L`identité passe à tabLe - Centre de documentation

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L`identité passe à tabLe - Centre de documentation
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L’identité
passe à table…
Pascal ORY
Entretiens sur le passé, le présent
et l’avenir gastronomiques
de l’humanité en général
et de la France en particulier
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© Fondation d’entreprise Nestlé France
21, rue Balzac, 75008 PARIS
Cet ouvrage peut être obtenu gratuitement soit en le téléchargeant
à partir du site de la Fondation (www.fondation.nestle.fr), soit en le
commandant directement, par mail ou courrier, au service de presse
de la Fondation.
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Ce livre est le fruit d’entretiens menés avec l’auteur
par Monique Nemer, assistée de Pascale Nemer.
Le texte de Pascal Ory est entièrement son œuvre.
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Pascal Ory
Bio-bibliographie
Pascal Ory est professeur d’histoire à la Sorbonne
(Paris 1). Il enseigne aussi à Sciences Po Paris (École de
journalisme) et à INAsup, École supérieure de l’INA.
Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages traitant de
l’histoire culturelle (dont le « Que sais-je ? » sur L’Histoire
culturelle, PUF, troisième édition, 2011) et de l’histoire politique des sociétés modernes.
Deux de ses principaux axes de recherche portent sur
l’histoire de l’identité nationale et sur l’histoire du corps.
Dans ces deux domaines, on peut citer :
•Une nation pour mémoire. Trois jubilés révolution
naires, 1889, 1939, 1989 (Presses de la FNSP, 1992),
•Le discours gastronomique français, des origines à nos jours (Gallimard, 1999),
• L’invention du bronzage. Essai d’une histoire culturelle (Complexe, 2008).
On notera aussi sa participation à l’Histoire du corps (Le
Seuil, 2006) et à l’Histoire de la virilité (Le Seuil, 2011).
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Il a également publié l’édition scientifique des Souvenirs
culinaires d’Auguste Escoffier (Mercure de France, collection « Le Temps retrouvé », 2011).
Membre du conseil scientifique de l’Institut Européen
d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation (IEHCA), qu’il
a présidé jusqu’en 2012, il a participé à l’établissement du
dossier qui a conduit, en 2010, à l’inscription par l’UNESCO
du « Repas gastronomique des Français » sur la « liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité ». Il est également membre du Comité d’Experts de la
Fondation Nestlé France.
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« L’identité passe à table »… Sous une autre signature, une autre couverture aussi, on s’attendrait à des
investigations policières, des révélations, des aveux…
Mais si cette identité-là « passe à table », c’est au sens
propre, puisque la table est le lieu où elle se révèle,
s’exprime et, peut-être, en ce début de XXIème siècle, se
transforme. Car il s’agit évidemment de l’identité alimentaire française, de sa spécificité, des turbulences
sociologiques qu’elle a traversées, des modalités de ses
permanences et de ses mutations.
Pour autant, un historien est bien un enquêteur, qui
relie documents, indices et preuves, analyse les faux
semblants, voire les affabulations – la « tradition gastronomique française » n’en est pas avare, de la « poule
au pot » d’Henri IV au « treize desserts » des noëls provençaux – et surtout s’interroge sur leur sens.
Dans les entretiens qui suivent, Pascal Ory examine,
facette après facette, ce « modèle alimentaire français »
qui est peut-être un des « marqueurs » le plus unanimement reconnu – les sondages en témoignent – de notre
identité nationale, et il en décrit les évolutions en le
confrontant à certains de ses homologues étrangers.
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Nulle volonté apologétique dans ces descriptions
et, surtout, nul désir de statufier une identité alimentaire dont, on le verra, une des principales vertus est
précisément son aptitude à prendre en compte les
grands mouvements historiques – particulièrement
issus de la révolution de 1789 – à intégrer, dans une
démarche constante d’acculturation, les singularités
de telle ou telle communauté, classe sociale ou région,
sans pour autant abandonner un certain nombre de
traits fondamentaux.
C’est précisément ce constat qui a conduit l’UNESCO
à classer en 2010, comme on le sait, « le repas gastronomique des Français » au patrimoine culturel immatériel de l’humanité.
Dans ce cheminement, qu’explore avec autant de
perspicacité, d’érudition que d’humour Pascal Ory, pas
question de prendre cette « reconnaissance » comme un
terme, voire un terminus. Bien au contraire. La place
demeure grande pour l’inventivité, la création. En un
mot, pour la constante revisitation d’une «pratique
coutumière», pour reprendre les termes de l’UNESCO,
qui n’entend nullement méconnaître les enseignements
de la recherche en matière de « bons comportements
alimentaires », mais qui se sait aussi fondamentalement constitutive du « plaisir de vivre ensemble » et qui
n’entend pas – hier, aujourd’hui, demain – brader une
valeur clé de son identité.
Retour vers le futur…
Monique Nemer
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Chapitre I
Le jour où les Français
furent classés par l’UNESCO
Monique Nemer : On vient de le rappeler, le
16 novembre 2010, à Nairobi, le Comité intergouvernemental de l’UNESCO a annoncé l’inscription du « repas
gastronomique des Français » sur la liste représentative
du patrimoine immatériel de l’humanité. On a applaudi à
cette reconnaissance d’un fait culturel auquel les Français
sont très attachés. On a aussi parfois ironisé – n’allaiton pas vers une muséification passéiste de notre gastronomie, peu conforme aux élans inventifs de ce début de
XXIème siècle ? Et surtout, beaucoup sont restés perplexes,
ce qui a donné lieu à certains malentendus… Qu’avait-on
« classé », au juste ? Des produits – on a entendu parler
du foie gras… Des recettes ? Ou des comportements ?
La question n’est pas anodine puisque, peu ou prou,
la définition élaborée par l’UNESCO jouera comme référence globale en termes d’identité…
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Pascal Ory : Comme toujours dans ces décisions solennelles – et on doit tenir compte du fait qu’il s’agit d’une
décision prise à l’échelle mondiale : au fond, il n’y a pas de
plus haute échelle… –, il s’agit d’abord, pour y voir clair, de
s’entendre sur les mots ou, à tout le moins, de les éclairer.
Les deux principaux sont deux épithètes : « immatériel »
et « gastronomique », accolées à deux substantifs : « patrimoine » et celui vers lequel nous convergerons sans doute
au cours de ces entretiens : « repas ». Qui n’est par forcément le plus simple à définir…
Commençons par le binôme le plus problématique,
du moins en apparence : « patrimoine immatériel ».
Dans l’usage courant, un « patrimoine », qu’il soit personnel ou national, renvoie à des objets – terres, édifices,
monuments, collections. Bref, à du « matériel », même si
la valeur qui leur est attachée, particulièrement en art,
peut être immatérielle. J’avoue que, s’agissant du repas
le concept me déconcerte un peu…
Reconstituer le cheminement intellectuel qui a abouti
à cette notion n’est pas sans intérêt, en soi et pour la suite
de ce que je veux dire. Le concept est, pour simplifier,
d’essence japonaise – le pays qui a inventé non pas l’idée
(ce serait plutôt la France, du vivant de Voltaire, idole
des Lumières…) mais l’institution du « trésor national
vivant ». Traduisons : il s’agit de personnes reconnues par
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l’autorité publique, et protégées conséquemment, pour
l’exceptionnelle qualité de leur savoir pratique. Lequel,
sans cette protection, et surtout la transmission qu’elle
permet, risquerait de disparaître « corps et biens ». Cette
démarche, assez conforme à un mode de pensée extrêmeoriental, est, pour moi, à mettre en relation avec le trauma
redoublé de l’histoire japonaise moderne : l’ouverture forcée à l’étranger, qui a conduit à la stratégie du Meiji, et puis
la défaite de 1945 – aggravée par Hiroshima –, qui, elle,
a conduit à la stratégie du développement économique,
l’une et l’autre bien propres à troubler le rapport de cette
culture, jusque là très autocentrée, à ses traditions, à la
fois canonisées à l’extrême et sérieusement provoquées
par la modernité extérieure.
Le plus intéressant est cependant dans la suite des
événements, quand cette démarche a rencontré au niveau
international, c’est-à-dire dans l’enceinte de l’UNESCO, le
soutien des pays de ce qu’on n’ose plus appeler le Tiersmonde – en fait, c’est aujourd’hui le « Second monde »,
celui des dominés, par les Brics « émergents » comme par
l’Occident. Ces pays-là, ces cultures-là ont fait remarquer
au « Premier monde » qu’eux n’avaient guère de monuments matériels à proposer au classement du Patrimoine
mondial de l’UNESCO – un classement lui-même institué
en 1972, sur le modèle du classement français, inauguré en
1840. Mais qu’en revanche, ils étaient tout à fait capables
d’aligner des pratiques originales, rigoureusement réglées
et identitaires : telle danse, tel exercice physique, telle
modalité de chant…
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Je comprends l’itinéraire, et d’ailleurs son importance géopolitique. Mais cela ne m’éclaire pas sur le sens
d’ « immatériel ». Dans ces pratiques, il se glisse bien du
« matériel » – des corps en mouvement, des ornements,
des instruments, qui sont indissociables des pratiques en
question…
Le repas va nous permettre de préciser. Le modèle
français intègre – et le texte officiel, proposé par la
France et adopté par l’UNESCO, en parle explicitement –
les « arts de la table » (vaisselle, cristallerie, textile,..).
La cuisine elle-même intègre des appareillages, du four
préhistorique aux émulsionneuses contemporaines, en
passant par la casserole ou la cocotte-minute. Et puis,
quoi de plus « matériel » qu’une carotte ou une côte de
bœuf ? Seulement voilà : toutes ces matières-là ne sont
rien sans la manière. Quand vous visitez aujourd’hui,
dans un château ou un monastère, une cuisine vieille
de plusieurs siècles, avec ses immenses cheminées, ses
grandes marmites et ses broches mécaniques, il vous
manque l’essentiel : leur mise en œuvre – et, de surcroît, sur des produits d’époque, par et pour des corps
d’époque, nourris, éduqués et catéchisés d’une certaine
façon, très éloignée de la nôtre. Cuisiner est une pratique. L’ancien régime parle – et nous avons conservé
l’expression, à défaut de toujours la bien comprendre –
d’ « art culinaire », au sens ancien du mot « art », dont
la modernité a un peu oublié qu’il signifiait « manière
de faire », « technique » (en grec, « art » est rendu par le
mot « tekhnè »).
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Bref, l’UNESCO a admis, à partir de 2003, qu’on pouvait
inscrire à l’inventaire du patrimoine immatériel de l’humanité – il faut prendre ce dernier terme très au sérieux : c’est
une reconnaissance et un engagement de toute la communauté humaine – non seulement la cathédrale de Chartres
ou le Taj Mahal mais le flamenco ou le kabuki.
Dès lors, les demandes de classement se sont multipliées. On en comptait deux cent trente deux à la fin de
2011 et, à Nairobi, le repas gastronomique des Français
s’est retrouvé classé aux côtés de quarante-six autres pratiques sociales, présentées comme coutumières, allant de
la lutte à l’huile de Kirkpinar à l’Opéra de Pékin.
La France était également impliquée dans trois autres
demandes, le point d’Alençon, le compagnonnage et la fauconnerie – pour celle-ci aux côtés, entre autres et au premier chef, de l’Arabie saoudite. Au reste, dans cette liste
de novembre 2010, figurent plusieurs pratiques culinaires,
comme celle du pain d’épices de Croatie du Nord.
Justement, la France aurait pu proposer le classement de la bouillabaisse ou de la tarte Tatin…
Ou du couscous, supposé être devenu un plat identitaire français – j’y reviendrai… Mais c’est que, justement, il
s’agissait, d’une part de ne pas choisir entre mille recettes,
de l’autre de faire reconnaître une caractéristique plus
remarquable, et nous touchons là à l’essentiel de ce qui va
suivre : l’importance accordée par la nation française aux
pratiques touchant au manger et au boire. Un exemple : le
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texte du classement ne dit pas qu’il faut accompagner le
poisson par du vin blanc. Il dit simplement que la question
de l’accord des mets et des vins structure le repas gastronomique des Français.
Signalons tout de suite que d’autres pays ou d’autres
régions ont développé au même moment une stratégie
analogue. Le Pérou bataille depuis quelques années pour
faire reconnaître – ce qui est déjà en bonne voie à l’échelle
latino-américaine – l’exceptionnelle diversité de sa cuisine, fondée sur un très grand étagement climatique. Le
Mexique, sans plus tarder, a fait classer, sous le vocable
du « Paradigme de Michoacan », sa cuisine traditionnelle.
Une autre stratégie globale – et, de surcroît, internationale
(Grèce/Italie/Espagne/Maroc) – a, de même, conduit à la
présence dans le classement de 2010 de la « diète méditerranéenne » : autre vaste problème, car cette notion est une
invention récente et très discutée.
Contentons-nous du problème, déjà assez vaste, de
l’identité alimentaire française. D’autant que le texte officiel est assez vague… Vous avez cité l’expression « l’accord des mets et des vins »… On conçoit bien qu’il aurait
été impossible, pour mille raisons, d’assigner tel vin à tel
mets (et d’ailleurs pourquoi un vin ? Jean-Robert Pitte1,
aux dernières Assises de la Fondation, se demandait à
juste titre ce qu’il en était des bières…). Demeure que
l’expression autorise à peu près tout. J’ai lu un certain
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Actes des Assises de la Fondation Nestlé France 2011.
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nombre de définitions de ces « classements » : beaucoup
sont infiniment plus « prescriptives »…
C’est souvent moins vague que général, mais l’enjeu
de cette généralisation n’est pas anodin. Il ne s’agissait
pas, par exemple, de faire enregistrer la recette du « vrai »
pain d’épices de Croatie du Nord – le vrai, l’authentique :
des notions sur lesquelles on reviendra aussi – mais un
ensemble complexe d’objets, de gestes et de paroles mis en
œuvre par un groupe. Dans le cas du repas gastronomique
des Français, le groupe défini est la communauté nationale
française. On est donc dans l’anthropologie.
Voyons-y un signe des temps. J’ai beaucoup travaillé
sur l’histoire de la notion de « culture », depuis sa cristallisation au Siècle des Lumières sous le vocable français de
« civilisation » jusqu’à son usage élargi d’aujourd’hui. Pour
simplifier, on est passé d’une conception hiérarchique,
masculine et occidento-centrée, où la culture est savante,
identifiable à un stock de connaissances traduisible en
termes de jugement de valeur, à une conception reprise à
l’anthropologie, principalement anglo-américaine (depuis
Edward Tylor) et secondairement française (depuis LévyBruhl, qui focalise sur les « mentalités », repris par Lucien
Febvre et l’École des Annales).
Sans doute faut-il y voir, entre autre, l’effet de la progression de la souveraineté populaire, même manipulée
par les populismes modernes. Au reste, la promotion de la
notion de culture a été portée, dans la première moitié du
XXème siècle, par le mouvement ouvrier. La culture est dès
lors l’ensemble des représentations – donc des pratiques qui
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en découlent – propres à un groupe, qui à la fois les constituent et les instituent. L’invention puis la valorisation de
concepts comme « culture populaire », « culture de masse »
ou « industries culturelles » sont autant de signes de cette
évolution. Celui de patrimoine immatériel en est un de plus.
C’est pour cette raison qu’il était, d’emblée, totalement
exclu que les cuisiniers professionnels participent à la candidature : jamais l’UNESCO n’aurait classé une activité
incluant une dimension commerciale. Elle devait sourdre
du génie d’un peuple... Moyennant quoi, les « chefs » ont
été nombreux à saluer le classement et ce sont eux que les
médias ont mis en avant – puisque le « people » est, paradoxalement, ce qu’il y a de plus élitiste.
Pour comprendre l’étendue des enjeux, le mieux serait
sans doute de se reporter au texte officiel de classement2…
Retenons en, pour l’instant et pour notre propos, la
première et la dernière phrases – toujours stratégiques,
dans de tels textes, car elles sont calculées au millimètre :
« Le repas gastronomique des Français est une pratique
sociale coutumière », « Il constitue un repère identitaire important et procure un sentiment de continuité et
d’appartenance. » Bref, et c’est capital : ce jour-là, c’est
l’ensemble des Français qui ont été classés à l’Inventaire
du patrimoine de l’humanité. Ils ne s’en sont pas vraiment
rendu compte, mais c’est un fait.
2
On le trouvera en annexe.
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Chapitre II
Où il est question d’identité,
et qu’on n’en a pas honte
On l’a dit, le classement UNESCO a suscité plus
d’une polémique. La plus vive a repris la thématique
bien connue de l’« arrogance française ». Elle a été portée
par certains commentateurs étrangers mais aussi français. Par delà son caractère convenu, elle touchait du
doigt une question centrale : celle de l’identité nationale,
en l’occurrence telle que les pratiques de table l’exprimeraient. Sous ses connotations apparemment festives
dans ce contexte de bien boire et bien manger, la question est épineuse et comporte beaucoup d’enjeux qu’on
pourrait qualifier, au sens large du terme, de politiques…
De toutes les façons, la France est loin d’être la seule
à raisonner ainsi. Pour se limiter à l’arène de l’UNESCO,
le Mexique, avec le « Paradigme de Michoacan », cherche
à se situer non seulement dans le temps par rapport à
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ses origines indiennes et hispaniques mais aussi, dans
l’espace, par rapport aux États-unis…
Certes, mais en nos temps de mondialisation, la
revendication identitaire nationale peut paraître à la
fois arrogante, effectivement, et désuète. Et pourtant, il
est vrai que ce sentiment identitaire existe. Comment
pourrait-on le définir ?
On pourrait partir de l’étymologie du symbole. Le
symbolon, chez nos ancêtres (symboliques…) grecs, c’est
ce qui, « conjoint », est le signe de reconnaissance. La
poterie cassée dont les morceaux, assemblés, manifestent
matériellement l’appartenance de ses détenteurs à la
même collectivité immatérielle : chaque individu, porteur
de son petit morceau de poterie, se découvre, quand « il
recolle les morceaux », faisant partie du même ensemble.
« Identité » : le mot et la notion ont de quoi fasciner, par leur réversibilité. L’identité, c’est à la fois ce
qui définit l’individu dans ce qu’il a de singulier, voire
d’unique – ce que répertorie sa « carte d’identité » –
mais, en même temps, l’identité signale le « pareil à un
autre », l’identique. Il y a donc une forme de tension à
l’intérieur même du concept d’identité…
On ne perçoit jamais son identité que par rapport à
autrui. Pour être « identifié », il faut être au moins deux.
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C’est d’ailleurs toute la problématique de l’autisme. Et
puisque l’identité dont nous parlons ici est l’identité collective, l’ambiguïté du concept est à son comble. La clé
est pourtant simple : un groupe (et il n’y a aucune raison
de ne penser ici qu’au groupe national, cela vaut pour
tous les groupes identifiés en eux-mêmes et par rapport
aux autres : religieux, politiques, économiques, sexuels,
etc.) ne se constitue qu’autant qu’il se distingue. Le
groupe se rassemble (pour un mariage, une messe, un
meeting, un match, un pogrom,…) et, par là même, il
manifeste à soi-même et aux autres son existence et son
unité, serait-elle temporaire, épisodique ou éphémère.
À ce stade, disons seulement que, de même qu’un
plat – la métaphore s’impose – est composé d’ingrédients
et d’une manière de faire, une collectivité est faite de la
réunion d’éléments spécifiques « dans un certain ordre
assemblés » comme disait le peintre Maurice Denis pour
définir, « élémentairement », un tableau.
En France, juridiquement, l’identité – ou plus exactement, d’ailleurs, la nationalité – associe droit du sang
et droit du sol. Cela donne des pistes intéressantes, pas
simplement par métaphore. Gilles Kepel terminait un
article autour de la viande halal par ces mots: « Cela
ouvre un débat à large spectre, depuis les règles de l’intime jusqu’à celles de la socialisation dans la cité, raturant ainsi la narration de notre grand roman national
laïc, où les voies principales de l’intégration passaient
par la table et le lit ». Le lit conduit au « droit du sang »
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et l’alimentation, par le biais des produits spécifiques
du terroir, renvoie, d’une certaine manière, au droit du
sol… « Dis moi ce que tu manges et je te dirai d’où tu
es... » Mais c’est une digression…
Poursuivons l’analyse des termes, donc des concepts.
Posons que tout groupe, pour faire société, a besoin de
recourir à des signes d’identité. L’histoire d’un groupe
est, d’abord, celle des circonstances dans lesquelles il a
manifesté son identité : son nom (généralement tautologique et valorisant : les Hommes, le Peuple, les Libres,
les Aigles,…), sa langue, son culte (le mot « religion »
renvoie, tout simplement, au respect de certains rites),
sa structure familiale, son mode de gouvernement, ses
pratiques de vie quotidienne, à commencer par les
trois qui sont élémentaires pour la survie physique du
groupe : modes d’habitation, modes de vêtement, modes
d’alimentation…
À ce stade, levons une hypothèque : il ne s’agit
aucunement de nier la dimension individuelle. Toutes
les théories affirmant péremptoirement que les sociétés dites « traditionnelles » – il vaudrait mieux dire : « anciennes » – ignorent l’individu, noyé dans le communautaire, voire dans le « holisme » (concept forgé par un
homme politique afrikaner, ce qui n’est pas sans signification…), font un peu trop vite l’économie des logiques
individuelles. À mon sens, une telle thèse est soutenue
par un mélange de défaut de documentation, de paresse
intellectuelle et de préjugé idéologique. D’où la nécessité
de prendre en compte les pluri-appartenances (chaque
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individu participe de plusieurs identités, comme autant
de plans qui se croisent : son âge, sa génération, son
milieu économique, son milieu culturel, son milieu religieux, etc.). Ici pas de « soit…, soit… », mais du « ceci… et aussi cela…
On ne peut pas proclamer la souveraineté du collectif
sans que l’individuel soit honoré au passage. Le système
politique moderne l’a reconnu en s’instaurant sur la base
du droit de vote, qui est une simplissime conciliation
des deux principes : l’individu s’exprime et son expression propre renforce l’unité, qu’il ne faut pas confondre
avec l’union, pas plus que l’œcuménisme ne se confond
avec le syncrétisme. Au reste, une expérience radicale
comme celle des régimes totalitaires est très instructive :
en hypertrophiant le communautaire, on en arrive, dans
la pratique, à « totalement » nier l’individuel.
On est dans le politique, là ?
Jusqu’au cou ! Dans la cité, constituée (au terme
d’une « constitution ») de citoyens, l’essence de la communauté nationale – qui est le cœur de notre discussion –
est politique. « Qu’est-ce qu’une nation ? » demandait
Renan en 1882. Avec des mots d’aujourd’hui, je répondrais : c’est une identité culturelle, instrumentalisée
par la modernité politique qui a inventé la souveraineté
populaire. En France, la nation a une date de naissance
très précise : le 17 juin 1789 où s’autoproclame pour la
première fois dans ce pays une Assemblée « nationale ».
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Rien avant, tout après. Mais il faut remonter plus haut
pour trouver la source de cette fameuse identité culturelle, et elle est, de nouveau, totalement politique : un
mode d’être ensemble autour d’une institution qui, à
l’origine, ne distingue pas le politique du religieux.
Il ne suffit pas de dire que, s’il y a aujourd’hui un état
souverain qui s’appelle l’Estonie, c’est parce qu’il y avait
des Estoniens. Tout comme l’astronome Leverrier déduisait, sans l’avoir vue, l’existence de la planète Neptune des
mouvements induits qu’elle générait dans ses parages, il
faut admettre, qu’il a existé une expérience politique commune qui, avant l’arrivée des Chevaliers teutoniques, avait
forgé une identité (linguistique, religieuse, culinaire, etc.)
distincte de celles des peuples voisins. Qu’aujourd’hui parler d’identité nationale soit diabolisé par certains, parce
que manipulé par d’autres dans une perspective nationaliste, en dit long sur l’état de nos sociétés…
Et la cuisine comme signe – symbolon – d’identité
du groupe, c’est une question, aussi, ou c’est déjà une
réponse ?
Elle est en tout cas, à l’évidence, un marqueur
social. De « classe », bien entendu, mais au moins autant
de « nation », en remontant, là aussi, à l’état ancien du
groupe – tel, par exemple, que les passionnantes enquêtes
de Maurice Godelier l’ont configuré chez ses chers Baruyas
de Nouvelle-Guinée. En se rassemblant régulièrement pour
manger et boire – à l’échelle de la totalité du groupe ou à
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celle du clan – c’est-à-dire pour partager des modes de préparation et de service (car il y a eu un « service » préhistorique, comme il y a un service post-moderne, à l’assiette),
le groupe considéré récupère de l’énergie par l’absorption
du vital environnant. Ce que la pensée moderne a qualifié
d’animisme, et que l’anthropologie – tout aussi moderne,
par essence – a abondamment analysé, ne pouvait pas ne
pas être vécu, dans les sociétés les plus anciennes. On se
gardera bien de les qualifier de « primitives » – comme une
affirmation de soi par rapport à cet autrui omniprésent et
proliférant qui s’appelle le vivant, et auquel ladite pensée
moderne a donné les noms de « végétal » et d’« animal ».
Ingérer est un acte à la fois positif (« je reconstitue ma
force vitale »), offensif (« je ne fais qu’une bouchée de cet
autrui vivant ») et collectif (« si peu que ce soit, je partage
avec ce deuxième autrui vivant qui est membre de mon
clan »). Rien de plus fort en signification qu’un repas.
Ce que l’on appelle un peu vite les « tabous alimentaires » en témoignent excellemment. Ils sont vécus
aujourd’hui de plus en plus individuellement, en vertu du
trend individualiste dominant dans les sociétés occidentales et occidentalisées, mais ils continuent à exprimer
en profondeur l’identité dudit individu : tel ou telle sera
végétarien pour régler son rapport au sang, ou à l’animal,
ou à ses parents, etc. Dans les sociétés plus communautaires, ils contribuent souvent puissamment à identifier
les groupes. Ce n’est pas par hasard si la question des
prescriptions alimentaires a été, au premier siècle « après
Jésus Christ », l’un des signes les plus tangibles de la
séparation du christianisme d’avec le judaïsme ou si, de
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manière plus anecdotique mais plus récemment, la question de la viande halal s’est invitée dans les débats de la
France du XXIème siècle autour de l’identité nationale.
Les travaux les plus convaincants sur les logiques
immanentes aux prescriptions hébraïques de la cacherout renvoient à des principes fondamentaux de lecture
de l’univers, tournant tous – quel que soit le détail de
telle ou telle interprétation – autour du refus du mélange
des genres : masculin/féminin, endogamique/exogamique,
inceste… La cohérence la plus évidente touche à la typologie animale enseignée par les intellectuels organiques
du peuple juif (les prêtres jusqu’à la destruction du
Second Temple, les rabbins ensuite) : les crustacés, les
rampants, les rapaces, les porcs ne « jouent pas le jeu »
des catégories du vivant, non pas telles qu’on les identifie aujourd’hui sous un regard scientifique (mammifères,
etc.) mais telles qu’elles existaient à l’époque où les règles
furent édictées.
L’anéantissement du premier judaïsme, fondé sur les
rituels du Temple de Jérusalem, a fait oublier l’importance
qu’y occupaient les repas sacrés, mais le judaïsme rabbinique a inventé un subtil système de repas identitaires,
dominé par le séder3 de Pâques, et le christianisme a fait de
l’eucharistie le rituel central de ses assemblées (« églises »).
Dès que l’on s’attache au statut de l’aliment dans les rites
religieux, on est frappé par la multiplicité des formes prises
Le séder est un repas rituel propre à la fête de Pâques, visant à
faire revivre à ses participants, par un choix symbolique d’aliments,
l’accession à la liberté après les années d’esclavage .
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par son usage – et son non-usage : outre les interdits, il faut
ici faire sa place au jeûne ou à l’abstinence au sein des pratiques ascétiques, fréquentes parmi les élites religieuses.
Au delà des rituels religieux, d’autres « observances »
comme, en France, le repas quasiment « à heures fixes »,
et relativement long, semble constitutif d’une forme
d’identité collective…
Certes, mais insistons toujours sur le fait que la distinction
religieux / politique est moderne : dans une société ancienne,
le religieux n’est jamais que la ritualisation du politique. Il est
clair que le repas a fait partie de ce processus de « mise en
ordre de l’univers » qui est le moteur de toute société.
C’est une perpétuelle reconstruction. Et l’éclatement
actuel du repas, dans l’espace de familles elles-mêmes éclatées, l’avènement du grignotage, le tout en partie équilibré
par le « repas gastronomique des Français » du week-end
et des grandes occasions, est aussi une mise en ordre, un
rééquilibrage adapté à l’état présent de nos sociétés.
Mais le national, dans tout cela ?
Nous reviendrons certainement sur ce qui pourrait définir une identité française à table. Ce qui est aisément repérable, c’est l’investissement des nations modernes. Et il ne
faut pas oublier que la nation est un concept moderne. Avant,
on a affaire à des « peuples » ayant des pratiques alimen-
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taires supposées identitaires : certaines techniques, certaines
recettes. C’est d’ailleurs une évidence : la paëlla ne peut pas
être plus « ancestrale » dans l’espace ibérique que la tomate
ne l’est dans l’espace provençal puisque le riz est venu d’Asie,
via l’enrizement de l’Italie du nord sous l’égide des Habsbourg,
qui règnent aussi à Madrid, de même que la tomate vient
d’Amérique et ne se répand dans le sud de la France vraiment qu’au XVIIIème siècle. L’assimilation de la paella à un plat
« typiquement espagnol » est contemporaine du franquisme et
de l’ouverture sur l’Espagne au tourisme de masse ; la « tomatisation » des recettes « à la provençale » est contemporaine
de la Révolution française (ouverture à Paris du restaurant
des « Frères provençaux », très fréquenté par les élites) et
à l’essor du régionalisme, à partir du modèle du Félibrige4 –
celui-là même qui invente de toutes pièces un dispositif prétendument traditionnel comme les « treize desserts de Noël ».
On invente donc la tradition nationale comme la
régionale ?
Du moins comme « tradition ancestrale ». Oui, et à peu
près en même temps. Contrairement à ce qu’on croit parfois, l’une ne succède pas à l’autre : l’une nourrit l’autre. En
France, et dans plusieurs autres pays, les cuisines régionales
se constituent comme telles non dans la nuit des temps mais
Le Félibrige est un mouvement fondé en 1854 par sept jeunes poètes
provençaux, dont Frédéric Mistral, qui entendaient « restaurer » la
culture provençale.
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au XIXème siècle. La première mention du chiffre treize pour
les desserts provençaux de Noël est, aux dernières nouvelles,
de 1925… Le record en matière d’invention d’une identité
gastronomique régionale, dans l’espace français, est celui
du « goût du Sud-Ouest ». Le Sud-Ouest est une invention
de géographes, presque de géomètres, capables de partager
un territoire concret en quartiers abstraits. Mais c’est cette
conception abstraite, relayée par les superstructures administratives – ferroviaires, en particulier : le réseau du SudOuest, structuré par la compagnie du « Paris-Orléans » – et
le discours des critiques gastronomiques qui vont cristalliser à Paris l’artefact « cuisine du Sud-Ouest », alors que sur
place, il n’existe encore que des cuisines gasconne, basque,
périgourdine, etc…, et que vous ne rencontrerez personne
qui se dise « sud-occidental »… C’est le même type de raisonnement qui a conduit, à la même époque et dans les
mêmes milieux, à l’invention des terroirs.
Mais il y a bien, sur le plan gastronomique, l’établissement d’une identité régionale… Le Félibre, c’est 1854.
Presque deux siècles : c’est plus qu’une mode…
Oui, mais en France, l’identité régionale reste problématique. Non que nos régions soient plus « artificielles » –
comme on le dit parfois, non sans arrières pensées – que
les institutions de la monarchie ou de l’époque romaine.
Mais elles sont encore, pour certaines, trop récentes et trop
peu « chargées » d’une expérience commune : le Centre,
Rhône-Alpes, PACA,…
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Qu’est ce qui compte donc, pour qu’une identité
régionale « existe » ?
Comme beaucoup d’identités : une histoire commune dense et décisive (pas nécessairement sur la
longue durée : voyez la Vendée, apparue brutalement et
durablement, en quelques mois de 1793), confirmée par
l’institution politique. À cette aune-là, certaines régions
imposent leur identité, comme l’Alsace ou la Corse,
d’autres moins. Le Nord-Pas-de-Calais est en bonne voie,
à coup de traumas partagés, entre deux occupations allemandes et une crise industrielle communes. Cela vaut
aussi pour distinguer « région » et « nation ».
J’ai écrit à ce propos, il y a quelques années, un petit
texte un brin provocateur intitulé « Qu’est-ce que une
nation ? C’est un État. », pour expliquer ça. La Bretagne
est une « vraie » région, ce que n’est pas le Sud-Ouest,
mais ce ne fut jamais une nation car sa chance historique est passée il y a un millier d’années, aux alentours
de l’an 900 où les Normands (sic) ont liquidé une expérience politique autonome qui était en cours depuis
deux générations. Il en fut autrement de l’Estonie ou de
la Slovaquie, qui n’avaient pourtant, vers la même date,
guère plus de droits à faire valoir.
Mais le plus important, pour notre propos, tient à
la dialectique entre les deux émergences, régionale et
nationale. La cristallisation autour du « goût du SudOuest » a aussi à voir avec une réappropriation d’une
certaine autonomie politique, au sein d’un ensemble
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plus vaste qui est la France républicaine. En 1898, les
premiers supporters du rugby, en passe de devenir le
sport identitaire du Sud-Ouest, ont vécu la première victoire d’une équipe sudiste (Bordeaux) sur les dominants
nordistes (le Stade français) comme une revanche de la
bataille de Muret5… La Troisième république, trop vite
rabattue sur le « jacobinisme » – autre poncif – est aussi
le temps du pouvoir des provinciaux au parlement et de
la rhétorique des « petites patries », assimilables aux tesselles de la grande mosaïque nationale.
Dire, après Benedict Anderson, que les nations sont
des « communautés imaginées » ne signifie nullement
qu’on soit devant des illusions. Locale, régionale, nationale,
supra-nationale, mondiale, l’identité est, par définition et,
je dirais, par fonction, du domaine de l’imaginaire – il y a
un imaginaire mondialiste, tout aussi imaginaire que les
autres ; et la crise actuelle de l’Europe nous rappelle la
fragilité de l’imaginaire européiste – mais elle est structurante et nourrissante. La cuisine fait partie, aux côtés de
l’histoire, de la littérature, du concret de cet imaginaire.
C’est ce qu’il faut parfois expliquer à l’étranger. Dans les
questions posées par l’UNESCO pendant l’instruction du
dossier de la candidature française, il y en a eu une, déconcertante, voire choquante pour des Français : « Qu’en
pensent les communautés ? ».
La bataille de Muret eut lieu le 12 septembre 1213 au sud de Toulouse,
dans le cadre de la croisade des Albigeois. Elle vit la victoire des
barons du « nord » sur ceux du « sud ».
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Les communautés ?
Oui... Un questionnement typiquement anglo-américain, fondé sur la reconnaissance de la community, du
neighborhood. Évidemment, les Français ont répondu
que « les communautés » en question, c’était la communauté française en elle-même…
Au fond, rien de plus universel que l’identité, non
pas comme contenu mais comme concept ?
Quand l’UNESCO, temple de l’universel, établit un
classement et, par là, institue un « patrimoine mondial », c’est au nom de critères à la fois d’excellence et
de spécificité qui, par définition, sont l’une et l’autre
des valeurs universelles d’humanité collective. Vous
connaissez la formule de l’écrivain portugais Miguel
Torga : « L’universel, c’est le local moins les murs ».
Formule ambiguë, au reste, mais, justement, féconde par
son ambiguïté même.
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Chapitre III
Le mythe de la « tradition »
gastronomique
Si l’identité est construite, la tradition, je suppose,
l’est aussi ?
Revenons à notre point de départ : le symbole. S’il
s’agit bien d’un signe de reconnaissance, c’est que quelque
chose pré-existe. En matière alimentaire, il y aurait donc
un patrimoine, dans lequel chaque « cuisinant » puiserait
et que chaque repas réactiverait, réaffirmerait. L’équivalent
gastronomique de la belle formule de Renan dans Qu’est-ce
qu’une nation ?: « Un plébiscite de tous les jours ». Dans
son rapport à la tradition, le groupe remettrait le couvert
dans une sorte de pendaison de crémaillère quotidienne.
On notera, à ce propos, que cette vieille expression, restée en usage et comprise de tous les Français, associe
clairement l’installation « chez soi » – l’identification à un
espace propre et la part d’autonomie que cela suppose – à
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la possibilité de préparer un repas, puisque la crémaillère
en question est l’instrument qui permet de « faire bouillir
la marmite ». En anglais, on parle d’une housewarming
party : on est plus du côté du chauffage que de la cuisson…
Reste qu’un patrimoine, tous les notaires vous le confirmeront, ça se transmet. Mieux : ça n’existe que dans la
transmission. A contrario d’une intuition purement psychologique (« c’est à moi, je le garde »), un patrimoine ne se définit pas dans le statique mais dans le mouvement. De même
que, on l’a vu, il n’y a pas d’identité sans confrontation à
l’altérité, il n’y a pas de patrimoine sans sa transmission.
On utilise donc la notion de tradition de manière
assez peu rigoureuse. Faire l’apologie quasi exclusive
des « plats traditionnels », ce serait un peu, en matière
de gastronomie, s’attribuer des quartiers de noblesse, se
revendiquer une généalogie quasi aristocratique ?
Particulièrement chez les « traditionalistes », oui, ici
comme ailleurs. Une fois de plus, on ignore l’étymologie
(qui « étymologiquement » signifie pourtant « science de
la vérité » !) . Celle-ci nous rappelle que « tradition » est
le mot savant (et qu’il vienne des savants est significatif)
pour « transmission ». Rien n’est donc plus labile, mobile,
dynamique qu’une tradition. Et c’est un fantasme en effet
traditionaliste que de croire que, dans cette transmission,
il n’y a jamais de modification, pertes et gains mêlés.
C’est une tentation permanente que de vouloir figer une
évolution en l’état où on l’a reçue. Tentation qui, plus encore
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que de la sociologie, ressortit de la psychologie. Enfantine ?
Nous serions tous des « enfants de », qui ne veulent pas sortir
du paradis, syndrome de Peter Pan ou non. Au contraire de
ce que pensent certains « progressistes », il y a un traditionalisme et un modernisme au sein des classes dominées (comme
des classes dominantes). Mais cette tentation est vouée à
l’échec – l’enfant n’est jamais le clone de ses parents –, même
si la théorie implicite de ce que j’appelle les « anciens régimes
culturels » est de croire en l’éternité des formes (religieuses,
politiques aussi bien que familiales ou artistiques) et d’encourager leur re-production, tendanciellement, à l’identique.
Dans ces systèmes, le maître mot est fidélité. De la fidélité à sa foi religieuse à la fidélité à son prince en passant
par la fidélité au sein du mariage. Cela vaut évidemment
aussi sur le terrain culturel. Et l’art de la cuisine a gardé de
cet esprit, avec la transmission – orale et gestuelle – de telle
recette, de tel tour de main, de tel « secret ». On peut même
dire que la profession culinaire est un des domaines – qui
sait : le domaine ? - où l’Ancien régime culturel a perduré
le plus longtemps : apprentissage par la parole et le geste,
hiérarchie, monarchie, virilisme.
Et pourtant nous serions passés, en cuisine comme
ailleurs, de cet ancien régime à un nouveau ?
Oui, à condition d’ajouter que si, en deux mots, nous
sommes en train de passer d’un régime de transmission à
un autre, en quatre mots, ce changement s’opère sur deux
terrains, car il existe deux cuisines et non pas une seule.
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La bonne et la mauvaise ?
Sans doute, mais je veux parler ici de la cuisine privée
et de la cuisine publique.
La cuisine publique ? C’est-à-dire ?
Je m’étonne qu’on n’ait pas encore usé de ce vocabulaire.
Il saute pourtant aux yeux. Sans remonter au déluge, considérons la situation des temps dits modernes, en Occident.
La cuisine privée est celle qui assurait l’alimentation du clan,
devenu famille. La cuisine publique est celle qui travaille
professionnellement pour les élites, puis pour cet acteur
vedette de la modernité qui s’appelle le « public ».
Alors, pourquoi ne pas dire « amateur » versus
« professionnel » ?
Parce qu’il n’y a aucun amateurisme là-dedans, mais
une répartition « genrée » des fonctions, toutes les deux de
haute technicité ! Car l’autre dimension – celle qui est, précisément, en crise aujourd’hui – c’est cette répartition des
tâches qui assignait aux femmes le contrôle de la cuisine privée et aux hommes, celui de la cuisine publique. Certains de
nos contemporains ont encore en mémoire le cas limite de
la femme qui s’occupe du repas des hommes et des enfants,
qui les sert, mais qui ne s’assoit pas avec eux : dans une
famille proche de la mienne, la grand-mère, cuisinière du
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clan, restait pendant le repas adossée à l’évier, gardienne
de l’eau et du feu, mais n’était pas conviée à la table commune. Les exceptions à ce schéma (les « Mères » lyonnaises,
les pères de famille ou célibataires « cuisineurs », etc.), ne
remettaient nullement en cause le schéma ; ils le renforçaient plutôt. Les Mères lyonnaises, par exemple, sont une
invention de la critique gastronomique mâle, bourgeoise et
régionaliste des années 1900, appliquée à d’anciennes cuisinières de la bourgeoisie en question.
La frontière entre la cuisine privée et la cuisine publique
passe, c’est logique, au sein des élites. La cuisine des parents
du bourgeois Marcel Proust est tenue par une femme car on est
encore dans la privacy. Mais celle d’un « grand de ce monde »
est à la même époque tenue par un homme car elle prend
place dans un apparat, le show off, dirait-on aujourd’hui.
Or tout cela est évidemment entré en crise, à l’échelle de
moins d’un siècle – le XXème – et à celle d’un Occident étendu
de proche en proche aux élites occidentalisées du non-Occident, en attendant la suite. Et cette crise s’est d’abord – et
encore aujourd’hui – principalement traduite par l’effondrement de la transmission culinaire féminine. Pas exactement
en raison du développement du « travail féminin » : les
femmes ont toujours travaillé, et beaucoup. Mais on restait
dans l’espace domestique. Ce qui a explosé au XXème siècle,
c’est le développement du travail rémunéré hors-domicile. À
quoi s’ajoute la fragilisation, dans la durée, de l’ancien régime
familial (divorce, familles recomposées,..). La transmission
intra-féminine s’en est trouvée, en amont comme en aval, perturbée puis interrompue. Notons cependant au passage que
les récits de vie de beaucoup de cuisiniers pointent l’impor-
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tance de la transmission du goût de la cuisine par l’entremise
des femmes – la mère, sans doute, mais tout autant, sinon
plus encore, la grand-mère ou la tante…
La cuisine privée recule donc face à la cuisine publique –
celle qui gère la restauration collective et la restauration
rapide, plus encore que celle qui gère les restaurants. Du
coup, les rapports de forces « genrés » ont commencé à bouger – commencé seulement, mais il n’y a que le premier pas
qui coûte… D’une part, la cuisine privée, en se concentrant
progressivement sur les moments d’exception (le week-end,
les vacances, les fêtes,…) – ceux du « repas gastronomique
des Français » – se masculinise quelque peu. De l’autre,
parce que cette citadelle virile est appelée à tomber comme
les autres, la cuisine publique s’ouvre aux femmes.
Pour expliquer – et justifier – l’exclusion des femmes,
on a mis en avant la pénibilité physique du métier.
On ne sera pas hyper-culturaliste : l’exclusion par le
physique n’est pas niable. Encore aujourd’hui, les femmes
qui s’aventurent en ces lieux racontent combien elles
peuvent être « bizutées » sur ce critère, par le machisme.
Le parallèle est évident avec le « métier des armes ». Au
reste, la cuisine publique, monde d’hommes et société hiérarchisée, affectionne les connotations militaires : « chef »,
« brigade », « coup de feu »… Dans ces deux milieux, l’évolution technologique s’est traduite par une moindre pénibilité des pratiques. L’argument physique s’en est trouvé
affaibli. Mais demeure un dimorphisme sexuel dès qu’on
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considère les fonctions de commandement. Il y a beaucoup de femmes dans les orchestres, mais encore très
peu de femmes chefs d’orchestre. Aujourd’hui encore, en
France, les femmes chefs sont souvent des « filles de » (fille
de Darroze, fille de Pic,..). Dans les années 1970, j’avais
cru au démarrage du mouvement à Paris, avec Olympe. La
suite a prouvé qu’une hirondelle ne fait pas le printemps,
tout comme une Jeanne d’Arc ne féminise pas l’armée.
Dans le détail, la dynamique « genrée » n’est pas
rectiligne. Le processus de professionnalisation, au sens
moderne du terme – on passe du métier acquis sur le tas
auprès d’un maître à une technicité apprise à l’école auprès
d’un professeur – a, dans un premier temps, confirmé sans
état d’âme le monopole masculin, mais l’évolution culturelle générale donne peu à peu aux femmes plus de place.
Significativement, c’est le « boire » qui a été pionnier :
l’avenir de la sommellerie, en France comme à l’étranger,
sera largement féminin. Son présent l’est déjà beaucoup. Là
aussi, il faudra équilibrer le culturalisme et le naturisme :
disons seulement que le rapport féminin aux sens, tout
comme la faible pénibilité du métier de sommelier, doivent
être pris en compte. Mais je ne m’aventurerai pas plus loin…
Vous aventurerez-vous davantage dans l’analyse – et
la synthèse – des moteurs du changement dans le domaine
de la transmission culinaire ?
On en a déjà constaté certains… J’en verrais trois
principaux : le technique (toute culture est d’abord affaire
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de technique, ce qu’une certaine « religion culturelle » a
toujours du mal à admettre). Le social qui participe de
l’économique et du politique. Et enfin le culturel proprement dit, qui est affaire de représentations.
La maîtrise du feu était une innovation technologique,
et elle reste encore aujourd’hui la plus déterminante de
toutes. Au XXème siècle, les « progrès » – j’accepte ce vocabulaire, dès lors qu’il est dans le relatif, non dans l’absolu –
en matière de conservation ont eu des effets gigantesques
dans non seulement la manipulation mais aussi la circulation des produits de bouche. Dans la cuisine publique,
le XXIème siècle débutant est la grande époque du Pacojet
(cette turbine-sorbetière qui fait des miracles en matière
de mousses et de coulis), du laser, etc.
La lecture par le social fera, pour sa part, intervenir
le déclin d’une société rurale, d’idéologie patriarcale et
hiérarchisée, au profit d’une société urbaine, d’idéologie
paritaire et démocratique. La cuisine et ses modes d’appropriation s’en trouvent sensiblement modifiés. Aussi
anecdotique que cela puisse paraître, on en trouve la
preuve dans l’évolution du service de la table. Le service
dit « à la française » – peu de services, une table totalement garnie, une abondante domesticité – était homologique d’une société très hiérarchisée. Le service dit « à la
russe » (plat qu’on partage et qui circule, domesticité déjà
réduite), au XIXème siècle, répond à la nécessité d’unifier
la communauté gustative. Le service dit « à l’assiette »
d’aujourd’hui signe le triomphe des deux individualismes
en miroir : celui du convive et celui du cuisinier, de plus
en plus tenté de s’assimiler à un « auteur » (certains en
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ont même réclamé les droits), et précisément à un artiste,
soucieux d’esthétique. En témoigne, parmi mille autres
preuves, l’évolution de l’iconographie culinaire : on est
passé de rien à des gravures en noir-et-blanc, puis à des
photos, puis à des photos en couleurs et aujourd’hui, deux
professions en sont issues : le design et la photographie
culinaires. L’image du plat est devenue une œuvre en soi.
Et voilà un terrain de plus où l’homologie beaux-arts / cuisine peut fonctionner : la référence de la photographie
culinaire à la tradition picturale de la nature morte, voire
de la « vanité ».
Quand j’ai commencé à faire la cuisine, la bible,
c’était les fiches de ELLE, et une bonne moitié de chacune
d’entre elles était consacrée non pas aux gestes de préparation du plat mais à une sublime photo du plat achevé
et prêt à être servi. Roland Barthes ne les a pas ratées,
au reste, et leur a consacré une de ses plus judicieuses
Mythologies. Après quoi, l’étape suivante a été l’émission
de télévision, qui, elle – c’est l’avantage du film – précise
le savoir-faire, en direction du public le plus large.
Ce qui nous conduit au troisième moteur de l’évolution, et de la cuisine et de sa transmission, qui est d’ordre
proprement culturel. On l’a déjà perçu avec l’ambition
esthétique post-moderne du service à l’assiette – encore
accentuée ces derniers temps, par le développement de
la pratique, dans certains restaurants représentatifs de la
jeune cuisine d’excellence, du menu imposé, où un cui-
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sinier-metteur en scène se saisit de la totalité des instruments de pouvoir. Pas de carte, pas de choix : on décide
pour vous… C’est tout juste si on vous demande si vous
êtes allergique à quelque chose : principe de précaution
oblige… J’y ajouterai une lecture de la décontraction stylistique actuelle du décor et du service : j’y vois plus d’un
parallèle avec l’évolution des arts de la scène, où l’artiste
s’est émancipé des pesanteurs des élites non-artistes (le
théâtre à l’italienne et son rituel) ; il en est donc de même
dans les restaurants « branchés ».
Par ailleurs, la sensibilité de la cuisine, et d’abord de
sa transmission, à l’évolution culturelle générale se mesure
à son lien avec l’évolution de la médiation. Nous sommes
passés d’un mode oral de la transmission à un mode écrit
puis à un mixte « audio-visuel ». L’écrit, on le sait (mais
les « déclinistes » ne veulent pas le voir), est loin d’être en
recul à l’heure d’Internet (le papier et le livre en forme de
codex, oui, mais pas l’écrit). Mais il est vrai qu’il se combine de plus en plus à la vidéo. Cela concerne la transmission gastronomique comme les autres.
Mais la médiation, ici, a également pris une forme
toute particulière, qui est la critique dite, justement,
gastronomique.
Elle a même inventé le mot, pour s’en revêtir. Et ce
n’est pas tout à fait un hasard si ça s’est passé en France, et
sous Bonaparte. Autrement dit, dans un pays qui avait déjà
construit, sous la monarchie absolue, un système d’excel-
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lence culinaire centralisé, qui venait de mettre le régime
(politique, pas diététique…) correspondant cul par dessus
tête, mais qui était engagé dans un gros travail de restauration (politique, pas gastronomique…) de l’ordre central :
code civil, corps préfectoral, université,… Aussi étonnant que cela puisse paraître, la gastronomie
a sa place dans la liste. À condition de s’entendre sur le mot :
aucunement le synonyme pompeux de « bonne », a fortiori
de « haute » cuisine. Non : c’est la mise en discours des règles
(le nomos) du manger et du boire, qui converge vers l’estomac (le gaster). Sa prise au sérieux, nourrie d’un triple héritage culturel : scientifique (les premiers écrivains diététiques
sont, depuis l’Antiquité, les médecins ; on les retrouvera au
siècle bourgeois officiant au haut bout des tables, serviette
autour du cou), technique (le livre de cuisine, nourri par les
cuisiniers mais rédigé par des porte-plume, y compris des
écrivains gourmands), enfin poétique (la poésie bacchique et
célébratrice, prompte à comparer un grand chef et un grand
peintre, un grand plat et une sonate). D’où l’usage de l’épithète « gastronomique » dans le classement UNESCO : il s’agit
de pointer du doigt le caractère réfléchi, organisé, composé
de la démarche ainsi magnifiée. Cela n’a pas toujours été
compris ainsi, mais c’est bien de cela qu’il s’agit.
Les deux fondateurs du discours gastronomique
français (et par là mondial, compte-tenu de la prise du
pouvoir français en ce domaine à partir de Versailles, on
y reviendra) représentent très bien, sans forcer le trait
pour les besoins de la démonstration, les deux postures,
complémentaires plutôt qu’antithétiques, dans ce domaine.
Grimod de La Reynière, inventeur du premier « guide
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gastronomique » (son Almanach des gourmands), est un
aristocrate en déclin, héritier dispendieux de l’une des
plus grandes fortunes de son temps, avec hôtel particulier
sur les Champs-Elysées, en rupture de ban avec sa famille
mais pas avec son milieu. Un libertin et, par dessus tout,
un écrivain – au reste, critique dramatique – avant de l’être
de ces autres artistes que seront à ses yeux, et dès le début,
les cuisiniers et leurs fournisseurs. Son pouvoir, il l’a exercé
dans l’immédiat, sur les « parvenus » du nouveau régime,
auxquels il transmet (toujours la transmission…) l’art de
vivre de cet Ancien Régime qu’il rejetait et que maintenant
il « mythifie ». Je n’extrapole rien : il le dit lui-même.
Face à cet aristocrate parisien, Brillat-Savarin, lui, est
un bon bourgeois de province, en ascension vers le pouvoir
moderne, nourri de la philosophie des matérialistes de son
temps, à commencer par le médecin Cabanis. Le titre de son
livre, La Physiologie du goût, dit tout. Politiquement, c’est
un révolutionnaire, qui a siégé à l’Assemblée nationale de
1789, dont l’idéal est la république modérée – sous la Terreur,
il choisira l’exil en Suisse puis aux États-unis – mais saura se
rallier opportunément à tous les régimes conservateurs qui
suivront. Il sera donc parfait pour ouvrir le nouveau siècle
et, contrairement à Grimod, être lu par toutes les futurs
générations de gastronomes. Mais en termes d’identité collective, les deux font la paire. Et d’autant plus qu’ils ont leur
répondant du côté des cuisines en la personne d’Antonin
Carême, l’inventeur du cuisinier-artiste (et de la toque distinctive, destinée à valoriser le « chef » – il l’a raconté luimême), auteur d’ouvrages sur l’architecture comme sur la
pâtisserie : pour lui c’est tout un.
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Mais ces trois-là ne s’adressent qu’aux élites.
En pratique, sinon en théorie, oui. Mais ils témoignent
d’un basculement social et politique qui exclut tout retour
en arrière. Et toute l’histoire du discours gastronomique,
français mais aussi étranger, est celle de la diffusion de ce
discours élitiste vers le « peuple » – cette grande invention
de la modernité politique – puis vers les « masses » – cette
non moins grande invention des élites modernes, effrayées
par la montée de la souveraineté populaire.
Il a vraiment fallu attendre le XIXème siècle pour
« réunifier » le discours gastronomique ? Et alors, notre
Henri IV et sa « poule au pot tous les dimanches », censée reconstituer l’unité nationale après une génération de
guerre civile ? La référence était plutôt populaire…
Sauf qu’Henri IV n’a sans doute jamais rien dit de
tel – en tous les cas, rien sur le dimanche, l’ancêtre
du « repas gastronomique des Français »… Reste que
le succès de cette légende, dès avant la Révolution, est
significatif, tout comme son instrumentalisation par le
régime le plus réactionnaire que ce pays ait connu, la
Restauration. Il lui faut, Révolution oblige, trouver des
médiations entre la monarchie et son « bon peuple ».
Henri IV, populaire et réconciliateur et, surtout, premier
roi Bourbon, est alors mis à toutes les sauces : c’est de
cette époque de la Restauration que date sa statue sur le
Pont-Neuf.
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C’est encore plus révélateur des intrications entre
cuisine et identité nationale telle qu’on veut la forger....
Et c’est la même problématique : pas une contradiction,
mais une dialectique. La gastronomie, invention moderne, va
accompagner le destin de la modernité nationale. Dans mon
livre, j’ai mis en relation l’évolution culturelle (donc sociale)
générale de la collectivité française avec les grandes « écoles »
gastronomiques. Celle de Curnonsky, dit Cur, écrivain du
Boulevard, est, par exemple, homologique de l’enracinement
de la démocratie républicaine – après tout, Cur est « prince
élu » des gastronomes et celui qui popularise cette notion
riche de toute son approximation même : le terroir. Les AOC
viennent aussi de là. Gault et Millau, écrivains du groupe des
Hussards (Roger Nimier, Jacques Laurent, Antoine Blondin,
etc.)6 sont, pour leur part, homologiques des Trente Glorieuses
à leur apogée. Ils s’adressent aux nouvelles classes moyennes,
toujours dans la « distinction », bien sûr, mais soucieuses de
transparence, de mouvement et d’écologie. Aujourd’hui, la
médiation est assurée par le vote démocratique du public
(Guide américain Zagat) et, de plus en plus, par l’explosion
des sites et des blogs. L’homologie continue…
Vous insistez beaucoup sur cette dimension littéraire
de la médiation gastronomique.
Christian Millau démontrera la pertinence de cette hypothèse en
publiant un ouvrage consacré à ses chroniques littéraires, de tonalité
totalement “hussarde”.
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Comme on sait, la langue d’Ésope était à double usage.
Mais on pourrait aussi jouer sur le mot langue (dans les langues romanes, à tout le moins, car l’anglais distingue la tongue
des Saxons dominés du language des Normands dominants),
et rappeler que ces deux sens ont à voir l’un avec l’autre : la
dénomination des produits et des plats est déjà, en soi, tout
un poème. Quant à la gastronomie, en effet, elle est affaire de
parole (voir le mot attribué à Talleyrand : « Un vin, l’amateur
ne le boit que dans un dernier temps : d’abord, on l’examine,
on le hume et, surtout, on en parle ») et, par les circonstances
de sa fondation moderne (journalisme, espace public,…) .
Affaire de littérature. Ajoutons qu’on rejoint ici, une fois de
plus, la question de l’identité française par l’importance que
ce pays a historiquement accordé aux faits de langage : la
France, « nation littéraire », dit l’universitaire américaine
Priscilla Ferguson – qui s’est aussi intéressée à la gastronomie.
Le traditionnel est donc une invention, la tradition une
réinvention constante. On est donc dans le faux-semblant ?
Pas du tout, puisque ça marche ! C’est la grande réserve
à opposer aux thèses façon Benedict Anderson : si l’idéologue peut critiquer, voire dénoncer, le caractère en amont
construit et en aval manipulateur de ce type de discours,
l’historien se doit d’ajouter : « Et alors ? » Il voit bien –
c’est son métier – que « ça marche ». On peut démonter un
moteur, mais un moteur est d’abord fait pour fonctionner.
Le caractère construit de l’identité et de la transmission
n’invalide en rien leur efficacité sur le corps social.
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Vous parlez pourtant de « mythe ».
On se méprend sur le mot. Opposé par la pensée
grecque classique au logos (intellectuel, analytique, de
l’ordre de la science), le mythos (sensible, synthétique, de
l’ordre de la narration) est une fable. Autrement dit, un
récit avec une morale au bout, un récit signifiant et, par
là même, structurant quand il est adopté (plus sans doute
qu’élaboré, comme le rêvait la pensée romantique) par le
groupe. Ce que le groupe dit de son patrimoine gastronomique est structurant pour lui. Très « nourrissant ».
Lors des Deuxièmes Assises de la Fondation Nestlé,
Simone Harari – productrice de télévision – rappelait qu’au
contraire de la musique, par exemple, les émissions de cuisine étaient les moins « segmentantes » qui soient, permettant aux chaînes de télévision, à l’affût des taux d’écoute, de
récupérer pour une fois un public transversal.
Avec des nuances, je suis d’accord. C’est bien la preuve
que nous touchons là à des enjeux essentiels, et pas du tout
anecdotiques, comme le pensent toujours les puritains.
Pourtant, il y a un écart certain entre la « démocratisation » du savoir gastronomique et l’aspect extrêmement pour
« happy few » de certains ouvrages, même actuels, que leur
vocabulaire « technique » rend parfois obscurs… Quand,
après avoir, comme on vous l’a dit, « fouetté ensemble la
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farine et les œufs », on vous enjoint de « mettre l’appareil dans
un plat beurré », il faut savoir que l’ « appareil » en question
n’est pas l’instrument dont vous venez de vous servir, mais le
mélange... C’est un peu comme un dialecte dans la langue...
Encore aujourd’hui, beaucoup de livres prétendus « de
recettes » sont incomplets, soit par une sorte d’autisme des
grands chefs, soit par une manière de ruse, plus ou moins
consciente, visant à leur conserver une certaine maîtrise
par rapport à un public – celui de la cuisine privée de la
transmission féminine, en effet de plus en plus large et de
plus en plus intrusif. Tous les métiers connaissent cela.
Notons cependant qu’en amont, une bonne partie du
lexique de la cuisine était possédée par les cuisinières de la
cuisine privée ancienne et qu’en aval, aujourd’hui, la télévision, Internet et les écoles de cuisine à destination des amateurs ont incontestablement contribué à la diffusion du savoir
technique et symbolique – les deux sont associés, comme
partout – dans cette fameuse « société civile » qui est présentée comme l’acteur principal, et positif, de la post-modernité.
Tout cela favorise-t-il l’identité du groupe, ou la
dilue-t-elle ?
Je suis tout prêt à admettre – on en reparlera un peu
plus loin – que dans un cas comme la France, ou la Chine,
l’ancienneté de l’expérience commune, la continuité de
l’État, la sophistication cléricale (ou mandarinale) favorisent
d’une part les discours identitaires, de l’autre, la codification.
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En matière de littérature comme de cuisine. La précocité
et l’abondance, en ce pays, de la littérature gastronomique
ont renforcé cette structuration. À la fin du siècle dernier a
été lancée dans ce pays une entreprise, elle aussi pionnière,
en matière de patrimoine culinaire, précisément intitulée
Inventaire du patrimoine culinaire de la France classé par
région (preuve ultime de ce qui était dit dans le chapitre
précédent : l’association et non pas la contradiction entre
le local et le national). Le projet a failli rester inachevé. Il
vient d’être relancé par le classement UNESCO. La métropole est désormais entièrement traitée ; il reste encore l’île
de la Réunion et Mayotte. À ses débuts, ce projet avait déjà
créé une polémique, au prétexte qu’on allait muséifier notre
art culinaire. La réponse des responsables du projet – deux
Américains installés en France…– a été que cet inventaire
était une photographie instantanée, prise à un instant « T »,
de ce patrimoine, toujours en mouvement.
En fait, cet investissement dans l’identité a son revers.
Il « alimente » plutôt le discours inverse, celui de la perte
de la variété gastronomique, de l’inquiétude identitaire qui,
on le sait, point ces temps-ci dans de larges secteurs des
sociétés contemporaines, de l’Allemagne à la Chine.
Aujourd’hui, y-a-t-il, en matière de comportements alimentaires, dérégulation ou substitution ? J’avais l’intuition que l’on était dans un système mixte . Qu’en ce qui
concerne les pratiques, il pouvait y avoir dérégulation par
rapport à avant – chacun fait ce qu’il veut dans son coin –
et d’autres cas où il y aurait des substitutions de règles.
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Je diminuerais la part de la stricte dérégulation.
Une société individualiste a ses règles, des règles individualistes. Le chemin le plus fréquent est celui de
la substitution. Mais, surtout, même pris en solitaire,
a fortiori dans tous les autres cas (pris seul dans un
lieu public, partagé à deux ou à mille), le repas est un
espace / temps où on fait communauté et, ipso facto, où
on se replace dans une continuité temporelle, immédiate (la transmission du milieu) ou médiate (la transmission du super-groupe, national, confessionnel…) Le
boire et le manger, c’est vraiment « ce qui reste quand
on a tout oublié ».
Faites l’expérience, en vous ou autour de vous, de
la perte progressive du patrimoine culturel : la langue,
la religion, les rites des ancêtres. Restent, en dernier,
encore deux ou trois recettes... Un certain goût d’enfance, de tendresse grand-maternelle.
Et après, le vide ?
Plus rien, s’il n’y a plus d’abord cette communautélà. Mais elle se modifie et d’autres se créent. Le sens
profond de l’inscription UNESCO, c’est que de nouvelles
formes de transmission et de commensalité se mettent
en place, en correspondance avec les nouvelles règles de
fonctionnement de nos sociétés. Les genres (il n’y en a
pas que deux), les générations et les cultures peuvent y
trouver une place dont rien ne permet de dire qu’elle ne
vaudra pas l’ancienne.
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Chapitre IV
L’identité
gastronomique française
Nous avons précisé la définition de la notion de gastronomie, dont la référence étymologique à des « règles » –
nomos – est effectivement assez oubliée. Il me semble que
« gastronomique », du moins dans le langage « plébéien »,
s’associe plus spontanément à « plantureux », avec un
soupçon de sympathique excès. Cette contagion du qualitatif par le quantitatif, si elle est réelle, viendrait d’où ?
D’une appropriation du mot par des catégories sociales
où le « bien manger » équivaut à « manger à satiété » ?
Signe des temps, il me semble que le mot « copieux »
est à peu près sorti du vocabulaire – sauf pour qualifier tel petit restaurant connu des seuls habitués, et un
peu à « contre courant », où l’omelette aux cèpes est
« copieuse » à souhait. Et nous sommes d’accord sur le
rapport que tout groupe entretient, via l’alimentation,
à son identité.
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Et via son identité à l’alimentation…
Nous nous sommes petit à petit, précautionneusement, approchés de l’identité gastronomique française.
Maintenant, y sommes-nous ?
Le livre est ouvert à la bonne page. Il est temps de
prendre connaissance de la liste des ingrédients.
La « recette » de la gastronomie française ?
Avec les avantages et les limites d’une recette, justement. Avec ces entretiens, nous contribuons à la clarification, mais nous contribuons aussi à l’abstraction – qui n’est
jamais très loin de l’extraction : il s’agirait d’en déterminer
la quintessence... Non sans quelques risques.
Premier ingrédient ?
À la base, il faut sans doute poser l’ingrédient religieux.
Une symbolisation qui donne la plus haute signification que
le croyant puisse imaginer au pain et au vin – rien de moins
que le corps et le sang du fils de Dieu. Ici, faire communauté – et la plus haute qui soit : la communauté de la foi –
passe par une pratique alimentaire, un repas que le groupe
doit prendre au minimum chaque semaine de l’année et
ses élites religieuses – séculières et régulières – plus sou-
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vent encore. Et communier, éventuellement sous les deux
espèces, c’est quand même bien ingérer un peu de pain et de
vin. Rien de tel, à cette échelle, dans aucune autre religion.
Il faudrait déjà, à ce stade, faire une large place au
clergé régulier. Depuis ses origines, dans le désert égyptien – désert au sens étymologique : un lieu déserté par
l’homme –, la vie monastique entretient un rapport à la
fois étroit et compliqué à la nourriture. L’ascèse, le jeûne et
l’abstinence structurent la vie du moine. En même temps,
la vie commune dans un espace-temps clos, les dons et les
legs des fidèles vont, de siècles en siècles, faire des monastères des lieux d’hyper-sophistication de ce que nous
appellerions aujourd’hui l’agro-alimentaire. L’amélioration
des techniques agricoles, viti-vinicoles ou culinaires – des
marais salants à la confiserie, en passant par l’élevage des
porcs, la pisciculture (car il faut manger du poisson chaque
vendredi) ou la champagnisation des vins – devront beaucoup au clergé, en particulier régulier. Il nous en est resté
l’imagerie du moine bon vivant, voire paillard, une imagerie cultivée – c’est le mot – par la société paysanne environnante, qui envie ce genre de vie supposé moins pénible
que le sien. On a remarqué que les régions agricoles les
plus anticléricales étaient celles où prédominait la propriété monastique…
J’habite dans une ville de France – Chartres – réputée mondialement pour sa cathédrale. À trois pas de
chez moi se trouve encore aujourd’hui un grand bâtiment gothique, classé monument historique, à moitié
enterré, qui, au Moyen-âge, était en fait la grande halle
de stockage des productions frumentaires et vinicoles
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de ce qui était à l’époque l’une des plus riches terres de
toute la chrétienté. La grange en surface, le cellier en
souterrain : le pain et le vin (car, à cette époque, la vigne
poussait dans la région, comme, au reste, un peu partout
en France, pour fournir le vin de messe). Or ce bâtiment
était la propriété non pas des paysans mais du clergé.
Toute cette production était, soit directement, soit par
prélèvement, soit par négoce, contrôlée par les chanoines de la cathédrale. Et si la fameuse cathédrale ellemême, édifiée à deux pas de cette halle, est aujourd’hui
la visite obligée de tous les touristes américains ou
chinois, c’est qu’elle a bénéficié pour son édification et
sa décoration des plus riches apports, encore amplifiés
par la puissance politique – ici la plus grande monarchie
chrétienne de l’époque, le Royaume de France, garante
de l’alliance du Trône et de l’Autel.
La France s’est donc construite, comme cette cathédrale au Moyen-âge, autour de ce noyau religieux. C’était
bien parti pour la culture de bouche et, surtout, pour une
prise au sérieux de l’art du manger et du boire. La sophistication de la glose en la matière vient d’abord de là. La figure
française de l’intellectuel est évidemment à rattacher à celle
du clerc, par delà la métaphore chère à Julien Benda (La
Trahison des clercs), mais je serais tenté de rattacher à cet
héritage clérical bien d’autres pratiques et figures nationales
– la fortune, en terre catholique, et à l’opposé des terres protestantes, de la critique en règle de l’« argent » ou de l’« économisme », au nom du spirituel par exemple.
Pour ce qui nous occupe présentement, cette présence intellectuelle se retrouve dans toute la rhétorique
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des gastronomes, dans les gloses de ce que j’appellerai l’œnologie littéraire, au langage si fleuri (« goût de
réglisse », « parfum de cassis »…), que je distinguerais
de l’œnologie de laboratoire, ou encore dans le fameux
pont-aux-ânes des « accords mets /vins ». Mais ce qui fut
décisif, ce fut le relais.
Le relais ?
Le premier relais, puis le second. Le premier se
situe au XVIème siècle, avec le choix du catholicisme. Au
contraire de ce qui se passe dans les pays qui choisiront
le protestantisme, quelle que soit sa forme (luthérienne
ou calviniste – l’anglicane étant la plus atténuée mais
passant quand même par cette grande rupture qu’est la
confiscation des propriétés du clergé régulier, sans parler
de sa crise puritaine sous Cromwell), les cultures catholiques conserveront encore pendant trois siècles cette
empreinte ecclésiastique. D’autant plus que la réaction
catholique (dite Contre-réforme ou plutôt, aujourd’hui,
par souci de « politiquement correct », Réforme catholique) a joué, assez vite, et très consciemment, la carte
de la sensualité, en réponse au puritanisme protestant.
Ce que Chateaubriand a bien repéré dans son Génie
du christianisme, qui est un génie du catholicisme.
Le choix catholique sera celui de la couleur contre ce
que Michel Pastoureau appelle le « chromoclasme », de
l’image contre l’iconoclasme, des orgues contre la seule
voix humaine, de l’encens contre la désodorification,
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de la bonne bouffe contre l’ascèse, etc. « Le vin et la
musique réjouissent le cœur », dit l’Ecclésiastique, et
les fidèles catholiques ont coché ce passage – en oubliant
parfois la suite, qui met encore au-dessus « l’amour de la
sagesse ». Ajoutons que les deux clergés catholiques, le
régulier et le séculier, ont centralisé pendant des siècles
la culture sinon médicale du moins pharmaceutique. Or,
de même que notre culture diététique s’origine dans la
médecine ancienne, de même une partie de nos préparations solides et liquides, et parmi les plus sweet (confiseries, liqueurs, élixirs…), sont d’abord conçues comme
des médicaments. Avant d’être confite par les religieuses
de Nevers, l’angélique était une plante médicinale. Le
sucre, au sens moderne, c’est à dire issu du raffinage de
la canne et qui se substitue peu à peu au miel, passera
pour un médicament, autorisé pour cela par certains
clercs en temps de Carême…
Mais tout cela a fini par s’effondrer ?
Pas complètement. Jamais une culture n’éradique
totalement la précédente. Outre que les nouvelles élites,
formées implicitement à la culture catholique, ont
conservé des valeurs et des comportements catholiques
laïcisés, on a même assisté à l’émergence, dans ce pays,
d’une mythologie pseudo-cléricale qui, dans le domaine
gastronomique, s’est manifestée d’une part dans l’imaginaire d’un clergé de la bon-vivance (j’invente le mot,
mais je n’en connais pas d’autre...), de l’autre, plus
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récemment, dans ce cas typique d’invention de la tradition qu’est la vogue des confréries.
Pourquoi invention ? Les confréries ne remontent-elles
pas « à la plus haute antiquité », comme dirait Alexandre
Vialatte ?
Pas du tout ! Celles dont je parle – les seules vraiment
dynamiques aujourd’hui – et, au reste, en plein essor – ont
été créées de toutes pièces au XXème siècle. Pour être précis, la première de toutes, et aujourd’hui la plus illustre, la
Confrérie des chevaliers du Tastevin, de réputation mondiale, est née en Bourgogne au début des années 1930, en
réponse à la crise de 1929, qui frappait durement, entre
autres, les vignerons et les négociants de la région.
Ils ont, très intelligemment, répondu à une crise économique par une proposition culturelle : ils ont créé un apparat
d’ancien régime (formes obsolètes, tenues pseudo-médiévales,
pratiques élitistes...) autour d’une philosophie hédoniste, dans
la plus pure tradition du discours gastronomique alors dominant, façon Curnonsky. Le maire de Dijon, à l’époque, est
l’indéboulonnable Haut-Commissaire au Tourisme – une fonction nouvelle. Lui représente la droite modérée, et il s’associe à
l’élu de la circonscription – j’allais dire du terroir – de Beaune,
représentant, lui, la gauche modérée ; chacun mobilise les
intérêts du négoce local et reçoit ses consignes culturelles
d’un noyau d’artistes locaux. Et le prototype a si bien marché
qu’aujourd’hui on compte, en France, des confréries gastronomiques par centaines, souvent associées à des « pays ».
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Alors, l’identité gastronomique française serait majoritairement explicable par la suprématie du catholicisme ?
Non, parce que, dans ce cas, les destins gastronomiques de tous les pays de culture catholique seraient
sinon identiques, du moins apparentés. Or il n’en est rien,
même si l’émergence récente d’une excellence culinaire
hispanique et italienne confirme que certains éléments
demeurent prégnants. Dans le cas de la France, la base
catholique – aujourd’hui très effritée au bout de deux ou
trois siècles de sécularisation – a violemment reculé à la fin
du XVIIIème siècle : on oublie souvent que la dimension la
plus radicale et la plus originale de la Révolution française
n’est ni dans la République ni dans le jacobinisme mais
dans la Constitution Civile du Clergé, autrement dit dans
une politique de laïcisation radicale des institutions et de
suppression des réguliers.
Mais cette époque voit aussi la convergence d’autres
lignes spécifiquement « révolutionnaires », elles aussi, telles
que la mise en place de la médecine et, en particulier, de
la chimie modernes, et simultanément – cette conjonction
demanderait d’autres analyses – l’apparition du restaurant
et la fondation de la critique gastronomique, à destination
des nouvelles élites, issues de la Révolution politique. On
voit que l’économique, le politique et le culturel se tiennent
la main. Disons que la particularité gastronomique française a à voir avec au moins deux autres spécificités nationales, l’une politique, l’autre économique.
La plus importante des deux reste le politique.
L’ancienneté temporelle, l’étendue spatiale et la conti-
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nuité institutionnelle de ce pays font contraste avec, pour
ne citer que deux exemples proches, la discontinuité et
l’éclatement de l’Italie ou de l’Allemagne, qui vont vivre
pendant des siècles sur un passé – devenu mythique – de
grandeur et d’unité, qui ne renvoie à aucun présent. Ce
n’est pas tout à fait un hasard si le premier « chef » (on
disait alors « écuyer de cuisine », mais l’ambiguïté du
terme moderne est intéressante) recensé en France et,
je crois, dans la chrétienté, comme inscrivant sa pratique dans l’écrit – donc le premier auctor occidental
de recettes, Guillaume Tirel, dit Taillevent, est au service du monarque de l’époque. Et peu importe qu’il n’ait
sans doute rien écrit, qu’on se soit approprié son nom,
alors illustre dans sa partie – comme celui du prétendu
Apicius dans l’Antiquité romaine, qui n’est, lui aussi,
qu’une raison sociale : c’est l’hommage et l’illustration
qui comptent ici.
Un historien britannique, Stephen Mennell, a, pour
moi, dit l’essentiel, il y a un quart de siècle. Il a pointé que
la considération portée à la cuisine française non seulement
en interne – ce qui est important mais pas décisif – mais
aussi à l’extérieur n’est nettement perceptible qu’à partir
du XVIIIème siècle. Au XVIème siècle la référence, dans l’Occident chrétien, est principalement italienne. Entre ces deux
temps se situent deux expériences politiques opposées :
en Angleterre, la « Glorieuse Révolution » de 1688, d’où le
régime actuel est issu, qui met fin à une dernière tentative
absolutiste dont, au reste, le principal agent, le roi Jacques II,
s’exile auprès de Louis XIV. En France, la cristallisation est
inverse, autour du « Grand Monarque » et de Versailles.
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De l’autre côté de la Manche, on assiste à la prise du
pouvoir par une gentry fortement enracinée dans son
terroir, de philosophie protestante, donc à forte connotation puritaine, soucieuse de se distinguer de l’antimodèle français, méfiante à l’égard de l’ostentation.
Cela donne une cuisine peu sophistiquée, plus confortable que raffinée. Le mythe du roast-beef en découle
(au moment où la majorité du peuple anglais adoptait
le God save the King, les mêmes popularisaient aussi
une ballade patriotique intitulée The roaast-beef of Old
England…). Alors qu’en face, les élites domestiquées
par « Louis » ont les yeux tournés vers la référence
versaillaise. Le mythe, là, est moins un plat national
qu’une figure, celle de Vatel – qui ne fut jamais cuisinier
–, et derrière laquelle il faut plutôt chercher les grands
officiers de bouche français, de François Massialot au
pâtissier Dalloyau. Au XVIIIème siècle, la préhistoire du
discours gastronomique est perceptible dans les gloses
qui entourent les nouveaux livres de recettes, qui parlent
déjà de « nouvelle cuisine », et cherchent à intellectualiser tout ça : certaines de ces plumes, anonymes, sont,
comme par hasard, des Jésuites… Ces élites posent les
bases de la « Grande cuisine ».
Mais pour que la préparation prenne, il y faut un troisième tour de main. Celui de la révolution économique. Ce
sera l’invention du « restaurant ». Avec un petit coup de
pouce anglais, justement – les premiers restaurateurs font
référence au modèle anglais de la « taverne » – mais pour
en faire tout autre chose : une sorte de républicanisation
de l’excellence gastronomique.
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Qu’entendez-vous par « républicanisation « ?
Le restaurant (terme, au départ, connoté « nouvelle
diététique » puisqu’il postule, comme n’importe quel auteur
de régime d’aujourd’hui, le caractère sanitairement bénéfique de cette production, propre à « restaurer » un corps
affaibli), est une véritable révolution dans le domaine de la
cuisine publique.
Mais il existait quand même une cuisine publique…
Quelle différence, désormais, avec l’auberge, ou la taverne,
justement ?
En fait, rien à voir. Jusque là, les élites disposent de la
grande maison – traduisons : du château, du manoir ou de
l’hôtel, au sens urbain d’hôtel particulier –, dans laquelle
vous n’êtes invité qu’en fonction d’un système complexe
et segmentant de relations familiales et de hiérarchie traditionnelle. À partir du règne de Louis XVI, le restaurant
offre à son hôte un décor de grande maison, un service de
grande maison, une cave de grande maison, une cuisine
de grande maison – le tout sans qu’il ait à faire valoir des
titres, de noblesse ou autres. On ne lui demande qu’un viatique : son argent. Je viens de définir le monde moderne.
C’est en France que s’est produite cette révolution économique, dont on voit bien qu’elle est en même temps
politique et sociale. D’une part, elle est partie intégrante
de l’effondrement du système des corporations, qui avait
commencé une génération avant son abolition officielle
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par la Révolution ; de l’autre, on notera qu’elle se situe
à Paris – dans le quartier contrôlé par les Orléans, l’aile
« libérale » de la famille royale – pas à Versailles, dont la
chute est proche.
Et pourquoi pas en Angleterre ?
Pour les raisons précédemment indiquées : en
Angleterre, la révolution politique a déjà eu lieu, dans
une tout autre configuration sociale et avec des résultats
diamétralement opposés. En France, la Révolution politique va suivre et non pas précéder l’institution du restaurant ; elle va, en revanche, amplifier le mouvement,
en accélérant le passage de l’élite des cuisiniers du privé –
condamnés au chômage par le déclin, voire la disparition
de leurs anciens maîtres – vers le public, en ascension. Là
aussi, comme pour Taillevent, il est significatif de voir un
officier de cuisine des anciennes élites comme Antoine
Beauvilliers ouvrir – avant même 1789 – un établissement non seulement à son compte mais à l’enseigne de
son propre nom.
La critique gastronomique, le « guide » Grimod périodique et la suite, sont la conséquence de cette nouvelle
configuration : dès lors qu’il y a offre d’art sur un marché
supposé libre – les restaurateurs contribuent, par leur
simple apparition, à la liquidation du vieux système réglé
(dit « corporatif ») des traiteurs –, il faut bien une instance de jugement, de discrimination, à destination de ce
nouvel agent historique qui s’appelle le public. L’« espace
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public » à la Habermas génère une critique gastronomique, comme celui des Salons du Louvre a généré une
critique d’art. Ajoutons que le discours gastronomique
français, encore tout imprégné de morale nobiliaire, va
s’efforcer de camoufler le « client » du restaurant derrière
le « convive ».
Cette stratégie sera encouragée par le caractère tout
aussi fatalement mixte des premières générations : l’ancien régime social ne disparaît pas du jour au lendemain,
et Antonin Carême, par exemple, ne travaille jamais pour
un restaurant mais pour les grands de ce monde, de « son »
monde. Mais il est intéressant de noter qu’il passe du service de Napoléon à celui du Tsar, vainqueur de 1815, pour
terminer par celui des Rothschild : il a tout compris…
Cette circulation entre économique, politique et
culturel se retrouve à chaque étape de l’aventure gastronomique française. Quand on remonte non pas aux « origines », le plus souvent fantasmées, d’un produit ou d’un
plat, mais au moment, beaucoup plus décisif et plus aisément repérable, de sa diffusion hors des frontières de son
petit milieu d’apparition, on rencontre souvent la caution
d’une autorité sociale et/ou politique, qui contribue au
« lancement » du produit en question.
Le vin jaune du Jura doit sa réputation européenne et,
pour commencer, sa qualité, aux chanoinesses de ChâteauChalon, liées aux plus nobles familles de Franche-Comté et,
par là, du Saint-Empire romain germanique. Des anecdotes,
souvent invérifiables ou clairement inventées, établissent
un lien entre tel homme d’État et tel produit – Napoléon III
et le camembert, par exemple, qui lui aurait été offert par
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l’entreprise Harel et dont il aurait, du coup, fait la promotion.
Mais prenez la tarte Tatin : ce sont, tout simplement, les
élites parisiennes en voie d’installation en Sologne au début
du XXème siècle, relayées par leurs « guides » gastronomiques
régionalistes façon Curnonsky qui en ont fait la réputation,
à partir du petit restaurant de Lamotte-Beuvron. Ce qui
est certain, c’est que la gastronomie de la République définitivement installée – un siècle environ après la première
Révolution – va intégrer de plus en plus la nécessité de se
réclamer du terrain. Le terroir est une formule, officialisée
en 1935 par la loi sur les AOC, empruntée par la critique
gastronomique à la nouvelle science géographique en train
de se constituer à la même époque, dans une atmosphère
nettement patriotique (école de Vidal de Lablache); elle est
homologique du suffrage universel et, à la limite, du scrutin
d’arrondissement – qui est encore le nôtre aujourd’hui…
Sans doute la composante nationale la plus remarquable,
et celle qui subsume toutes les précédentes, est-elle la résultante de ces lignes. C’est elle qui distingue le plus nettement
notre pays des autres. Elle se résume dans ce fameux mot, si
mal compris, de « gastronomie » : l’anoblissement du rapport
au manger et au boire, considérés non comme des activités
vulgaires mais comme le lieu d’expression d’un art et l’occasion de sa critique. Cette postulation d’un rapport doublement exceptionnel – l’importance qui lui est accordée « intra-nationalement » et son excellence reconnue « inter-nationalement » – figure déjà dans les premiers textes du genre, ceux
de Grimod de la Reynière, Brillat-Savarin ou Eugène Briffault.
Au reste, le plus remarquable, ici, tient au regard que
l’étranger porte communément sur ce trait supposé national :
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il le confirme, tout autant quand il le tourne en ridicule que
lorsqu’il l’exalte. Sans cette dimension, on ne comprend ni Le
Dîner de Babette, de Karen Blixen et son adaptation cinématographique ni le Mondovino de Jonathan Nossiter, non plus
que la francophilie d’une M.F.K. Fisher, d’une Julia Child ou
d’un Robert Parker7. En outre, plusieurs gastronomes français
réputés ont des origines étrangères. Dans l’entre-deux guerres,
à l’apogée d’une certaine gastronomie à la fois patriotique et
régionaliste, la plupart des noms illustres sont dans ce cas.
Ali Bab (Henri Babinski) et Edouard de Pomiane (Pozerski)
ont tous deux des parents polonais ; Francis Amunategui est
de nationalité chilienne ; celui qui, face à Curnonsky – qui,
lui, n’était ni polonais ni russe – faillit être élu « Prince des
gastronomes » en 1927, Maurice des Ombiaux, était un écrivain belge. Quant au meilleur écrivain de bouche de l’époque,
Marcel Rouff, c’est un Suisse, enfant de la bourgeoisie juive de
Genève ; et c’est à lui qu’on doit, avec La vie et la passion de
Dodin-Bouffant, gourmet parue au lendemain de la Grande
Guerre, à la fois une bible de la gastronomie à l’ancienne
et un plaidoyer hyperboliquement patriotique, pour ne pas
dire nationaliste. Bref : le meilleur brevet de naturalisation
française a souvent été l’entrée en gastronomie. C’est exactement ce que dira, à la fin du XXème siècle, le critique Gilles
Pudlowski, affirmant, dans des ouvrages aux titres significatifs – Le Devoir de Français, L’Amour du pays – que son
rapport de fils d’immigrés juifs d’Europe centrale à la nation
française était passé par la cuisine.
Respectivement traductrice de Brillat-Savarin, télé-gastronome et
œnologue de référence.
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De même que certains écrivains – je pense à Hector
Bianciotti, Milan Kundera – disent habiter moins la
France que la langue française…
Il n’y a effectivement rien d’exagéré à considérer qu’à
côté du couple langue/littérature, le couple cuisine/gastronomie constitue l’un des meilleurs liants de l’amalgame
(melting) français.
Si l’on admet un certain rapport, qu’on pourrait dire
de « contigüité », entre le « sol » et les produits qui en sont
issus, il n est pas vraiment étonnant que les pays d’immigration se caractérisent par leur référence au « droit du
sol », peut-être plus concret, en fait, que le « droit du sang ».
Qu’il existe en France, cette bivalence – les exemples précédents sur ce qu’on pourrait appeler des « naturalisations
gastronomiques » le prouvent. Et on peut penser que c’est
une tendance « lourde ».
Et cela de longue date… Jared Diamond, à l’échelle
mondiale, Gérard Noiriel, à celle de la France, ont, chacun
à sa façon, souligné l’importance de l’immigration dans la
constitution des identités occidentales. La France est, en
pourcentage de la population, un pays d’immigrants, plus
proche, sur ce plan, des États-unis que les imaginaires de
ces deux pays ne se le figurent. Nous sommes aussi un pays
caractérisé, encore aujourd’hui, par un faible taux d’émigration, au contraire de l’Allemagne ou de l’Angleterre. Mais,
et c’est essentiel, à la différence des États-unis, notre récit
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national n’est pas fondé sur cette immigration, dans l’espace,
mais sur la continuité d’une unité, dans le temps. Le récit
gastronomique national sert aussi à ça : en mettant en avant
la logique du terroir et en sophistiquant le rapport à l’art
culinaire, il favorise le creuset en faisant converger vers le
repas la ligne verticale de la « racine » et la ligne horizontale de la cuisine. Voilà pourquoi – nous le verrons plus tard –
cette cuisine unitaire est une grande « machine à métisser ».
Il n’y a donc pas de plats identitaires français ?
Il y a, d’une part, des « plats préférés », de l’autre, des
imageries dominantes. Sur le premier point, seules des
enquêtes quantifiées récentes permettent de distinguer
– sans grande rigueur, au reste – les goûts prédominants
des légendes... Le sondage TNS Sofres d’août 2011 (999
personnes en face à face à domicile) place en tête le magret
de canard, suivi de très près par les moules-frites et, de
plus loin, par le couscous et la blanquette de veau.
Dans le détail, ces résultats distinguent des choix différents par région (l’Est classe en premier le couscous ;
d’aucuns s’amuseront de cette prédilection...), par genre
(les hommes mettent la côte de bœuf devant le magret),
par âge (les plus jeunes votent pour la raclette) et – surtout – par catégories socio-professionnelles (les plus diplômés choisissent les plats légers, les ouvriers restent fidèles
au steak-frites, etc.). Dans la durée, la comparaison avec
un sondage de 2006, opéré par le même institut pour un
autre média, donnait la blanquette en tête, devant le cous-
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cous et les moules-frites… Notons toutefois que, dans l’un
et l’autre cas, le questionnaire – préformé – a porté sur les
« plats de résistance », pas sur les desserts.
On peut discuter ces enquêtes (une troisième, en
2004, mettait en tête les moules, devant la blanquette et
le pot-au-feu, etc.). Elles ont toutefois, comme toutes ces
sortes de statistiques, le mérite d’exister, en face de l’avis
personnel érigé en dogme (celui des « commentaires » des
internautes, par exemple…). On pourrait objecter qu’elles
ont la faiblesse d’être fondées sur le déclaratif, non sur la
pratique « réelle ». Mais comme je me pose ici la question
des représentations, cela me suffira largement, et je n’ai
pas mieux à ma disposition.
Maintenant, si l’on considère les imageries, le quantitatif est encore plus fragile. En 2006, le « plat typique » n’était
pas le « plat préféré » : c’était le pot-au-feu. Traduisons :
à l’orée du XXIème siècle, le Français, désormais détaché
de la société rurale et de la transmission familiale, rêve
nostalgiquement son origine dans un de ces plats centraux
qui associent le triptyque féculent/légume/viande et qui
s’appellent ici paëlla, là, choucroute. Mais quand il se met
à table, il salive plutôt pour la graine de couscous que pour
le bœuf bouilli. Au reste, le pot-au-feu est passé du domicile au restaurant ou, si l’on veut, au bistro et à la brasserie.
En termes historiques et géographiques, on peut retenir que plusieurs de ces plats sont loin d’être ancestraux.
Le couscous, à tout prendre, remonte en métropole au
milieu du XIXème siècle, où le « couscoussou des Berbères »
débarque dans la traîne de la conquête de l’Algérie ; mais
ce n’est qu’avec les pieds-noirs qu’il se popularise, cent
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ans plus tard. Quant au magret, ce vainqueur de 2011 n’a
même pas cinquante ans d’âge, puisqu‘il a été inventé par
André Daguin en 1965, en son hôtel d’Auch.
Vous mettez clairement en lumière les confusions – ou
les intrications – entre nostalgies, imaginaire, représentations de l’« enracinement » – Au début du XXème siècle, un
livre de Maurice Barrès, fondateur d’une idéologie nationaliste, s’appelait Les Déracinés – et pratiques « réelles ».
Chaque culture nationale est unique. Il se trouve que,
pour toutes les raisons indiquées précédemment, le modèle
français s’est trouvé particulièrement apte à valoriser, d’une
part, sa production culinaire et viticole et, de l’autre, la
« recherche et développement » en ces deux domaines. Des
cultures structurées autour d’expériences politiques durables
et intellectuellement très encadrées ont élaboré des formes
culinaires d’une sophistication analogue. Je pense, avant tout,
à la Chine et au Japon, ensuite à l’Inde. À cette différence près
que l’ouverture de l’innovation gastronomique sur l’étranger
y a été faible, voire, pour les deux premières, inexistante :
ce sont des cultures qui ont été, pendant des siècles, beaucoup plus autocentrées que la française. Au reste, on manque
encore souvent aujourd’hui d’éléments de comparaison.
Ainsi, on commence à peine à explorer l’histoire de la cuisine
ottomane : les élites stambouliotes sont si exiguës qu’elles ne
génèrent pas d’autre impérialisme qu’interne (sur la cuisine
grecque, par exemple) ; pour le reste, elles se tournent peu à
peu, comme les autres, vers le modèle français.
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Ce qui est clair, c’est que l’existence d’une forte classe
dominante et d’un État non moins fort ne sont pas des conditions suffisantes pour aboutir à une configuration à la française, c’est-à-dire à la fois sophistiquée et impérialiste. Prenez
la Russie. Le système politique tsariste s’est constitué très
tardivement, sous Pierre le Grand, et sur des modèles étrangers. De ce fait, l’aristocratie russe a été, au XIXème siècle,
une cliente capitale de la haute cuisine française (et des vins
ad hoc, à commencer par le champagne, dont elle a orienté
un temps le goût vers le sucré), mais elle n’a pas été en capacité de renvoyer vers l’extérieur un modèle culinaire russe.
La cuisine russe, tout comme l’italienne ou l’espagnole, est
une cuisine régionale et régionalisée, pas une cuisine curiale.
Jusqu’à une date récente, la plupart des cuisines nationales,
structurées à l’âge des nations, donc seulement depuis un
ou deux siècles – pour les plus anciennes – fonctionnaient
sur un lexique limité. Un très bon restaurant italien était un
restaurant qui vous proposait des recettes régionales avec
d’excellents produits ; sinon, on avait affaire à un restaurant « international ». Les choses ont commencé à changer
depuis une génération, moyennant une mondialisation de
l’excellence culinaire.
Même dans les pays de l’Europe du nord…
Plus particulièrement chez eux, qui avaient le plus
grand chemin à faire puisque ce chemin n’était pas social
(ils disposaient d’élites sophistiquées, capables d’entrer
dans le jeu gastronomique ; et qu’on pense à l’expertise
vinicole des Britanniques et à la splendeur des caves
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d’Oxford) mais culturel : il leur fallait surmonter le gros
handicap du puritanisme – déjà mentionné à propos de
Cromwell et de la Révolution de 1688 – prompt à discréditer l’hédonisme « papiste », qui osait accorder de l’intérêt
et, même, de l’importance à ces ressorts qui situaient leur
principe « au dessous de la ceinture ».
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Chapitre V
Puritanisme et hédonisme
Vous avez parlé à plusieurs reprises de « puritanisme ». Y aurait-il un retour du « puritain » ? En 2009,
les premières Assises de la Fondation Nestlé portaient en
sous-titre « L ‘actualité du plaisir » au sein de la culture
alimentaire française… Si l’on en juge par le récent
déferlement d’articles menaçant des pires maux celles et
ceux qui, évidemment manipulés par d’obscures coalitions d’intérêts, s’adonneraient à ces bonheurs simples, le
mot « plaisir », en matière de nourriture, ne parait vraiment plus de saison. Certains avancent l’hypothèse selon
laquelle puisque la « libération des moeurs » a ringardisé un certain type de discours puritain, l’hygiénisme en
matière alimentaire prendrait le relais… Dans les deux
cas, trop de corps ! Peut-on « tracer » cette évolution ?
Dans l’entretien précédent, j’ai soutenu, après Mennell, la
thèse d’une bifurcation, dans la culture des élites, au tournant
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du XVIIème et du XVIIIème siècle, fondée sur une bifurcation
politique. Comme toute thèse, elle a l’inconvénient de la rigidité, mais comme toute thèse, elle a aussi l’avantage de rendre
intelligible une évolution que, sans elle, on se contenterait de
constater, sans oser l’interpréter. Si, non pas « la réalité » – à
laquelle je ne crois pas – mais le statut des deux cuisines en
question était analogue, ça se saurait. Ayons donc le courage
d’affronter ces deux représentations et cherchons-leur sinon
une « source », une « origine », à tout le moins des facteurs
explicatifs. Or, à ce stade, on observera que du côté anglais
de la question, derrière la façade du politique et nonobstant
le poids de l’économique, le religieux a été décisif car c’est
lui qui a fourni la structure intellectuelle de la coalition victorieuse : théologiquement divisés, les protestants ont néanmoins fait bloc pour rejeter toute restauration catholique. Il
est essentiel de se souvenir qu’en langue anglaise, la notion
de « puritanisme » ne renvoie pas au domaine de la morale
mais de la théologie : un Puritan est un protestant radical,
plus proche du calvinisme que de l’anglicanisme. Et il ne l’est
pas moins de rappeler que ces Puritans constitueront la base
du presbytérianisme, prédominant en Écosse, en Irlande du
Nord, et, plus important encore, parmi les Pères pèlerins, fondateurs des colonies américaines, donc de l’identité des Étatsunis, jusqu’à ce matin.
Bien entendu, cette distinction que je fais entre morale
et religion est purement pédagogique : dans un univers tout
imprégné de religiosité, les deux ne font qu’un. Ce que je veux
dire, c’est que, même quand les sociétés anglo-américaines
seront engagées, comme les autres, dans un processus de
sécularisation, elles conserveront une « culture dominante »
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marquée par ce puritanisme. Et que, dans l’espace, ladite
culture dominante s’imposera aux minorités issues d’autres
horizons – dans le cas des États-unis, les catholiques ou les
juifs, principalement – au sein desquelles elle contribue à renforcer les configurations et les programmes puritains, moins
bien enracinés, au départ, dans ces communautés respectives.
Rappelons des données simples : même si, à titre individuel,
vous n’êtes pas catholique, en étant français, vous êtes imprégné de cette culture ; en étant russe, vous êtes imprégné de
culture orthodoxe ; en étant américain, de culture protestante,
et, précisément, puritan. Il suffit de se plonger dans la bande
dessinée, la littérature, le théâtre, le cinéma américains pour
y repérer le poids d’un rigorisme dont beaucoup d’artistes
ne se sont jamais dépêtrés – sauf par l’art, justement – de
William Faulkner à Chris Ware. L’art des États-unis ne peut se
comprendre sans le poids de cette peur du corporel, traduite
tout de suite en charnel et en sexuel.
Mais le puritanisme, ramené à son acception morale,
n’est pas l’apanage du protestantisme ...
Toute religion génère des postures ascétiques. Sans
même remonter plus haut, dans le christianisme médiéval, la plupart des réformateurs sont ascétiques. Ce qui
importe ici, c’est qu’au moment où s’installe la modernité
économique, politique et culturelle dans laquelle nous baignons encore largement, et, pour ce qui nous concerne, au
moment où se met en place la « culture gastronomique »,
c’est-à-dire au début du XIXème siècle, le rapport de forces
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international joue successivement en faveur de deux
cultures à prédominances puritaines, l’anglaise puis, au
siècle suivant, l’américaine. La notion de « morale victorienne » rend compte de la première – et joue le rôle de
modèle, ou du moins de type, dans les élites bourgeoises
montantes qui lui sont contemporaines. Les pays de
confession luthérienne – l’Europe du nord, pour simplifier – y participent tout « naturellement ». C’est-à-dire tout
culturellement.
Comment définir, en peu de mots, ce puritanisme ?
Appliqué au domaine qui est le nôtre, on peut le résumer en une posture d’extrême méfiance à l’égard des sens,
ramenés à la « sensualité ». Il n’est pas nécessaire d’être
grand clerc – c’est le mot ! – pour découvrir derrière tout
cela un objet d’exécration – donc de peur, de vertige bien
plus fondamental : l’eros. La sensualité cache mal la sexualité. Les relations entre Eros et Theos sont à la fois capitales
et tumultueuses. Dans l’ensemble, c’est la guerre « contre »
« tout contre »... si l’on se penche sur le cas de certains
grands mystiques). Ajoutons que les religions à clergé sont
portées à une intellectualisation qui considère avec suspicion tout ce qui, de près ou de loin, aura à voir avec le
corps. Le savant digne de ce nom, comme on sait, n’a pas de
corps, juste un cerveau. D’où, par exemple, dans le monde
moderne où le clerc s’est laïcisé en philosophe, le discrédit
posé a priori par la plupart des philosophies sur le corps en
tant qu’objet « à penser ».
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Encore aujourd’hui, le corporel, l’organique a du mal
à trouver sa place dans l’univers des sciences humaines et
sociales, sans parler de la philosophie. La ligne épicurienne
de celle-ci a été systématiquement marginalisée. Au même
titre que la sexualité, la nourriture est donc classée par l’intellectuel du côté de l’ignoble – le non-noble – et le puritain
est celui qui surenchérit sur cette lancée.
Après quoi, on peut certainement faire intervenir d’autres
données, en particulier celles qui touchent au rapport des êtres
humains à l’animal et au végétal – donc à l’identité de l’être en
question dans sa confrontation au non-humain. Le puritanisme
témoigne d’une forme extrême de méfiance face à l’assimilation
de l’aliment, et le végétarisme est une de ses branches. Dès l’origine (disons : dès les premières traces d’écoles philosophiques,
en Grèce antique), le végétarisme est associé à l’identité de certains groupes organisés en sectes (les pythagoriciens).
Cette méfiance face à « l’assimilation » de l’aliment,
c’est un reste de la « pensée magique » ?
Entre autres, parce qu’il en restera toujours beaucoup.
Aucune raison qu’elle disparaisse. Mais ici, oui : au final,
c’est toujours la sentence de Brillat qui prévaut : « Dis-moi
ce que tu manges, je te dirai qui tu es ».
Mais pourquoi le protestantisme, dont on a beaucoup
dit que c’était une religion plus « ouverte » que le catholicisme, a-t-il opté pour le puritanisme ?
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D’abord, précisons bien qu’il s’agit d’un choix dominant, nullement exclusif. Mais, là aussi, ce qui va compter
jusque dans les conséquences présentes de ce puritanisme, c’est le noyau dur. Faites comme Max Weber pour
son étude sur l’origine du capitalisme : lisez non pas les
économistes ou – pour ce qui nous concerne – les nutritionnistes, mais les théologiens.
Fondamentalement, les pères du protestantisme
sont des réformateurs. Ils vont à l’os et posent Dieu non
seulement au-dessus de tout, y compris du clergé, mais
surtout en relation directe avec vous. Vous êtes directement sous son regard, sans intermédiaire. Le contrôle
moral est donc à son comble puisque nous devenons
nous-mêmes notre gendarme, notre juge et notre bourreau. Transparence, inter-surveillance : qu’il s’agisse
de l’open space des entreprises à la mode des années
post-modernes ou de l’auto-espionnage des communities, les exemples ne manquent pas de la cohérence de
cette vision du monde. On tient d’ailleurs là une des
forces du puritanisme dans les sociétés modernes : il
structure bien l’individualisme (expérience anglaise)
et la démocratie (expérience américaine). Face aux
luthériens, ralliés aux princes, les calvinistes – noyau
dur de la fondation des États-unis – sont plus démocrates. Qu’on fasse intervenir ou non la notion, floue,
de « populisme », il est clair qu’il peut y avoir une
alliance entre le populaire et le puritain. Le rigorisme
chrétien aux États-unis va de pair avec une conception
très anti-étatiste – l’actuel Parti républicain représente
assez bien cette alliance.
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Quant au capitalisme anglo-américain, il est clairement associé, dans plusieurs de ses composantes, à cette
perspective puritaine, qui vise à moraliser la loi du marché, producteurs (à la chaîne) comme consommateurs (en
masse). Henry Ford n’était pas simplement un industriel,
un fabricant d’automobile ; il avait un vrai projet de société
dans la tête. Ce qu’il fabriquait, au total, c’était moins des
véhicules que de la société. Or on sait que ce patron de
droit divin, théoricien antisémite et financeur d’Adolf
Hitler, n’a jamais accepté de se laisser convaincre d’utiliser
une autre couleur que le noir pour sa fameuse « Ford T ».
Ce chromoclasme est un indice intéressant, typique de la
démarche puritaine.
Et l’alimentation dans tout ça ?
On y est depuis le début. La forme alimentaire de ce
puritanisme s’appelle l’hygiénisme. L’hygiène est, avec la
démocratie, la grande révolution du Siècle des Lumières.
La modernité s’exprime par la mise en place de politiques
de mise à distance des « miasmes » (il faut relire Alain
Corbin, son Miasme et la jonquille8). Sur le plan alimentaire, le modèle puritain s’exprimera dans une conception aseptisée de la nourriture. Désodoriser et nettoyer
les ingrédients, en maîtriser les étapes de production et
8
Alain Corbin, Le Miasme et la Jonquille, L’odorat et l’imaginaire
social, XVIIIe-XIXe siècles, Flammarion, coll. « Champs », Paris, 1986
(1re éd. 1982).
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enfin, dans la mesure du possible, les remplacer par des
produits manufacturés, donc supposés mieux contrôlés : la
démarche est cohérente. Elle dirige le monde jusqu’à la
fin des Trente glorieuses. Au delà de la technique industrielle – dont le fordisme – la science du XIXème siècle vient
à l’appui de cette tendance avec la pasteurisation, fondée
sur l’invention – au sens étymologique du terme : il était là
mais personne ne connaissait son existence – du microbe.
Mais Pasteur, c’est la France…
C’est, même, un savant catholique… Mais ce n’est
pas de lui qu’il s’agit ici ; il s’agit de son œuvre, de la
pasteurisation, conséquence de ses recherches. Ajoutons
que les premiers technologues de la conservation, à partir
d’Appert9, comme les premiers savants de la microbiologie,
travaillent dans un monde encore dominé par les formes
dites « naturelles » de production du végétal et de l’animal.
Demeure qu’il y a quelque ironie à constater que cette
démarche d’essence religieuse se soutient ici sur des
processus « scientistes », l’objectif étant toujours de
domestiquer le non-humain.
L’hygiénisme construit des protections contre un univers vécu comme dangereux. Le Mal rôde sans répit. On
Nicolas Appert fut, à la fin du XVIIème siècle, le premier à mettre au
point une méthode de conservation des aliments en les stérilisant par
la chaleur dans des contenants hermétiques (bouteilles en verre puis
boîtes métalliques en fer blanc). Il crée en France la première usine
de conserves au monde.
9
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pourchasse le miasme puis le microbe comme, avant, on
pourchassait la sorcière, à Salem ou ailleurs. La lutte pour
la moralisation de la nourriture prend des formes extrêmes,
auxquelles on songe rarement. Ainsi, aussi étonnant que
cela puisse paraître, l’invention des céréales de petit-déjeuner (les corn flakes, pour commencer) a-t-elle été une
affaire puritaine. C’est l’idée des frères Kellogg, militants
de la confession puritaine des Adventistes du Septième
jour, qui prônent une alimentation purifiée, l’hygiène
généralisée et le végétarisme. Bien entendu, ils sont antialcooliques, et pasteuriens. Ils ont en ligne de mire non
seulement la « mauvaise » nourriture mais aussi, plus au
fond, les pratiques alimentaires « immorales » des classes
populaires américaines, issues de l’immigration et, d’abord,
de l’Old Merry England, façon Falstaff, dont Orson Welles
(pardon : Shakespeare !) a immortalisé la panse ventrue
et l’ivresse généreuse. Consommer des céréales au petitdéjeuner – par ailleurs matrice de la journée, comme l’éducation des enfants est la matrice de la future société des
adultes –, c’est, avec l’usage recommandé du lait, lutter
contre les habitudes pernicieuses qui installent au repas
du matin la viande, voire l’alcool.
Scénario typiquement américain et parfaitement
authentique : la moralisation va ici de pair avec l’uniformisation industrielle des céréales en question, et la success story de l’entreprise Kellogg. John Harvey Kellogg était
médecin, directeur d’un établissement hygiéniste modèle,
géré par l’église adventiste et dénommé « le Sanitarium ».
Au même moment – 1885 – (les céréales Kellogg commencent en 1877 et deviennent une entreprise une ving-
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taine d’années plus tard), c’est un pharmacien sudiste,
John Pemberton, qui lance le Coca-Coca. Il commercialisait jusque là un French Wine Coca, vendu comme
tonique universel, qui n’était, comme son nom l’avouait
pour des raisons publicitaires, que la copie d’une préparation européenne, le Vin Mariani. Celui-ci avait été inventé
en 1863 par un autre pharmacien, parisien lui, et d’origine
corse, Angelo Mariani, qui avait mélangé vin de Bordeaux
(à son apogée sous le Second Empire) et feuilles de coca.
Pemberton fut obligé de proposer une version désalcoolisée
de sa boisson sous la pression des puritains d’Atlanta, qui
venaient d’obtenir le vote d’une loi « sèche » dans l’étendue
du comté de Fulton. Sous son nouveau nom, appelé à une
certaine célébrité, la nouvelle production allait se définir
par une double caractéristique : l’absence d’alcool – sinon
de cocaïne – et l’accentuation de l’édulcoration du nouveau
mélange, comme si – une leçon qui va loin – on ne pouvait lutter contre les charmes de l’alcool sans faire appel
à ceux du sucre, lui-même cœur de la fermentation alcoolique. Le slogan de 1905 du Coca-Cola ne cache pas l’enjeu
idéologique en en faisant The Great National Temperance
Beverage : on ne saurait mieux dire.
À ce stade, l’édulcoration est extrêmement significative, et d’autant plus que Coca-Cola va devenir, après la
Seconde guerre mondiale, c’est-à-dire après la victoire géopolitique des États-unis, plus qu’une boisson : une marque.
Et plus encore qu’une marque : le symbole – positif ou
négatif – des États-unis, dans le monde entier, et aux Étatsunis même. Une enquête menée auprès de 650 recrues
à la caserne de Fort-Knox révéla que si certains soldats
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ignoraient le nom du président des États-unis en exercice,
aucun n’ignorait le nom de la marque…
Bref, ce n’est pas tout à fait un hasard si l’une des rares
grandes administrations fédérales respectées par l’Américain moyen – avec le FBI et la CIA – s’appelle la Food and
Drug Administration, fondée en 1927 sous une présidence
républicaine, à partir d’une loi votée un quart de siècle
plus tôt à l’instigation du populiste Theodor Roosevelt et
renforcée à l’époque du New Deal. Comme son nom l’indique, elle joue un rôle régulateur en matière d’hygiène
alimentaire et de santé publique, ici totalement intriquées.
Il y a effectivement de quoi réver devant ces intrications théologico-alimentaires… Mais cet hygiénisme alimentaire est-il réductible au puritanisme ?
Non, évidemment, même si on entend ce dernier mot
dans son acception large. La modernité, en ce qu’elle pose la
rationalité comme moteur de l’histoire et projet de la société,
pousse à la roue en prônant la simplification, la quantification et la popularisation, en face d’un ancien régime culturel
identifié au complexe, au qualitatif et à l’élitisme. Ce qu’on
a appelé, après coup, la Révolution industrielle répond à ces
caractéristiques. L’hygiénisme aussi.
Une partie de la polémique puritaine contre une gastronomie classique, jugée surchargée, prétentieuse et
immorale, à l’image de la France et de sa fameuse « arrogance », s’y alimente. Les producteurs de foie gras en savent
quelque chose, tout comme les vignerons français avec la
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critique récente de la « complication », supposée inutile
et mystificatrice, des appellations d’origine, au profit des
cépages, qui ont le triple avantage de paraitre plus authentiques, puisque plus « originaires » encore (raisonnement
typiquement protestant…), plus simples et moins chers.
On retrouve certains de ces traits dans la renaissance de
la diététique.
La diététique remonte pourtant à la plus haute
antiquité…
La médecine ancienne, codifiée sous l’Antiquité et qui
ne meurt vraiment qu’au Siècle des Lumières, est, en effet,
à base diététique. Le mot grec diaita signifie le « genre de
vie », dans sa globalité. Mais la médecine moderne, à partir du XVIIIème siècle, se construit assez largement contre
cette conception, jugée peu rigoureuse et, au total, peu
curative. La chimie, la microbiologie, en attendant la génétique, contribuent à son discrédit. La préoccupation diététique ressurgit, au début du XXème siècle, au sein d’une
minorité du corps médical occidental, de conviction naturiste, sur-représentée en Europe centrale (Suisse, Autriche,
Allemagne,…), la zone d’où est sortie la quasi-totalité de
ces inventions naturistes (présentées comme des redécouvertes) : hydrothérapie, héliothérapie, sanatoriums,
auberges de jeunesse, colonies de vacances, « randonnisme », nudisme, etc.
Le croisement entre ce mouvement naturiste et la rationalité moderne, sur un substrat puritain, a donné la diété-
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tique moderne. Sous sa forme anglo-américaine accentuée,
elle se présente comme une métrologisation – une mise en
chiffres, en mesures, en calendrier – de l’alimentaire. Des
notions et des mises en pratique comme celles de « tables
de composition des aliments », de « ration journalière » et
d’« apport journalier recommandé » et leur version américaine (par exemple les fameux RDA – Recommanded
Dietary Allowances – de la FDA) en sont le produit. Toute
la diététique puis le nutritionnisme modernes se sont fondés là-dessus.
… Alors, la diététique, un complot puritain ?
Quand même pas, même si, depuis une génération,
certains engouements s’organisent autour de quasi-gourous, discriminant de manière tranchée le Bien et le Mal,
à partir de tel ou tel principe. Au reste, un pays comme la
France a développé sa propre voie, depuis Lucie Randoin
et, surtout, Jean Trémolières. Les enquêtes pionnières de
celui-ci, dans son unité de recherche de l’Hôpital Bichat,
sont aidées par l’administration américaine mais leur
« traduction », influencée par la psychologie et, surtout,
par ses préoccupations éthiques, est plus souple que celle
de tant de nutritionnistes, américains ou non, quantitativistes rigoureux, voire rigides. Le milieu des diététiciens,
qui est presque exclusivement composé de femmes, pour
certaines formées à la cuisine – ce qui n’est pas le cas des
nutritionnistes, souvent des hommes – est dans l’ensemble
plus souple dans ses analyses et prescriptions.
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Dans l’espace américain lui-même, le tableau est-il à
ce point homogène ?
Bien entendu, dans une société aussi communautariste que la société américaine, il existera des îlots
anti-hygiénistes. Ils ne seront pas représentatifs du sens
général. De la même façon, l’existence de traditions alimentaires très différentes, issues des différentes immigrations, ne perturbe aucunement le schéma général : cette
diversité est retravaillée par les principes hygiénistes,
qui transforment les recettes ancestrales dans le sens
voulu par la morale dominante. De toutes les façons, les
aliments typiques de la « cuisine de rue » d’aujourd’hui,
comme le hamburger, le hot-dog, la pizza ou le panini, ne
sont pas des recettes multiséculaires mais des créations
récentes, issues de l’immigration, qui s’épanouissent sur
le sol américain.
Le monde contemporain serait donc dominé par le
puritanisme ?
Disons qu’il est apparu pendant longtemps comme
dominé par le modèle protestant. Les quatre grandes
défaites géopolitiques du XIXème siècle occidental furent
des défaites de cultures catholiques : l’Autriche, la France,
l’Italie, l’Espagne. En France, après la victoire allemande
de 1870, nombreux ont été les essayistes qui, à l’instar
de Renan, ont conclu que le monde et l’avenir appartenaient aux protestants. Les bons esprits ne manquèrent
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pas pour préciser qu’une fois de plus, la « décadence »
était associée à l’hédonisme – discours que le maréchal
Pétain reprendra en 1940. Par delà cette instrumentalisation, l’observateur d’aujourd’hui ne peut pas nier que le
puritanisme a, dans un premier temps, bien « collé » à la
modernité.
Comment croit-on que le sport a été inventé ? Il ne
remonte aucunement à l’Antiquité des Jeux olympiques…
Non, c’est une affaire anglo-saxonne de l’époque victorienne, visant à canaliser l’énergie corporelle des jeunes
gens – d’abord des élites, puis des « masses » montantes et
inquiétantes – en leur proposant une version réglée, encadrée, des jeux traditionnels. Le basket-ball puis le volleyball – sports du non-contact, comme le base-ball – ont
été inventés, du jour au lendemain, par des pédagogues
puritains.
Tout cela va bien au delà de l’anecdote. Au XXème siècle,
la domestication du corps qui, sans la résumer, n’est
jamais étrangère à la promotion de la gymnastique et de
l’ « éducation physique » des nations, est même l’une des
composantes les plus caractéristiques de la seule grande
expérience novatrice du siècle : le totalitarisme, qu’on peut
interpréter comme une tentative de modernisation du religieux par le politique. Tous ces régimes exaltent la virilité,
le corps guerrier – le moins érotisé possible. Quand, en
1940, le Reich hitlérien écrase la France, il est clair pour
les vainqueurs que ce pays, défini par la table et par le lit,
est condamné à ne survivre, dans le monde idéal dessiné
par le fascisme entre caserne, usine et stade, qu’à l’état de
bordel à l’usage de la race des seigneurs.
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C’est, si l’on peut dire, effroyablement convaincant...
Mais l’hygiénisme n’est quand même pas synonyme de
chasteté ?
Il intègre une conception hygiéniste de la sexualité,
la version moderne du « devoir conjugal ». Dans l’univers
néo-puritain, on fait l’amour par hygiène et de manière
clean, en y mettant le moins d’affect possible. L’essentiel
est dans le self-control, qui n’est que la version laïcisée
de la théologie calviniste. C’est en vertu – si l’on peut
dire – des mêmes principes qu’on assiste aujourd’hui
au développement, dans tout l’Occident, de pratiques
mécaniques de l’absorption d’alcool, venues des sociétés
protestantes d’Europe du nord, le speed ou binge drinking – qu’on peut traduire par « biture express ». C’est
un comportement fondé sur la hantise d’un enracinement
en profondeur du plaisir de boire : plus vite on est ivre –
voire comateux – mieux c’est.
Je sais que la chose existe mais j’avoue que le raisonnement – s’il s’agit de raisonnement – qui consiste à boire
au delà de toute limite pour que, surtout, cesse au plus
vite le plaisir de boire, m’échappe un peu... Vous évoquiez
aussi les régimes totalitaires, et leur volonté sous-jacente
d’éradiquer l’hédonisme. Mais ils ont été éliminés…
Justement, et c’est là que cette homologie à la modernité trouve ses limites. L’expérience totalitaire a été un
échec. Considérée sur la longue durée de ce dernier siècle,
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la tendance profonde des sociétés occidentales est à l’hédonisme. Un indice parmi mille autres a été fourni aux Étatsunis mêmes, devenus une grande puissance mondiale au
lendemain de la Grande Guerre : l’échec de la prohibition
de l’alcool. Le vote de ce qui n’était rien de moins qu’un
amendement (le 18ème) à la sacro-sainte Constitution américaine est un bel exemple d’utopie puritaine. Il est voté
juste après la commotion très violente que représente la
guerre, pour une nation restée jusque là fondamentalement
provinciale, qui se découvre simultanément planétaire et
menacée. Bien entendu, c’est l’expression de l’« Amérique
profonde ». La prohibition de l’alcool se situe dans la continuité des lois établissant des quotas d’immigrants. Dans les
deux cas, le modèle puritain se défend en établissant des
barrières : c’est toujours un mauvais signe… Et, l’échec est
au bout du chemin. Non seulement la consommation d’alcool ne fut que superficiellement entravée mais le crime
organisé en sortit renforcé : du point de vue des valeurs
promues, le recul était flagrant. Roosevelt fera abroger
l’amendement.
Étendons le regard à l’ensemble de la question du
rapport des sociétés occidentales modernes au corps non
plus, si je puis dire, collectif (éducation physique, sport,
armée…) mais au corps de chaque individu (soins de
beauté, vêtement, postures…). Dès l’entre-deux-guerres,
le corps féminin est le lieu – d’abord dans les élites, mais
la diffusion populaire est rapide – d’une véritable révolution, qui est un signe de plus, nullement anecdotique,
de l’émancipation féminine : libération du corset, coupe
de la chevelure, raccourcissement des jupes, exposition
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au soleil10, etc… Après la Seconde guerre mondiale, les
Trente Glorieuses seront encadrées à leur début par la
publication du Rapport Kinsey, la première enquête
sociologique sur les pratiques sexuelles d’une population, qui découvre à l’Amérique profonde à quel point elle
était incapable de faire passer toute la population sous
ses fourches caudines (en France, cela donnera plus tard
le Rapport Simon), et à leur sortie par des statistiques
démographiques qui, à l’échelle de l’Occident, signifient
clairement le recul de la société familialiste, patriarcale
et hétérosexuelle.
À partir des années 1960, une part croissante de l’énergie « radicale » des sociétés occidentales va s’attaquer aux
« mœurs » et, principalement aux mœurs sexuelles. Et c’est
à une libération des corps que la génération des enfants
de la croissance – dite en France de Mai 68 – va se vouer.
La reconnaissance de la culture corporelle en fait partie
et, en son sein, la question du manger et du boire sort de
l’ig-noble. Si on se limite à la strate supérieure de la culture
savante occidentale, il est clair qu’au delà des prémices
anthropologiques d’un Claude Lévi-Strauss, l’évolution sensualiste d’un esprit aussi représentatif de cette époque-là
que Roland Barthes (qui finira par préfacer Brillat-Savarin)
témoigne pour toute une génération qui accepte de parler
de désir, de chair et de bonne chère sans la crainte d’être
montrée du doigt ou tournée en ridicule. La conclusion de
sa leçon inaugurale au Collège de France n’est-elle pas :
« Un peu de savoir, beaucoup de saveurs » ? De Michel
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Pascal Ory, L’Invention du bronzage, Paris, Complexe, 2008.
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Serres à Michel Onfray, en passant par le groupe lacanien,
les barrières tombent : comme d’autres, la légitimation de
ce trivial-là est en marche.
Beaucoup d’observateurs prédisent pourtant la montée des intégrismes – et donc des puritanismes – de tous
bords.
Je ne partage pas cette analyse, qui est fondée, pour
moi, sur une erreur de perspective. On a, tout simplement, exagéré l’occidentalisation antérieure, et on sousestime l’occidentalisation présente. C’est très évident pour
l’Iran, qui n’était que très superficiellement occidentalisé
sous le Shah et qui l’est beaucoup plus, paradoxalement,
aujourd’hui. Tous les observateurs de la société iranienne
contemporaine le confirment et, si je peux me permettre
un peu de prospective, on devrait s’en apercevoir à la chute
du régime…
En Occident, auquel s’agrègent sans cesse de larges
pans occidentalisés des élites et des classes moyennes
de partout ailleurs, les progrès de l’hédonisme sont évidents. La preuve en est qu’ils suscitent de nombreuses
condamnations, entre autres des églises – lisez, pour ce
qui concerne le monde catholique, les discours du Pape,
qui désignent nommément cet adversaire (l’« hédonisme
régnant »), encore récemment dans son homélie aux
Journées mondiales de la Jeunesse de 2011, à Mexico.
Mais rien ne permet de dire que les preachers fondamentalistes, les oulémas salafistes ou les mollahs talibans
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représentent le « sens de l’Histoire ». Comme le montrent
bien les travaux d’Emmanuel Todd, l’idéologie ne peut
rien contre les changements culturels en profondeur,
mesurables, entre autres, sur le plan démographique. Du
Maroc au Japon, les changements sont en cours. Et ils
se poursuivent aux États-unis même. Là aussi, les crispations fondamentalistes sont plus l’aveu d’un recul que
l’annonce d’une reconquête.
Et le rôle de la crise, dans tout cela ?
Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, la fin des
Trente Glorieuses n’a pas généré un « grand retour » puritain. Bien au contraire, les barrières ont continué de tomber.
Ce fut, même, tout à fait impressionnant. La crise ouverte
officiellement en 2007 et dont nous ne sommes pour l’instant, à l’évidence, pas sortis, n’annonce non plus rien de
nouveau. D’une part, en Occident, la crise des « religions »
civiles (marxistes, puis libérales) encourage à l’individualisme des « tribus » – la tribu ascétique étant loin d’être la
plus souvent choisie. De l’autre, dans les pays dits émergents comme dans ceux du Tiers-monde – qui existe toujours : c’est celui des laissés-pour-compte de l’emergence –,
l’hédonisme demeure une forme de résistance, et la chute
des régimes autoritaires, a fortiori totalitaires, s’y traduit
toujours par une libération des mœurs.
Regardez la Chine. Son enrichissement et son ouverture, bon gré mal gré, à l’extérieur ont fait ressurgir le fond
anarchiste et hédoniste de la culture chinoise dont le Dao
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(dit improprement « taoïsme ») exprime la forme sophistiquée. Dans le Dao, l’une des formes positives du sage – et,
d’ailleurs, souvent représentée – est le sage ivrogne, qui
cuve son vin béatement, sans déranger personne, et sans
se laisser prendre aux faux-semblants du système confucéen. Lisez Le vide parfait de Lei Zi (Lao Tseu) ; vous
comprendrez pourquoi, au contraire de l’intuition commune, la Chine d’aujourd’hui recèle des trésors d’individualisme et de dissidence – et, pour ce qui nous concerne,
de gastronomie.
Bien entendu, le changement de mœurs ne se fait pas
rapidement dans le temps ni partout dans l’espace. En
Occident, par exemple, le retour à la paix et à la démocratie libérale après la Seconde guerre mondiale et la chute
du fascisme n’avait pas exclu une dernière crispation puritaine, entre fermeture des maisons closes en France et
renforcement, un peu partout, de la censure au nom de
la notion (nouvelle) de « protection de la jeunesse ». Mais
cela n’a duré qu’une génération. Au reste, à chaque époque
ses tabous. Et ses icônes. Les nôtres – ceux de l’Occident
pacifié – sont victimaires : les médias, tout comme les pouvoirs publics, ont remplacé les héros conquérants par les
héros victimes. Mais même là, les choses bougent.
Regardez, justement, le terrain alimentaire. Le mouvement de l’alimentation durable, préoccupé de lutter contre
l’« empreinte écologique » des longs transports et favorable
au développement du circuit parallèle de distribution des
AMAP11, est, par exemple, une synthèse entre une forme
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Association pour le mantien d’une agriculture paysanne.
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d’ascétisme – qui en limite, au reste, l’essor – fondé sur
la culpabilisation des consommateurs dispendieux, et un
discours exaltant le plaisir gustatif, la redécouverte des
espèces oubliées, etc.
Acceptons de vous suivre dans cette perspective
optimiste…
Cela n’a rien d’optimiste, ni de pessimiste non plus. Je
n’y mets aucun jugement de valeur : c’est simplement, à
l’heure actuelle, le plus probable.
Resterait à expliquer pourquoi l’humanité suivrait
cette voie hédoniste, dont on ne cesse de lui répéter qu’elle
est quasiment suicidaire, pour elle comme pour la planète.
Comme toujours, la clé est, d’après moi, à chercher du
côté de la combinaison de l’économique et du culturel, l’un
nourrissant l’autre. L’urbanisation, l’industrialisation et la
post-industrialisation développent une société qui émancipe la femme et disloque la structure familiale ancienne.
Le libéralisme philosophique, la souveraineté populaire et
l’individualisme à la fois expriment et accélèrent ce mouvement. Les religions, comme les institutions politiques,
ont été créées et gérées par les hommes – et elles ont tenu
grâce aux femmes. On peut penser que le rééquilibrage
actuel du pouvoir social entre les deux genres, assorti de
l’éclatement de ce duopole avec l’affirmation de « nouveaux
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genres » (homo, bi, trans) va plutôt dans le sens d’une
reconnaissance de tout ce qui ressortirait d’une culture du
sensible. Mais même si l’on n’admet pas cette assignation
du féminin ou de l’homosexuel au sensible – en ce qui me
concerne, qu’elle soit en partie historiquement construite
ne retire rien à sa pertinence : ici comme ailleurs il n’y a
pas de « nature », donc le construit « marche » – on reconnaîtra que le développement économique des pays émergents et le renforcement de l’individualisme en leur sein
alimentent – c’est le mot – des comportements hédonistes.
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Chapitre VI
L’éternel métissage
De manière négative ou positive, on a déjà, à plusieurs
reprises, évoqué l’« acculturation », c’est-à-dire non pas
la perte d’une culture réputée d’origine (le «préfixe a »,
communément privatif en français, est ici trompeur)
mais le mouvement même de l’interpénétration culturelle.
Ce concept est capital pour notre objet. Il est emprunté
à l’anthropologie, et sa définition est d’une grande simplicité, puisqu’il s’agit toujours de la pénétration d’une culture
par une autre : le « a » ici est celui de « ad », un « mouvement vers ». L’acculturation s’étend de la mode fugace –
toujours intéressante, pour l’analyse – à ce que certains
anthropologues militants des années 60 baptisèrent « ethnocide » – qui, pour moi, ne peut exister que s’il y a, au
final, génocide. Mais les formes de loin les plus courantes
de l’acculturation se situent dans l’espace intermédiaire de
l’emprunt, plus rarement de l’échange ou du transfert.
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Ce qui revient à dire que la réciprocité n’est pas la
règle ? Pas de « tu adoptes mon couscous, j’adopte ton
pot au feu » ?
En effet. La règle est plutôt le sens unique, ce qui n’exclut pas certains effets de feed back et diverses résultantes
de métissage. De toutes les façons, c’est d’abord une affaire
de rapports de forces, toujours inégalitaires : même si le
schéma dominant-dominé n’est pas toujours applicable (le
plus souvent, il l’est), il y a bien, la plupart du temps, un
schéma provenance-installation qui n’est, a priori, ni réciproque, ni équilibré. A posteriori, c’est une autre affaire…
On repère cette inégalité dans tous les domaines
culturels. En matière de littérature, par exemple, à partir de moment où la « vraie » traduction a existé, en gros
le XIXème siècle, une étude des domaines linguistiques traduits montre très clairement que les œuvres traduites de
façon dominante viennent de pays également dominant,
politiquement. Là aussi, jouent également les questions de
mode, toutefois beaucoup plus fugaces : actuellement, si
vous envisagez d’écrire un roman policier, trouvez-vous
au moins une ascendance scandinave et un nom ad hoc : le
« polar polaire » fait un malheur. Je suppose que ces questions de rapports de force jouent aussi pour la cuisine ?
Tout particulièrement. Dès les temps préhistoriques,
la règle est la circulation des espèces vivantes : végétaux et animaux – et, parmi ces derniers, l’homme, bien
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entendu. Ce que nous considérons comme les fondamentaux de la flore et de la faune d’un terroir sont souvent
venus d’ailleurs. L’essentiel est dans l’acclimatation. Cela
devrait calmer certaines ardeurs « racinistes » (car l’être
humain me paraît plus encore raciniste que raciste).
L’olivier a mis du temps à se répandre autour de
la Méditerranée et, au reste, l’arbre n’est rien sans sa
culture, son usage (huile de cuisine, mais aussi d’éclairage ou de produit de beauté) et son négoce. D’un côté,
l’archéobotanique nous dit qu’on trouve des traces d’oliviers sauvages en Corse à des dates très anciennes ; de
l’autre, la tradition veut que ce soit les colonisateurs
grecs qui l’aient implanté, il n’y a pas si longtemps (deux
mille cinq cents ans : pour les historiens, c’est hier..) : les
deux versions sont sans doute vraies ; il faut simplement
se mettre d’accord sur ce que signifie une « implantation », etc.
Puisqu’il est question de rapports et d’abord de forces,
il est clair qu’ils seront, selon les cas, économique (au profit du producteur et du produit le plus adéquat au marché
à un temps T), culturel (la religion chrétienne a besoin de
vin ; les États-unis sont à la mode à partir de la Seconde
guerre mondiale, etc.) mais surtout politiques (le « fort »
colonise le « faible »). Comme on l’a déjà vu sur un autre
plan, les trois instances se conjuguent souvent. Voyez les
Croisades. Mouvement religieux en profondeur, mais dont
l’instrumentalisation politique et les effets économiques
sont maintenant bien connus. C’est, au reste, à leur propos
que le médiéviste Jacques Le Goff, s’interrogeant, dans sa
somme consacrée à La civilisation de l’Occident médié-
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val, sur le « fruit possible » qui en aurait été ramené par
les chrétiens, concluait plaisamment, en jouant sur le mot
« fruit » : « Je ne vois guère que l’abricot. »
Les vagues successives de colonisation – phénomène dont on finit aujourd’hui par oublier qu’il est la
règle de l’histoire, à l’échelle des millénaires, et non pas
l’exception – jouent sur les trois plans. En matière d’alimentation, le dominant comme le dominé absorbent des
produits, des plats et des manières de faire nouvelles,
issues de leur cohabitation contrainte ; leurs cuisines
en sont définitivement réorientées, et d’abord celle
du dominant qui, par sa démarche coloniale, a manifesté (de manière agressive, mais la question n’est évidemment pas là) son « ouverture » à l’extérieur. Dans
certains cas, la nouvelle circulation est le résultat d’un
calcul rationnel – ou supposé tel, sur le coup : le prix à
payer en termes, par exemple, d’équilibre écologique de
la monoculture spéculative n’est pas, d’abord, perçu par
les dominants, ou ils s’en moquent comme d’une guigne :
l’Occidental découvrira ou généralisera la consommation du maïs, du chocolat ou du fruit tropical parce que
la colonisation le lui permettra.
Le moteur hédoniste de ces découvertes – des goûts
nouveaux, une plus grande facilité de culture ou d’élevage – est généralement occulté par une analyse de penseur économiste en chambre. Si le couscous apparaît
sur les tables de la métropole française au milieu du
XIXème siècle, c’est, on l’a vu, grâce à (ou à cause de) la première guerre d’Algérie – celle de la conquête, à partir de
1830-. Le général Bugeaud a été un agent gastronomique
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plus ou moins conscient, au même titre que pouvait l’être,
au même moment, tel ou tel cuisinier à la mode inventant
un nouveau plat. Mais c’est que lui ou ses soldats, puis
les critiques gastronomiques de l’époque, comme Charles
Monselet, puis les mangeurs de la métropole – par ailleurs
catholiques, européens et racistes – y ont trouvé un bénéfice gustatif, etc. Dans la durée, quand le goût est ainsi
acculturé en profondeur, il souffre d’être privé, par une
conjoncture quelconque, de son plaisir. D’où, en France,
par exemple, la recherche d’« ersatz » au sucre de canne
sous Napoléon, au café ou au cacao sous Pétain.
Mais le « couscoussou » a mis plus d’un siècle à pénétrer dans les repas métropolitains…
L’acculturation prend son temps mais ce dernier s’est
accéléré depuis les débuts de la modernité. Le plus souvent, elle commence par les élites ; cependant la partie
n’est gagnée que lorsque les autres catégories sociales y
trouvent à la fois accès et bénéfice. La pomme de terre ne
se généralise pas grâce à Parmentier mais parce que son
lobbying accompagne cette petite révolution qu’est, vers le
milieu du XVIIIème siècle, le passage de la bouture au semis.
À partir de ce moment, le tubercule perd ses caractéristiques négatives (elle était jusque là amère et « venteuse »,
et dégénérait très vite) ; il a désormais les deux qualités
que l’être humain recherche depuis la nuit des temps, l’une
économique – elle devient facile à produire – l’autre culturelle – elle devient plaisante au palais occidental.
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En matière alimentaire, la circulation est donc la règle ?
Ça l’est aussi bien pour les produits, les recettes ou les
manières de faire que pour les métiers de bouche – en n’oubliant pas d’y inclure le négoce des boissons : après tout,
Jean Monnet, le « Père de l’Europe » a puisé son idéologie
dans la tradition familiale du cognac, produit d’exportation
tourné vers le monde anglo-saxon. Professionnellement,
donc éthiquement, De Gaulle est un militaire, Monnet un
négociant en cognac : public versus privé, national versus international. On ne peut pas imaginer plus opposés.
Pourtant, si l’on considère l’histoire de la « construction
européenne », cette dualité va bien au-delà de l’anecdote.
Bref, les tenants d’une conception enracinée du manger et
du boire ont une vision borgne de l’univers.
S’agissant de ces visions « ouvertes » ou « fermées »,
la récente tendance « locavore » ne signale-t-elle pas, à
nouveaux frais, un repli identitaire ?
C’est ambigü. Sur le fond et initialement, c’est une
réponse au double désordre économique et écologique.
Dans le détail, c’est un mouvement acculturé des pays
protestants – et c’est, surtout, une tribu parmi d’autres.
Elle va à contre-courant de l’histoire alimentaire qui,
depuis ses origines, cherche à faire circuler les produits
et finit par faire de la tomate, fruit américain, un élément
identitaire de la Provence. Le « bilan carbone » est une
chose, et on peut légitimement prôner la consommation
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des « fruits de saison » pour les produits élevés localement ; le repli sur l’espace alimentaire identitaire en est
une autre, intenable sauf effondrement planétaire général, ce qui est une autre histoire.
Peut-on aller jusqu’à parler de métissage alimentaire ?
C’est la base. L’élaboration d’une nouvelle recette à
partir d’apports localement différenciés est une constante
de l’histoire de l’alimentation ; elle commence, déjà, à
l’intérieur de chaque ensemble politique, avant même
qu’ils ne se représentent, à l’époque moderne, en tant que
nation. Dans l’Antiquité, les « empires » servent, entre
autres, à cela. Les thalassocraties grecques, l’Empire
romain sont de grands marchés alimentaires qui acculturent et acclimatent à grande échelle. La Gaule devient
un pays viticole grâce aux deux colonisations grecque
puis romaine. Dès qu’il existe à ces ensembles un centre
démographique, politique et économique, il sert de pompe
aspirante aux « spécialités » alimentaires et culinaires.
Dans la France moderne, la circulation se fait moins
de région à région que des régions vers le centre, qui
redistribue – ou pas. Les nouvelles élites du Nord, de l’Est
ou de l’Ouest du pays découvrent la bouillabaisse non pas
à Marseille mais à Paris, sans doute à partir du restaurant
chic des Frères provençaux, déjà cité. Et c’est également
à Paris que les brasseurs de bière alsaciens, installés au
XIXème siècle dans la France « de l’intérieur », mettent au
point une choucroute charcutière là où la choucroute du
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pays natal – dont l’identité, notons le, est le chou fermenté,
pas sa garniture –, est plutôt poissonnière. À quoi s’ajoute,
après la perte, en 1871, des « provinces martyres », l’ingrédient suprême : le patriotisme. La choucroute dite
« alsacienne » est donc un produit de l’émigration intérieure, qui repartira ensuite vers son faux pays natal, où
on vous la sert aujourd’hui comme plat identitaire…
Les mêmes mécanismes fonctionnent à l’échelle
transnationale. De ces contacts entre cultures, confrontées à une nouvelle demande sociale, naissent de véritables recréations alimentaires.
L’acclimatation est plus encore une affaire de palais
que de climat. C’est ainsi que le café de référence, d’abord
arabique, devient l’italien ou le brésilien, sans oublier le
viennois : chaque culture le met à sa sauce. Les restaurants ethniques acclimatent les recettes et manières du
pays natal. Le restaurant dit indien en Europe atténuera
la violence des épices, d’une part, et offrira, en fait, au
client occidental la cuisine de l’Inde du nord, plus carnée,
par opposition à celle de l’Inde du sud, à tendance végétarienne, etc.
Un collègue d’ascendance italienne me racontait
avoir découvert avec amusement que tel restaurant italien tenu par un de ses parents à Londres avait nettement anglicisé ses recettes, du coup aussi différentes de
la recette française que de la recette italienne. Ce qu’on
appelle aujourd’hui la cuisine « fusion » ne fait que systématiser, théâtraliser et positiver une pratique, certes
ponctuelle et étalée dans le temps, mais pas absente des
siècles précédents.
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Est-ce que les « manières de table » se métissent aussi ?
Assurément, même si cela demande encore plus de
temps qu’une recette puisqu’on est dans l’ordre du rite,
du symbole, autant que de la practicité. C’est ici qu’il faut
faire intervenir l’acculturation sociale, qui établit la relation entre catégories sociales, généralement du « haut »
vers le « bas », ou par des médiations qui exhaussent le
bas, comme dans le cas de la bouillabaisse, modeste plat de
pêcheurs devenu plat de notables.
Peu importe le détail de l’histoire, elle aussi très
légendée, de la fourchette : il est clair qu’elle a commencé
à circuler dans les élites, étant bien entendu qu’il existe
de tout temps deux ou trois catégories d’élite (politique,
économique et culturelle) et qu’elles ne se superposent
jamais complètement. Reste que les élites en question
sont, dans l’ensemble, plutôt néophiles que néophobes,
ne serait-ce que par souci de « distinction », et que les
couches plus modestes suivent parfois en traînant des
pieds, sauf quand le produit ou la recette jouent un rôle
de substitut efficace aux produits antérieurs : c’est le cas
de la pomme de terre ou des fromages frais, qui ne s’imposent qu’au XVIIIème siècle.
En dernière analyse, c’est toujours la société qui impose
ses intérêts aux tenants du passé. Pour le repas d’apparat,
le service dit « à la russe » n’est pas une affaire d’acculturation par l’Europe orientale mais, bien au contraire, l’effet
du déclin des aristocraties – la russe comme les autres… –
et de leur abondante domesticité. À la fin du XIXème siècle
encore, le jeune Escoffier manifeste hautement sa désap-
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probation devant cette décadence, à laquelle il se ralliera
pourtant, s’en faisant même le maître.
Parmi d’autres mérites, le service à la russe avait celui
de mettre en valeur la dramaturgie du service, rééquilibrant ainsi le rapport de forces entre convives (appartenant
pourtant ici aux élites sociales de l’époque) et cuisiniers
artistes, avant qu’un siècle plus tard le service à l’assiette
et le menu imposé ne signent la victoire totale des cuisines,
analogue à celle des metteurs en scène au théâtre.
Cette victoire contemporaine des cuisines accélèret-elle la dé-nationalisation des repas ? Je ne pense pas
seulement à la « fusion » ou à l’élargissement du choix
ethnique pour l’occidental moyen, mais aux manières de
table elles-mêmes.
La dislocation de l’ancien rythme familial et l’accélération de l’individualisme contribuent à attaquer frontalement
l’importance accordée dans le modèle français au déjeuner.
Mais les chiffres des enquêtes périodiques du Credoc sur
les comportements alimentaires des Français confirment
plutôt la résistance du modèle que son effritement. La part
des adultes prenant sept déjeuners par semaine s’établit
à 87 % dans l’enquête de 2007, en recul sur celle de 2003
mais au-dessus de celle de 1999. La consommation horsrepas est deux fois moins élevée qu’aux États–unis, – et
le taux d’obésité proportionnel (14,5 % de la population
adulte, contre 27 aux États-unis). Comme quoi la généralisation du travail féminin hors domicile et de l’offre en
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matière de restauration de rue ne suffisent pas à aligner le
déjeuner français sur le lunch anglo-saxon.
S’il y a recul du national, c’est dans l’éclatement entre
« tribus » culinaires, parfois tout aussi contraignantes que
les anciennes – certaines sectes diététiques, par exemple
–, mais diverses et changeantes. Un des vecteurs d’individualisation, dans l’espace, et d’instabilité, dans le temps,
des dites tribus viendra des médias de communication
de masse. Prenez Internet. La rapidité avec laquelle chacun d’entre nous peut accéder à des recettes du monde
entier – plus ou moins « authentiques », peu importe, – ne
peut pas ne pas accélérer l’éclatement des appartenances.
Collective au sein d’une tribu ou totalement individualisée,
la distinction pourra passer par l’acclimatation d’un produit ou d’une recette exotique. Au milieu du XXème siècle,
l’orange était encore un luxe dans la plupart des familles
françaises. Aujourd’hui les restaurateurs – et donc les cuisiniers privés à la pointe de la mode - vous proposeront
des plats comprenant du yuzu – toujours un agrume mais
celui-ci, japonais-. Et on peut pronostiquer une vogue prochaine de produits estampillés chinois.
Sur le fond, c’est toujours la lutte entre les souvenirs
d’enfance et la néophilie : le même qui aimera retrouver le
goût du riz au lait de la grand-mère, sera aussi curieux de
goûter des choses nouvelles. Et quand la lutte en question
laisse la place à l’entente, on aura affaire au métissage, qui
se déclinera sur deux plans socialement distincts : vers le
haut, quand il y aura démarche créative ou supposée telle,
on parlera alors de fusion ; vers le bas, quand on tendra
vers l’industrialisation des processus de production et/ou
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de commercialisation, on raisonnera en termes de world
food. La terminologie anglaise s’impose ici, l’anglais étant
la lingua franca d’aujourd’hui.
En même temps, l’usage du mot « food » ne me
parait pas du tout innocent. Le groupe de gastronomes
français dit du Fooding use et abuse dans son manifeste de formulations anglophones : world food, fashion
food, street food. easy eating… C’est peut-être un réflexe
fâcheusement franco-français, et idéologiquement douteux, mais autant cela ne me gêne en rien d’utiliser des
termes anglais pour parler d’un grand nombre de nouveautés technologiques, autant, pour parler de cuisine
« en général », bien sûr pas d’un plat particulier, j’ai un
bizarre sentiment d’appropriation indue, l’impression
d’être lésée de quelque chose qui, en tant que française
m’appartiendrait de droit – sinon à moi, du moins à ma
communauté nationale dont la langue est évidemment
l’autre marqueur identitaire. Je m’en étonne d’autant
qu’il y a quelques décennies, lors d’une grande offensive
contre le « franglais », j’avais trouvé le débat en grande
partie absurde et désuet...
Mais ces animateurs du Fooding ont aussi inventé la
formule à succès – à l’étranger autant qu’en France – du
« bistronomique », ce qui est bien vu car on touche là à une
tendance évidente des temps post-modernes, ébauchée
juste avant : la légitimation de la cuisine « comme chez
soi » dès lors qu’on ne la mange plus chez soi, faute de tra-
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dition, le tout dans une ambiance jeune et métropolitaine
plutôt que mûre et provinciale.
Par ailleurs, on peut retourner comme un gant l’anglomanie : d’une part, c’est aux États-unis même, dans la
minorité hédoniste, qu’est née la thématique de la junk
food, parallèle à celle de la « malbouffe » de ce côté-ci de
l’Atlantique, et, d’autre part, le mouvement de résistance
à la cuisine industrialisée et mondialisée, né en Italie, a
popularisé le mot, mais surtout la notion de slow food…
Ma remarque portait essentiellement sur la langue,
pas sur les pratiques. Mais évidemment avec le présupposé, auquel je suis très attachée, que « les mots et les
choses » – objets, comportements ou sensations – entretiennent des rapports d’interdépendance très complexes.
Ce qui n’est évidemment pas vrai uniquement pour le
français ! Et pour ma part, je me félicite que l’Institut du
Goût se soucie, autant que de « l’éveil sensoriel des enfants,
qui amène à une découverte de soi », de la verbalisation
et la mise en commun des ressentis ». Quand Claude
Fischler a posé, dans le cadre d’une enquête franco-américaine, la question : « Quel est votre plat préféré ? », très
compréhensible du côte français, il s’est heurté du côté
de son panel américain à l’incompréhension parce qu’il
l’avait traduit par : « What’s your favourite cooking ? »,
ce à quoi les Américains répondaient majoritairement :
« We don’t cook «. Il a donc été obligé de retraduire par :
« What’s your favourite food »… Que se passe-t-il quand
la lingua franca impose de traduire « plat » par « food » ?
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Il se passe que la pratique personnelle disparaît, sur
fond de crise de la transmission familiale – voir plus haut.
D’où le classement du repas gastronomique des Français : à
la fois constat d’une pratique et d’une conscience, et volontarisme inquiet : si on classe, c’est à la fois pour légitimer,
et pour protéger en cas de coup dur.
On en revient toujours à cette idée que la principale
différence, sur le plan alimentaire, entre certaines cultures
comme la française et d’autres, ce n’est pas une excellence
supposée, mais l’importance que nous continuons à accorder, dans cette nation, à ces moments privilégies d’échange
mais aussi de création que sont les repas et qu’en effet cela
suppose un « cooking ».
Simone Harari, aux dernières Assises, disait qu’il y
avait de petites villes américaines dans lesquelles il est
impossible de trouver un endroit où acheter des ingrédients pour cuisiner.
Mais voilà : il n’est pas sûr que l’avenir de l’humanité soit la petite ville américaine, très provinciale – au
sens où elle ignore et craint le vaste monde. Les cultures
dominantes sur le déclin ont tendance à se provincialiser ;
d’autres, plus ouvertes, les remplacent dans la dominance.
Je crois plus à l’avenir de New-York ou de Toronto qu’à
celui de Paris, Texas. D’autant plus que les moyens de communication de masse contribuent à mes yeux plutôt à la
prise au sérieux de l’acte culinaire, de la culture gastronomique et du métissage des cuisines. D’un côté, on peut
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craindre qu’ils ne formatent un imaginaire industrialisé
comme eux-mêmes le sont. Mais ce n’est qu’une hypothèse
dont le pessimisme cache mal la jouissance équivoque de
la catastrophe, variante intellectuelle de la Schadenfreude.
Le succès des livres et, plus encore, des émissions
de télévision anglo-saxonnes consacrées à la cuisine – à
commencer par The French chef, de Julia Child, lancée
en 1963 – en témoignent éloquemment. Julia Child est,
au fond, la première figure de la grand’mère de substitution des sociétés post-modernes, que tous ces médiateurs
déclinent depuis lors.
Que la mondialisation n’ait pas que des dimensions
négatives, je n’en veux pour preuve que la culture du vin –
dans les deux sens du mot culture : sa plantation et son
élevage, d’une part, l’apprentissage de sa consommation
éclairée, de l’autre. Les franco-pessimistes ne veulent pas
voir qu’on assiste en ce moment, par exemple, à l’extension
de la culture du vin, à la fois comme consommation dans
les pays qui lui étaient au départ étrangers, des États-unis
à la Nouvelle-Zélande, et c’est, évidemment, une excellente nouvelle pour tous les viticulteurs du monde, mais
aussi et surtout comme production dans des pays qui y
consacraient peu d’attention . Et pas n’importe lesquels : la
Chine, on le sait, mais aussi l’Inde – les Français le savent
moins – pour ne citer que deux aires culturelles qui ne me
semblent pas négligeables..
On a l’identité – ici alimentaire – qu’on mérite. On
idéalise celle des siècles passés, qui souffraient de carences,
de disettes et de famines et vivaient sur un registre infiniment plus limité que le nôtre. L’émergence de pôles écono-
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miques donc politiques nouveaux comme la Chine, l’Inde
ou le Brésil ne signifie pas nécessairement l’instauration
d’une identité mondialisée mais, assurément, beaucoup de
découvertes gustatives pour tous les peuples du monde.
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Chapitre VII
L’avenir sera gastronomique,
ou ne sera pas La disjonction que vous observez entre la fin de l’ancien régime alimentaire, à tous les sens de l’expression,
et le respect du repas gastronomique – dont on rappelait
au début de cet entretien qu’il était autant une reconnaissance qu’un engagement – ne risque-t-elle pas d’installer
une sorte de hiatus entre les deux manières de faire – celle
du quotidien et celle de l’exception ? Pendant combien de
temps ce double paradigme résistera-t-il aux nouveaux
modes de vies ?
J’ai déjà, vous l’avez vu, commencé à porter le
regard vers l’avenir proche, puisqu’aussi bien l’historien
ne travaille pas sur le passé mais sur le temps. Mais sur
le fond, je cours un risque : celui de m’opposer à la tendance dominante en Occident, qui est au pessimisme,
sur ce terrain comme sur tous les autres. D’un côté, il
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ne s’agit pas de nier la mort d’un ancien régime alimentaire, évidemment homologique d’une certaine société.
La situation alimentaire de larges pans de l’immigration
en est comme le miroir grossissant : ici, l’effondrement
a lieu comme en direct, à l’échelle de deux générations.
À la source, la disparition des structures familiales
anciennes ; à l’arrivée, l’explosion du repas ancestral,
l’adoption de produits et pratiques alimentaires de street
et fast-food, avec l’obésité à la clé, comme le rappelait le
professeur Arnaud Basdevant aux Assises de 2011, pointant un dérèglement mal résolu de la « transmission ».
Mais un regard historien enseigne que le pire n’est jamais
qu’une hypothèse : ma propre loi – opposée à celle dite
de Murphy – est, comme le disait un certain Marx, que
« l’humanité ne se pose que des questions qu’elle peut
résoudre ».
Ce n’est pas nécessairement réconfortant.
Mais la science n’a pas pour mission d’être réconfortante. « Il se pourrait que la vérité fût triste » : ce serait
de Renan, vieux savant austère et sceptique. J’approuve,
en notant cependant le conditionnel. Pour le reste et sur
le fond, tout ce que nous décrivons du très contemporain
peut se résumer en un mot : individualisme, doté, de surcroît, d’une dynamique ascendante : l’Occident y est totalement ; le reste de la planète, sans exception, du Japon à
l’Afrique du Sud, y passe à grandes enjambées. Une métaphore non dépourvue de connotations alimentaires décrit
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à mon sens assez bien la situation culturelle du village
(anciennement dénommé planète) qu’on appelle Terre :
l’individu y fait, de plus en plus, son marché. Marché des
spiritualités, des idéologies, des goûts et des couleurs. Et,
par un phénomène, fondamental, d’homologie du temps et
de l’espace, il « zappe » aussi de plus en plus. Teste, lâche,
reprend, va voir ailleurs si l’herbe est plus verte. Le mangeur du XXIème siècle, pour paraphraser Jean-Paul Aron12 –
et, partant, son cuisinier – zappe pour la cuisine comme
pour ses appartenances politiques ou ses orientations
sexuelles. L’hédonisme aidant, il peut y trouver un plaisir
redoublé : celui du palais et celui du jeu.
Outre qu’il n’est pas exclu que la nécessité économique
conduise certains d’entre nous à mettre la main à la pâte,
la nécessité culturelle (recherche de la distinction et de la
compensation, cette dernière allant de l’exercice physique
insuffisant à la communauté perdue) peut conduire à la pratique culinaire l’« individu décomplexé » dont nous parle
François de Singly. La restauration, qui nous indique souvent les tendances du temps, joue beaucoup en ce moment
avec cet individu qui est, pour commencer, le cuisinier luimême, plus émancipé que jamais des autorités sociales, mais
aussi le convive, plus émancipé que jamais de l’autorité de
l’ancienne critique et plus proche que jamais de la critique
libertaire des blogs. Un ensemble qui favorise le jeu.
En France, le lien ancien entre l’identité nationale et
la langue, voire la littérature, est, on l’a vu, à l’origine de
la critique gastronomique : la représentation figurée dont
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Jean-Paul Aron, Le mangeur du XIXème siècle, éditeur Robert Laffont, 1973.
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on dispose du premier critique – Grimod – nous le montre
assis à sa table – mais ce n’est pas celle où il mange mais
celle où il écrit, la plume d’oie à la main. Ce lien ludique,
on le retrouve aussi, à toutes les époques, du côté des cuisines et, surtout, de la salle. La carte des menus est un
territoire, celui d’un jeu sur les mots, en écho au jeu sur
les saveurs. Tel jeune chef d’aujourd’hui va, par exemple,
mettre en avant les ingrédients d’accompagnement et d’assaisonnement, avant l’ingrédient principal, pour mettre en
valeur la « manière », tel autre va se refuser à orner sa carte
de formules ici pompeuses, là techniques et se contentera –
si l’on peut dire, car c’est plutôt une habileté – d’aligner les
composants (« Rouget/salsifis/olives noires », ou « Mangue/
maïs/Schweppes »).
Au début du XXIème siècle s’est accélérée la tendance
à la « fusion », non pas des cuisines entre elles mais de
la cuisine avec les arts, qui était déjà dans l’air depuis
quelques années. J’avais, par exemple, participé à une
expérience de cet ordre avec Gilles Choukroun vers le
milieu des années 1990, où le dialogue de la cuisine et des
arts – ici plastiques – ne se faisait plus, comme avec certains artistes d’avant-garde façon Spoerri, du seul point
de vue de l’art établi, mais équilibrait celui-ci et celui du
cuisinier : celui-ci s’inspirait d’un tableau pour un plat,
et le peintre d’un plat pour un tableau. Avec le Fooding,
le « show » s’est encore amplifié. Le jeu gastronomique
est donc désormais partout : de la rhétorique des menus
à la littérature critique en passant par les innombrables
formes du design, voire du spectacle culinaires. Je connais
plusieurs restaurants qui mettent en lumière les cuisines –
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désormais totalement ou partiellement « sur scène » –, le
passage des plats, les tables, comme dans une scénographie d’opéra. Et qui dit jeu dit style. De cette entrée dans
une autre époque témoigne l’œuvre d’une jeune représentante de la pensée gastronomique du nouveau siècle,
Caroline Champion13.
Mais laissons même de côté cette piste presque
luxueuse. Inutile d’aller aussi loin dans le ludique pour
faire sa place à l’hédonisme, dans un univers supposé
écrasé par la marchandise. La concurrence des entrepreneurs (versant économique) et des tribus (versant
culturel) ne conduit pas fatalement à la dégradation de
l’offre, ici culinaire. Prenez, à titre d’exemple, la cuisine
rapide. Elle ne cesse de bouger, d’expérimenter. Dès lors
qu’il y a une demande sociale, le capitalisme trouve à
y répondre. C’est le cas ici du bio, du local, de l’équitable. La Rochefoucauld disait que « l’hypocrisie est un
hommage que le vice rend à la vertu » : ici, il y a moins
hypocrisie qu’opportunisme. Du point de vue de l’identité, de la diététique et de l’éthique, c’est un progrès.
Pense-t-on que la cuisine traditionnelle se préoccupait
d’éthique ? Quant à sa conception de la diététique et de
l’identité, il y aurait beaucoup à redire. À ne considérer
que l’exigence de qualité du produit, l’innovation de la
recette et l’élargissement du choix, l’expérience menée
en ce moment en France par Simon et Vincent Ferniot
et leurs « bocos » est une synthèse tout à fait honorable.
Caroline Champion : Hors d’œuvre. Essai sur les relations entre arts
et cuisine, Paris, Editions Menu fretin, 2010.
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Pour les classes moyennes…
...Voire pour les « bobos ». Mais, une fois de plus, il faut
renvoyer la question, c’est-à-dire la réserve, à une autre
instance . Appelons la politique, mais mon mauvais esprit
me ferait dire qu’il y entre une bonne dose de société,
autrement dit de consensus social, en vertu du principe,
peu agréable à accepter, suivant lequel « on a la politique
qu’on mérite ». L’abaissement du prix des denrées, leur
diversification corrélative – j’appartiens à une génération
et à un milieu social qui ont encore connu la fromagerie
où le choix se limitait à une demi-douzaine de fromages,
et le reste à l’avenant – et leur normalisation, la production en série de tomates bien rouges, bien rondes et bien
calibrées : autant de réponses adaptées à une demande de
la société. Celle-ci souhaita disposer de denrées peu coûteuses, diversifiées et normalisées. À ce niveau, l’essentiel
serait qu’on parvint à un état social où on laisserait au plus
grand nombre le choix de ne pas se contenter de la cuisine
industrielle. Mais qu’on cesse de nous faire croire que les
sociétés passées ignoraient la « malbouffe » et le « sur le
pouce ». Pour la première, lisez Madeleine Ferrières14, pour
la seconde, pensez au casse-croûte du paysan au coin de
son champ ou à la gamelle de l’ouvrier sur son chantier.
Quant à l’identité culinaire héritée, elle n’est pas encore
morte. Dire qu’elle est « folklorisée », c’est croire qu’il y avait
des identités culinaires à la fois stables et innovantes – une
Madeleine Ferrières, Histoire des peurs alimentaires, du Moyen-âge
au début du XXème siècle, Paris, Le Seuil, 2002.
14
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prouesse – bien délimitées avant, disons, le siècle romantique : une illusion d’optique de plus. Une fois de plus, appliquons l’individualisme méthodologique : l’identité collective
en cuisine ne fonctionne jamais aussi bien que dans son intégration à un vécu individuel (ma propre généalogie culturelle,
de plus en plus métissée) et à l’état de signe distinctif par
défaut d’autres marqueurs. On a vu que la cuisine pouvait
être le dernier marqueur, quand tout le reste est désormais
aux abonnés absents. Au demeurant, le style culinaire fusion
est, d’abord, celui des chefs – par exemple ces nombreux cuisiniers français d’origine japonaise qui, loin d’ouvrir un restaurant de sushis de plus, mettent aujourd’hui leur double
généalogie culinaire dans leur assiette, avec un plein succès.
Il y a quelque chose de significatif – et de « réconfortant »,
pour ceux qui veulen être réconfortés – à constater que l’innovation culinaire lyonnaise, cent ans après le triomphe des
« mères », est largement de tonalité asiatique.
Au reste, la seule hypothèse alternative du Village planétaire intitulé Terre est bien pire : c’est celle de la Planète des
Singes. Un effondrement écologique et une transformation
du tribalisme culturel d’aujourd’hui en tribalisme physique,
dans un sauve-qui-peut général. Elle n’est pas à exclure, mais
je ne vois pas ce que les « grands principes » humanistes y
gagneraient, non plus que la cuisine… Écologiste avant le
mot, Joseph Delteil faisait déjà, en 1964, l’éloge de la cuisine
paléolithique. Mais c’était un luxe de vieux sage qui savait,
dans le même temps, cultiver une vigne et boire une bouteille de vin du Languedoc – bouteille qui, elle, pesait bien
ses deux mille ans de savoir vigneron. Pour être Picasso, il
faut avoir d’abord dessiné comme Raphaël.
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L’identité collective culinaire a donc de beaux
jours devant elle ? Ou ne s’agirait-il pas plutôt de la
permanence – et même de la perpétuelle inventivité –
d’une « culture » culinaire où, pour reprendre un point
de départ de nos entretiens, l’identité ne se confondrait
pas avec l’identique ? C’est d’ailleurs toute la latitude
que laisse la définition du « repas gastronomique des
Français », une typologie incluant d’ailleurs les « arts de
la table », donc une certaine mise en scène . Et qui dit
mise en scène dit public.
Une identité de plus en plus individualisée mais qui,
comme le veut tout hédonisme digne de ce nom, est
fondée sur le partage du plaisir : on cuisine pour autrui,
même le solitaire qui se fait sa tambouille. Belle leçon de
morale et de démocratie, à opposer aux moralisateurs.
Pratiquer la cuisine est à la portée de tout le monde. En
pratiquer l’excellence nécessite un apprentissage mais
pas une « agrégation » de cuisine : nous connaissons
tous de grands cuisiniers qui resteront toute leur vie des
amateurs de génie. La cuisine s’est mieux défendue que
le sport en matière d’amateurisme. En cela, elle se révèle
moins ségrégative que la science ou la philosophie, voire
que l’art dans son acception moderne – dont certaines
tendances conceptuelles et auto-référentielles sont très
excluantes –, tout en donnant à la politique des leçons
de communauté, entre le commensal – point de vue
de l’amphitryon, disons : des pouvoirs publics – et le
convivial – point de vue des convives, disons : de la
société civile.
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On peut donc juger avec un peu de sévérité certains
savants ou certains penseurs (ce n’est pas synonyme...),
quand ils continuent à considérer ces questions comme
secondaires, voire méprisables.
On mangera sans eux.
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Annexe
Texte officiel définissant l’ « élément » inscrit, à compter du 15 novembre 2010, sur « la liste représentative du
patrimoine culturel immatériel de l’humanité » établie
par l’UNESCO.
« Le repas gastronomique des Français est une pratique
sociale coutumière destinée à célébrer les moments les plus
importants de la vie des individus et des groupes, tels que
naissances, mariages, anniversaires, succès et retrouvailles.
Il s’agit d’un repas festif dont les convives pratiquent, pour
cette occasion, l’art du « bien manger » et du « bien boire ».
Le repas gastronomique met l’accent sur le fait d’être bien
ensemble, le plaisir du goût, l’harmonie entre l’être humain
et les productions de la nature. Parmi ses composantes importantes figurent : le choix attentif des mets parmi un corpus de recettes qui ne cesse de s’enrichir ; l’achat de bons
produits, de préférence locaux, dont les saveurs s’accordent
bien ensemble ; le mariage entre mets et vins ; la décoration
de la table ; et une gestuelle spécifique pendant la dégustation (humer et goûter ce qui est servi à table). Le repas gastronomique doit respecter un schéma bien arrêté : il commence par un apéritif et se termine par un digestif, avec
entre les deux au moins quatre plats, à savoir une entrée, du
poisson et/ou de la viande avec des légumes, du fromage et
un dessert. Des personnes reconnues comme étant des gastronomes, qui possèdent une connaissance approfondie de
la tradition et en préservent la mémoire, veillent à la pra-
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tique vivante des rites et contribuent ainsi à leur transmission orale et/ou écrite, aux jeunes générations en particulier.
Le repas gastronomique resserre le cercle familial et amical
et, plus généralement, renforce les liens sociaux. »
D’où la décision suivante :
Le Comité (…) décide que [cet élément] satisfait aux
critères d’inscription sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité comme suit :
R.1 : Le repas gastronomique des Français joue un
rôle social actif dans sa communauté et il est transmis de
génération en génération comme partie intégrante de son
identité ;
R.2 : Son inscription sur la Liste représentative pourrait contribuer à une plus grande visibilité du patrimoine
culturel immatériel, en tant que catalyseur pour le respect
mutuel et le dialogue interculturel ;
R.3 : Les mesures de sauvegarde reflètent l’engagement
de la communauté, des autorités françaises et des ONG à
renforcer sa transmission, notamment à travers le système
éducatif, tout en encourageant la recherche et la promotion ;
R.4 : La candidature a été présentée à la suite d’une
large et active participation des communautés à travers le
pays à des réunions, des débats et des enquêtes, et de nombreuses institutions et associations ont donné leur consentement libre, préalable et éclairé ;
R.5 : Le repas gastronomique des Français est inscrit
dans l’Inventaire du patrimoine culturel immatériel de la
France, établi par la Mission d’ethnologie du Ministère de la
culture.
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Table des matières
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Préambule
17
I. Le jour où les Français furent classés par l’UNESCO
25
II. Où il est question d’identité, et qu’on n’en a pas honte
39
III. Le mythe de la « tradition » gastronomique
59
IV. L’identité gastronomique française
81
V. Puritanisme et hédonisme
105
VI. L’éternel métissage
121
VII. L’avenir sera gastronomique, ou ne sera pas
131
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Publications des Éditions
de la Fondation Nestlé France
• Actes des Petits Déjeuners Débat, 2009-2010, Yves
Coppens, Valérie Boyer, Patrick Sérog, François de Singly,
Gérard Friedlander, 2011.
• Actes des Premières Assises de la Fondation Nestlé
France « Cultures alimentaires françaises : l’actualité
du plaisir », collectif, 2011.
• Manger mode d’emploi ? Entretiens avec Monique
Nemer, Claude Fischler, 2011.
• Actes des Petits Déjeuners Débat, 2010-2011, Natalie
Rigal, Bernard Golse, Arnaud Basdevant, France Bellisle,
Philippe Bas, Bruno Le Maire, 2012.
• Actes des Deuxièmes Assises de la Fondation Nestlé
France, « Culture alimentaire française : l’urgence de
la transmission », collectif, 2012.
• L’identité passe à table... Entretiens sur le passé, le
présent et l’avenir gastronomiques de l’humanité en
général et de la France en particulier, Pascal Ory, Paris, 2012.
Ces ouvrages sont disponibles sur demande :
Fondation Nestlé France
21, rue Balzac, 75008 Paris
ou en téléchargement sur le site de la Fondation :
www.fondation.nestle.fr
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Achevé d’imprimer en octobre 2012
Pour le compte de la Fondation Nestlé France
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