Rousseau, Discours sur l`origine et les fondements de l`inégalité

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Rousseau, Discours sur l`origine et les fondements de l`inégalité
Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755)
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Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des
gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes,
de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain
celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardezvous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et
que la terre n’est à personne ! ». Mais il y a grande apparence, qu’alors les choses en étaient
déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient ; car cette idée de
propriété, dépendant de beaucoup d’idées antérieures qui n’ont pu naître que
successivement, ne se forma pas tout d’un coup dans l’esprit humain. Il fallut faire bien des
progrès, acquérir bien de l’industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter d’âge
en âge, avant que d’arriver à ce dernier terme de l’état de nature. Reprenons donc les choses
de plus haut et tâchons de rassembler sous un seul point de vue cette lente succession
d’événements et de connaissances, dans leur ordre le plus naturel. […]
Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent
à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de
coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou à embellir leurs
arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou
quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des
ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de
plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par
leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce 1 indépendant :
mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre ; dès qu’on s’aperçut qu’il
était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété
s’introduisit, le travail devint nécessaire, et les vastes forêts se changèrent en des campagnes
riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt
l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons.
1 De relations
Diderot (1713-1784), Encyclopédie, article « Autorité » (1751)
L'article « Autorité » est extrait du premier volume de l'Encyclopédie, paru en 1751. Il est
inspiré des thèses du philosophe anglais Locke dans son Traité du gouvernement civil (1689) et
témoigne de l'audace de la réflexion politique des Lumières.
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Aucun homme n'a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un
présent du Ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d'en jouir aussitôt qu'il jouit
de la raison. Si la nature a établi quelque autorité, c'est la puissance paternelle : mais la
puissance paternelle a ses bornes ; et dans l'état de nature, elle finirait aussitôt que les enfants
seraient en état de se conduire. Toute autre autorité vient d'une autre origine que la nature.
Qu'on examine bien et on la fera toujours remonter à l'une de ces deux sources : ou la force et
la violence de celui qui s'en est emparé ; ou le consentement de ceux qui s'y sont soumis par
un contrat fait ou supposé entre eux et celui à qui ils ont déféré l'autorité.
La puissance qui s'acquiert par la violence n'est qu'une usurpation et ne dure qu'autant que
10 la force de celui qui commande l'emporte sur celle de ceux qui obéissent ; en sorte que, si ces
derniers deviennent à leur tour les plus forts, et qu'ils secouent le joug, ils le font avec autant
de droit et de justice que l'autre qui le leur avait imposé. La même loi qui a fait l'autorité la
défait alors : c'est la loi du plus fort.
Quelquefois l'autorité qui s'établit par la violence change de nature ; c'est lorsqu'elle
15 continue et se maintient du consentement exprès de ceux qu'on a soumis ; mais elle rentre par
là dans la seconde espèce dont je vais parler et celui qui se l'était arrogée devenant alors
prince cesse d'être tyran.
La puissance qui vient du consentement des peuples suppose nécessairement des
conditions qui en rendent l'usage légitime, utile à la société, avantageux à la république, et
20 qui la fixent et la restreignent entre des limites ; car l'homme ne peut ni ne doit se donner
entièrement et sans réserve à un autre homme, parce qu'il a un maître supérieur au-dessus de
tout, à qui seul il appartient tout entier. C'est Dieu, dont le pouvoir est toujours immédiat 2 sur
la créature, maître aussi jaloux qu'absolu, qui ne perd jamais de ses droits et ne les
communique point3. Il permet pour le bien commun et le maintien de la société que les
25 hommes établissent entre eux un ordre de subordination, qu'ils obéissent à l'un d'eux ; mais il
veut que ce soit par raison et avec mesure, et non pas aveuglément et sans réserve, afin que la
créature ne s'arroge pas les droits du créateur. Toute autre soumission est le véritable crime
de l'idolâtrie.
2 Sans intermédiaire.
3 Pour les théoriciens de la monarchie de droit divin, Dieu communique au prince sa puissance.
Voltaire (1694-1778), Le Philosophe ignorant, « Petite digression » (1766)
Voltaire revient dans cet apologue sur la question de l'ignorance, source d'intolérance et de
tyrannie.
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Dans les commencements de la fondation des Quinze-Vingts 4, on sait qu’ils étaient tous
égaux, et que leurs petites affaires se décidaient à la pluralité des voix. Ils distinguaient
parfaitement au toucher la monnaie de cuivre de celle d’argent ; aucun d’eux ne prit jamais
du vin de Brie pour du vin de Bourgogne. Leur odorat était plus fin que celui de leurs
voisins qui avaient deux yeux. Ils raisonnèrent parfaitement sur les quatre sens, c’est-à-dire
qu’ils en connurent tout ce qu’il est permis d’en savoir ; et ils vécurent paisibles et fortunés 5
autant que des Quinze-Vingts peuvent l’être. Malheureusement un de leurs professeurs
prétendit avoir des notions claires sur le sens de la vue : il se fit écouter, il intrigua, il forma
des enthousiasmes : enfin on le reconnut pour le chef de la communauté. Il se mit à juger
souverainement des couleurs, et tout fut perdu.
Ce premier dictateur des Quinze-Vingts se forma d’abord un petit conseil, avec lequel il
se rendit le maître de toutes les aumônes. Par ce moyen personne n’osa lui résister. Il décida
que tous les habits des Quinze-Vingts étaient blancs : les aveugles le crurent ; ils ne
parlaient que de leurs beaux habits blancs, quoiqu’il n’y en eût pas un seul de cette couleur.
Tout le monde se moqua d’eux, ils allèrent se plaindre au dictateur, qui les reçut fort mal ; il
les traita de novateurs, d’esprits forts, de rebelles, qui se laissaient séduire par les opinions
erronées de ceux qui avaient des yeux, et qui osaient douter de l’infaillibilité de leur maître.
Cette querelle forma deux partis. Le dictateur, pour les apaiser, rendit un arrêt par lequel
tous leurs habits étaient rouges. Il n’y avait pas un habit rouge aux Quinze-Vingts. On se
moqua d’eux plus que jamais : nouvelles plaintes de la part de la communauté. Le dictateur
entra en fureur, les autres aveugles aussi : on se battit longtemps, et la concorde 6 ne fut
rétablie que lorsqu’il fut permis à tous les Quinze-Vingts de suspendre leur jugement sur la
couleur de leurs habits.
Un sourd, en lisant cette petite histoire, avoua que les aveugles avaient eu tort de juger
des couleurs : mais il resta ferme dans l’opinion qu’il n’appartient qu’aux sourds de juger
de la musique.
4 Hospice parisien fondé au XIII siècle pour recueillir trois cents aveugles (d'où son nom).
5 Heureux.
6 Paix, harmonie.
Le Baron D'Holbach (1723-1789), Le Bon sens, « Conte oriental » (1772)
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A quelque distance de Bagdad, un dervis 7, renommé pour sa sainteté, passait des jours
tranquilles dans une solitude agréable. Les habitants d'alentour, pour avoir part à ses prières,
s'empressaient chaque jour à lui porter des provisions et des présents. Le saint homme ne
cessait de rendre grâces à Dieu des bienfaits dont sa Providence le comblait. « O Allah !
disait-il, que ta tendresse est ineffable pour tes serviteurs, qu'ai-je fait pour mériter les biens
dont ta libéralité8 m'accable ? O monarque des cieux ! O père de la nature ! quelles louanges
pourraient dignement célébrer ta munificence9 et tes soins paternels ! O Allah ! que tes
bontés sont grandes pour les enfants des hommes ! » Pénétré de reconnaissance, notre ermite
fit le vœu d'entreprendre pour la septième fois le pèlerinage de La Mecque. La guerre qui
subsistait alors entre les Persans et les Turcs, ne put lui faire différer l'exécution de sa pieuse
entreprise. Plein de confiance en Dieu, il se met en voyage ; sous la sauvegarde inviolable
d'un habit respecté, il traverse sans obstacle les détachements ennemis : loin d'être molesté,
il reçoit à chaque pas des marques de la vénération du soldat des deux partis. A la fin,
accablé de lassitude, il se voit obligé de chercher un asile contre les rayons d'un soleil
brûlant ; il le trouve sous l'ombrage frais d'un groupe de palmiers, dont un ruisseau limpide
arrosait les racines. Dans ce lieu solitaire, dont la paix n'était troublée que par le murmure
des eaux et le ramage des oiseaux, l'homme de Dieu rencontre, non seulement une retraite
enchantée, mais encore un repas délicieux ; il n'a qu'à étendre la main pour cueillir des
dattes et d'autres fruits agréables ; le ruisseau lui fournit le moyen de se désaltérer : bientôt
un gazon vert l'invite à prendre un doux repos ; à son réveil il fait l'ablution sacrée et dans
un transport d'allégresse, il s'écrie, « O Allah ! que tes bontés sont grandes pour les enfants
des hommes ! » Bien repu, rafraîchi, plein de force et de gaieté, notre saint poursuit sa
route ; elle le conduit quelque temps au travers d'une contrée riante qui n'offre à ses yeux
que des coteaux fleuris, des prairies émaillées, des arbres chargés de fruits. Attendri par ce
spectacle, il ne cesse d'adorer la main riche et libérale de la providence, qui se montre
partout occupée du bonheur de la race humaine. Parvenu un peu plus loin, il trouve quelques
montagnes assez rudes à franchir, mais une fois arrivé à leur sommet, un spectacle hideux se
présente tout à coup à ses regards ; son âme en est consternée. II découvre une vaste plaine,
entièrement désolée par le fer et la flamme ; il la mesure des yeux et la voit couverte de plus
de cent mille cadavres, restes déplorables d'une bataille sanglante qui depuis peu de jours
s'était livrée dans ces lieux. Les aigles, les vautours, les corbeaux et les loups dévoraient à
l'envi les corps morts, dont la terre était jonchée. Cette vue plonge notre pèlerin dans une
sombre rêverie : le ciel, par une faveur spéciale, lui avait donné de comprendre le langage
des bêtes ; il entendit un loup gorgé de chair humaine, qui, dans l'excès de sa joie, s'écriait, «
O Allah ! que tes bontés sont grandes pour les enfants des loups ! ta sagesse prévoyante a
soin d'envoyer des vertiges à ces hommes détestables si dangereux pour nous. Par un effet
de ta providence, qui veille sur tes créatures, ces destructeurs de notre espèce s'égorgent les
uns les autres, et nous fournissent des repas somptueux. O Allah que tes bontés sont grandes
pour les enfants des loups ! »
7 Religieux musulman, faisant partie d'une confrérie et vivant généralement dans un monastère.
8 Générosité, largesse.
9 Synonyme de libéralité.
Montesquieu, Lettres persanes (1721), lettre 37
Dans les Lettres persanes, Montesquieu raconte les aventures de deux persans à Paris,
Usbek et Rica, à travers leur correspondance avec des amis restés à Ispahan, à Smyrne ou à Venise.
La présentation du roi de France, sous le masque de la naïveté, constitue une condamnation du
souverain et de son pouvoir.
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Usbek à Ibben, à Smyrne
Le roi de France est vieux. Nous n'avons point d'exemple dans nos histoires d'un
monarque qui ait si longtemps régné. On dit qu'il possède à un très haut degré le talent de
se faire obéir: il gouverne avec le même génie sa famille, sa cour, son État. On lui a souvent
entendu dire que, de tous les gouvernements du Monde, celui des Turcs, ou celui de notre
auguste sultan, lui plairait le mieux: tant il fait cas de la politique orientale.
J'ai étudié son caractère, et j'y ai trouvé des contradictions qu'il m'est impossible de
résoudre : par exemple, il a un ministre qui n'a que dix-huit ans, et une maîtresse qui en a
quatre-vingts ; il aime sa religion, et il ne peut souffrir ceux qui disent qu'il la faut observer
à la rigueur ; quoiqu'il fuie le tumulte des villes, et qu'il se communique peu, il n'est occupé
depuis le matin jusqu'au soir qu'à faire parler de lui ; il aime les trophées et les victoires,
mais il craint autant de voir un bon général à la tête de ses troupes, qu'il aurait sujet de le
craindre à la tête d'une armée ennemie. Il n'est, je crois, jamais arrivé qu'à lui d'être, en
même temps, comblé de plus de richesses qu'un prince n'en saurait espérer, et accablé d'une
pauvreté qu'un particulier ne pourrait soutenir.
Il aime à gratifier ceux qui le servent ; mais il paie aussi libéralement les assiduités,
ou plutôt l'oisiveté de ses courtisans, que les campagnes laborieuses de ses capitaines :
souvent il préfère un homme qui le déshabille, ou qui lui donne la serviette lorsqu'il se met
à table, à un autre qui lui prend des villes ou lui gagne des batailles: il ne croit pas que la
grandeur souveraine doive être gênée dans la distribution des grâces, et, sans examiner si
celui qu'il comble de biens est homme de mérite, il croit que son choix va le rendre tel :
aussi lui a-t-on vu donner une petite pension à un homme qui avait fui deux lieues, et un
beau gouvernement à un autre qui en avait fui quatre.
Il est magnifique, surtout dans ses bâtiments : il y a plus de statues dans les jardins
de son palais que de citoyens dans une grande ville. Sa garde est aussi forte que celle du
prince devant qui tous les trônes se renversent. Ses armées sont aussi nombreuses ; ses
ressources, aussi grandes ; et ses finances, aussi inépuisables.
De Paris, le 7 de la lune de Maharram, 1713.