provoquées par la modernité extérieure. Le plus intéressant est cependant dans la suite des événements, quand cette démarche a rencontré au niveau international, c’est-à-dire dans l’enceinte de l’UNESCO, le soutien des pays de ce qu’on n’ose plus appeler le Tiersmonde – en fait, c’est aujourd’hui le « Second monde », celui des dominés, par les Brics « émergents » comme par l’Occident. Ces pays-là, ces cultures-là ont fait remarquer au « Premier monde » qu’eux n’avaient guère de monuments matériels à proposer au classement du Patrimoine mondial de l’UNESCO – un classement lui-même institué en 1972, sur le modèle du classement français, inauguré en 1840. Mais qu’en revanche, ils étaient tout à fait capables d’aligner des pratiques originales, rigoureusement réglées et identitaires : telle danse, tel exercice physique, telle modalité de chant… FENF_book_150x230_01_140.indd 19 10/10/12 06:35 20 FONDATION NESTLÉ FRANCE Je comprends l’itinéraire, et d’ailleurs son importance géopolitique. Mais cela ne m’éclaire pas sur le sens d’ « immatériel ». Dans ces pratiques, il se glisse bien du « matériel » – des corps en mouvement, des ornements, des instruments, qui sont indissociables des pratiques en question… Le repas va nous permettre de préciser. Le modèle français intègre – et le texte officiel, proposé par la France et adopté par l’UNESCO, en parle explicitement – les « arts de la table » (vaisselle, cristallerie, textile,..). La cuisine elle-même intègre des appareillages, du four préhistorique aux émulsionneuses contemporaines, en passant par la casserole ou la cocotte-minute. Et puis, quoi de plus « matériel » qu’une carotte ou une côte de bœuf ? Seulement voilà : toutes ces matières-là ne sont rien sans la manière. Quand vous visitez aujourd’hui, dans un château ou un monastère, une cuisine vieille de plusieurs siècles, avec ses immenses cheminées, ses grandes marmites et ses broches mécaniques, il vous manque l’essentiel : leur mise en œuvre – et, de surcroît, sur des produits d’époque, par et pour des corps d’époque, nourris, éduqués et catéchisés d’une certaine façon, très éloignée de la nôtre. Cuisiner est une pratique. L’ancien régime parle – et nous avons conservé l’expression, à défaut de toujours la bien comprendre – d’ « art culinaire », au sens ancien du mot « art », dont la modernité a un peu oublié qu’il signifiait « manière de faire », « technique » (en grec, « art » est rendu par le mot « tekhnè »). FENF_book_150x230_01_140.indd 20 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 21 Bref, l’UNESCO a admis, à partir de 2003, qu’on pouvait inscrire à l’inventaire du patrimoine immatériel de l’humanité – il faut prendre ce dernier terme très au sérieux : c’est une reconnaissance et un engagement de toute la communauté humaine – non seulement la cathédrale de Chartres ou le Taj Mahal mais le flamenco ou le kabuki. Dès lors, les demandes de classement se sont multipliées. On en comptait deux cent trente deux à la fin de 2011 et, à Nairobi, le repas gastronomique des Français s’est retrouvé classé aux côtés de quarante-six autres pratiques sociales, présentées comme coutumières, allant de la lutte à l’huile de Kirkpinar à l’Opéra de Pékin. La France était également impliquée dans trois autres demandes, le point d’Alençon, le compagnonnage et la fauconnerie – pour celle-ci aux côtés, entre autres et au premier chef, de l’Arabie saoudite. Au reste, dans cette liste de novembre 2010, figurent plusieurs pratiques culinaires, comme celle du pain d’épices de Croatie du Nord. Justement, la France aurait pu proposer le classement de la bouillabaisse ou de la tarte Tatin… Ou du couscous, supposé être devenu un plat identitaire français – j’y reviendrai… Mais c’est que, justement, il s’agissait, d’une part de ne pas choisir entre mille recettes, de l’autre de faire reconnaître une caractéristique plus remarquable, et nous touchons là à l’essentiel de ce qui va suivre : l’importance accordée par la nation française aux pratiques touchant au manger et au boire. Un exemple : le FENF_book_150x230_01_140.indd 21 10/10/12 06:35 22 FONDATION NESTLÉ FRANCE texte du classement ne dit pas qu’il faut accompagner le poisson par du vin blanc. Il dit simplement que la question de l’accord des mets et des vins structure le repas gastronomique des Français. Signalons tout de suite que d’autres pays ou d’autres régions ont développé au même moment une stratégie analogue. Le Pérou bataille depuis quelques années pour faire reconnaître – ce qui est déjà en bonne voie à l’échelle latino-américaine – l’exceptionnelle diversité de sa cuisine, fondée sur un très grand étagement climatique. Le Mexique, sans plus tarder, a fait classer, sous le vocable du « Paradigme de Michoacan », sa cuisine traditionnelle. Une autre stratégie globale – et, de surcroît, internationale (Grèce/Italie/Espagne/Maroc) – a, de même, conduit à la présence dans le classement de 2010 de la « diète méditerranéenne » : autre vaste problème, car cette notion est une invention récente et très discutée. Contentons-nous du problème, déjà assez vaste, de l’identité alimentaire française. D’autant que le texte officiel est assez vague… Vous avez cité l’expression « l’accord des mets et des vins »… On conçoit bien qu’il aurait été impossible, pour mille raisons, d’assigner tel vin à tel mets (et d’ailleurs pourquoi un vin ? Jean-Robert Pitte1, aux dernières Assises de la Fondation, se demandait à juste titre ce qu’il en était des bières…). Demeure que l’expression autorise à peu près tout. J’ai lu un certain 1 Actes des Assises de la Fondation Nestlé France 2011. FENF_book_150x230_01_140.indd 22 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 23 nombre de définitions de ces « classements » : beaucoup sont infiniment plus « prescriptives »… C’est souvent moins vague que général, mais l’enjeu de cette généralisation n’est pas anodin. Il ne s’agissait pas, par exemple, de faire enregistrer la recette du « vrai » pain d’épices de Croatie du Nord – le vrai, l’authentique : des notions sur lesquelles on reviendra aussi – mais un ensemble complexe d’objets, de gestes et de paroles mis en œuvre par un groupe. Dans le cas du repas gastronomique des Français, le groupe défini est la communauté nationale française. On est donc dans l’anthropologie. Voyons-y un signe des temps. J’ai beaucoup travaillé sur l’histoire de la notion de « culture », depuis sa cristallisation au Siècle des Lumières sous le vocable français de « civilisation » jusqu’à son usage élargi d’aujourd’hui. Pour simplifier, on est passé d’une conception hiérarchique, masculine et occidento-centrée, où la culture est savante, identifiable à un stock de connaissances traduisible en termes de jugement de valeur, à une conception reprise à l’anthropologie, principalement anglo-américaine (depuis Edward Tylor) et secondairement française (depuis LévyBruhl, qui focalise sur les « mentalités », repris par Lucien Febvre et l’École des Annales). Sans doute faut-il y voir, entre autre, l’effet de la progression de la souveraineté populaire, même manipulée par les populismes modernes. Au reste, la promotion de la notion de culture a été portée, dans la première moitié du XXème siècle, par le mouvement ouvrier. La culture est dès lors l’ensemble des représentations – donc des pratiques qui FENF_book_150x230_01_140.indd 23 10/10/12 06:35 24 FONDATION NESTLÉ FRANCE en découlent – propres à un groupe, qui à la fois les constituent et les instituent. L’invention puis la valorisation de concepts comme « culture populaire », « culture de masse » ou « industries culturelles » sont autant de signes de cette évolution. Celui de patrimoine immatériel en est un de plus. C’est pour cette raison qu’il était, d’emblée, totalement exclu que les cuisiniers professionnels participent à la candidature : jamais l’UNESCO n’aurait classé une activité incluant une dimension commerciale. Elle devait sourdre du génie d’un peuple... Moyennant quoi, les « chefs » ont été nombreux à saluer le classement et ce sont eux que les médias ont mis en avant – puisque le « people » est, paradoxalement, ce qu’il y a de plus élitiste. Pour comprendre l’étendue des enjeux, le mieux serait sans doute de se reporter au texte officiel de classement2… Retenons en, pour l’instant et pour notre propos, la première et la dernière phrases – toujours stratégiques, dans de tels textes, car elles sont calculées au millimètre : « Le repas gastronomique des Français est une pratique sociale coutumière », « Il constitue un repère identitaire important et procure un sentiment de continuité et d’appartenance. » Bref, et c’est capital : ce jour-là, c’est l’ensemble des Français qui ont été classés à l’Inventaire du patrimoine de l’humanité. Ils ne s’en sont pas vraiment rendu compte, mais c’est un fait. 2 On le trouvera en annexe. FENF_book_150x230_01_140.indd 24 10/10/12 06:35 Chapitre II Où il est question d’identité, et qu’on n’en a pas honte On l’a dit, le classement UNESCO a suscité plus d’une polémique. La plus vive a repris la thématique bien connue de l’« arrogance française ». Elle a été portée par certains commentateurs étrangers mais aussi français. Par delà son caractère convenu, elle touchait du doigt une question centrale : celle de l’identité nationale, en l’occurrence telle que les pratiques de table l’exprimeraient. Sous ses connotations apparemment festives dans ce contexte de bien boire et bien manger, la question est épineuse et comporte beaucoup d’enjeux qu’on pourrait qualifier, au sens large du terme, de politiques… De toutes les façons, la France est loin d’être la seule à raisonner ainsi. Pour se limiter à l’arène de l’UNESCO, le Mexique, avec le « Paradigme de Michoacan », cherche à se situer non seulement dans le temps par rapport à FENF_book_150x230_01_140.indd 25 10/10/12 06:35 26 FONDATION NESTLÉ FRANCE ses origines indiennes et hispaniques mais aussi, dans l’espace, par rapport aux États-unis… Certes, mais en nos temps de mondialisation, la revendication identitaire nationale peut paraître à la fois arrogante, effectivement, et désuète. Et pourtant, il est vrai que ce sentiment identitaire existe. Comment pourrait-on le définir ? On pourrait partir de l’étymologie du symbole. Le symbolon, chez nos ancêtres (symboliques…) grecs, c’est ce qui, « conjoint », est le signe de reconnaissance. La poterie cassée dont les morceaux, assemblés, manifestent matériellement l’appartenance de ses détenteurs à la même collectivité immatérielle : chaque individu, porteur de son petit morceau de poterie, se découvre, quand « il recolle les morceaux », faisant partie du même ensemble. « Identité » : le mot et la notion ont de quoi fasciner, par leur réversibilité. L’identité, c’est à la fois ce qui définit l’individu dans ce qu’il a de singulier, voire d’unique – ce que répertorie sa « carte d’identité » – mais, en même temps, l’identité signale le « pareil à un autre », l’identique. Il y a donc une forme de tension à l’intérieur même du concept d’identité… On ne perçoit jamais son identité que par rapport à autrui. Pour être « identifié », il faut être au moins deux. FENF_book_150x230_01_140.indd 26 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 27 C’est d’ailleurs toute la problématique de l’autisme. Et puisque l’identité dont nous parlons ici est l’identité collective, l’ambiguïté du concept est à son comble. La clé est pourtant simple : un groupe (et il n’y a aucune raison de ne penser ici qu’au groupe national, cela vaut pour tous les groupes identifiés en eux-mêmes et par rapport aux autres : religieux, politiques, économiques, sexuels, etc.) ne se constitue qu’autant qu’il se distingue. Le groupe se rassemble (pour un mariage, une messe, un meeting, un match, un pogrom,…) et, par là même, il manifeste à soi-même et aux autres son existence et son unité, serait-elle temporaire, épisodique ou éphémère. À ce stade, disons seulement que, de même qu’un plat – la métaphore s’impose – est composé d’ingrédients et d’une manière de faire, une collectivité est faite de la réunion d’éléments spécifiques « dans un certain ordre assemblés » comme disait le peintre Maurice Denis pour définir, « élémentairement », un tableau. En France, juridiquement, l’identité – ou plus exactement, d’ailleurs, la nationalité – associe droit du sang et droit du sol. Cela donne des pistes intéressantes, pas simplement par métaphore. Gilles Kepel terminait un article autour de la viande halal par ces mots: « Cela ouvre un débat à large spectre, depuis les règles de l’intime jusqu’à celles de la socialisation dans la cité, raturant ainsi la narration de notre grand roman national laïc, où les voies principales de l’intégration passaient par la table et le lit ». Le lit conduit au « droit du sang » FENF_book_150x230_01_140.indd 27 10/10/12 06:35 28 FONDATION NESTLÉ FRANCE et l’alimentation, par le biais des produits spécifiques du terroir, renvoie, d’une certaine manière, au droit du sol… « Dis moi ce que tu manges et je te dirai d’où tu es... » Mais c’est une digression… Poursuivons l’analyse des termes, donc des concepts. Posons que tout groupe, pour faire société, a besoin de recourir à des signes d’identité. L’histoire d’un groupe est, d’abord, celle des circonstances dans lesquelles il a manifesté son identité : son nom (généralement tautologique et valorisant : les Hommes, le Peuple, les Libres, les Aigles,…), sa langue, son culte (le mot « religion » renvoie, tout simplement, au respect de certains rites), sa structure familiale, son mode de gouvernement, ses pratiques de vie quotidienne, à commencer par les trois qui sont élémentaires pour la survie physique du groupe : modes d’habitation, modes de vêtement, modes d’alimentation… À ce stade, levons une hypothèque : il ne s’agit aucunement de nier la dimension individuelle. Toutes les théories affirmant péremptoirement que les sociétés dites « traditionnelles » – il vaudrait mieux dire : « anciennes » – ignorent l’individu, noyé dans le communautaire, voire dans le « holisme » (concept forgé par un homme politique afrikaner, ce qui n’est pas sans signification…), font un peu trop vite l’économie des logiques individuelles. À mon sens, une telle thèse est soutenue par un mélange de défaut de documentation, de paresse intellectuelle et de préjugé idéologique. D’où la nécessité de prendre en compte les pluri-appartenances (chaque FENF_book_150x230_01_140.indd 28 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 29 individu participe de plusieurs identités, comme autant de plans qui se croisent : son âge, sa génération, son milieu économique, son milieu culturel, son milieu religieux, etc.). Ici pas de « soit…, soit… », mais du « ceci… et aussi cela… On ne peut pas proclamer la souveraineté du collectif sans que l’individuel soit honoré au passage. Le système politique moderne l’a reconnu en s’instaurant sur la base du droit de vote, qui est une simplissime conciliation des deux principes : l’individu s’exprime et son expression propre renforce l’unité, qu’il ne faut pas confondre avec l’union, pas plus que l’œcuménisme ne se confond avec le syncrétisme. Au reste, une expérience radicale comme celle des régimes totalitaires est très instructive : en hypertrophiant le communautaire, on en arrive, dans la pratique, à « totalement » nier l’individuel. On est dans le politique, là ? Jusqu’au cou ! Dans la cité, constituée (au terme d’une « constitution ») de citoyens, l’essence de la communauté nationale – qui est le cœur de notre discussion – est politique. « Qu’est-ce qu’une nation ? » demandait Renan en 1882. Avec des mots d’aujourd’hui, je répondrais : c’est une identité culturelle, instrumentalisée par la modernité politique qui a inventé la souveraineté populaire. En France, la nation a une date de naissance très précise : le 17 juin 1789 où s’autoproclame pour la première fois dans ce pays une Assemblée « nationale ». FENF_book_150x230_01_140.indd 29 10/10/12 06:35 30 FONDATION NESTLÉ FRANCE Rien avant, tout après. Mais il faut remonter plus haut pour trouver la source de cette fameuse identité culturelle, et elle est, de nouveau, totalement politique : un mode d’être ensemble autour d’une institution qui, à l’origine, ne distingue pas le politique du religieux. Il ne suffit pas de dire que, s’il y a aujourd’hui un état souverain qui s’appelle l’Estonie, c’est parce qu’il y avait des Estoniens. Tout comme l’astronome Leverrier déduisait, sans l’avoir vue, l’existence de la planète Neptune des mouvements induits qu’elle générait dans ses parages, il faut admettre, qu’il a existé une expérience politique commune qui, avant l’arrivée des Chevaliers teutoniques, avait forgé une identité (linguistique, religieuse, culinaire, etc.) distincte de celles des peuples voisins. Qu’aujourd’hui parler d’identité nationale soit diabolisé par certains, parce que manipulé par d’autres dans une perspective nationaliste, en dit long sur l’état de nos sociétés… Et la cuisine comme signe – symbolon – d’identité du groupe, c’est une question, aussi, ou c’est déjà une réponse ? Elle est en tout cas, à l’évidence, un marqueur social. De « classe », bien entendu, mais au moins autant de « nation », en remontant, là aussi, à l’état ancien du groupe – tel, par exemple, que les passionnantes enquêtes de Maurice Godelier l’ont configuré chez ses chers Baruyas de Nouvelle-Guinée. En se rassemblant régulièrement pour manger et boire – à l’échelle de la totalité du groupe ou à FENF_book_150x230_01_140.indd 30 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 31 celle du clan – c’est-à-dire pour partager des modes de préparation et de service (car il y a eu un « service » préhistorique, comme il y a un service post-moderne, à l’assiette), le groupe considéré récupère de l’énergie par l’absorption du vital environnant. Ce que la pensée moderne a qualifié d’animisme, et que l’anthropologie – tout aussi moderne, par essence – a abondamment analysé, ne pouvait pas ne pas être vécu, dans les sociétés les plus anciennes. On se gardera bien de les qualifier de « primitives » – comme une affirmation de soi par rapport à cet autrui omniprésent et proliférant qui s’appelle le vivant, et auquel ladite pensée moderne a donné les noms de « végétal » et d’« animal ». Ingérer est un acte à la fois positif (« je reconstitue ma force vitale »), offensif (« je ne fais qu’une bouchée de cet autrui vivant ») et collectif (« si peu que ce soit, je partage avec ce deuxième autrui vivant qui est membre de mon clan »). Rien de plus fort en signification qu’un repas. Ce que l’on appelle un peu vite les « tabous alimentaires » en témoignent excellemment. Ils sont vécus aujourd’hui de plus en plus individuellement, en vertu du trend individualiste dominant dans les sociétés occidentales et occidentalisées, mais ils continuent à exprimer en profondeur l’identité dudit individu : tel ou telle sera végétarien pour régler son rapport au sang, ou à l’animal, ou à ses parents, etc. Dans les sociétés plus communautaires, ils contribuent souvent puissamment à identifier les groupes. Ce n’est pas par hasard si la question des prescriptions alimentaires a été, au premier siècle « après Jésus Christ », l’un des signes les plus tangibles de la séparation du christianisme d’avec le judaïsme ou si, de FENF_book_150x230_01_140.indd 31 10/10/12 06:35 32 FONDATION NESTLÉ FRANCE manière plus anecdotique mais plus récemment, la question de la viande halal s’est invitée dans les débats de la France du XXIème siècle autour de l’identité nationale. Les travaux les plus convaincants sur les logiques immanentes aux prescriptions hébraïques de la cacherout renvoient à des principes fondamentaux de lecture de l’univers, tournant tous – quel que soit le détail de telle ou telle interprétation – autour du refus du mélange des genres : masculin/féminin, endogamique/exogamique, inceste… La cohérence la plus évidente touche à la typologie animale enseignée par les intellectuels organiques du peuple juif (les prêtres jusqu’à la destruction du Second Temple, les rabbins ensuite) : les crustacés, les rampants, les rapaces, les porcs ne « jouent pas le jeu » des catégories du vivant, non pas telles qu’on les identifie aujourd’hui sous un regard scientifique (mammifères, etc.) mais telles qu’elles existaient à l’époque où les règles furent édictées. L’anéantissement du premier judaïsme, fondé sur les rituels du Temple de Jérusalem, a fait oublier l’importance qu’y occupaient les repas sacrés, mais le judaïsme rabbinique a inventé un subtil système de repas identitaires, dominé par le séder3 de Pâques, et le christianisme a fait de l’eucharistie le rituel central de ses assemblées (« églises »). Dès que l’on s’attache au statut de l’aliment dans les rites religieux, on est frappé par la multiplicité des formes prises Le séder est un repas rituel propre à la fête de Pâques, visant à faire revivre à ses participants, par un choix symbolique d’aliments, l’accession à la liberté après les années d’esclavage . 3 FENF_book_150x230_01_140.indd 32 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 33 par son usage – et son non-usage : outre les interdits, il faut ici faire sa place au jeûne ou à l’abstinence au sein des pratiques ascétiques, fréquentes parmi les élites religieuses. Au delà des rituels religieux, d’autres « observances » comme, en France, le repas quasiment « à heures fixes », et relativement long, semble constitutif d’une forme d’identité collective… Certes, mais insistons toujours sur le fait que la distinction religieux / politique est moderne : dans une société ancienne, le religieux n’est jamais que la ritualisation du politique. Il est clair que le repas a fait partie de ce processus de « mise en ordre de l’univers » qui est le moteur de toute société. C’est une perpétuelle reconstruction. Et l’éclatement actuel du repas, dans l’espace de familles elles-mêmes éclatées, l’avènement du grignotage, le tout en partie équilibré par le « repas gastronomique des Français » du week-end et des grandes occasions, est aussi une mise en ordre, un rééquilibrage adapté à l’état présent de nos sociétés. Mais le national, dans tout cela ? Nous reviendrons certainement sur ce qui pourrait définir une identité française à table. Ce qui est aisément repérable, c’est l’investissement des nations modernes. Et il ne faut pas oublier que la nation est un concept moderne. Avant, on a affaire à des « peuples » ayant des pratiques alimen- FENF_book_150x230_01_140.indd 33 10/10/12 06:35 34 FONDATION NESTLÉ FRANCE taires supposées identitaires : certaines techniques, certaines recettes. C’est d’ailleurs une évidence : la paëlla ne peut pas être plus « ancestrale » dans l’espace ibérique que la tomate ne l’est dans l’espace provençal puisque le riz est venu d’Asie, via l’enrizement de l’Italie du nord sous l’égide des Habsbourg, qui règnent aussi à Madrid, de même que la tomate vient d’Amérique et ne se répand dans le sud de la France vraiment qu’au XVIIIème siècle. L’assimilation de la paella à un plat « typiquement espagnol » est contemporaine du franquisme et de l’ouverture sur l’Espagne au tourisme de masse ; la « tomatisation » des recettes « à la provençale » est contemporaine de la Révolution française (ouverture à Paris du restaurant des « Frères provençaux », très fréquenté par les élites) et à l’essor du régionalisme, à partir du modèle du Félibrige4 – celui-là même qui invente de toutes pièces un dispositif prétendument traditionnel comme les « treize desserts de Noël ». On invente donc la tradition nationale comme la régionale ? Du moins comme « tradition ancestrale ». Oui, et à peu près en même temps. Contrairement à ce qu’on croit parfois, l’une ne succède pas à l’autre : l’une nourrit l’autre. En France, et dans plusieurs autres pays, les cuisines régionales se constituent comme telles non dans la nuit des temps mais Le Félibrige est un mouvement fondé en 1854 par sept jeunes poètes provençaux, dont Frédéric Mistral, qui entendaient « restaurer » la culture provençale. 4 FENF_book_150x230_01_140.indd 34 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 35 au XIXème siècle. La première mention du chiffre treize pour les desserts provençaux de Noël est, aux dernières nouvelles, de 1925… Le record en matière d’invention d’une identité gastronomique régionale, dans l’espace français, est celui du « goût du Sud-Ouest ». Le Sud-Ouest est une invention de géographes, presque de géomètres, capables de partager un territoire concret en quartiers abstraits. Mais c’est cette conception abstraite, relayée par les superstructures administratives – ferroviaires, en particulier : le réseau du SudOuest, structuré par la compagnie du « Paris-Orléans » – et le discours des critiques gastronomiques qui vont cristalliser à Paris l’artefact « cuisine du Sud-Ouest », alors que sur place, il n’existe encore que des cuisines gasconne, basque, périgourdine, etc…, et que vous ne rencontrerez personne qui se dise « sud-occidental »… C’est le même type de raisonnement qui a conduit, à la même époque et dans les mêmes milieux, à l’invention des terroirs. Mais il y a bien, sur le plan gastronomique, l’établissement d’une identité régionale… Le Félibre, c’est 1854. Presque deux siècles : c’est plus qu’une mode… Oui, mais en France, l’identité régionale reste problématique. Non que nos régions soient plus « artificielles » – comme on le dit parfois, non sans arrières pensées – que les institutions de la monarchie ou de l’époque romaine. Mais elles sont encore, pour certaines, trop récentes et trop peu « chargées » d’une expérience commune : le Centre, Rhône-Alpes, PACA,… FENF_book_150x230_01_140.indd 35 10/10/12 06:35 36 FONDATION NESTLÉ FRANCE Qu’est ce qui compte donc, pour qu’une identité régionale « existe » ? Comme beaucoup d’identités : une histoire commune dense et décisive (pas nécessairement sur la longue durée : voyez la Vendée, apparue brutalement et durablement, en quelques mois de 1793), confirmée par l’institution politique. À cette aune-là, certaines régions imposent leur identité, comme l’Alsace ou la Corse, d’autres moins. Le Nord-Pas-de-Calais est en bonne voie, à coup de traumas partagés, entre deux occupations allemandes et une crise industrielle communes. Cela vaut aussi pour distinguer « région » et « nation ». J’ai écrit à ce propos, il y a quelques années, un petit texte un brin provocateur intitulé « Qu’est-ce que une nation ? C’est un État. », pour expliquer ça. La Bretagne est une « vraie » région, ce que n’est pas le Sud-Ouest, mais ce ne fut jamais une nation car sa chance historique est passée il y a un millier d’années, aux alentours de l’an 900 où les Normands (sic) ont liquidé une expérience politique autonome qui était en cours depuis deux générations. Il en fut autrement de l’Estonie ou de la Slovaquie, qui n’avaient pourtant, vers la même date, guère plus de droits à faire valoir. Mais le plus important, pour notre propos, tient à la dialectique entre les deux émergences, régionale et nationale. La cristallisation autour du « goût du SudOuest » a aussi à voir avec une réappropriation d’une certaine autonomie politique, au sein d’un ensemble FENF_book_150x230_01_140.indd 36 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 37 plus vaste qui est la France républicaine. En 1898, les premiers supporters du rugby, en passe de devenir le sport identitaire du Sud-Ouest, ont vécu la première victoire d’une équipe sudiste (Bordeaux) sur les dominants nordistes (le Stade français) comme une revanche de la bataille de Muret5… La Troisième république, trop vite rabattue sur le « jacobinisme » – autre poncif – est aussi le temps du pouvoir des provinciaux au parlement et de la rhétorique des « petites patries », assimilables aux tesselles de la grande mosaïque nationale. Dire, après Benedict Anderson, que les nations sont des « communautés imaginées » ne signifie nullement qu’on soit devant des illusions. Locale, régionale, nationale, supra-nationale, mondiale, l’identité est, par définition et, je dirais, par fonction, du domaine de l’imaginaire – il y a un imaginaire mondialiste, tout aussi imaginaire que les autres ; et la crise actuelle de l’Europe nous rappelle la fragilité de l’imaginaire européiste – mais elle est structurante et nourrissante. La cuisine fait partie, aux côtés de l’histoire, de la littérature, du concret de cet imaginaire. C’est ce qu’il faut parfois expliquer à l’étranger. Dans les questions posées par l’UNESCO pendant l’instruction du dossier de la candidature française, il y en a eu une, déconcertante, voire choquante pour des Français : « Qu’en pensent les communautés ? ». La bataille de Muret eut lieu le 12 septembre 1213 au sud de Toulouse, dans le cadre de la croisade des Albigeois. Elle vit la victoire des barons du « nord » sur ceux du « sud ». 5 FENF_book_150x230_01_140.indd 37 10/10/12 06:35 38 FONDATION NESTLÉ FRANCE Les communautés ? Oui... Un questionnement typiquement anglo-américain, fondé sur la reconnaissance de la community, du neighborhood. Évidemment, les Français ont répondu que « les communautés » en question, c’était la communauté française en elle-même… Au fond, rien de plus universel que l’identité, non pas comme contenu mais comme concept ? Quand l’UNESCO, temple de l’universel, établit un classement et, par là, institue un « patrimoine mondial », c’est au nom de critères à la fois d’excellence et de spécificité qui, par définition, sont l’une et l’autre des valeurs universelles d’humanité collective. Vous connaissez la formule de l’écrivain portugais Miguel Torga : « L’universel, c’est le local moins les murs ». Formule ambiguë, au reste, mais, justement, féconde par son ambiguïté même. FENF_book_150x230_01_140.indd 38 10/10/12 06:35 Chapitre III Le mythe de la « tradition » gastronomique Si l’identité est construite, la tradition, je suppose, l’est aussi ? Revenons à notre point de départ : le symbole. S’il s’agit bien d’un signe de reconnaissance, c’est que quelque chose pré-existe. En matière alimentaire, il y aurait donc un patrimoine, dans lequel chaque « cuisinant » puiserait et que chaque repas réactiverait, réaffirmerait. L’équivalent gastronomique de la belle formule de Renan dans Qu’est-ce qu’une nation ?: « Un plébiscite de tous les jours ». Dans son rapport à la tradition, le groupe remettrait le couvert dans une sorte de pendaison de crémaillère quotidienne. On notera, à ce propos, que cette vieille expression, restée en usage et comprise de tous les Français, associe clairement l’installation « chez soi » – l’identification à un espace propre et la part d’autonomie que cela suppose – à FENF_book_150x230_01_140.indd 39 10/10/12 06:35 40 FONDATION NESTLÉ FRANCE la possibilité de préparer un repas, puisque la crémaillère en question est l’instrument qui permet de « faire bouillir la marmite ». En anglais, on parle d’une housewarming party : on est plus du côté du chauffage que de la cuisson… Reste qu’un patrimoine, tous les notaires vous le confirmeront, ça se transmet. Mieux : ça n’existe que dans la transmission. A contrario d’une intuition purement psychologique (« c’est à moi, je le garde »), un patrimoine ne se définit pas dans le statique mais dans le mouvement. De même que, on l’a vu, il n’y a pas d’identité sans confrontation à l’altérité, il n’y a pas de patrimoine sans sa transmission. On utilise donc la notion de tradition de manière assez peu rigoureuse. Faire l’apologie quasi exclusive des « plats traditionnels », ce serait un peu, en matière de gastronomie, s’attribuer des quartiers de noblesse, se revendiquer une généalogie quasi aristocratique ? Particulièrement chez les « traditionalistes », oui, ici comme ailleurs. Une fois de plus, on ignore l’étymologie (qui « étymologiquement » signifie pourtant « science de la vérité » !) . Celle-ci nous rappelle que « tradition » est le mot savant (et qu’il vienne des savants est significatif) pour « transmission ». Rien n’est donc plus labile, mobile, dynamique qu’une tradition. Et c’est un fantasme en effet traditionaliste que de croire que, dans cette transmission, il n’y a jamais de modification, pertes et gains mêlés. C’est une tentation permanente que de vouloir figer une évolution en l’état où on l’a reçue. Tentation qui, plus encore FENF_book_150x230_01_140.indd 40 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 41 que de la sociologie, ressortit de la psychologie. Enfantine ? Nous serions tous des « enfants de », qui ne veulent pas sortir du paradis, syndrome de Peter Pan ou non. Au contraire de ce que pensent certains « progressistes », il y a un traditionalisme et un modernisme au sein des classes dominées (comme des classes dominantes). Mais cette tentation est vouée à l’échec – l’enfant n’est jamais le clone de ses parents –, même si la théorie implicite de ce que j’appelle les « anciens régimes culturels » est de croire en l’éternité des formes (religieuses, politiques aussi bien que familiales ou artistiques) et d’encourager leur re-production, tendanciellement, à l’identique. Dans ces systèmes, le maître mot est fidélité. De la fidélité à sa foi religieuse à la fidélité à son prince en passant par la fidélité au sein du mariage. Cela vaut évidemment aussi sur le terrain culturel. Et l’art de la cuisine a gardé de cet esprit, avec la transmission – orale et gestuelle – de telle recette, de tel tour de main, de tel « secret ». On peut même dire que la profession culinaire est un des domaines – qui sait : le domaine ? - où l’Ancien régime culturel a perduré le plus longtemps : apprentissage par la parole et le geste, hiérarchie, monarchie, virilisme. Et pourtant nous serions passés, en cuisine comme ailleurs, de cet ancien régime à un nouveau ? Oui, à condition d’ajouter que si, en deux mots, nous sommes en train de passer d’un régime de transmission à un autre, en quatre mots, ce changement s’opère sur deux terrains, car il existe deux cuisines et non pas une seule. FENF_book_150x230_01_140.indd 41 10/10/12 06:35 42 FONDATION NESTLÉ FRANCE La bonne et la mauvaise ? Sans doute, mais je veux parler ici de la cuisine privée et de la cuisine publique. La cuisine publique ? C’est-à-dire ? Je m’étonne qu’on n’ait pas encore usé de ce vocabulaire. Il saute pourtant aux yeux. Sans remonter au déluge, considérons la situation des temps dits modernes, en Occident. La cuisine privée est celle qui assurait l’alimentation du clan, devenu famille. La cuisine publique est celle qui travaille professionnellement pour les élites, puis pour cet acteur vedette de la modernité qui s’appelle le « public ». Alors, pourquoi ne pas dire « amateur » versus « professionnel » ? Parce qu’il n’y a aucun amateurisme là-dedans, mais une répartition « genrée » des fonctions, toutes les deux de haute technicité ! Car l’autre dimension – celle qui est, précisément, en crise aujourd’hui – c’est cette répartition des tâches qui assignait aux femmes le contrôle de la cuisine privée et aux hommes, celui de la cuisine publique. Certains de nos contemporains ont encore en mémoire le cas limite de la femme qui s’occupe du repas des hommes et des enfants, qui les sert, mais qui ne s’assoit pas avec eux : dans une famille proche de la mienne, la grand-mère, cuisinière du FENF_book_150x230_01_140.indd 42 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 43 clan, restait pendant le repas adossée à l’évier, gardienne de l’eau et du feu, mais n’était pas conviée à la table commune. Les exceptions à ce schéma (les « Mères » lyonnaises, les pères de famille ou célibataires « cuisineurs », etc.), ne remettaient nullement en cause le schéma ; ils le renforçaient plutôt. Les Mères lyonnaises, par exemple, sont une invention de la critique gastronomique mâle, bourgeoise et régionaliste des années 1900, appliquée à d’anciennes cuisinières de la bourgeoisie en question. La frontière entre la cuisine privée et la cuisine publique passe, c’est logique, au sein des élites. La cuisine des parents du bourgeois Marcel Proust est tenue par une femme car on est encore dans la privacy. Mais celle d’un « grand de ce monde » est à la même époque tenue par un homme car elle prend place dans un apparat, le show off, dirait-on aujourd’hui. Or tout cela est évidemment entré en crise, à l’échelle de moins d’un siècle – le XXème – et à celle d’un Occident étendu de proche en proche aux élites occidentalisées du non-Occident, en attendant la suite. Et cette crise s’est d’abord – et encore aujourd’hui – principalement traduite par l’effondrement de la transmission culinaire féminine. Pas exactement en raison du développement du « travail féminin » : les femmes ont toujours travaillé, et beaucoup. Mais on restait dans l’espace domestique. Ce qui a explosé au XXème siècle, c’est le développement du travail rémunéré hors-domicile. À quoi s’ajoute la fragilisation, dans la durée, de l’ancien régime familial (divorce, familles recomposées,..). La transmission intra-féminine s’en est trouvée, en amont comme en aval, perturbée puis interrompue. Notons cependant au passage que les récits de vie de beaucoup de cuisiniers pointent l’impor- FENF_book_150x230_01_140.indd 43 10/10/12 06:35 44 FONDATION NESTLÉ FRANCE tance de la transmission du goût de la cuisine par l’entremise des femmes – la mère, sans doute, mais tout autant, sinon plus encore, la grand-mère ou la tante… La cuisine privée recule donc face à la cuisine publique – celle qui gère la restauration collective et la restauration rapide, plus encore que celle qui gère les restaurants. Du coup, les rapports de forces « genrés » ont commencé à bouger – commencé seulement, mais il n’y a que le premier pas qui coûte… D’une part, la cuisine privée, en se concentrant progressivement sur les moments d’exception (le week-end, les vacances, les fêtes,…) – ceux du « repas gastronomique des Français » – se masculinise quelque peu. De l’autre, parce que cette citadelle virile est appelée à tomber comme les autres, la cuisine publique s’ouvre aux femmes. Pour expliquer – et justifier – l’exclusion des femmes, on a mis en avant la pénibilité physique du métier. On ne sera pas hyper-culturaliste : l’exclusion par le physique n’est pas niable. Encore aujourd’hui, les femmes qui s’aventurent en ces lieux racontent combien elles peuvent être « bizutées » sur ce critère, par le machisme. Le parallèle est évident avec le « métier des armes ». Au reste, la cuisine publique, monde d’hommes et société hiérarchisée, affectionne les connotations militaires : « chef », « brigade », « coup de feu »… Dans ces deux milieux, l’évolution technologique s’est traduite par une moindre pénibilité des pratiques. L’argument physique s’en est trouvé affaibli. Mais demeure un dimorphisme sexuel dès qu’on FENF_book_150x230_01_140.indd 44 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 45 considère les fonctions de commandement. Il y a beaucoup de femmes dans les orchestres, mais encore très peu de femmes chefs d’orchestre. Aujourd’hui encore, en France, les femmes chefs sont souvent des « filles de » (fille de Darroze, fille de Pic,..). Dans les années 1970, j’avais cru au démarrage du mouvement à Paris, avec Olympe. La suite a prouvé qu’une hirondelle ne fait pas le printemps, tout comme une Jeanne d’Arc ne féminise pas l’armée. Dans le détail, la dynamique « genrée » n’est pas rectiligne. Le processus de professionnalisation, au sens moderne du terme – on passe du métier acquis sur le tas auprès d’un maître à une technicité apprise à l’école auprès d’un professeur – a, dans un premier temps, confirmé sans état d’âme le monopole masculin, mais l’évolution culturelle générale donne peu à peu aux femmes plus de place. Significativement, c’est le « boire » qui a été pionnier : l’avenir de la sommellerie, en France comme à l’étranger, sera largement féminin. Son présent l’est déjà beaucoup. Là aussi, il faudra équilibrer le culturalisme et le naturisme : disons seulement que le rapport féminin aux sens, tout comme la faible pénibilité du métier de sommelier, doivent être pris en compte. Mais je ne m’aventurerai pas plus loin… Vous aventurerez-vous davantage dans l’analyse – et la synthèse – des moteurs du changement dans le domaine de la transmission culinaire ? On en a déjà constaté certains… J’en verrais trois principaux : le technique (toute culture est d’abord affaire FENF_book_150x230_01_140.indd 45 10/10/12 06:35 46 FONDATION NESTLÉ FRANCE de technique, ce qu’une certaine « religion culturelle » a toujours du mal à admettre). Le social qui participe de l’économique et du politique. Et enfin le culturel proprement dit, qui est affaire de représentations. La maîtrise du feu était une innovation technologique, et elle reste encore aujourd’hui la plus déterminante de toutes. Au XXème siècle, les « progrès » – j’accepte ce vocabulaire, dès lors qu’il est dans le relatif, non dans l’absolu – en matière de conservation ont eu des effets gigantesques dans non seulement la manipulation mais aussi la circulation des produits de bouche. Dans la cuisine publique, le XXIème siècle débutant est la grande époque du Pacojet (cette turbine-sorbetière qui fait des miracles en matière de mousses et de coulis), du laser, etc. La lecture par le social fera, pour sa part, intervenir le déclin d’une société rurale, d’idéologie patriarcale et hiérarchisée, au profit d’une société urbaine, d’idéologie paritaire et démocratique. La cuisine et ses modes d’appropriation s’en trouvent sensiblement modifiés. Aussi anecdotique que cela puisse paraître, on en trouve la preuve dans l’évolution du service de la table. Le service dit « à la française » – peu de services, une table totalement garnie, une abondante domesticité – était homologique d’une société très hiérarchisée. Le service dit « à la russe » (plat qu’on partage et qui circule, domesticité déjà réduite), au XIXème siècle, répond à la nécessité d’unifier la communauté gustative. Le service dit « à l’assiette » d’aujourd’hui signe le triomphe des deux individualismes en miroir : celui du convive et celui du cuisinier, de plus en plus tenté de s’assimiler à un « auteur » (certains en FENF_book_150x230_01_140.indd 46 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 47 ont même réclamé les droits), et précisément à un artiste, soucieux d’esthétique. En témoigne, parmi mille autres preuves, l’évolution de l’iconographie culinaire : on est passé de rien à des gravures en noir-et-blanc, puis à des photos, puis à des photos en couleurs et aujourd’hui, deux professions en sont issues : le design et la photographie culinaires. L’image du plat est devenue une œuvre en soi. Et voilà un terrain de plus où l’homologie beaux-arts / cuisine peut fonctionner : la référence de la photographie culinaire à la tradition picturale de la nature morte, voire de la « vanité ». Quand j’ai commencé à faire la cuisine, la bible, c’était les fiches de ELLE, et une bonne moitié de chacune d’entre elles était consacrée non pas aux gestes de préparation du plat mais à une sublime photo du plat achevé et prêt à être servi. Roland Barthes ne les a pas ratées, au reste, et leur a consacré une de ses plus judicieuses Mythologies. Après quoi, l’étape suivante a été l’émission de télévision, qui, elle – c’est l’avantage du film – précise le savoir-faire, en direction du public le plus large. Ce qui nous conduit au troisième moteur de l’évolution, et de la cuisine et de sa transmission, qui est d’ordre proprement culturel. On l’a déjà perçu avec l’ambition esthétique post-moderne du service à l’assiette – encore accentuée ces derniers temps, par le développement de la pratique, dans certains restaurants représentatifs de la jeune cuisine d’excellence, du menu imposé, où un cui- FENF_book_150x230_01_140.indd 47 10/10/12 06:35 48 FONDATION NESTLÉ FRANCE sinier-metteur en scène se saisit de la totalité des instruments de pouvoir. Pas de carte, pas de choix : on décide pour vous… C’est tout juste si on vous demande si vous êtes allergique à quelque chose : principe de précaution oblige… J’y ajouterai une lecture de la décontraction stylistique actuelle du décor et du service : j’y vois plus d’un parallèle avec l’évolution des arts de la scène, où l’artiste s’est émancipé des pesanteurs des élites non-artistes (le théâtre à l’italienne et son rituel) ; il en est donc de même dans les restaurants « branchés ». Par ailleurs, la sensibilité de la cuisine, et d’abord de sa transmission, à l’évolution culturelle générale se mesure à son lien avec l’évolution de la médiation. Nous sommes passés d’un mode oral de la transmission à un mode écrit puis à un mixte « audio-visuel ». L’écrit, on le sait (mais les « déclinistes » ne veulent pas le voir), est loin d’être en recul à l’heure d’Internet (le papier et le livre en forme de codex, oui, mais pas l’écrit). Mais il est vrai qu’il se combine de plus en plus à la vidéo. Cela concerne la transmission gastronomique comme les autres. Mais la médiation, ici, a également pris une forme toute particulière, qui est la critique dite, justement, gastronomique. Elle a même inventé le mot, pour s’en revêtir. Et ce n’est pas tout à fait un hasard si ça s’est passé en France, et sous Bonaparte. Autrement dit, dans un pays qui avait déjà construit, sous la monarchie absolue, un système d’excel- FENF_book_150x230_01_140.indd 48 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 49 lence culinaire centralisé, qui venait de mettre le régime (politique, pas diététique…) correspondant cul par dessus tête, mais qui était engagé dans un gros travail de restauration (politique, pas gastronomique…) de l’ordre central : code civil, corps préfectoral, université,… Aussi étonnant que cela puisse paraître, la gastronomie a sa place dans la liste. À condition de s’entendre sur le mot : aucunement le synonyme pompeux de « bonne », a fortiori de « haute » cuisine. Non : c’est la mise en discours des règles (le nomos) du manger et du boire, qui converge vers l’estomac (le gaster). Sa prise au sérieux, nourrie d’un triple héritage culturel : scientifique (les premiers écrivains diététiques sont, depuis l’Antiquité, les médecins ; on les retrouvera au siècle bourgeois officiant au haut bout des tables, serviette autour du cou), technique (le livre de cuisine, nourri par les cuisiniers mais rédigé par des porte-plume, y compris des écrivains gourmands), enfin poétique (la poésie bacchique et célébratrice, prompte à comparer un grand chef et un grand peintre, un grand plat et une sonate). D’où l’usage de l’épithète « gastronomique » dans le classement UNESCO : il s’agit de pointer du doigt le caractère réfléchi, organisé, composé de la démarche ainsi magnifiée. Cela n’a pas toujours été compris ainsi, mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Les deux fondateurs du discours gastronomique français (et par là mondial, compte-tenu de la prise du pouvoir français en ce domaine à partir de Versailles, on y reviendra) représentent très bien, sans forcer le trait pour les besoins de la démonstration, les deux postures, complémentaires plutôt qu’antithétiques, dans ce domaine. Grimod de La Reynière, inventeur du premier « guide FENF_book_150x230_01_140.indd 49 10/10/12 06:35 50 FONDATION NESTLÉ FRANCE gastronomique » (son Almanach des gourmands), est un aristocrate en déclin, héritier dispendieux de l’une des plus grandes fortunes de son temps, avec hôtel particulier sur les Champs-Elysées, en rupture de ban avec sa famille mais pas avec son milieu. Un libertin et, par dessus tout, un écrivain – au reste, critique dramatique – avant de l’être de ces autres artistes que seront à ses yeux, et dès le début, les cuisiniers et leurs fournisseurs. Son pouvoir, il l’a exercé dans l’immédiat, sur les « parvenus » du nouveau régime, auxquels il transmet (toujours la transmission…) l’art de vivre de cet Ancien Régime qu’il rejetait et que maintenant il « mythifie ». Je n’extrapole rien : il le dit lui-même. Face à cet aristocrate parisien, Brillat-Savarin, lui, est un bon bourgeois de province, en ascension vers le pouvoir moderne, nourri de la philosophie des matérialistes de son temps, à commencer par le médecin Cabanis. Le titre de son livre, La Physiologie du goût, dit tout. Politiquement, c’est un révolutionnaire, qui a siégé à l’Assemblée nationale de 1789, dont l’idéal est la république modérée – sous la Terreur, il choisira l’exil en Suisse puis aux États-unis – mais saura se rallier opportunément à tous les régimes conservateurs qui suivront. Il sera donc parfait pour ouvrir le nouveau siècle et, contrairement à Grimod, être lu par toutes les futurs générations de gastronomes. Mais en termes d’identité collective, les deux font la paire. Et d’autant plus qu’ils ont leur répondant du côté des cuisines en la personne d’Antonin Carême, l’inventeur du cuisinier-artiste (et de la toque distinctive, destinée à valoriser le « chef » – il l’a raconté luimême), auteur d’ouvrages sur l’architecture comme sur la pâtisserie : pour lui c’est tout un. FENF_book_150x230_01_140.indd 50 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 51 Mais ces trois-là ne s’adressent qu’aux élites. En pratique, sinon en théorie, oui. Mais ils témoignent d’un basculement social et politique qui exclut tout retour en arrière. Et toute l’histoire du discours gastronomique, français mais aussi étranger, est celle de la diffusion de ce discours élitiste vers le « peuple » – cette grande invention de la modernité politique – puis vers les « masses » – cette non moins grande invention des élites modernes, effrayées par la montée de la souveraineté populaire. Il a vraiment fallu attendre le XIXème siècle pour « réunifier » le discours gastronomique ? Et alors, notre Henri IV et sa « poule au pot tous les dimanches », censée reconstituer l’unité nationale après une génération de guerre civile ? La référence était plutôt populaire… Sauf qu’Henri IV n’a sans doute jamais rien dit de tel – en tous les cas, rien sur le dimanche, l’ancêtre du « repas gastronomique des Français »… Reste que le succès de cette légende, dès avant la Révolution, est significatif, tout comme son instrumentalisation par le régime le plus réactionnaire que ce pays ait connu, la Restauration. Il lui faut, Révolution oblige, trouver des médiations entre la monarchie et son « bon peuple ». Henri IV, populaire et réconciliateur et, surtout, premier roi Bourbon, est alors mis à toutes les sauces : c’est de cette époque de la Restauration que date sa statue sur le Pont-Neuf. FENF_book_150x230_01_140.indd 51 10/10/12 06:35 52 FONDATION NESTLÉ FRANCE C’est encore plus révélateur des intrications entre cuisine et identité nationale telle qu’on veut la forger.... Et c’est la même problématique : pas une contradiction, mais une dialectique. La gastronomie, invention moderne, va accompagner le destin de la modernité nationale. Dans mon livre, j’ai mis en relation l’évolution culturelle (donc sociale) générale de la collectivité française avec les grandes « écoles » gastronomiques. Celle de Curnonsky, dit Cur, écrivain du Boulevard, est, par exemple, homologique de l’enracinement de la démocratie républicaine – après tout, Cur est « prince élu » des gastronomes et celui qui popularise cette notion riche de toute son approximation même : le terroir. Les AOC viennent aussi de là. Gault et Millau, écrivains du groupe des Hussards (Roger Nimier, Jacques Laurent, Antoine Blondin, etc.)6 sont, pour leur part, homologiques des Trente Glorieuses à leur apogée. Ils s’adressent aux nouvelles classes moyennes, toujours dans la « distinction », bien sûr, mais soucieuses de transparence, de mouvement et d’écologie. Aujourd’hui, la médiation est assurée par le vote démocratique du public (Guide américain Zagat) et, de plus en plus, par l’explosion des sites et des blogs. L’homologie continue… Vous insistez beaucoup sur cette dimension littéraire de la médiation gastronomique. Christian Millau démontrera la pertinence de cette hypothèse en publiant un ouvrage consacré à ses chroniques littéraires, de tonalité totalement “hussarde”. 6 FENF_book_150x230_01_140.indd 52 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 53 Comme on sait, la langue d’Ésope était à double usage. Mais on pourrait aussi jouer sur le mot langue (dans les langues romanes, à tout le moins, car l’anglais distingue la tongue des Saxons dominés du language des Normands dominants), et rappeler que ces deux sens ont à voir l’un avec l’autre : la dénomination des produits et des plats est déjà, en soi, tout un poème. Quant à la gastronomie, en effet, elle est affaire de parole (voir le mot attribué à Talleyrand : « Un vin, l’amateur ne le boit que dans un dernier temps : d’abord, on l’examine, on le hume et, surtout, on en parle ») et, par les circonstances de sa fondation moderne (journalisme, espace public,…) . Affaire de littérature. Ajoutons qu’on rejoint ici, une fois de plus, la question de l’identité française par l’importance que ce pays a historiquement accordé aux faits de langage : la France, « nation littéraire », dit l’universitaire américaine Priscilla Ferguson – qui s’est aussi intéressée à la gastronomie. Le traditionnel est donc une invention, la tradition une réinvention constante. On est donc dans le faux-semblant ? Pas du tout, puisque ça marche ! C’est la grande réserve à opposer aux thèses façon Benedict Anderson : si l’idéologue peut critiquer, voire dénoncer, le caractère en amont construit et en aval manipulateur de ce type de discours, l’historien se doit d’ajouter : « Et alors ? » Il voit bien – c’est son métier – que « ça marche ». On peut démonter un moteur, mais un moteur est d’abord fait pour fonctionner. Le caractère construit de l’identité et de la transmission n’invalide en rien leur efficacité sur le corps social. FENF_book_150x230_01_140.indd 53 10/10/12 06:35 54 FONDATION NESTLÉ FRANCE Vous parlez pourtant de « mythe ». On se méprend sur le mot. Opposé par la pensée grecque classique au logos (intellectuel, analytique, de l’ordre de la science), le mythos (sensible, synthétique, de l’ordre de la narration) est une fable. Autrement dit, un récit avec une morale au bout, un récit signifiant et, par là même, structurant quand il est adopté (plus sans doute qu’élaboré, comme le rêvait la pensée romantique) par le groupe. Ce que le groupe dit de son patrimoine gastronomique est structurant pour lui. Très « nourrissant ». Lors des Deuxièmes Assises de la Fondation Nestlé, Simone Harari – productrice de télévision – rappelait qu’au contraire de la musique, par exemple, les émissions de cuisine étaient les moins « segmentantes » qui soient, permettant aux chaînes de télévision, à l’affût des taux d’écoute, de récupérer pour une fois un public transversal. Avec des nuances, je suis d’accord. C’est bien la preuve que nous touchons là à des enjeux essentiels, et pas du tout anecdotiques, comme le pensent toujours les puritains. Pourtant, il y a un écart certain entre la « démocratisation » du savoir gastronomique et l’aspect extrêmement pour « happy few » de certains ouvrages, même actuels, que leur vocabulaire « technique » rend parfois obscurs… Quand, après avoir, comme on vous l’a dit, « fouetté ensemble la FENF_book_150x230_01_140.indd 54 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 55 farine et les œufs », on vous enjoint de « mettre l’appareil dans un plat beurré », il faut savoir que l’ « appareil » en question n’est pas l’instrument dont vous venez de vous servir, mais le mélange... C’est un peu comme un dialecte dans la langue... Encore aujourd’hui, beaucoup de livres prétendus « de recettes » sont incomplets, soit par une sorte d’autisme des grands chefs, soit par une manière de ruse, plus ou moins consciente, visant à leur conserver une certaine maîtrise par rapport à un public – celui de la cuisine privée de la transmission féminine, en effet de plus en plus large et de plus en plus intrusif. Tous les métiers connaissent cela. Notons cependant qu’en amont, une bonne partie du lexique de la cuisine était possédée par les cuisinières de la cuisine privée ancienne et qu’en aval, aujourd’hui, la télévision, Internet et les écoles de cuisine à destination des amateurs ont incontestablement contribué à la diffusion du savoir technique et symbolique – les deux sont associés, comme partout – dans cette fameuse « société civile » qui est présentée comme l’acteur principal, et positif, de la post-modernité. Tout cela favorise-t-il l’identité du groupe, ou la dilue-t-elle ? Je suis tout prêt à admettre – on en reparlera un peu plus loin – que dans un cas comme la France, ou la Chine, l’ancienneté de l’expérience commune, la continuité de l’État, la sophistication cléricale (ou mandarinale) favorisent d’une part les discours identitaires, de l’autre, la codification. FENF_book_150x230_01_140.indd 55 10/10/12 06:35 56 FONDATION NESTLÉ FRANCE En matière de littérature comme de cuisine. La précocité et l’abondance, en ce pays, de la littérature gastronomique ont renforcé cette structuration. À la fin du siècle dernier a été lancée dans ce pays une entreprise, elle aussi pionnière, en matière de patrimoine culinaire, précisément intitulée Inventaire du patrimoine culinaire de la France classé par région (preuve ultime de ce qui était dit dans le chapitre précédent : l’association et non pas la contradiction entre le local et le national). Le projet a failli rester inachevé. Il vient d’être relancé par le classement UNESCO. La métropole est désormais entièrement traitée ; il reste encore l’île de la Réunion et Mayotte. À ses débuts, ce projet avait déjà créé une polémique, au prétexte qu’on allait muséifier notre art culinaire. La réponse des responsables du projet – deux Américains installés en France…– a été que cet inventaire était une photographie instantanée, prise à un instant « T », de ce patrimoine, toujours en mouvement. En fait, cet investissement dans l’identité a son revers. Il « alimente » plutôt le discours inverse, celui de la perte de la variété gastronomique, de l’inquiétude identitaire qui, on le sait, point ces temps-ci dans de larges secteurs des sociétés contemporaines, de l’Allemagne à la Chine. Aujourd’hui, y-a-t-il, en matière de comportements alimentaires, dérégulation ou substitution ? J’avais l’intuition que l’on était dans un système mixte . Qu’en ce qui concerne les pratiques, il pouvait y avoir dérégulation par rapport à avant – chacun fait ce qu’il veut dans son coin – et d’autres cas où il y aurait des substitutions de règles. FENF_book_150x230_01_140.indd 56 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 57 Je diminuerais la part de la stricte dérégulation. Une société individualiste a ses règles, des règles individualistes. Le chemin le plus fréquent est celui de la substitution. Mais, surtout, même pris en solitaire, a fortiori dans tous les autres cas (pris seul dans un lieu public, partagé à deux ou à mille), le repas est un espace / temps où on fait communauté et, ipso facto, où on se replace dans une continuité temporelle, immédiate (la transmission du milieu) ou médiate (la transmission du super-groupe, national, confessionnel…) Le boire et le manger, c’est vraiment « ce qui reste quand on a tout oublié ». Faites l’expérience, en vous ou autour de vous, de la perte progressive du patrimoine culturel : la langue, la religion, les rites des ancêtres. Restent, en dernier, encore deux ou trois recettes... Un certain goût d’enfance, de tendresse grand-maternelle. Et après, le vide ? Plus rien, s’il n’y a plus d’abord cette communautélà. Mais elle se modifie et d’autres se créent. Le sens profond de l’inscription UNESCO, c’est que de nouvelles formes de transmission et de commensalité se mettent en place, en correspondance avec les nouvelles règles de fonctionnement de nos sociétés. Les genres (il n’y en a pas que deux), les générations et les cultures peuvent y trouver une place dont rien ne permet de dire qu’elle ne vaudra pas l’ancienne. FENF_book_150x230_01_140.indd 57 10/10/12 06:35 FENF_book_150x230_01_140.indd 58 10/10/12 06:35 Chapitre IV L’identité gastronomique française Nous avons précisé la définition de la notion de gastronomie, dont la référence étymologique à des « règles » – nomos – est effectivement assez oubliée. Il me semble que « gastronomique », du moins dans le langage « plébéien », s’associe plus spontanément à « plantureux », avec un soupçon de sympathique excès. Cette contagion du qualitatif par le quantitatif, si elle est réelle, viendrait d’où ? D’une appropriation du mot par des catégories sociales où le « bien manger » équivaut à « manger à satiété » ? Signe des temps, il me semble que le mot « copieux » est à peu près sorti du vocabulaire – sauf pour qualifier tel petit restaurant connu des seuls habitués, et un peu à « contre courant », où l’omelette aux cèpes est « copieuse » à souhait. Et nous sommes d’accord sur le rapport que tout groupe entretient, via l’alimentation, à son identité. FENF_book_150x230_01_140.indd 59 10/10/12 06:35 60 FONDATION NESTLÉ FRANCE Et via son identité à l’alimentation… Nous nous sommes petit à petit, précautionneusement, approchés de l’identité gastronomique française. Maintenant, y sommes-nous ? Le livre est ouvert à la bonne page. Il est temps de prendre connaissance de la liste des ingrédients. La « recette » de la gastronomie française ? Avec les avantages et les limites d’une recette, justement. Avec ces entretiens, nous contribuons à la clarification, mais nous contribuons aussi à l’abstraction – qui n’est jamais très loin de l’extraction : il s’agirait d’en déterminer la quintessence... Non sans quelques risques. Premier ingrédient ? À la base, il faut sans doute poser l’ingrédient religieux. Une symbolisation qui donne la plus haute signification que le croyant puisse imaginer au pain et au vin – rien de moins que le corps et le sang du fils de Dieu. Ici, faire communauté – et la plus haute qui soit : la communauté de la foi – passe par une pratique alimentaire, un repas que le groupe doit prendre au minimum chaque semaine de l’année et ses élites religieuses – séculières et régulières – plus sou- FENF_book_150x230_01_140.indd 60 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 61 vent encore. Et communier, éventuellement sous les deux espèces, c’est quand même bien ingérer un peu de pain et de vin. Rien de tel, à cette échelle, dans aucune autre religion. Il faudrait déjà, à ce stade, faire une large place au clergé régulier. Depuis ses origines, dans le désert égyptien – désert au sens étymologique : un lieu déserté par l’homme –, la vie monastique entretient un rapport à la fois étroit et compliqué à la nourriture. L’ascèse, le jeûne et l’abstinence structurent la vie du moine. En même temps, la vie commune dans un espace-temps clos, les dons et les legs des fidèles vont, de siècles en siècles, faire des monastères des lieux d’hyper-sophistication de ce que nous appellerions aujourd’hui l’agro-alimentaire. L’amélioration des techniques agricoles, viti-vinicoles ou culinaires – des marais salants à la confiserie, en passant par l’élevage des porcs, la pisciculture (car il faut manger du poisson chaque vendredi) ou la champagnisation des vins – devront beaucoup au clergé, en particulier régulier. Il nous en est resté l’imagerie du moine bon vivant, voire paillard, une imagerie cultivée – c’est le mot – par la société paysanne environnante, qui envie ce genre de vie supposé moins pénible que le sien. On a remarqué que les régions agricoles les plus anticléricales étaient celles où prédominait la propriété monastique… J’habite dans une ville de France – Chartres – réputée mondialement pour sa cathédrale. À trois pas de chez moi se trouve encore aujourd’hui un grand bâtiment gothique, classé monument historique, à moitié enterré, qui, au Moyen-âge, était en fait la grande halle de stockage des productions frumentaires et vinicoles FENF_book_150x230_01_140.indd 61 10/10/12 06:35 62 FONDATION NESTLÉ FRANCE de ce qui était à l’époque l’une des plus riches terres de toute la chrétienté. La grange en surface, le cellier en souterrain : le pain et le vin (car, à cette époque, la vigne poussait dans la région, comme, au reste, un peu partout en France, pour fournir le vin de messe). Or ce bâtiment était la propriété non pas des paysans mais du clergé. Toute cette production était, soit directement, soit par prélèvement, soit par négoce, contrôlée par les chanoines de la cathédrale. Et si la fameuse cathédrale ellemême, édifiée à deux pas de cette halle, est aujourd’hui la visite obligée de tous les touristes américains ou chinois, c’est qu’elle a bénéficié pour son édification et sa décoration des plus riches apports, encore amplifiés par la puissance politique – ici la plus grande monarchie chrétienne de l’époque, le Royaume de France, garante de l’alliance du Trône et de l’Autel. La France s’est donc construite, comme cette cathédrale au Moyen-âge, autour de ce noyau religieux. C’était bien parti pour la culture de bouche et, surtout, pour une prise au sérieux de l’art du manger et du boire. La sophistication de la glose en la matière vient d’abord de là. La figure française de l’intellectuel est évidemment à rattacher à celle du clerc, par delà la métaphore chère à Julien Benda (La Trahison des clercs), mais je serais tenté de rattacher à cet héritage clérical bien d’autres pratiques et figures nationales – la fortune, en terre catholique, et à l’opposé des terres protestantes, de la critique en règle de l’« argent » ou de l’« économisme », au nom du spirituel par exemple. Pour ce qui nous occupe présentement, cette présence intellectuelle se retrouve dans toute la rhétorique FENF_book_150x230_01_140.indd 62 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 63 des gastronomes, dans les gloses de ce que j’appellerai l’œnologie littéraire, au langage si fleuri (« goût de réglisse », « parfum de cassis »…), que je distinguerais de l’œnologie de laboratoire, ou encore dans le fameux pont-aux-ânes des « accords mets /vins ». Mais ce qui fut décisif, ce fut le relais. Le relais ? Le premier relais, puis le second. Le premier se situe au XVIème siècle, avec le choix du catholicisme. Au contraire de ce qui se passe dans les pays qui choisiront le protestantisme, quelle que soit sa forme (luthérienne ou calviniste – l’anglicane étant la plus atténuée mais passant quand même par cette grande rupture qu’est la confiscation des propriétés du clergé régulier, sans parler de sa crise puritaine sous Cromwell), les cultures catholiques conserveront encore pendant trois siècles cette empreinte ecclésiastique. D’autant plus que la réaction catholique (dite Contre-réforme ou plutôt, aujourd’hui, par souci de « politiquement correct », Réforme catholique) a joué, assez vite, et très consciemment, la carte de la sensualité, en réponse au puritanisme protestant. Ce que Chateaubriand a bien repéré dans son Génie du christianisme, qui est un génie du catholicisme. Le choix catholique sera celui de la couleur contre ce que Michel Pastoureau appelle le « chromoclasme », de l’image contre l’iconoclasme, des orgues contre la seule voix humaine, de l’encens contre la désodorification, FENF_book_150x230_01_140.indd 63 10/10/12 06:35 64 FONDATION NESTLÉ FRANCE de la bonne bouffe contre l’ascèse, etc. « Le vin et la musique réjouissent le cœur », dit l’Ecclésiastique, et les fidèles catholiques ont coché ce passage – en oubliant parfois la suite, qui met encore au-dessus « l’amour de la sagesse ». Ajoutons que les deux clergés catholiques, le régulier et le séculier, ont centralisé pendant des siècles la culture sinon médicale du moins pharmaceutique. Or, de même que notre culture diététique s’origine dans la médecine ancienne, de même une partie de nos préparations solides et liquides, et parmi les plus sweet (confiseries, liqueurs, élixirs…), sont d’abord conçues comme des médicaments. Avant d’être confite par les religieuses de Nevers, l’angélique était une plante médicinale. Le sucre, au sens moderne, c’est à dire issu du raffinage de la canne et qui se substitue peu à peu au miel, passera pour un médicament, autorisé pour cela par certains clercs en temps de Carême… Mais tout cela a fini par s’effondrer ? Pas complètement. Jamais une culture n’éradique totalement la précédente. Outre que les nouvelles élites, formées implicitement à la culture catholique, ont conservé des valeurs et des comportements catholiques laïcisés, on a même assisté à l’émergence, dans ce pays, d’une mythologie pseudo-cléricale qui, dans le domaine gastronomique, s’est manifestée d’une part dans l’imaginaire d’un clergé de la bon-vivance (j’invente le mot, mais je n’en connais pas d’autre...), de l’autre, plus FENF_book_150x230_01_140.indd 64 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 65 récemment, dans ce cas typique d’invention de la tradition qu’est la vogue des confréries. Pourquoi invention ? Les confréries ne remontent-elles pas « à la plus haute antiquité », comme dirait Alexandre Vialatte ? Pas du tout ! Celles dont je parle – les seules vraiment dynamiques aujourd’hui – et, au reste, en plein essor – ont été créées de toutes pièces au XXème siècle. Pour être précis, la première de toutes, et aujourd’hui la plus illustre, la Confrérie des chevaliers du Tastevin, de réputation mondiale, est née en Bourgogne au début des années 1930, en réponse à la crise de 1929, qui frappait durement, entre autres, les vignerons et les négociants de la région. Ils ont, très intelligemment, répondu à une crise économique par une proposition culturelle : ils ont créé un apparat d’ancien régime (formes obsolètes, tenues pseudo-médiévales, pratiques élitistes...) autour d’une philosophie hédoniste, dans la plus pure tradition du discours gastronomique alors dominant, façon Curnonsky. Le maire de Dijon, à l’époque, est l’indéboulonnable Haut-Commissaire au Tourisme – une fonction nouvelle. Lui représente la droite modérée, et il s’associe à l’élu de la circonscription – j’allais dire du terroir – de Beaune, représentant, lui, la gauche modérée ; chacun mobilise les intérêts du négoce local et reçoit ses consignes culturelles d’un noyau d’artistes locaux. Et le prototype a si bien marché qu’aujourd’hui on compte, en France, des confréries gastronomiques par centaines, souvent associées à des « pays ». FENF_book_150x230_01_140.indd 65 10/10/12 06:35 66 FONDATION NESTLÉ FRANCE Alors, l’identité gastronomique française serait majoritairement explicable par la suprématie du catholicisme ? Non, parce que, dans ce cas, les destins gastronomiques de tous les pays de culture catholique seraient sinon identiques, du moins apparentés. Or il n’en est rien, même si l’émergence récente d’une excellence culinaire hispanique et italienne confirme que certains éléments demeurent prégnants. Dans le cas de la France, la base catholique – aujourd’hui très effritée au bout de deux ou trois siècles de sécularisation – a violemment reculé à la fin du XVIIIème siècle : on oublie souvent que la dimension la plus radicale et la plus originale de la Révolution française n’est ni dans la République ni dans le jacobinisme mais dans la Constitution Civile du Clergé, autrement dit dans une politique de laïcisation radicale des institutions et de suppression des réguliers. Mais cette époque voit aussi la convergence d’autres lignes spécifiquement « révolutionnaires », elles aussi, telles que la mise en place de la médecine et, en particulier, de la chimie modernes, et simultanément – cette conjonction demanderait d’autres analyses – l’apparition du restaurant et la fondation de la critique gastronomique, à destination des nouvelles élites, issues de la Révolution politique. On voit que l’économique, le politique et le culturel se tiennent la main. Disons que la particularité gastronomique française a à voir avec au moins deux autres spécificités nationales, l’une politique, l’autre économique. La plus importante des deux reste le politique. L’ancienneté temporelle, l’étendue spatiale et la conti- FENF_book_150x230_01_140.indd 66 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 67 nuité institutionnelle de ce pays font contraste avec, pour ne citer que deux exemples proches, la discontinuité et l’éclatement de l’Italie ou de l’Allemagne, qui vont vivre pendant des siècles sur un passé – devenu mythique – de grandeur et d’unité, qui ne renvoie à aucun présent. Ce n’est pas tout à fait un hasard si le premier « chef » (on disait alors « écuyer de cuisine », mais l’ambiguïté du terme moderne est intéressante) recensé en France et, je crois, dans la chrétienté, comme inscrivant sa pratique dans l’écrit – donc le premier auctor occidental de recettes, Guillaume Tirel, dit Taillevent, est au service du monarque de l’époque. Et peu importe qu’il n’ait sans doute rien écrit, qu’on se soit approprié son nom, alors illustre dans sa partie – comme celui du prétendu Apicius dans l’Antiquité romaine, qui n’est, lui aussi, qu’une raison sociale : c’est l’hommage et l’illustration qui comptent ici. Un historien britannique, Stephen Mennell, a, pour moi, dit l’essentiel, il y a un quart de siècle. Il a pointé que la considération portée à la cuisine française non seulement en interne – ce qui est important mais pas décisif – mais aussi à l’extérieur n’est nettement perceptible qu’à partir du XVIIIème siècle. Au XVIème siècle la référence, dans l’Occident chrétien, est principalement italienne. Entre ces deux temps se situent deux expériences politiques opposées : en Angleterre, la « Glorieuse Révolution » de 1688, d’où le régime actuel est issu, qui met fin à une dernière tentative absolutiste dont, au reste, le principal agent, le roi Jacques II, s’exile auprès de Louis XIV. En France, la cristallisation est inverse, autour du « Grand Monarque » et de Versailles. FENF_book_150x230_01_140.indd 67 10/10/12 06:35 68 FONDATION NESTLÉ FRANCE De l’autre côté de la Manche, on assiste à la prise du pouvoir par une gentry fortement enracinée dans son terroir, de philosophie protestante, donc à forte connotation puritaine, soucieuse de se distinguer de l’antimodèle français, méfiante à l’égard de l’ostentation. Cela donne une cuisine peu sophistiquée, plus confortable que raffinée. Le mythe du roast-beef en découle (au moment où la majorité du peuple anglais adoptait le God save the King, les mêmes popularisaient aussi une ballade patriotique intitulée The roaast-beef of Old England…). Alors qu’en face, les élites domestiquées par « Louis » ont les yeux tournés vers la référence versaillaise. Le mythe, là, est moins un plat national qu’une figure, celle de Vatel – qui ne fut jamais cuisinier –, et derrière laquelle il faut plutôt chercher les grands officiers de bouche français, de François Massialot au pâtissier Dalloyau. Au XVIIIème siècle, la préhistoire du discours gastronomique est perceptible dans les gloses qui entourent les nouveaux livres de recettes, qui parlent déjà de « nouvelle cuisine », et cherchent à intellectualiser tout ça : certaines de ces plumes, anonymes, sont, comme par hasard, des Jésuites… Ces élites posent les bases de la « Grande cuisine ». Mais pour que la préparation prenne, il y faut un troisième tour de main. Celui de la révolution économique. Ce sera l’invention du « restaurant ». Avec un petit coup de pouce anglais, justement – les premiers restaurateurs font référence au modèle anglais de la « taverne » – mais pour en faire tout autre chose : une sorte de républicanisation de l’excellence gastronomique. FENF_book_150x230_01_140.indd 68 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 69 Qu’entendez-vous par « républicanisation « ? Le restaurant (terme, au départ, connoté « nouvelle diététique » puisqu’il postule, comme n’importe quel auteur de régime d’aujourd’hui, le caractère sanitairement bénéfique de cette production, propre à « restaurer » un corps affaibli), est une véritable révolution dans le domaine de la cuisine publique. Mais il existait quand même une cuisine publique… Quelle différence, désormais, avec l’auberge, ou la taverne, justement ? En fait, rien à voir. Jusque là, les élites disposent de la grande maison – traduisons : du château, du manoir ou de l’hôtel, au sens urbain d’hôtel particulier –, dans laquelle vous n’êtes invité qu’en fonction d’un système complexe et segmentant de relations familiales et de hiérarchie traditionnelle. À partir du règne de Louis XVI, le restaurant offre à son hôte un décor de grande maison, un service de grande maison, une cave de grande maison, une cuisine de grande maison – le tout sans qu’il ait à faire valoir des titres, de noblesse ou autres. On ne lui demande qu’un viatique : son argent. Je viens de définir le monde moderne. C’est en France que s’est produite cette révolution économique, dont on voit bien qu’elle est en même temps politique et sociale. D’une part, elle est partie intégrante de l’effondrement du système des corporations, qui avait commencé une génération avant son abolition officielle FENF_book_150x230_01_140.indd 69 10/10/12 06:35 70 FONDATION NESTLÉ FRANCE par la Révolution ; de l’autre, on notera qu’elle se situe à Paris – dans le quartier contrôlé par les Orléans, l’aile « libérale » de la famille royale – pas à Versailles, dont la chute est proche. Et pourquoi pas en Angleterre ? Pour les raisons précédemment indiquées : en Angleterre, la révolution politique a déjà eu lieu, dans une tout autre configuration sociale et avec des résultats diamétralement opposés. En France, la Révolution politique va suivre et non pas précéder l’institution du restaurant ; elle va, en revanche, amplifier le mouvement, en accélérant le passage de l’élite des cuisiniers du privé – condamnés au chômage par le déclin, voire la disparition de leurs anciens maîtres – vers le public, en ascension. Là aussi, comme pour Taillevent, il est significatif de voir un officier de cuisine des anciennes élites comme Antoine Beauvilliers ouvrir – avant même 1789 – un établissement non seulement à son compte mais à l’enseigne de son propre nom. La critique gastronomique, le « guide » Grimod périodique et la suite, sont la conséquence de cette nouvelle configuration : dès lors qu’il y a offre d’art sur un marché supposé libre – les restaurateurs contribuent, par leur simple apparition, à la liquidation du vieux système réglé (dit « corporatif ») des traiteurs –, il faut bien une instance de jugement, de discrimination, à destination de ce nouvel agent historique qui s’appelle le public. L’« espace FENF_book_150x230_01_140.indd 70 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 71 public » à la Habermas génère une critique gastronomique, comme celui des Salons du Louvre a généré une critique d’art. Ajoutons que le discours gastronomique français, encore tout imprégné de morale nobiliaire, va s’efforcer de camoufler le « client » du restaurant derrière le « convive ». Cette stratégie sera encouragée par le caractère tout aussi fatalement mixte des premières générations : l’ancien régime social ne disparaît pas du jour au lendemain, et Antonin Carême, par exemple, ne travaille jamais pour un restaurant mais pour les grands de ce monde, de « son » monde. Mais il est intéressant de noter qu’il passe du service de Napoléon à celui du Tsar, vainqueur de 1815, pour terminer par celui des Rothschild : il a tout compris… Cette circulation entre économique, politique et culturel se retrouve à chaque étape de l’aventure gastronomique française. Quand on remonte non pas aux « origines », le plus souvent fantasmées, d’un produit ou d’un plat, mais au moment, beaucoup plus décisif et plus aisément repérable, de sa diffusion hors des frontières de son petit milieu d’apparition, on rencontre souvent la caution d’une autorité sociale et/ou politique, qui contribue au « lancement » du produit en question. Le vin jaune du Jura doit sa réputation européenne et, pour commencer, sa qualité, aux chanoinesses de ChâteauChalon, liées aux plus nobles familles de Franche-Comté et, par là, du Saint-Empire romain germanique. Des anecdotes, souvent invérifiables ou clairement inventées, établissent un lien entre tel homme d’État et tel produit – Napoléon III et le camembert, par exemple, qui lui aurait été offert par FENF_book_150x230_01_140.indd 71 10/10/12 06:35 72 FONDATION NESTLÉ FRANCE l’entreprise Harel et dont il aurait, du coup, fait la promotion. Mais prenez la tarte Tatin : ce sont, tout simplement, les élites parisiennes en voie d’installation en Sologne au début du XXème siècle, relayées par leurs « guides » gastronomiques régionalistes façon Curnonsky qui en ont fait la réputation, à partir du petit restaurant de Lamotte-Beuvron. Ce qui est certain, c’est que la gastronomie de la République définitivement installée – un siècle environ après la première Révolution – va intégrer de plus en plus la nécessité de se réclamer du terrain. Le terroir est une formule, officialisée en 1935 par la loi sur les AOC, empruntée par la critique gastronomique à la nouvelle science géographique en train de se constituer à la même époque, dans une atmosphère nettement patriotique (école de Vidal de Lablache); elle est homologique du suffrage universel et, à la limite, du scrutin d’arrondissement – qui est encore le nôtre aujourd’hui… Sans doute la composante nationale la plus remarquable, et celle qui subsume toutes les précédentes, est-elle la résultante de ces lignes. C’est elle qui distingue le plus nettement notre pays des autres. Elle se résume dans ce fameux mot, si mal compris, de « gastronomie » : l’anoblissement du rapport au manger et au boire, considérés non comme des activités vulgaires mais comme le lieu d’expression d’un art et l’occasion de sa critique. Cette postulation d’un rapport doublement exceptionnel – l’importance qui lui est accordée « intra-nationalement » et son excellence reconnue « inter-nationalement » – figure déjà dans les premiers textes du genre, ceux de Grimod de la Reynière, Brillat-Savarin ou Eugène Briffault. Au reste, le plus remarquable, ici, tient au regard que l’étranger porte communément sur ce trait supposé national : FENF_book_150x230_01_140.indd 72 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 73 il le confirme, tout autant quand il le tourne en ridicule que lorsqu’il l’exalte. Sans cette dimension, on ne comprend ni Le Dîner de Babette, de Karen Blixen et son adaptation cinématographique ni le Mondovino de Jonathan Nossiter, non plus que la francophilie d’une M.F.K. Fisher, d’une Julia Child ou d’un Robert Parker7. En outre, plusieurs gastronomes français réputés ont des origines étrangères. Dans l’entre-deux guerres, à l’apogée d’une certaine gastronomie à la fois patriotique et régionaliste, la plupart des noms illustres sont dans ce cas. Ali Bab (Henri Babinski) et Edouard de Pomiane (Pozerski) ont tous deux des parents polonais ; Francis Amunategui est de nationalité chilienne ; celui qui, face à Curnonsky – qui, lui, n’était ni polonais ni russe – faillit être élu « Prince des gastronomes » en 1927, Maurice des Ombiaux, était un écrivain belge. Quant au meilleur écrivain de bouche de l’époque, Marcel Rouff, c’est un Suisse, enfant de la bourgeoisie juive de Genève ; et c’est à lui qu’on doit, avec La vie et la passion de Dodin-Bouffant, gourmet parue au lendemain de la Grande Guerre, à la fois une bible de la gastronomie à l’ancienne et un plaidoyer hyperboliquement patriotique, pour ne pas dire nationaliste. Bref : le meilleur brevet de naturalisation française a souvent été l’entrée en gastronomie. C’est exactement ce que dira, à la fin du XXème siècle, le critique Gilles Pudlowski, affirmant, dans des ouvrages aux titres significatifs – Le Devoir de Français, L’Amour du pays – que son rapport de fils d’immigrés juifs d’Europe centrale à la nation française était passé par la cuisine. Respectivement traductrice de Brillat-Savarin, télé-gastronome et œnologue de référence. 7 FENF_book_150x230_01_140.indd 73 10/10/12 06:35 74 FONDATION NESTLÉ FRANCE De même que certains écrivains – je pense à Hector Bianciotti, Milan Kundera – disent habiter moins la France que la langue française… Il n’y a effectivement rien d’exagéré à considérer qu’à côté du couple langue/littérature, le couple cuisine/gastronomie constitue l’un des meilleurs liants de l’amalgame (melting) français. Si l’on admet un certain rapport, qu’on pourrait dire de « contigüité », entre le « sol » et les produits qui en sont issus, il n est pas vraiment étonnant que les pays d’immigration se caractérisent par leur référence au « droit du sol », peut-être plus concret, en fait, que le « droit du sang ». Qu’il existe en France, cette bivalence – les exemples précédents sur ce qu’on pourrait appeler des « naturalisations gastronomiques » le prouvent. Et on peut penser que c’est une tendance « lourde ». Et cela de longue date… Jared Diamond, à l’échelle mondiale, Gérard Noiriel, à celle de la France, ont, chacun à sa façon, souligné l’importance de l’immigration dans la constitution des identités occidentales. La France est, en pourcentage de la population, un pays d’immigrants, plus proche, sur ce plan, des États-unis que les imaginaires de ces deux pays ne se le figurent. Nous sommes aussi un pays caractérisé, encore aujourd’hui, par un faible taux d’émigration, au contraire de l’Allemagne ou de l’Angleterre. Mais, et c’est essentiel, à la différence des États-unis, notre récit FENF_book_150x230_01_140.indd 74 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 75 national n’est pas fondé sur cette immigration, dans l’espace, mais sur la continuité d’une unité, dans le temps. Le récit gastronomique national sert aussi à ça : en mettant en avant la logique du terroir et en sophistiquant le rapport à l’art culinaire, il favorise le creuset en faisant converger vers le repas la ligne verticale de la « racine » et la ligne horizontale de la cuisine. Voilà pourquoi – nous le verrons plus tard – cette cuisine unitaire est une grande « machine à métisser ». Il n’y a donc pas de plats identitaires français ? Il y a, d’une part, des « plats préférés », de l’autre, des imageries dominantes. Sur le premier point, seules des enquêtes quantifiées récentes permettent de distinguer – sans grande rigueur, au reste – les goûts prédominants des légendes... Le sondage TNS Sofres d’août 2011 (999 personnes en face à face à domicile) place en tête le magret de canard, suivi de très près par les moules-frites et, de plus loin, par le couscous et la blanquette de veau. Dans le détail, ces résultats distinguent des choix différents par région (l’Est classe en premier le couscous ; d’aucuns s’amuseront de cette prédilection...), par genre (les hommes mettent la côte de bœuf devant le magret), par âge (les plus jeunes votent pour la raclette) et – surtout – par catégories socio-professionnelles (les plus diplômés choisissent les plats légers, les ouvriers restent fidèles au steak-frites, etc.). Dans la durée, la comparaison avec un sondage de 2006, opéré par le même institut pour un autre média, donnait la blanquette en tête, devant le cous- FENF_book_150x230_01_140.indd 75 10/10/12 06:35 76 FONDATION NESTLÉ FRANCE cous et les moules-frites… Notons toutefois que, dans l’un et l’autre cas, le questionnaire – préformé – a porté sur les « plats de résistance », pas sur les desserts. On peut discuter ces enquêtes (une troisième, en 2004, mettait en tête les moules, devant la blanquette et le pot-au-feu, etc.). Elles ont toutefois, comme toutes ces sortes de statistiques, le mérite d’exister, en face de l’avis personnel érigé en dogme (celui des « commentaires » des internautes, par exemple…). On pourrait objecter qu’elles ont la faiblesse d’être fondées sur le déclaratif, non sur la pratique « réelle ». Mais comme je me pose ici la question des représentations, cela me suffira largement, et je n’ai pas mieux à ma disposition. Maintenant, si l’on considère les imageries, le quantitatif est encore plus fragile. En 2006, le « plat typique » n’était pas le « plat préféré » : c’était le pot-au-feu. Traduisons : à l’orée du XXIème siècle, le Français, désormais détaché de la société rurale et de la transmission familiale, rêve nostalgiquement son origine dans un de ces plats centraux qui associent le triptyque féculent/légume/viande et qui s’appellent ici paëlla, là, choucroute. Mais quand il se met à table, il salive plutôt pour la graine de couscous que pour le bœuf bouilli. Au reste, le pot-au-feu est passé du domicile au restaurant ou, si l’on veut, au bistro et à la brasserie. En termes historiques et géographiques, on peut retenir que plusieurs de ces plats sont loin d’être ancestraux. Le couscous, à tout prendre, remonte en métropole au milieu du XIXème siècle, où le « couscoussou des Berbères » débarque dans la traîne de la conquête de l’Algérie ; mais ce n’est qu’avec les pieds-noirs qu’il se popularise, cent FENF_book_150x230_01_140.indd 76 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 77 ans plus tard. Quant au magret, ce vainqueur de 2011 n’a même pas cinquante ans d’âge, puisqu‘il a été inventé par André Daguin en 1965, en son hôtel d’Auch. Vous mettez clairement en lumière les confusions – ou les intrications – entre nostalgies, imaginaire, représentations de l’« enracinement » – Au début du XXème siècle, un livre de Maurice Barrès, fondateur d’une idéologie nationaliste, s’appelait Les Déracinés – et pratiques « réelles ». Chaque culture nationale est unique. Il se trouve que, pour toutes les raisons indiquées précédemment, le modèle français s’est trouvé particulièrement apte à valoriser, d’une part, sa production culinaire et viticole et, de l’autre, la « recherche et développement » en ces deux domaines. Des cultures structurées autour d’expériences politiques durables et intellectuellement très encadrées ont élaboré des formes culinaires d’une sophistication analogue. Je pense, avant tout, à la Chine et au Japon, ensuite à l’Inde. À cette différence près que l’ouverture de l’innovation gastronomique sur l’étranger y a été faible, voire, pour les deux premières, inexistante : ce sont des cultures qui ont été, pendant des siècles, beaucoup plus autocentrées que la française. Au reste, on manque encore souvent aujourd’hui d’éléments de comparaison. Ainsi, on commence à peine à explorer l’histoire de la cuisine ottomane : les élites stambouliotes sont si exiguës qu’elles ne génèrent pas d’autre impérialisme qu’interne (sur la cuisine grecque, par exemple) ; pour le reste, elles se tournent peu à peu, comme les autres, vers le modèle français. FENF_book_150x230_01_140.indd 77 10/10/12 06:35 78 FONDATION NESTLÉ FRANCE Ce qui est clair, c’est que l’existence d’une forte classe dominante et d’un État non moins fort ne sont pas des conditions suffisantes pour aboutir à une configuration à la française, c’est-à-dire à la fois sophistiquée et impérialiste. Prenez la Russie. Le système politique tsariste s’est constitué très tardivement, sous Pierre le Grand, et sur des modèles étrangers. De ce fait, l’aristocratie russe a été, au XIXème siècle, une cliente capitale de la haute cuisine française (et des vins ad hoc, à commencer par le champagne, dont elle a orienté un temps le goût vers le sucré), mais elle n’a pas été en capacité de renvoyer vers l’extérieur un modèle culinaire russe. La cuisine russe, tout comme l’italienne ou l’espagnole, est une cuisine régionale et régionalisée, pas une cuisine curiale. Jusqu’à une date récente, la plupart des cuisines nationales, structurées à l’âge des nations, donc seulement depuis un ou deux siècles – pour les plus anciennes – fonctionnaient sur un lexique limité. Un très bon restaurant italien était un restaurant qui vous proposait des recettes régionales avec d’excellents produits ; sinon, on avait affaire à un restaurant « international ». Les choses ont commencé à changer depuis une génération, moyennant une mondialisation de l’excellence culinaire. Même dans les pays de l’Europe du nord… Plus particulièrement chez eux, qui avaient le plus grand chemin à faire puisque ce chemin n’était pas social (ils disposaient d’élites sophistiquées, capables d’entrer dans le jeu gastronomique ; et qu’on pense à l’expertise vinicole des Britanniques et à la splendeur des caves FENF_book_150x230_01_140.indd 78 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 79 d’Oxford) mais culturel : il leur fallait surmonter le gros handicap du puritanisme – déjà mentionné à propos de Cromwell et de la Révolution de 1688 – prompt à discréditer l’hédonisme « papiste », qui osait accorder de l’intérêt et, même, de l’importance à ces ressorts qui situaient leur principe « au dessous de la ceinture ». FENF_book_150x230_01_140.indd 79 10/10/12 06:35 FENF_book_150x230_01_140.indd 80 10/10/12 06:35 Chapitre V Puritanisme et hédonisme Vous avez parlé à plusieurs reprises de « puritanisme ». Y aurait-il un retour du « puritain » ? En 2009, les premières Assises de la Fondation Nestlé portaient en sous-titre « L ‘actualité du plaisir » au sein de la culture alimentaire française… Si l’on en juge par le récent déferlement d’articles menaçant des pires maux celles et ceux qui, évidemment manipulés par d’obscures coalitions d’intérêts, s’adonneraient à ces bonheurs simples, le mot « plaisir », en matière de nourriture, ne parait vraiment plus de saison. Certains avancent l’hypothèse selon laquelle puisque la « libération des moeurs » a ringardisé un certain type de discours puritain, l’hygiénisme en matière alimentaire prendrait le relais… Dans les deux cas, trop de corps ! Peut-on « tracer » cette évolution ? Dans l’entretien précédent, j’ai soutenu, après Mennell, la thèse d’une bifurcation, dans la culture des élites, au tournant FENF_book_150x230_01_140.indd 81 10/10/12 06:35 82 FONDATION NESTLÉ FRANCE du XVIIème et du XVIIIème siècle, fondée sur une bifurcation politique. Comme toute thèse, elle a l’inconvénient de la rigidité, mais comme toute thèse, elle a aussi l’avantage de rendre intelligible une évolution que, sans elle, on se contenterait de constater, sans oser l’interpréter. Si, non pas « la réalité » – à laquelle je ne crois pas – mais le statut des deux cuisines en question était analogue, ça se saurait. Ayons donc le courage d’affronter ces deux représentations et cherchons-leur sinon une « source », une « origine », à tout le moins des facteurs explicatifs. Or, à ce stade, on observera que du côté anglais de la question, derrière la façade du politique et nonobstant le poids de l’économique, le religieux a été décisif car c’est lui qui a fourni la structure intellectuelle de la coalition victorieuse : théologiquement divisés, les protestants ont néanmoins fait bloc pour rejeter toute restauration catholique. Il est essentiel de se souvenir qu’en langue anglaise, la notion de « puritanisme » ne renvoie pas au domaine de la morale mais de la théologie : un Puritan est un protestant radical, plus proche du calvinisme que de l’anglicanisme. Et il ne l’est pas moins de rappeler que ces Puritans constitueront la base du presbytérianisme, prédominant en Écosse, en Irlande du Nord, et, plus important encore, parmi les Pères pèlerins, fondateurs des colonies américaines, donc de l’identité des Étatsunis, jusqu’à ce matin. Bien entendu, cette distinction que je fais entre morale et religion est purement pédagogique : dans un univers tout imprégné de religiosité, les deux ne font qu’un. Ce que je veux dire, c’est que, même quand les sociétés anglo-américaines seront engagées, comme les autres, dans un processus de sécularisation, elles conserveront une « culture dominante » FENF_book_150x230_01_140.indd 82 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 83 marquée par ce puritanisme. Et que, dans l’espace, ladite culture dominante s’imposera aux minorités issues d’autres horizons – dans le cas des États-unis, les catholiques ou les juifs, principalement – au sein desquelles elle contribue à renforcer les configurations et les programmes puritains, moins bien enracinés, au départ, dans ces communautés respectives. Rappelons des données simples : même si, à titre individuel, vous n’êtes pas catholique, en étant français, vous êtes imprégné de cette culture ; en étant russe, vous êtes imprégné de culture orthodoxe ; en étant américain, de culture protestante, et, précisément, puritan. Il suffit de se plonger dans la bande dessinée, la littérature, le théâtre, le cinéma américains pour y repérer le poids d’un rigorisme dont beaucoup d’artistes ne se sont jamais dépêtrés – sauf par l’art, justement – de William Faulkner à Chris Ware. L’art des États-unis ne peut se comprendre sans le poids de cette peur du corporel, traduite tout de suite en charnel et en sexuel. Mais le puritanisme, ramené à son acception morale, n’est pas l’apanage du protestantisme ... Toute religion génère des postures ascétiques. Sans même remonter plus haut, dans le christianisme médiéval, la plupart des réformateurs sont ascétiques. Ce qui importe ici, c’est qu’au moment où s’installe la modernité économique, politique et culturelle dans laquelle nous baignons encore largement, et, pour ce qui nous concerne, au moment où se met en place la « culture gastronomique », c’est-à-dire au début du XIXème siècle, le rapport de forces FENF_book_150x230_01_140.indd 83 10/10/12 06:35 84 FONDATION NESTLÉ FRANCE international joue successivement en faveur de deux cultures à prédominances puritaines, l’anglaise puis, au siècle suivant, l’américaine. La notion de « morale victorienne » rend compte de la première – et joue le rôle de modèle, ou du moins de type, dans les élites bourgeoises montantes qui lui sont contemporaines. Les pays de confession luthérienne – l’Europe du nord, pour simplifier – y participent tout « naturellement ». C’est-à-dire tout culturellement. Comment définir, en peu de mots, ce puritanisme ? Appliqué au domaine qui est le nôtre, on peut le résumer en une posture d’extrême méfiance à l’égard des sens, ramenés à la « sensualité ». Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc – c’est le mot ! – pour découvrir derrière tout cela un objet d’exécration – donc de peur, de vertige bien plus fondamental : l’eros. La sensualité cache mal la sexualité. Les relations entre Eros et Theos sont à la fois capitales et tumultueuses. Dans l’ensemble, c’est la guerre « contre » « tout contre »... si l’on se penche sur le cas de certains grands mystiques). Ajoutons que les religions à clergé sont portées à une intellectualisation qui considère avec suspicion tout ce qui, de près ou de loin, aura à voir avec le corps. Le savant digne de ce nom, comme on sait, n’a pas de corps, juste un cerveau. D’où, par exemple, dans le monde moderne où le clerc s’est laïcisé en philosophe, le discrédit posé a priori par la plupart des philosophies sur le corps en tant qu’objet « à penser ». FENF_book_150x230_01_140.indd 84 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 85 Encore aujourd’hui, le corporel, l’organique a du mal à trouver sa place dans l’univers des sciences humaines et sociales, sans parler de la philosophie. La ligne épicurienne de celle-ci a été systématiquement marginalisée. Au même titre que la sexualité, la nourriture est donc classée par l’intellectuel du côté de l’ignoble – le non-noble – et le puritain est celui qui surenchérit sur cette lancée. Après quoi, on peut certainement faire intervenir d’autres données, en particulier celles qui touchent au rapport des êtres humains à l’animal et au végétal – donc à l’identité de l’être en question dans sa confrontation au non-humain. Le puritanisme témoigne d’une forme extrême de méfiance face à l’assimilation de l’aliment, et le végétarisme est une de ses branches. Dès l’origine (disons : dès les premières traces d’écoles philosophiques, en Grèce antique), le végétarisme est associé à l’identité de certains groupes organisés en sectes (les pythagoriciens). Cette méfiance face à « l’assimilation » de l’aliment, c’est un reste de la « pensée magique » ? Entre autres, parce qu’il en restera toujours beaucoup. Aucune raison qu’elle disparaisse. Mais ici, oui : au final, c’est toujours la sentence de Brillat qui prévaut : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es ». Mais pourquoi le protestantisme, dont on a beaucoup dit que c’était une religion plus « ouverte » que le catholicisme, a-t-il opté pour le puritanisme ? FENF_book_150x230_01_140.indd 85 10/10/12 06:35 86 FONDATION NESTLÉ FRANCE D’abord, précisons bien qu’il s’agit d’un choix dominant, nullement exclusif. Mais, là aussi, ce qui va compter jusque dans les conséquences présentes de ce puritanisme, c’est le noyau dur. Faites comme Max Weber pour son étude sur l’origine du capitalisme : lisez non pas les économistes ou – pour ce qui nous concerne – les nutritionnistes, mais les théologiens. Fondamentalement, les pères du protestantisme sont des réformateurs. Ils vont à l’os et posent Dieu non seulement au-dessus de tout, y compris du clergé, mais surtout en relation directe avec vous. Vous êtes directement sous son regard, sans intermédiaire. Le contrôle moral est donc à son comble puisque nous devenons nous-mêmes notre gendarme, notre juge et notre bourreau. Transparence, inter-surveillance : qu’il s’agisse de l’open space des entreprises à la mode des années post-modernes ou de l’auto-espionnage des communities, les exemples ne manquent pas de la cohérence de cette vision du monde. On tient d’ailleurs là une des forces du puritanisme dans les sociétés modernes : il structure bien l’individualisme (expérience anglaise) et la démocratie (expérience américaine). Face aux luthériens, ralliés aux princes, les calvinistes – noyau dur de la fondation des États-unis – sont plus démocrates. Qu’on fasse intervenir ou non la notion, floue, de « populisme », il est clair qu’il peut y avoir une alliance entre le populaire et le puritain. Le rigorisme chrétien aux États-unis va de pair avec une conception très anti-étatiste – l’actuel Parti républicain représente assez bien cette alliance. FENF_book_150x230_01_140.indd 86 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 87 Quant au capitalisme anglo-américain, il est clairement associé, dans plusieurs de ses composantes, à cette perspective puritaine, qui vise à moraliser la loi du marché, producteurs (à la chaîne) comme consommateurs (en masse). Henry Ford n’était pas simplement un industriel, un fabricant d’automobile ; il avait un vrai projet de société dans la tête. Ce qu’il fabriquait, au total, c’était moins des véhicules que de la société. Or on sait que ce patron de droit divin, théoricien antisémite et financeur d’Adolf Hitler, n’a jamais accepté de se laisser convaincre d’utiliser une autre couleur que le noir pour sa fameuse « Ford T ». Ce chromoclasme est un indice intéressant, typique de la démarche puritaine. Et l’alimentation dans tout ça ? On y est depuis le début. La forme alimentaire de ce puritanisme s’appelle l’hygiénisme. L’hygiène est, avec la démocratie, la grande révolution du Siècle des Lumières. La modernité s’exprime par la mise en place de politiques de mise à distance des « miasmes » (il faut relire Alain Corbin, son Miasme et la jonquille8). Sur le plan alimentaire, le modèle puritain s’exprimera dans une conception aseptisée de la nourriture. Désodoriser et nettoyer les ingrédients, en maîtriser les étapes de production et 8 Alain Corbin, Le Miasme et la Jonquille, L’odorat et l’imaginaire social, XVIIIe-XIXe siècles, Flammarion, coll. « Champs », Paris, 1986 (1re éd. 1982). FENF_book_150x230_01_140.indd 87 10/10/12 06:35 88 FONDATION NESTLÉ FRANCE enfin, dans la mesure du possible, les remplacer par des produits manufacturés, donc supposés mieux contrôlés : la démarche est cohérente. Elle dirige le monde jusqu’à la fin des Trente glorieuses. Au delà de la technique industrielle – dont le fordisme – la science du XIXème siècle vient à l’appui de cette tendance avec la pasteurisation, fondée sur l’invention – au sens étymologique du terme : il était là mais personne ne connaissait son existence – du microbe. Mais Pasteur, c’est la France… C’est, même, un savant catholique… Mais ce n’est pas de lui qu’il s’agit ici ; il s’agit de son œuvre, de la pasteurisation, conséquence de ses recherches. Ajoutons que les premiers technologues de la conservation, à partir d’Appert9, comme les premiers savants de la microbiologie, travaillent dans un monde encore dominé par les formes dites « naturelles » de production du végétal et de l’animal. Demeure qu’il y a quelque ironie à constater que cette démarche d’essence religieuse se soutient ici sur des processus « scientistes », l’objectif étant toujours de domestiquer le non-humain. L’hygiénisme construit des protections contre un univers vécu comme dangereux. Le Mal rôde sans répit. On Nicolas Appert fut, à la fin du XVIIème siècle, le premier à mettre au point une méthode de conservation des aliments en les stérilisant par la chaleur dans des contenants hermétiques (bouteilles en verre puis boîtes métalliques en fer blanc). Il crée en France la première usine de conserves au monde. 9 FENF_book_150x230_01_140.indd 88 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 89 pourchasse le miasme puis le microbe comme, avant, on pourchassait la sorcière, à Salem ou ailleurs. La lutte pour la moralisation de la nourriture prend des formes extrêmes, auxquelles on songe rarement. Ainsi, aussi étonnant que cela puisse paraître, l’invention des céréales de petit-déjeuner (les corn flakes, pour commencer) a-t-elle été une affaire puritaine. C’est l’idée des frères Kellogg, militants de la confession puritaine des Adventistes du Septième jour, qui prônent une alimentation purifiée, l’hygiène généralisée et le végétarisme. Bien entendu, ils sont antialcooliques, et pasteuriens. Ils ont en ligne de mire non seulement la « mauvaise » nourriture mais aussi, plus au fond, les pratiques alimentaires « immorales » des classes populaires américaines, issues de l’immigration et, d’abord, de l’Old Merry England, façon Falstaff, dont Orson Welles (pardon : Shakespeare !) a immortalisé la panse ventrue et l’ivresse généreuse. Consommer des céréales au petitdéjeuner – par ailleurs matrice de la journée, comme l’éducation des enfants est la matrice de la future société des adultes –, c’est, avec l’usage recommandé du lait, lutter contre les habitudes pernicieuses qui installent au repas du matin la viande, voire l’alcool. Scénario typiquement américain et parfaitement authentique : la moralisation va ici de pair avec l’uniformisation industrielle des céréales en question, et la success story de l’entreprise Kellogg. John Harvey Kellogg était médecin, directeur d’un établissement hygiéniste modèle, géré par l’église adventiste et dénommé « le Sanitarium ». Au même moment – 1885 – (les céréales Kellogg commencent en 1877 et deviennent une entreprise une ving- FENF_book_150x230_01_140.indd 89 10/10/12 06:35 90 FONDATION NESTLÉ FRANCE taine d’années plus tard), c’est un pharmacien sudiste, John Pemberton, qui lance le Coca-Coca. Il commercialisait jusque là un French Wine Coca, vendu comme tonique universel, qui n’était, comme son nom l’avouait pour des raisons publicitaires, que la copie d’une préparation européenne, le Vin Mariani. Celui-ci avait été inventé en 1863 par un autre pharmacien, parisien lui, et d’origine corse, Angelo Mariani, qui avait mélangé vin de Bordeaux (à son apogée sous le Second Empire) et feuilles de coca. Pemberton fut obligé de proposer une version désalcoolisée de sa boisson sous la pression des puritains d’Atlanta, qui venaient d’obtenir le vote d’une loi « sèche » dans l’étendue du comté de Fulton. Sous son nouveau nom, appelé à une certaine célébrité, la nouvelle production allait se définir par une double caractéristique : l’absence d’alcool – sinon de cocaïne – et l’accentuation de l’édulcoration du nouveau mélange, comme si – une leçon qui va loin – on ne pouvait lutter contre les charmes de l’alcool sans faire appel à ceux du sucre, lui-même cœur de la fermentation alcoolique. Le slogan de 1905 du Coca-Cola ne cache pas l’enjeu idéologique en en faisant The Great National Temperance Beverage : on ne saurait mieux dire. À ce stade, l’édulcoration est extrêmement significative, et d’autant plus que Coca-Cola va devenir, après la Seconde guerre mondiale, c’est-à-dire après la victoire géopolitique des États-unis, plus qu’une boisson : une marque. Et plus encore qu’une marque : le symbole – positif ou négatif – des États-unis, dans le monde entier, et aux Étatsunis même. Une enquête menée auprès de 650 recrues à la caserne de Fort-Knox révéla que si certains soldats FENF_book_150x230_01_140.indd 90 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 91 ignoraient le nom du président des États-unis en exercice, aucun n’ignorait le nom de la marque… Bref, ce n’est pas tout à fait un hasard si l’une des rares grandes administrations fédérales respectées par l’Américain moyen – avec le FBI et la CIA – s’appelle la Food and Drug Administration, fondée en 1927 sous une présidence républicaine, à partir d’une loi votée un quart de siècle plus tôt à l’instigation du populiste Theodor Roosevelt et renforcée à l’époque du New Deal. Comme son nom l’indique, elle joue un rôle régulateur en matière d’hygiène alimentaire et de santé publique, ici totalement intriquées. Il y a effectivement de quoi réver devant ces intrications théologico-alimentaires… Mais cet hygiénisme alimentaire est-il réductible au puritanisme ? Non, évidemment, même si on entend ce dernier mot dans son acception large. La modernité, en ce qu’elle pose la rationalité comme moteur de l’histoire et projet de la société, pousse à la roue en prônant la simplification, la quantification et la popularisation, en face d’un ancien régime culturel identifié au complexe, au qualitatif et à l’élitisme. Ce qu’on a appelé, après coup, la Révolution industrielle répond à ces caractéristiques. L’hygiénisme aussi. Une partie de la polémique puritaine contre une gastronomie classique, jugée surchargée, prétentieuse et immorale, à l’image de la France et de sa fameuse « arrogance », s’y alimente. Les producteurs de foie gras en savent quelque chose, tout comme les vignerons français avec la FENF_book_150x230_01_140.indd 91 10/10/12 06:35 92 FONDATION NESTLÉ FRANCE critique récente de la « complication », supposée inutile et mystificatrice, des appellations d’origine, au profit des cépages, qui ont le triple avantage de paraitre plus authentiques, puisque plus « originaires » encore (raisonnement typiquement protestant…), plus simples et moins chers. On retrouve certains de ces traits dans la renaissance de la diététique. La diététique remonte pourtant à la plus haute antiquité… La médecine ancienne, codifiée sous l’Antiquité et qui ne meurt vraiment qu’au Siècle des Lumières, est, en effet, à base diététique. Le mot grec diaita signifie le « genre de vie », dans sa globalité. Mais la médecine moderne, à partir du XVIIIème siècle, se construit assez largement contre cette conception, jugée peu rigoureuse et, au total, peu curative. La chimie, la microbiologie, en attendant la génétique, contribuent à son discrédit. La préoccupation diététique ressurgit, au début du XXème siècle, au sein d’une minorité du corps médical occidental, de conviction naturiste, sur-représentée en Europe centrale (Suisse, Autriche, Allemagne,…), la zone d’où est sortie la quasi-totalité de ces inventions naturistes (présentées comme des redécouvertes) : hydrothérapie, héliothérapie, sanatoriums, auberges de jeunesse, colonies de vacances, « randonnisme », nudisme, etc. Le croisement entre ce mouvement naturiste et la rationalité moderne, sur un substrat puritain, a donné la diété- FENF_book_150x230_01_140.indd 92 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 93 tique moderne. Sous sa forme anglo-américaine accentuée, elle se présente comme une métrologisation – une mise en chiffres, en mesures, en calendrier – de l’alimentaire. Des notions et des mises en pratique comme celles de « tables de composition des aliments », de « ration journalière » et d’« apport journalier recommandé » et leur version américaine (par exemple les fameux RDA – Recommanded Dietary Allowances – de la FDA) en sont le produit. Toute la diététique puis le nutritionnisme modernes se sont fondés là-dessus. … Alors, la diététique, un complot puritain ? Quand même pas, même si, depuis une génération, certains engouements s’organisent autour de quasi-gourous, discriminant de manière tranchée le Bien et le Mal, à partir de tel ou tel principe. Au reste, un pays comme la France a développé sa propre voie, depuis Lucie Randoin et, surtout, Jean Trémolières. Les enquêtes pionnières de celui-ci, dans son unité de recherche de l’Hôpital Bichat, sont aidées par l’administration américaine mais leur « traduction », influencée par la psychologie et, surtout, par ses préoccupations éthiques, est plus souple que celle de tant de nutritionnistes, américains ou non, quantitativistes rigoureux, voire rigides. Le milieu des diététiciens, qui est presque exclusivement composé de femmes, pour certaines formées à la cuisine – ce qui n’est pas le cas des nutritionnistes, souvent des hommes – est dans l’ensemble plus souple dans ses analyses et prescriptions. FENF_book_150x230_01_140.indd 93 10/10/12 06:35 94 FONDATION NESTLÉ FRANCE Dans l’espace américain lui-même, le tableau est-il à ce point homogène ? Bien entendu, dans une société aussi communautariste que la société américaine, il existera des îlots anti-hygiénistes. Ils ne seront pas représentatifs du sens général. De la même façon, l’existence de traditions alimentaires très différentes, issues des différentes immigrations, ne perturbe aucunement le schéma général : cette diversité est retravaillée par les principes hygiénistes, qui transforment les recettes ancestrales dans le sens voulu par la morale dominante. De toutes les façons, les aliments typiques de la « cuisine de rue » d’aujourd’hui, comme le hamburger, le hot-dog, la pizza ou le panini, ne sont pas des recettes multiséculaires mais des créations récentes, issues de l’immigration, qui s’épanouissent sur le sol américain. Le monde contemporain serait donc dominé par le puritanisme ? Disons qu’il est apparu pendant longtemps comme dominé par le modèle protestant. Les quatre grandes défaites géopolitiques du XIXème siècle occidental furent des défaites de cultures catholiques : l’Autriche, la France, l’Italie, l’Espagne. En France, après la victoire allemande de 1870, nombreux ont été les essayistes qui, à l’instar de Renan, ont conclu que le monde et l’avenir appartenaient aux protestants. Les bons esprits ne manquèrent FENF_book_150x230_01_140.indd 94 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 95 pas pour préciser qu’une fois de plus, la « décadence » était associée à l’hédonisme – discours que le maréchal Pétain reprendra en 1940. Par delà cette instrumentalisation, l’observateur d’aujourd’hui ne peut pas nier que le puritanisme a, dans un premier temps, bien « collé » à la modernité. Comment croit-on que le sport a été inventé ? Il ne remonte aucunement à l’Antiquité des Jeux olympiques… Non, c’est une affaire anglo-saxonne de l’époque victorienne, visant à canaliser l’énergie corporelle des jeunes gens – d’abord des élites, puis des « masses » montantes et inquiétantes – en leur proposant une version réglée, encadrée, des jeux traditionnels. Le basket-ball puis le volleyball – sports du non-contact, comme le base-ball – ont été inventés, du jour au lendemain, par des pédagogues puritains. Tout cela va bien au delà de l’anecdote. Au XXème siècle, la domestication du corps qui, sans la résumer, n’est jamais étrangère à la promotion de la gymnastique et de l’ « éducation physique » des nations, est même l’une des composantes les plus caractéristiques de la seule grande expérience novatrice du siècle : le totalitarisme, qu’on peut interpréter comme une tentative de modernisation du religieux par le politique. Tous ces régimes exaltent la virilité, le corps guerrier – le moins érotisé possible. Quand, en 1940, le Reich hitlérien écrase la France, il est clair pour les vainqueurs que ce pays, défini par la table et par le lit, est condamné à ne survivre, dans le monde idéal dessiné par le fascisme entre caserne, usine et stade, qu’à l’état de bordel à l’usage de la race des seigneurs. FENF_book_150x230_01_140.indd 95 10/10/12 06:35 96 FONDATION NESTLÉ FRANCE C’est, si l’on peut dire, effroyablement convaincant... Mais l’hygiénisme n’est quand même pas synonyme de chasteté ? Il intègre une conception hygiéniste de la sexualité, la version moderne du « devoir conjugal ». Dans l’univers néo-puritain, on fait l’amour par hygiène et de manière clean, en y mettant le moins d’affect possible. L’essentiel est dans le self-control, qui n’est que la version laïcisée de la théologie calviniste. C’est en vertu – si l’on peut dire – des mêmes principes qu’on assiste aujourd’hui au développement, dans tout l’Occident, de pratiques mécaniques de l’absorption d’alcool, venues des sociétés protestantes d’Europe du nord, le speed ou binge drinking – qu’on peut traduire par « biture express ». C’est un comportement fondé sur la hantise d’un enracinement en profondeur du plaisir de boire : plus vite on est ivre – voire comateux – mieux c’est. Je sais que la chose existe mais j’avoue que le raisonnement – s’il s’agit de raisonnement – qui consiste à boire au delà de toute limite pour que, surtout, cesse au plus vite le plaisir de boire, m’échappe un peu... Vous évoquiez aussi les régimes totalitaires, et leur volonté sous-jacente d’éradiquer l’hédonisme. Mais ils ont été éliminés… Justement, et c’est là que cette homologie à la modernité trouve ses limites. L’expérience totalitaire a été un échec. Considérée sur la longue durée de ce dernier siècle, FENF_book_150x230_01_140.indd 96 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 97 la tendance profonde des sociétés occidentales est à l’hédonisme. Un indice parmi mille autres a été fourni aux Étatsunis mêmes, devenus une grande puissance mondiale au lendemain de la Grande Guerre : l’échec de la prohibition de l’alcool. Le vote de ce qui n’était rien de moins qu’un amendement (le 18ème) à la sacro-sainte Constitution américaine est un bel exemple d’utopie puritaine. Il est voté juste après la commotion très violente que représente la guerre, pour une nation restée jusque là fondamentalement provinciale, qui se découvre simultanément planétaire et menacée. Bien entendu, c’est l’expression de l’« Amérique profonde ». La prohibition de l’alcool se situe dans la continuité des lois établissant des quotas d’immigrants. Dans les deux cas, le modèle puritain se défend en établissant des barrières : c’est toujours un mauvais signe… Et, l’échec est au bout du chemin. Non seulement la consommation d’alcool ne fut que superficiellement entravée mais le crime organisé en sortit renforcé : du point de vue des valeurs promues, le recul était flagrant. Roosevelt fera abroger l’amendement. Étendons le regard à l’ensemble de la question du rapport des sociétés occidentales modernes au corps non plus, si je puis dire, collectif (éducation physique, sport, armée…) mais au corps de chaque individu (soins de beauté, vêtement, postures…). Dès l’entre-deux-guerres, le corps féminin est le lieu – d’abord dans les élites, mais la diffusion populaire est rapide – d’une véritable révolution, qui est un signe de plus, nullement anecdotique, de l’émancipation féminine : libération du corset, coupe de la chevelure, raccourcissement des jupes, exposition FENF_book_150x230_01_140.indd 97 10/10/12 06:35 98 FONDATION NESTLÉ FRANCE au soleil10, etc… Après la Seconde guerre mondiale, les Trente Glorieuses seront encadrées à leur début par la publication du Rapport Kinsey, la première enquête sociologique sur les pratiques sexuelles d’une population, qui découvre à l’Amérique profonde à quel point elle était incapable de faire passer toute la population sous ses fourches caudines (en France, cela donnera plus tard le Rapport Simon), et à leur sortie par des statistiques démographiques qui, à l’échelle de l’Occident, signifient clairement le recul de la société familialiste, patriarcale et hétérosexuelle. À partir des années 1960, une part croissante de l’énergie « radicale » des sociétés occidentales va s’attaquer aux « mœurs » et, principalement aux mœurs sexuelles. Et c’est à une libération des corps que la génération des enfants de la croissance – dite en France de Mai 68 – va se vouer. La reconnaissance de la culture corporelle en fait partie et, en son sein, la question du manger et du boire sort de l’ig-noble. Si on se limite à la strate supérieure de la culture savante occidentale, il est clair qu’au delà des prémices anthropologiques d’un Claude Lévi-Strauss, l’évolution sensualiste d’un esprit aussi représentatif de cette époque-là que Roland Barthes (qui finira par préfacer Brillat-Savarin) témoigne pour toute une génération qui accepte de parler de désir, de chair et de bonne chère sans la crainte d’être montrée du doigt ou tournée en ridicule. La conclusion de sa leçon inaugurale au Collège de France n’est-elle pas : « Un peu de savoir, beaucoup de saveurs » ? De Michel 10 Pascal Ory, L’Invention du bronzage, Paris, Complexe, 2008. FENF_book_150x230_01_140.indd 98 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 99 Serres à Michel Onfray, en passant par le groupe lacanien, les barrières tombent : comme d’autres, la légitimation de ce trivial-là est en marche. Beaucoup d’observateurs prédisent pourtant la montée des intégrismes – et donc des puritanismes – de tous bords. Je ne partage pas cette analyse, qui est fondée, pour moi, sur une erreur de perspective. On a, tout simplement, exagéré l’occidentalisation antérieure, et on sousestime l’occidentalisation présente. C’est très évident pour l’Iran, qui n’était que très superficiellement occidentalisé sous le Shah et qui l’est beaucoup plus, paradoxalement, aujourd’hui. Tous les observateurs de la société iranienne contemporaine le confirment et, si je peux me permettre un peu de prospective, on devrait s’en apercevoir à la chute du régime… En Occident, auquel s’agrègent sans cesse de larges pans occidentalisés des élites et des classes moyennes de partout ailleurs, les progrès de l’hédonisme sont évidents. La preuve en est qu’ils suscitent de nombreuses condamnations, entre autres des églises – lisez, pour ce qui concerne le monde catholique, les discours du Pape, qui désignent nommément cet adversaire (l’« hédonisme régnant »), encore récemment dans son homélie aux Journées mondiales de la Jeunesse de 2011, à Mexico. Mais rien ne permet de dire que les preachers fondamentalistes, les oulémas salafistes ou les mollahs talibans FENF_book_150x230_01_140.indd 99 10/10/12 06:35 100 FONDATION NESTLÉ FRANCE représentent le « sens de l’Histoire ». Comme le montrent bien les travaux d’Emmanuel Todd, l’idéologie ne peut rien contre les changements culturels en profondeur, mesurables, entre autres, sur le plan démographique. Du Maroc au Japon, les changements sont en cours. Et ils se poursuivent aux États-unis même. Là aussi, les crispations fondamentalistes sont plus l’aveu d’un recul que l’annonce d’une reconquête. Et le rôle de la crise, dans tout cela ? Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, la fin des Trente Glorieuses n’a pas généré un « grand retour » puritain. Bien au contraire, les barrières ont continué de tomber. Ce fut, même, tout à fait impressionnant. La crise ouverte officiellement en 2007 et dont nous ne sommes pour l’instant, à l’évidence, pas sortis, n’annonce non plus rien de nouveau. D’une part, en Occident, la crise des « religions » civiles (marxistes, puis libérales) encourage à l’individualisme des « tribus » – la tribu ascétique étant loin d’être la plus souvent choisie. De l’autre, dans les pays dits émergents comme dans ceux du Tiers-monde – qui existe toujours : c’est celui des laissés-pour-compte de l’emergence –, l’hédonisme demeure une forme de résistance, et la chute des régimes autoritaires, a fortiori totalitaires, s’y traduit toujours par une libération des mœurs. Regardez la Chine. Son enrichissement et son ouverture, bon gré mal gré, à l’extérieur ont fait ressurgir le fond anarchiste et hédoniste de la culture chinoise dont le Dao FENF_book_150x230_01_140.indd 100 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 101 (dit improprement « taoïsme ») exprime la forme sophistiquée. Dans le Dao, l’une des formes positives du sage – et, d’ailleurs, souvent représentée – est le sage ivrogne, qui cuve son vin béatement, sans déranger personne, et sans se laisser prendre aux faux-semblants du système confucéen. Lisez Le vide parfait de Lei Zi (Lao Tseu) ; vous comprendrez pourquoi, au contraire de l’intuition commune, la Chine d’aujourd’hui recèle des trésors d’individualisme et de dissidence – et, pour ce qui nous concerne, de gastronomie. Bien entendu, le changement de mœurs ne se fait pas rapidement dans le temps ni partout dans l’espace. En Occident, par exemple, le retour à la paix et à la démocratie libérale après la Seconde guerre mondiale et la chute du fascisme n’avait pas exclu une dernière crispation puritaine, entre fermeture des maisons closes en France et renforcement, un peu partout, de la censure au nom de la notion (nouvelle) de « protection de la jeunesse ». Mais cela n’a duré qu’une génération. Au reste, à chaque époque ses tabous. Et ses icônes. Les nôtres – ceux de l’Occident pacifié – sont victimaires : les médias, tout comme les pouvoirs publics, ont remplacé les héros conquérants par les héros victimes. Mais même là, les choses bougent. Regardez, justement, le terrain alimentaire. Le mouvement de l’alimentation durable, préoccupé de lutter contre l’« empreinte écologique » des longs transports et favorable au développement du circuit parallèle de distribution des AMAP11, est, par exemple, une synthèse entre une forme 11 Association pour le mantien d’une agriculture paysanne. FENF_book_150x230_01_140.indd 101 10/10/12 06:35 102 FONDATION NESTLÉ FRANCE d’ascétisme – qui en limite, au reste, l’essor – fondé sur la culpabilisation des consommateurs dispendieux, et un discours exaltant le plaisir gustatif, la redécouverte des espèces oubliées, etc. Acceptons de vous suivre dans cette perspective optimiste… Cela n’a rien d’optimiste, ni de pessimiste non plus. Je n’y mets aucun jugement de valeur : c’est simplement, à l’heure actuelle, le plus probable. Resterait à expliquer pourquoi l’humanité suivrait cette voie hédoniste, dont on ne cesse de lui répéter qu’elle est quasiment suicidaire, pour elle comme pour la planète. Comme toujours, la clé est, d’après moi, à chercher du côté de la combinaison de l’économique et du culturel, l’un nourrissant l’autre. L’urbanisation, l’industrialisation et la post-industrialisation développent une société qui émancipe la femme et disloque la structure familiale ancienne. Le libéralisme philosophique, la souveraineté populaire et l’individualisme à la fois expriment et accélèrent ce mouvement. Les religions, comme les institutions politiques, ont été créées et gérées par les hommes – et elles ont tenu grâce aux femmes. On peut penser que le rééquilibrage actuel du pouvoir social entre les deux genres, assorti de l’éclatement de ce duopole avec l’affirmation de « nouveaux FENF_book_150x230_01_140.indd 102 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 103 genres » (homo, bi, trans) va plutôt dans le sens d’une reconnaissance de tout ce qui ressortirait d’une culture du sensible. Mais même si l’on n’admet pas cette assignation du féminin ou de l’homosexuel au sensible – en ce qui me concerne, qu’elle soit en partie historiquement construite ne retire rien à sa pertinence : ici comme ailleurs il n’y a pas de « nature », donc le construit « marche » – on reconnaîtra que le développement économique des pays émergents et le renforcement de l’individualisme en leur sein alimentent – c’est le mot – des comportements hédonistes. FENF_book_150x230_01_140.indd 103 10/10/12 06:35 FENF_book_150x230_01_140.indd 104 10/10/12 06:35 Chapitre VI L’éternel métissage De manière négative ou positive, on a déjà, à plusieurs reprises, évoqué l’« acculturation », c’est-à-dire non pas la perte d’une culture réputée d’origine (le «préfixe a », communément privatif en français, est ici trompeur) mais le mouvement même de l’interpénétration culturelle. Ce concept est capital pour notre objet. Il est emprunté à l’anthropologie, et sa définition est d’une grande simplicité, puisqu’il s’agit toujours de la pénétration d’une culture par une autre : le « a » ici est celui de « ad », un « mouvement vers ». L’acculturation s’étend de la mode fugace – toujours intéressante, pour l’analyse – à ce que certains anthropologues militants des années 60 baptisèrent « ethnocide » – qui, pour moi, ne peut exister que s’il y a, au final, génocide. Mais les formes de loin les plus courantes de l’acculturation se situent dans l’espace intermédiaire de l’emprunt, plus rarement de l’échange ou du transfert. FENF_book_150x230_01_140.indd 105 10/10/12 06:35 106 FONDATION NESTLÉ FRANCE Ce qui revient à dire que la réciprocité n’est pas la règle ? Pas de « tu adoptes mon couscous, j’adopte ton pot au feu » ? En effet. La règle est plutôt le sens unique, ce qui n’exclut pas certains effets de feed back et diverses résultantes de métissage. De toutes les façons, c’est d’abord une affaire de rapports de forces, toujours inégalitaires : même si le schéma dominant-dominé n’est pas toujours applicable (le plus souvent, il l’est), il y a bien, la plupart du temps, un schéma provenance-installation qui n’est, a priori, ni réciproque, ni équilibré. A posteriori, c’est une autre affaire… On repère cette inégalité dans tous les domaines culturels. En matière de littérature, par exemple, à partir de moment où la « vraie » traduction a existé, en gros le XIXème siècle, une étude des domaines linguistiques traduits montre très clairement que les œuvres traduites de façon dominante viennent de pays également dominant, politiquement. Là aussi, jouent également les questions de mode, toutefois beaucoup plus fugaces : actuellement, si vous envisagez d’écrire un roman policier, trouvez-vous au moins une ascendance scandinave et un nom ad hoc : le « polar polaire » fait un malheur. Je suppose que ces questions de rapports de force jouent aussi pour la cuisine ? Tout particulièrement. Dès les temps préhistoriques, la règle est la circulation des espèces vivantes : végétaux et animaux – et, parmi ces derniers, l’homme, bien FENF_book_150x230_01_140.indd 106 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 107 entendu. Ce que nous considérons comme les fondamentaux de la flore et de la faune d’un terroir sont souvent venus d’ailleurs. L’essentiel est dans l’acclimatation. Cela devrait calmer certaines ardeurs « racinistes » (car l’être humain me paraît plus encore raciniste que raciste). L’olivier a mis du temps à se répandre autour de la Méditerranée et, au reste, l’arbre n’est rien sans sa culture, son usage (huile de cuisine, mais aussi d’éclairage ou de produit de beauté) et son négoce. D’un côté, l’archéobotanique nous dit qu’on trouve des traces d’oliviers sauvages en Corse à des dates très anciennes ; de l’autre, la tradition veut que ce soit les colonisateurs grecs qui l’aient implanté, il n’y a pas si longtemps (deux mille cinq cents ans : pour les historiens, c’est hier..) : les deux versions sont sans doute vraies ; il faut simplement se mettre d’accord sur ce que signifie une « implantation », etc. Puisqu’il est question de rapports et d’abord de forces, il est clair qu’ils seront, selon les cas, économique (au profit du producteur et du produit le plus adéquat au marché à un temps T), culturel (la religion chrétienne a besoin de vin ; les États-unis sont à la mode à partir de la Seconde guerre mondiale, etc.) mais surtout politiques (le « fort » colonise le « faible »). Comme on l’a déjà vu sur un autre plan, les trois instances se conjuguent souvent. Voyez les Croisades. Mouvement religieux en profondeur, mais dont l’instrumentalisation politique et les effets économiques sont maintenant bien connus. C’est, au reste, à leur propos que le médiéviste Jacques Le Goff, s’interrogeant, dans sa somme consacrée à La civilisation de l’Occident médié- FENF_book_150x230_01_140.indd 107 10/10/12 06:35 108 FONDATION NESTLÉ FRANCE val, sur le « fruit possible » qui en aurait été ramené par les chrétiens, concluait plaisamment, en jouant sur le mot « fruit » : « Je ne vois guère que l’abricot. » Les vagues successives de colonisation – phénomène dont on finit aujourd’hui par oublier qu’il est la règle de l’histoire, à l’échelle des millénaires, et non pas l’exception – jouent sur les trois plans. En matière d’alimentation, le dominant comme le dominé absorbent des produits, des plats et des manières de faire nouvelles, issues de leur cohabitation contrainte ; leurs cuisines en sont définitivement réorientées, et d’abord celle du dominant qui, par sa démarche coloniale, a manifesté (de manière agressive, mais la question n’est évidemment pas là) son « ouverture » à l’extérieur. Dans certains cas, la nouvelle circulation est le résultat d’un calcul rationnel – ou supposé tel, sur le coup : le prix à payer en termes, par exemple, d’équilibre écologique de la monoculture spéculative n’est pas, d’abord, perçu par les dominants, ou ils s’en moquent comme d’une guigne : l’Occidental découvrira ou généralisera la consommation du maïs, du chocolat ou du fruit tropical parce que la colonisation le lui permettra. Le moteur hédoniste de ces découvertes – des goûts nouveaux, une plus grande facilité de culture ou d’élevage – est généralement occulté par une analyse de penseur économiste en chambre. Si le couscous apparaît sur les tables de la métropole française au milieu du XIXème siècle, c’est, on l’a vu, grâce à (ou à cause de) la première guerre d’Algérie – celle de la conquête, à partir de 1830-. Le général Bugeaud a été un agent gastronomique FENF_book_150x230_01_140.indd 108 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 109 plus ou moins conscient, au même titre que pouvait l’être, au même moment, tel ou tel cuisinier à la mode inventant un nouveau plat. Mais c’est que lui ou ses soldats, puis les critiques gastronomiques de l’époque, comme Charles Monselet, puis les mangeurs de la métropole – par ailleurs catholiques, européens et racistes – y ont trouvé un bénéfice gustatif, etc. Dans la durée, quand le goût est ainsi acculturé en profondeur, il souffre d’être privé, par une conjoncture quelconque, de son plaisir. D’où, en France, par exemple, la recherche d’« ersatz » au sucre de canne sous Napoléon, au café ou au cacao sous Pétain. Mais le « couscoussou » a mis plus d’un siècle à pénétrer dans les repas métropolitains… L’acculturation prend son temps mais ce dernier s’est accéléré depuis les débuts de la modernité. Le plus souvent, elle commence par les élites ; cependant la partie n’est gagnée que lorsque les autres catégories sociales y trouvent à la fois accès et bénéfice. La pomme de terre ne se généralise pas grâce à Parmentier mais parce que son lobbying accompagne cette petite révolution qu’est, vers le milieu du XVIIIème siècle, le passage de la bouture au semis. À partir de ce moment, le tubercule perd ses caractéristiques négatives (elle était jusque là amère et « venteuse », et dégénérait très vite) ; il a désormais les deux qualités que l’être humain recherche depuis la nuit des temps, l’une économique – elle devient facile à produire – l’autre culturelle – elle devient plaisante au palais occidental. FENF_book_150x230_01_140.indd 109 10/10/12 06:35 110 FONDATION NESTLÉ FRANCE En matière alimentaire, la circulation est donc la règle ? Ça l’est aussi bien pour les produits, les recettes ou les manières de faire que pour les métiers de bouche – en n’oubliant pas d’y inclure le négoce des boissons : après tout, Jean Monnet, le « Père de l’Europe » a puisé son idéologie dans la tradition familiale du cognac, produit d’exportation tourné vers le monde anglo-saxon. Professionnellement, donc éthiquement, De Gaulle est un militaire, Monnet un négociant en cognac : public versus privé, national versus international. On ne peut pas imaginer plus opposés. Pourtant, si l’on considère l’histoire de la « construction européenne », cette dualité va bien au-delà de l’anecdote. Bref, les tenants d’une conception enracinée du manger et du boire ont une vision borgne de l’univers. S’agissant de ces visions « ouvertes » ou « fermées », la récente tendance « locavore » ne signale-t-elle pas, à nouveaux frais, un repli identitaire ? C’est ambigü. Sur le fond et initialement, c’est une réponse au double désordre économique et écologique. Dans le détail, c’est un mouvement acculturé des pays protestants – et c’est, surtout, une tribu parmi d’autres. Elle va à contre-courant de l’histoire alimentaire qui, depuis ses origines, cherche à faire circuler les produits et finit par faire de la tomate, fruit américain, un élément identitaire de la Provence. Le « bilan carbone » est une chose, et on peut légitimement prôner la consommation FENF_book_150x230_01_140.indd 110 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 111 des « fruits de saison » pour les produits élevés localement ; le repli sur l’espace alimentaire identitaire en est une autre, intenable sauf effondrement planétaire général, ce qui est une autre histoire. Peut-on aller jusqu’à parler de métissage alimentaire ? C’est la base. L’élaboration d’une nouvelle recette à partir d’apports localement différenciés est une constante de l’histoire de l’alimentation ; elle commence, déjà, à l’intérieur de chaque ensemble politique, avant même qu’ils ne se représentent, à l’époque moderne, en tant que nation. Dans l’Antiquité, les « empires » servent, entre autres, à cela. Les thalassocraties grecques, l’Empire romain sont de grands marchés alimentaires qui acculturent et acclimatent à grande échelle. La Gaule devient un pays viticole grâce aux deux colonisations grecque puis romaine. Dès qu’il existe à ces ensembles un centre démographique, politique et économique, il sert de pompe aspirante aux « spécialités » alimentaires et culinaires. Dans la France moderne, la circulation se fait moins de région à région que des régions vers le centre, qui redistribue – ou pas. Les nouvelles élites du Nord, de l’Est ou de l’Ouest du pays découvrent la bouillabaisse non pas à Marseille mais à Paris, sans doute à partir du restaurant chic des Frères provençaux, déjà cité. Et c’est également à Paris que les brasseurs de bière alsaciens, installés au XIXème siècle dans la France « de l’intérieur », mettent au point une choucroute charcutière là où la choucroute du FENF_book_150x230_01_140.indd 111 10/10/12 06:35 112 FONDATION NESTLÉ FRANCE pays natal – dont l’identité, notons le, est le chou fermenté, pas sa garniture –, est plutôt poissonnière. À quoi s’ajoute, après la perte, en 1871, des « provinces martyres », l’ingrédient suprême : le patriotisme. La choucroute dite « alsacienne » est donc un produit de l’émigration intérieure, qui repartira ensuite vers son faux pays natal, où on vous la sert aujourd’hui comme plat identitaire… Les mêmes mécanismes fonctionnent à l’échelle transnationale. De ces contacts entre cultures, confrontées à une nouvelle demande sociale, naissent de véritables recréations alimentaires. L’acclimatation est plus encore une affaire de palais que de climat. C’est ainsi que le café de référence, d’abord arabique, devient l’italien ou le brésilien, sans oublier le viennois : chaque culture le met à sa sauce. Les restaurants ethniques acclimatent les recettes et manières du pays natal. Le restaurant dit indien en Europe atténuera la violence des épices, d’une part, et offrira, en fait, au client occidental la cuisine de l’Inde du nord, plus carnée, par opposition à celle de l’Inde du sud, à tendance végétarienne, etc. Un collègue d’ascendance italienne me racontait avoir découvert avec amusement que tel restaurant italien tenu par un de ses parents à Londres avait nettement anglicisé ses recettes, du coup aussi différentes de la recette française que de la recette italienne. Ce qu’on appelle aujourd’hui la cuisine « fusion » ne fait que systématiser, théâtraliser et positiver une pratique, certes ponctuelle et étalée dans le temps, mais pas absente des siècles précédents. FENF_book_150x230_01_140.indd 112 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 113 Est-ce que les « manières de table » se métissent aussi ? Assurément, même si cela demande encore plus de temps qu’une recette puisqu’on est dans l’ordre du rite, du symbole, autant que de la practicité. C’est ici qu’il faut faire intervenir l’acculturation sociale, qui établit la relation entre catégories sociales, généralement du « haut » vers le « bas », ou par des médiations qui exhaussent le bas, comme dans le cas de la bouillabaisse, modeste plat de pêcheurs devenu plat de notables. Peu importe le détail de l’histoire, elle aussi très légendée, de la fourchette : il est clair qu’elle a commencé à circuler dans les élites, étant bien entendu qu’il existe de tout temps deux ou trois catégories d’élite (politique, économique et culturelle) et qu’elles ne se superposent jamais complètement. Reste que les élites en question sont, dans l’ensemble, plutôt néophiles que néophobes, ne serait-ce que par souci de « distinction », et que les couches plus modestes suivent parfois en traînant des pieds, sauf quand le produit ou la recette jouent un rôle de substitut efficace aux produits antérieurs : c’est le cas de la pomme de terre ou des fromages frais, qui ne s’imposent qu’au XVIIIème siècle. En dernière analyse, c’est toujours la société qui impose ses intérêts aux tenants du passé. Pour le repas d’apparat, le service dit « à la russe » n’est pas une affaire d’acculturation par l’Europe orientale mais, bien au contraire, l’effet du déclin des aristocraties – la russe comme les autres… – et de leur abondante domesticité. À la fin du XIXème siècle encore, le jeune Escoffier manifeste hautement sa désap- FENF_book_150x230_01_140.indd 113 10/10/12 06:35 114 FONDATION NESTLÉ FRANCE probation devant cette décadence, à laquelle il se ralliera pourtant, s’en faisant même le maître. Parmi d’autres mérites, le service à la russe avait celui de mettre en valeur la dramaturgie du service, rééquilibrant ainsi le rapport de forces entre convives (appartenant pourtant ici aux élites sociales de l’époque) et cuisiniers artistes, avant qu’un siècle plus tard le service à l’assiette et le menu imposé ne signent la victoire totale des cuisines, analogue à celle des metteurs en scène au théâtre. Cette victoire contemporaine des cuisines accélèret-elle la dé-nationalisation des repas ? Je ne pense pas seulement à la « fusion » ou à l’élargissement du choix ethnique pour l’occidental moyen, mais aux manières de table elles-mêmes. La dislocation de l’ancien rythme familial et l’accélération de l’individualisme contribuent à attaquer frontalement l’importance accordée dans le modèle français au déjeuner. Mais les chiffres des enquêtes périodiques du Credoc sur les comportements alimentaires des Français confirment plutôt la résistance du modèle que son effritement. La part des adultes prenant sept déjeuners par semaine s’établit à 87 % dans l’enquête de 2007, en recul sur celle de 2003 mais au-dessus de celle de 1999. La consommation horsrepas est deux fois moins élevée qu’aux États–unis, – et le taux d’obésité proportionnel (14,5 % de la population adulte, contre 27 aux États-unis). Comme quoi la généralisation du travail féminin hors domicile et de l’offre en FENF_book_150x230_01_140.indd 114 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 115 matière de restauration de rue ne suffisent pas à aligner le déjeuner français sur le lunch anglo-saxon. S’il y a recul du national, c’est dans l’éclatement entre « tribus » culinaires, parfois tout aussi contraignantes que les anciennes – certaines sectes diététiques, par exemple –, mais diverses et changeantes. Un des vecteurs d’individualisation, dans l’espace, et d’instabilité, dans le temps, des dites tribus viendra des médias de communication de masse. Prenez Internet. La rapidité avec laquelle chacun d’entre nous peut accéder à des recettes du monde entier – plus ou moins « authentiques », peu importe, – ne peut pas ne pas accélérer l’éclatement des appartenances. Collective au sein d’une tribu ou totalement individualisée, la distinction pourra passer par l’acclimatation d’un produit ou d’une recette exotique. Au milieu du XXème siècle, l’orange était encore un luxe dans la plupart des familles françaises. Aujourd’hui les restaurateurs – et donc les cuisiniers privés à la pointe de la mode - vous proposeront des plats comprenant du yuzu – toujours un agrume mais celui-ci, japonais-. Et on peut pronostiquer une vogue prochaine de produits estampillés chinois. Sur le fond, c’est toujours la lutte entre les souvenirs d’enfance et la néophilie : le même qui aimera retrouver le goût du riz au lait de la grand-mère, sera aussi curieux de goûter des choses nouvelles. Et quand la lutte en question laisse la place à l’entente, on aura affaire au métissage, qui se déclinera sur deux plans socialement distincts : vers le haut, quand il y aura démarche créative ou supposée telle, on parlera alors de fusion ; vers le bas, quand on tendra vers l’industrialisation des processus de production et/ou FENF_book_150x230_01_140.indd 115 10/10/12 06:35 116 FONDATION NESTLÉ FRANCE de commercialisation, on raisonnera en termes de world food. La terminologie anglaise s’impose ici, l’anglais étant la lingua franca d’aujourd’hui. En même temps, l’usage du mot « food » ne me parait pas du tout innocent. Le groupe de gastronomes français dit du Fooding use et abuse dans son manifeste de formulations anglophones : world food, fashion food, street food. easy eating… C’est peut-être un réflexe fâcheusement franco-français, et idéologiquement douteux, mais autant cela ne me gêne en rien d’utiliser des termes anglais pour parler d’un grand nombre de nouveautés technologiques, autant, pour parler de cuisine « en général », bien sûr pas d’un plat particulier, j’ai un bizarre sentiment d’appropriation indue, l’impression d’être lésée de quelque chose qui, en tant que française m’appartiendrait de droit – sinon à moi, du moins à ma communauté nationale dont la langue est évidemment l’autre marqueur identitaire. Je m’en étonne d’autant qu’il y a quelques décennies, lors d’une grande offensive contre le « franglais », j’avais trouvé le débat en grande partie absurde et désuet... Mais ces animateurs du Fooding ont aussi inventé la formule à succès – à l’étranger autant qu’en France – du « bistronomique », ce qui est bien vu car on touche là à une tendance évidente des temps post-modernes, ébauchée juste avant : la légitimation de la cuisine « comme chez soi » dès lors qu’on ne la mange plus chez soi, faute de tra- FENF_book_150x230_01_140.indd 116 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 117 dition, le tout dans une ambiance jeune et métropolitaine plutôt que mûre et provinciale. Par ailleurs, on peut retourner comme un gant l’anglomanie : d’une part, c’est aux États-unis même, dans la minorité hédoniste, qu’est née la thématique de la junk food, parallèle à celle de la « malbouffe » de ce côté-ci de l’Atlantique, et, d’autre part, le mouvement de résistance à la cuisine industrialisée et mondialisée, né en Italie, a popularisé le mot, mais surtout la notion de slow food… Ma remarque portait essentiellement sur la langue, pas sur les pratiques. Mais évidemment avec le présupposé, auquel je suis très attachée, que « les mots et les choses » – objets, comportements ou sensations – entretiennent des rapports d’interdépendance très complexes. Ce qui n’est évidemment pas vrai uniquement pour le français ! Et pour ma part, je me félicite que l’Institut du Goût se soucie, autant que de « l’éveil sensoriel des enfants, qui amène à une découverte de soi », de la verbalisation et la mise en commun des ressentis ». Quand Claude Fischler a posé, dans le cadre d’une enquête franco-américaine, la question : « Quel est votre plat préféré ? », très compréhensible du côte français, il s’est heurté du côté de son panel américain à l’incompréhension parce qu’il l’avait traduit par : « What’s your favourite cooking ? », ce à quoi les Américains répondaient majoritairement : « We don’t cook «. Il a donc été obligé de retraduire par : « What’s your favourite food »… Que se passe-t-il quand la lingua franca impose de traduire « plat » par « food » ? FENF_book_150x230_01_140.indd 117 10/10/12 06:35 118 FONDATION NESTLÉ FRANCE Il se passe que la pratique personnelle disparaît, sur fond de crise de la transmission familiale – voir plus haut. D’où le classement du repas gastronomique des Français : à la fois constat d’une pratique et d’une conscience, et volontarisme inquiet : si on classe, c’est à la fois pour légitimer, et pour protéger en cas de coup dur. On en revient toujours à cette idée que la principale différence, sur le plan alimentaire, entre certaines cultures comme la française et d’autres, ce n’est pas une excellence supposée, mais l’importance que nous continuons à accorder, dans cette nation, à ces moments privilégies d’échange mais aussi de création que sont les repas et qu’en effet cela suppose un « cooking ». Simone Harari, aux dernières Assises, disait qu’il y avait de petites villes américaines dans lesquelles il est impossible de trouver un endroit où acheter des ingrédients pour cuisiner. Mais voilà : il n’est pas sûr que l’avenir de l’humanité soit la petite ville américaine, très provinciale – au sens où elle ignore et craint le vaste monde. Les cultures dominantes sur le déclin ont tendance à se provincialiser ; d’autres, plus ouvertes, les remplacent dans la dominance. Je crois plus à l’avenir de New-York ou de Toronto qu’à celui de Paris, Texas. D’autant plus que les moyens de communication de masse contribuent à mes yeux plutôt à la prise au sérieux de l’acte culinaire, de la culture gastronomique et du métissage des cuisines. D’un côté, on peut FENF_book_150x230_01_140.indd 118 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 119 craindre qu’ils ne formatent un imaginaire industrialisé comme eux-mêmes le sont. Mais ce n’est qu’une hypothèse dont le pessimisme cache mal la jouissance équivoque de la catastrophe, variante intellectuelle de la Schadenfreude. Le succès des livres et, plus encore, des émissions de télévision anglo-saxonnes consacrées à la cuisine – à commencer par The French chef, de Julia Child, lancée en 1963 – en témoignent éloquemment. Julia Child est, au fond, la première figure de la grand’mère de substitution des sociétés post-modernes, que tous ces médiateurs déclinent depuis lors. Que la mondialisation n’ait pas que des dimensions négatives, je n’en veux pour preuve que la culture du vin – dans les deux sens du mot culture : sa plantation et son élevage, d’une part, l’apprentissage de sa consommation éclairée, de l’autre. Les franco-pessimistes ne veulent pas voir qu’on assiste en ce moment, par exemple, à l’extension de la culture du vin, à la fois comme consommation dans les pays qui lui étaient au départ étrangers, des États-unis à la Nouvelle-Zélande, et c’est, évidemment, une excellente nouvelle pour tous les viticulteurs du monde, mais aussi et surtout comme production dans des pays qui y consacraient peu d’attention . Et pas n’importe lesquels : la Chine, on le sait, mais aussi l’Inde – les Français le savent moins – pour ne citer que deux aires culturelles qui ne me semblent pas négligeables.. On a l’identité – ici alimentaire – qu’on mérite. On idéalise celle des siècles passés, qui souffraient de carences, de disettes et de famines et vivaient sur un registre infiniment plus limité que le nôtre. L’émergence de pôles écono- FENF_book_150x230_01_140.indd 119 10/10/12 06:35 120 FONDATION NESTLÉ FRANCE miques donc politiques nouveaux comme la Chine, l’Inde ou le Brésil ne signifie pas nécessairement l’instauration d’une identité mondialisée mais, assurément, beaucoup de découvertes gustatives pour tous les peuples du monde. FENF_book_150x230_01_140.indd 120 10/10/12 06:35 Chapitre VII L’avenir sera gastronomique, ou ne sera pas La disjonction que vous observez entre la fin de l’ancien régime alimentaire, à tous les sens de l’expression, et le respect du repas gastronomique – dont on rappelait au début de cet entretien qu’il était autant une reconnaissance qu’un engagement – ne risque-t-elle pas d’installer une sorte de hiatus entre les deux manières de faire – celle du quotidien et celle de l’exception ? Pendant combien de temps ce double paradigme résistera-t-il aux nouveaux modes de vies ? J’ai déjà, vous l’avez vu, commencé à porter le regard vers l’avenir proche, puisqu’aussi bien l’historien ne travaille pas sur le passé mais sur le temps. Mais sur le fond, je cours un risque : celui de m’opposer à la tendance dominante en Occident, qui est au pessimisme, sur ce terrain comme sur tous les autres. D’un côté, il FENF_book_150x230_01_140.indd 121 10/10/12 06:35 122 FONDATION NESTLÉ FRANCE ne s’agit pas de nier la mort d’un ancien régime alimentaire, évidemment homologique d’une certaine société. La situation alimentaire de larges pans de l’immigration en est comme le miroir grossissant : ici, l’effondrement a lieu comme en direct, à l’échelle de deux générations. À la source, la disparition des structures familiales anciennes ; à l’arrivée, l’explosion du repas ancestral, l’adoption de produits et pratiques alimentaires de street et fast-food, avec l’obésité à la clé, comme le rappelait le professeur Arnaud Basdevant aux Assises de 2011, pointant un dérèglement mal résolu de la « transmission ». Mais un regard historien enseigne que le pire n’est jamais qu’une hypothèse : ma propre loi – opposée à celle dite de Murphy – est, comme le disait un certain Marx, que « l’humanité ne se pose que des questions qu’elle peut résoudre ». Ce n’est pas nécessairement réconfortant. Mais la science n’a pas pour mission d’être réconfortante. « Il se pourrait que la vérité fût triste » : ce serait de Renan, vieux savant austère et sceptique. J’approuve, en notant cependant le conditionnel. Pour le reste et sur le fond, tout ce que nous décrivons du très contemporain peut se résumer en un mot : individualisme, doté, de surcroît, d’une dynamique ascendante : l’Occident y est totalement ; le reste de la planète, sans exception, du Japon à l’Afrique du Sud, y passe à grandes enjambées. Une métaphore non dépourvue de connotations alimentaires décrit FENF_book_150x230_01_140.indd 122 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 123 à mon sens assez bien la situation culturelle du village (anciennement dénommé planète) qu’on appelle Terre : l’individu y fait, de plus en plus, son marché. Marché des spiritualités, des idéologies, des goûts et des couleurs. Et, par un phénomène, fondamental, d’homologie du temps et de l’espace, il « zappe » aussi de plus en plus. Teste, lâche, reprend, va voir ailleurs si l’herbe est plus verte. Le mangeur du XXIème siècle, pour paraphraser Jean-Paul Aron12 – et, partant, son cuisinier – zappe pour la cuisine comme pour ses appartenances politiques ou ses orientations sexuelles. L’hédonisme aidant, il peut y trouver un plaisir redoublé : celui du palais et celui du jeu. Outre qu’il n’est pas exclu que la nécessité économique conduise certains d’entre nous à mettre la main à la pâte, la nécessité culturelle (recherche de la distinction et de la compensation, cette dernière allant de l’exercice physique insuffisant à la communauté perdue) peut conduire à la pratique culinaire l’« individu décomplexé » dont nous parle François de Singly. La restauration, qui nous indique souvent les tendances du temps, joue beaucoup en ce moment avec cet individu qui est, pour commencer, le cuisinier luimême, plus émancipé que jamais des autorités sociales, mais aussi le convive, plus émancipé que jamais de l’autorité de l’ancienne critique et plus proche que jamais de la critique libertaire des blogs. Un ensemble qui favorise le jeu. En France, le lien ancien entre l’identité nationale et la langue, voire la littérature, est, on l’a vu, à l’origine de la critique gastronomique : la représentation figurée dont 12 Jean-Paul Aron, Le mangeur du XIXème siècle, éditeur Robert Laffont, 1973. FENF_book_150x230_01_140.indd 123 10/10/12 06:35 124 FONDATION NESTLÉ FRANCE on dispose du premier critique – Grimod – nous le montre assis à sa table – mais ce n’est pas celle où il mange mais celle où il écrit, la plume d’oie à la main. Ce lien ludique, on le retrouve aussi, à toutes les époques, du côté des cuisines et, surtout, de la salle. La carte des menus est un territoire, celui d’un jeu sur les mots, en écho au jeu sur les saveurs. Tel jeune chef d’aujourd’hui va, par exemple, mettre en avant les ingrédients d’accompagnement et d’assaisonnement, avant l’ingrédient principal, pour mettre en valeur la « manière », tel autre va se refuser à orner sa carte de formules ici pompeuses, là techniques et se contentera – si l’on peut dire, car c’est plutôt une habileté – d’aligner les composants (« Rouget/salsifis/olives noires », ou « Mangue/ maïs/Schweppes »). Au début du XXIème siècle s’est accélérée la tendance à la « fusion », non pas des cuisines entre elles mais de la cuisine avec les arts, qui était déjà dans l’air depuis quelques années. J’avais, par exemple, participé à une expérience de cet ordre avec Gilles Choukroun vers le milieu des années 1990, où le dialogue de la cuisine et des arts – ici plastiques – ne se faisait plus, comme avec certains artistes d’avant-garde façon Spoerri, du seul point de vue de l’art établi, mais équilibrait celui-ci et celui du cuisinier : celui-ci s’inspirait d’un tableau pour un plat, et le peintre d’un plat pour un tableau. Avec le Fooding, le « show » s’est encore amplifié. Le jeu gastronomique est donc désormais partout : de la rhétorique des menus à la littérature critique en passant par les innombrables formes du design, voire du spectacle culinaires. Je connais plusieurs restaurants qui mettent en lumière les cuisines – FENF_book_150x230_01_140.indd 124 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 125 désormais totalement ou partiellement « sur scène » –, le passage des plats, les tables, comme dans une scénographie d’opéra. Et qui dit jeu dit style. De cette entrée dans une autre époque témoigne l’œuvre d’une jeune représentante de la pensée gastronomique du nouveau siècle, Caroline Champion13. Mais laissons même de côté cette piste presque luxueuse. Inutile d’aller aussi loin dans le ludique pour faire sa place à l’hédonisme, dans un univers supposé écrasé par la marchandise. La concurrence des entrepreneurs (versant économique) et des tribus (versant culturel) ne conduit pas fatalement à la dégradation de l’offre, ici culinaire. Prenez, à titre d’exemple, la cuisine rapide. Elle ne cesse de bouger, d’expérimenter. Dès lors qu’il y a une demande sociale, le capitalisme trouve à y répondre. C’est le cas ici du bio, du local, de l’équitable. La Rochefoucauld disait que « l’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu » : ici, il y a moins hypocrisie qu’opportunisme. Du point de vue de l’identité, de la diététique et de l’éthique, c’est un progrès. Pense-t-on que la cuisine traditionnelle se préoccupait d’éthique ? Quant à sa conception de la diététique et de l’identité, il y aurait beaucoup à redire. À ne considérer que l’exigence de qualité du produit, l’innovation de la recette et l’élargissement du choix, l’expérience menée en ce moment en France par Simon et Vincent Ferniot et leurs « bocos » est une synthèse tout à fait honorable. Caroline Champion : Hors d’œuvre. Essai sur les relations entre arts et cuisine, Paris, Editions Menu fretin, 2010. 13 FENF_book_150x230_01_140.indd 125 10/10/12 06:35 126 FONDATION NESTLÉ FRANCE Pour les classes moyennes… ...Voire pour les « bobos ». Mais, une fois de plus, il faut renvoyer la question, c’est-à-dire la réserve, à une autre instance . Appelons la politique, mais mon mauvais esprit me ferait dire qu’il y entre une bonne dose de société, autrement dit de consensus social, en vertu du principe, peu agréable à accepter, suivant lequel « on a la politique qu’on mérite ». L’abaissement du prix des denrées, leur diversification corrélative – j’appartiens à une génération et à un milieu social qui ont encore connu la fromagerie où le choix se limitait à une demi-douzaine de fromages, et le reste à l’avenant – et leur normalisation, la production en série de tomates bien rouges, bien rondes et bien calibrées : autant de réponses adaptées à une demande de la société. Celle-ci souhaita disposer de denrées peu coûteuses, diversifiées et normalisées. À ce niveau, l’essentiel serait qu’on parvint à un état social où on laisserait au plus grand nombre le choix de ne pas se contenter de la cuisine industrielle. Mais qu’on cesse de nous faire croire que les sociétés passées ignoraient la « malbouffe » et le « sur le pouce ». Pour la première, lisez Madeleine Ferrières14, pour la seconde, pensez au casse-croûte du paysan au coin de son champ ou à la gamelle de l’ouvrier sur son chantier. Quant à l’identité culinaire héritée, elle n’est pas encore morte. Dire qu’elle est « folklorisée », c’est croire qu’il y avait des identités culinaires à la fois stables et innovantes – une Madeleine Ferrières, Histoire des peurs alimentaires, du Moyen-âge au début du XXème siècle, Paris, Le Seuil, 2002. 14 FENF_book_150x230_01_140.indd 126 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 127 prouesse – bien délimitées avant, disons, le siècle romantique : une illusion d’optique de plus. Une fois de plus, appliquons l’individualisme méthodologique : l’identité collective en cuisine ne fonctionne jamais aussi bien que dans son intégration à un vécu individuel (ma propre généalogie culturelle, de plus en plus métissée) et à l’état de signe distinctif par défaut d’autres marqueurs. On a vu que la cuisine pouvait être le dernier marqueur, quand tout le reste est désormais aux abonnés absents. Au demeurant, le style culinaire fusion est, d’abord, celui des chefs – par exemple ces nombreux cuisiniers français d’origine japonaise qui, loin d’ouvrir un restaurant de sushis de plus, mettent aujourd’hui leur double généalogie culinaire dans leur assiette, avec un plein succès. Il y a quelque chose de significatif – et de « réconfortant », pour ceux qui veulen être réconfortés – à constater que l’innovation culinaire lyonnaise, cent ans après le triomphe des « mères », est largement de tonalité asiatique. Au reste, la seule hypothèse alternative du Village planétaire intitulé Terre est bien pire : c’est celle de la Planète des Singes. Un effondrement écologique et une transformation du tribalisme culturel d’aujourd’hui en tribalisme physique, dans un sauve-qui-peut général. Elle n’est pas à exclure, mais je ne vois pas ce que les « grands principes » humanistes y gagneraient, non plus que la cuisine… Écologiste avant le mot, Joseph Delteil faisait déjà, en 1964, l’éloge de la cuisine paléolithique. Mais c’était un luxe de vieux sage qui savait, dans le même temps, cultiver une vigne et boire une bouteille de vin du Languedoc – bouteille qui, elle, pesait bien ses deux mille ans de savoir vigneron. Pour être Picasso, il faut avoir d’abord dessiné comme Raphaël. FENF_book_150x230_01_140.indd 127 10/10/12 06:35 128 FONDATION NESTLÉ FRANCE L’identité collective culinaire a donc de beaux jours devant elle ? Ou ne s’agirait-il pas plutôt de la permanence – et même de la perpétuelle inventivité – d’une « culture » culinaire où, pour reprendre un point de départ de nos entretiens, l’identité ne se confondrait pas avec l’identique ? C’est d’ailleurs toute la latitude que laisse la définition du « repas gastronomique des Français », une typologie incluant d’ailleurs les « arts de la table », donc une certaine mise en scène . Et qui dit mise en scène dit public. Une identité de plus en plus individualisée mais qui, comme le veut tout hédonisme digne de ce nom, est fondée sur le partage du plaisir : on cuisine pour autrui, même le solitaire qui se fait sa tambouille. Belle leçon de morale et de démocratie, à opposer aux moralisateurs. Pratiquer la cuisine est à la portée de tout le monde. En pratiquer l’excellence nécessite un apprentissage mais pas une « agrégation » de cuisine : nous connaissons tous de grands cuisiniers qui resteront toute leur vie des amateurs de génie. La cuisine s’est mieux défendue que le sport en matière d’amateurisme. En cela, elle se révèle moins ségrégative que la science ou la philosophie, voire que l’art dans son acception moderne – dont certaines tendances conceptuelles et auto-référentielles sont très excluantes –, tout en donnant à la politique des leçons de communauté, entre le commensal – point de vue de l’amphitryon, disons : des pouvoirs publics – et le convivial – point de vue des convives, disons : de la société civile. FENF_book_150x230_01_140.indd 128 10/10/12 06:35 L’identité passe à table… 129 On peut donc juger avec un peu de sévérité certains savants ou certains penseurs (ce n’est pas synonyme...), quand ils continuent à considérer ces questions comme secondaires, voire méprisables. On mangera sans eux. FENF_book_150x230_01_140.indd 129 10/10/12 06:35 FENF_book_150x230_01_140.indd 130 10/10/12 06:35 Annexe Texte officiel définissant l’ « élément » inscrit, à compter du 15 novembre 2010, sur « la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité » établie par l’UNESCO. « Le repas gastronomique des Français est une pratique sociale coutumière destinée à célébrer les moments les plus importants de la vie des individus et des groupes, tels que naissances, mariages, anniversaires, succès et retrouvailles. Il s’agit d’un repas festif dont les convives pratiquent, pour cette occasion, l’art du « bien manger » et du « bien boire ». Le repas gastronomique met l’accent sur le fait d’être bien ensemble, le plaisir du goût, l’harmonie entre l’être humain et les productions de la nature. Parmi ses composantes importantes figurent : le choix attentif des mets parmi un corpus de recettes qui ne cesse de s’enrichir ; l’achat de bons produits, de préférence locaux, dont les saveurs s’accordent bien ensemble ; le mariage entre mets et vins ; la décoration de la table ; et une gestuelle spécifique pendant la dégustation (humer et goûter ce qui est servi à table). Le repas gastronomique doit respecter un schéma bien arrêté : il commence par un apéritif et se termine par un digestif, avec entre les deux au moins quatre plats, à savoir une entrée, du poisson et/ou de la viande avec des légumes, du fromage et un dessert. Des personnes reconnues comme étant des gastronomes, qui possèdent une connaissance approfondie de la tradition et en préservent la mémoire, veillent à la pra- FENF_book_150x230_01_140.indd 131 10/10/12 06:35 132 FONDATION NESTLÉ FRANCE tique vivante des rites et contribuent ainsi à leur transmission orale et/ou écrite, aux jeunes générations en particulier. Le repas gastronomique resserre le cercle familial et amical et, plus généralement, renforce les liens sociaux. » D’où la décision suivante : Le Comité (…) décide que [cet élément] satisfait aux critères d’inscription sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité comme suit : R.1 : Le repas gastronomique des Français joue un rôle social actif dans sa communauté et il est transmis de génération en génération comme partie intégrante de son identité ; R.2 : Son inscription sur la Liste représentative pourrait contribuer à une plus grande visibilité du patrimoine culturel immatériel, en tant que catalyseur pour le respect mutuel et le dialogue interculturel ; R.3 : Les mesures de sauvegarde reflètent l’engagement de la communauté, des autorités françaises et des ONG à renforcer sa transmission, notamment à travers le système éducatif, tout en encourageant la recherche et la promotion ; R.4 : La candidature a été présentée à la suite d’une large et active participation des communautés à travers le pays à des réunions, des débats et des enquêtes, et de nombreuses institutions et associations ont donné leur consentement libre, préalable et éclairé ; R.5 : Le repas gastronomique des Français est inscrit dans l’Inventaire du patrimoine culturel immatériel de la France, établi par la Mission d’ethnologie du Ministère de la culture. FENF_book_150x230_01_140.indd 132 10/10/12 06:35 FENF_book_150x230_01_140.indd 133 10/10/12 06:35 FENF_book_150x230_01_140.indd 134 10/10/12 06:35 Table des matières 13 Préambule 17 I. Le jour où les Français furent classés par l’UNESCO 25 II. Où il est question d’identité, et qu’on n’en a pas honte 39 III. Le mythe de la « tradition » gastronomique 59 IV. L’identité gastronomique française 81 V. Puritanisme et hédonisme 105 VI. L’éternel métissage 121 VII. L’avenir sera gastronomique, ou ne sera pas 131 Annexe FENF_book_150x230_01_140.indd 135 10/10/12 06:35 FENF_book_150x230_01_140.indd 136 10/10/12 06:35 Publications des Éditions de la Fondation Nestlé France • Actes des Petits Déjeuners Débat, 2009-2010, Yves Coppens, Valérie Boyer, Patrick Sérog, François de Singly, Gérard Friedlander, 2011. • Actes des Premières Assises de la Fondation Nestlé France « Cultures alimentaires françaises : l’actualité du plaisir », collectif, 2011. • Manger mode d’emploi ? Entretiens avec Monique Nemer, Claude Fischler, 2011. • Actes des Petits Déjeuners Débat, 2010-2011, Natalie Rigal, Bernard Golse, Arnaud Basdevant, France Bellisle, Philippe Bas, Bruno Le Maire, 2012. • Actes des Deuxièmes Assises de la Fondation Nestlé France, « Culture alimentaire française : l’urgence de la transmission », collectif, 2012. • L’identité passe à table... Entretiens sur le passé, le présent et l’avenir gastronomiques de l’humanité en général et de la France en particulier, Pascal Ory, Paris, 2012. Ces ouvrages sont disponibles sur demande : Fondation Nestlé France 21, rue Balzac, 75008 Paris ou en téléchargement sur le site de la Fondation : www.fondation.nestle.fr FENF_book_150x230_01_140.indd 137 10/10/12 06:35 FENF_book_150x230_01_140.indd 138 10/10/12 06:35 Achevé d’imprimer en octobre 2012 Pour le compte de la Fondation Nestlé France FENF_book_150x230_01_140.indd 139 10/10/12 06:35 FENF_book_150x230_01_140.indd 140 10/10/12 06:35