hooligans - Coups de tête
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hooligans - Coups de tête
MIKHAÏL W. RAMSEIER LES PARTICULES RÉFRACTAIRES HOOLIGANS ROMAN CHAOTIQUE 67-Hooligans.indb 5 2014-08-06 07:36 Nous remercions le Conseil des arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication, et la SODEC pour son appui financier en vertu du Programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition. Gouvernement du Québec — Programme de crédits d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC Conception graphique de la couverture : Marc-Antoine Rousseau Conception typographique : Nicolas Calvé Mise en page : Marie Blanchard Conversion numérique : marieBdesign Révision linguistique : Annabelle Moreau Correction d’épreuves : Pierre-Yves Villeneuve © Mikhaïl W. Ramseier et Coups de tête, 2014 Dépôt légal — 1er trimestre 2014 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque et Archives Canada ISBN papier : 978-2-89671-126-0 | ePdf : 978-2-89671-126-0 ePub : 978-2-89671-128-4 Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est interdite. Une copie ou reproduction par quelque procédé que ce soit, photographie, microfilm, bande magnétique, disque ou autre, constitue une contrefaçon passible des peines prévues par la loi du 11 mars 1957 sur la protection des droits d’auteur. Tous droits réservés Imprimé au Canada sur les presses de l’imprimerie Gauvin. 67-Hooligans.indb 6 2014-08-06 07:36 L’opprimé a le droit de résister par tous les moyens à l’oppression et la défense armée d’un droit n’est pas la violence ! Élisée Reclus 67-Hooligans.indb 7 2014-08-06 07:36 67-Hooligans.indb 8 2014-08-06 07:36 À lire en écoutant : Les musiques citées tout au long du récit constituent la bande-son. Le livre dans son ensemble a été écrit principalement à l’écoute de : Meddle et Wish You Were Here, des Pink Floyd ; des albums Deadringer et Since We Last Spoke, de Rjd2 ; des albums Bohemian Skies et Dragon of Delight, vol. 2, d’Estas Tonne. (Playlist de la bande-son en fin d’ouvrage.) 67-Hooligans.indb 9 2014-08-06 07:36 67-Hooligans.indb 10 2014-08-06 07:36 Avant-propos C’est en 1898 que le terme de « hooligan » apparaît dans le dictionnaire britannique Oxford English Dictionary. Il sert alors à définir « le nom d’une famille irlandaise du sud de Londres connue pour son ruffianism » – soit ses brigandages et sa débauche. Si l’ouvrage ne donne aucune précision sur l’origine de ces Irlandais, on en trouve en revanche quelquesunes dans la presse de l’époque. Au printemps 1894, en effet, apparaissent les premières traces de cette famille de « débauchés » : plusieurs quotidiens de Londres relatent un cas présenté à la Cour de justice de police de Southwark, au sud de la ville. La description du fait divers parle d’une agression sur la police par un dénommé Charles Clarke, âgé de dix-neuf ans, et chef d’un gang de jeunes gens connus sur place comme The Hooligan boys. Selon les journaux, le gang de rue 67-Hooligans.indb 11 2014-08-06 07:36 12 HOOLIGANS avait assisté à un spectacle de music-hall et avait créé des troubles au point qu’on avait été obligé d’appeler la police, qui fut attaquée par les voyous à son arrivée. Un mois plus tard, deux autres jeunes gens furent portés devant la Cour de justice de Lambeth, toujours dans le sud de Londres, sous l’accusation de « comportement menaçant ». Eux aussi furent décrits comme faisant partie des O’Hooligan boys. Jusqu’en octobre 1894, le problème de ce gang de rue semble avoir été important, puisque The Illustrated Police News annoncent que les commerçants locaux envoyèrent une pétition au ministre de l’Intérieur pour obtenir de la police le soutien nécessaire dans leurs efforts à supprimer le gang nommé « Hooligan ». Les références aux Hooligans disparaissent ensuite des journaux jusqu’en avril 1898, date à laquelle un certain Henry Mappin est assassiné à Lambeth. C’est un membre du gang Hooligan qui fut accusé de son assassinat, bien qu’aujourd’hui il semble à peu près certain qu’on lui fit porter le chapeau afin de mieux décrédibiliser le gang, devenu populaire parmi la populace et la racaille. Quoi qu’il en soit, on fit beaucoup de publicité à l’affaire, qui devint retentissante, portée par des titres de presse du genre : « Règne de terreur dans Lambeth »… En peu de temps, partout à Londres, puis dans le pays, les journaux remplacèrent leurs expressions habituelles parlant de gangs de brutes ou de sauvages, par celle de « gangs de hooligans ». Au point qu’un 67-Hooligans.indb 12 2014-08-06 07:36 HOOLIGANS 13 avocat défendant son client à la Cour de justice de Lambeth, déplora le fait que « Maintenant, chaque individu étant accusé de simple vandalisme est appelé hooligan, et donc assimilé à ce clan. » Dans un livre paru en 1912, l’étymologiste Ernest Weekley relativisa la nuisance de ces voyous en précisant que : « Les Hooligans originaux étaient une famille irlandaise dont les nombreuses procédures ont animé la vie terne et monotone de Southwark il y a environ 14 ans. » Alors quoi ? Simples agitateurs, vandales, rebelles, les Hooligans ? Ou brutes sanguinaires et assassins ? Et puis d’où venaient-ils, ces Irlandais ? Tournons-nous maintenant vers l’auteur britannique Clarence Rook, spécialiste de la vie des bidonvilles et des bas quartiers de la City de Londres et des environs. En 1899, il écrivit un livre intitulé The Hooligan nights, dans lequel il dresse le portrait de Patrick Hooligan, un immigré irlandais venu de Limerick avec sa famille. Il le décrit comme un petit escroc sans envergure, un voyou, un bagarreur de rue, un voleur à la petite semaine vivant à Borough, dans Southwark, au sud-est de Londres. Selon l’écrivain, Patrick Hooligan était un « rebelle professionnel », qui réunit assez vite autour de lui une petite clique de voyous. Le gang, qui avait ses habitudes au pub The Lamb and the Flag, dans la rue principale de Borough, fit tomber sur le quartier une véritable « avalanche de brutalité ». Rook ne précise pas à quelle date Hooligan et son clan prospérèrent, mais on peut avancer que c’était bien 67-Hooligans.indb 13 2014-08-06 07:36 14 HOOLIGANS avant 1898 ; probablement entre le début des années 1850, mais pas plus tard que les années 1870. On ne sait pas non plus quand la carrière de Patrick Hooligan prit fin, mais on sait que ce fut brutalement, puisque lors d’une bagarre de rue il tua un agent de police, ce qui lui valut d’être condamné à l’emprisonnement à perpétuité et qu’il mourut durant sa captivité. Après être entré dans le vocabulaire courant et dans le dictionnaire, le terme « hooligan » fut adopté par la littérature. D’abord avec Arthur Conan Doyle, qui le mentionna dès 1904 dans sa nouvelle The Adventure of the Six Napoleons, puis H. G. Wells, qui, cinq ans plus tard, fit de même dans son roman Tono-Bungay. Définitivement fixé dans la langue anglaise, le hooliganisme s’exporta ensuite dans toute l’Europe, et jusqu’en Russie, où il devint synonyme d’esprit rebelle à l’ordre établi. Le hooligan, dès lors, fut un vaurien, un asocial, un opposant au régime soviétique. Aujourd’hui encore, en Russie et dans la plupart des pays de l’Est, le délit de hooliganisme est lié à d’importants troubles sociaux et il est sévèrement puni. Notons encore que selon Le Robert, le mot « hooligan » est entré dans la langue française par le biais du russe, ce qui démontre que les Français ont sans doute été davantage marqués par le hooliganisme typiquement slave touchant à la révolte sociale, que par les troubles londoniens imputés à Patrick Hooligan et sa bande. 67-Hooligans.indb 14 2014-08-06 07:36 Chapitre apparition La première qui l’aperçoit, ou plutôt, qui le remarque, c’est la Minuscule. Il a plu toute la nuit. Toute la semaine, même. À vrai dire, tout le mois dernier. Des seilles. Des tombereaux. Une éternité qu’il flotte comme vache qui pisse. Pas comme des averses, ou une pluie d’orage, violente et passagère. Pas non plus comme une mousson, qui alterne soleil tropical et trombes diluviennes. Plutôt comme une saison pourrie qui se serait abattue sur le pays. Une saison pourrie. C’est un dimanche. La pluie chute régulièrement, bat l’asphalte défoncé des rues et des trottoirs. Depuis des années, dans le pays, les fucktionnaires corrompus, les élus, les dirigeants s’en mettent plein les fouilles au lieu d’assurer les services, d’entretenir les espaces publics. Oh, bien sûr, il y a eu quelques scandales retentissants, puis des audits, des 67-Hooligans.indb 15 2014-08-06 07:36 16 HOOLIGANS remaniements. Mais les politicards, comme partout, comme toujours, sont revenus aux affaires une fois le soufflé retombé. Une commission de contrôle, quelques mois de palabres rassurantes, promesses de lendemains plus propres, histoire d’endormir les foules, puis on s’est redistribué les cartes parmi. Et comme la populace laisse faire… ou même, peutêtre, en redemande, faut croire, les rues sont restées défoncées. Aussi défoncées que dans une république bananière du tiers-monde. Danaë, tout le monde l’appelle la Minuscule, parce que malgré ses douze ans elle doit guère dépasser le mètre vingt-deux (c’est juste un exemple, pour dire quelque chose, elle peut aussi bien faire un mètre vingt-cinq ou un mètre trente), mais quoi qu’il en soit elle a une bonne tête en moins que ses camarades du même âge. C’est pas une naine, au sens, disons, pathologique du terme ; elle est juste petite, minuscule. Alors on dit : la Minuscule. La première qui le voit, donc, c’est la Minuscule. Ce type marche sous la pluie, sans se presser, sans chercher le moins du monde à s’abriter. C’est ça qui a attiré le regard de la petite fille, installée sous le porche du dépanneur chinois à l’angle de la rue. Elle est là, à ouvrir la porte aux clients en réclamant une piécette. Mais les gens, pour la plupart, ne la regardent même pas, trop pressés d’entrer, puis de ressortir. À part les poivrots, les moitié clodos, les marginaux qui viennent se ravitailler en bière forte et dégueulasse, la seule abordable, et qui, eux, lui laissent volontiers une poignée de petite monnaie – soit qu’ils sont moins 67-Hooligans.indb 16 2014-08-06 07:36 HOOLIGANS 17 regardants que les autres, moins près de leurs sous, soit qu’ils pensent que de toute façon, au point où ils en sont… Alors la Minuscule est là, à ouvrir et fermer la porte du dépanneur. Quand elle aperçoit ce gars. Grand, très grand, même. Large d’épaules, ça se voit à travers sa veste en cuir détrempée qui lui colle au torse comme une seconde peau. Il marche tranquillement, à grands pas souples. Il porte un chapeau de feutre biscornu, ruiné par la flotte, et un sac à dos en toile vaguement recouvert d’un bout de plastique tout déchiqueté. Un pantalon noir assez pourri, lui aussi, et puis aux pieds, Danaë ne voit pas bien, mais ça ressemble à de vieilles Doc ayant connu au bas mot le néolithique supérieur. Elle peut pas voir son visage, à cette distance, et avec cette pluie qui trouble la lumière, mais il lui semble qu’il a comme une barbiche, des poils blond délavé qui lui ruissellent sur la figure. Enfin… c’est ce qui lui semble. Le type marche sur le trottoir d’en face, les pieds plongeant dans les flaques, sans même éviter les trous gorgés d’eau. Il longe la façade aux vitres réfléchissantes. Et puis il se met à ralentir en regardant son propre reflet, s’arrête complètement. Il détaille la grande baie vitrée à effet miroir, et puis le panneau marqué « Police » surplombant la porte. Il semble à Danaë qu’il hésite un peu. Puis il pousse le battant et entre. La petite fille reste là, sous le porche du magasin, de l’autre côté de la rue, à regarder à travers la 67-Hooligans.indb 17 2014-08-06 07:36 18 HOOLIGANS pluie cette porte se refermer comme un piège sur l’inconnu. À se demander ce qu’un type comme ça peut bien avoir à faire chez les képis. Parce que pour elle, tout ce qui entre ou sort de chez eux, c’est soit victime soit bourreau. En tout cas, rien d’acceptable. Et d’ailleurs… heureusement qu’ils se cachent courageusement derrière des vitres réfléchissantes, les képis, parce que sinon, sûr qu’elle leur aurait déjà balancé de la caillasse à la figure. Rien qu’à voir leurs faces lugubres et monstrueuses, leurs trognes, elle se retourne les sangs. Elle repense à ses parents, mais pas seulement. Tous les autres, aussi, qu’elle a vu se faire ramasser, tabasser, emporter dans les méandres de leur forteresse. Une forteresse protégée par la clique des fucks, c’est ce que lui dit Milenko. Bien à l’abri, bien planqués, toujours à cogiter des plans pour castagner, démonter, on les voit presque jamais en dehors de leurs bureaux et de leurs bagnoles blindées. Ou alors… c’est qu’ils te descendent sur la gueule, voilà, et c’est trop tard. T’as plus qu’à courir. À tracer aussi loin que possible. Chercher refuge quelque part. C’est ce qu’elle avait fait, Danaë, avec les petits, quand les képis avaient déboulé chez eux. Une descente en règle contre le clan. Tout le clan, tout l’immeuble. Et puis ils avaient tiré dans le tas, parce que, bien sûr, ses parents, et puis les autres, s’étaient pas laissé faire ; eux aussi, ils avaient tiré. Mais ils n’étaient pas beaucoup, ce jour-là, sûr que les képis le savaient. Il manquait les Slaves. En vadrouille, va savoir où. Sinon… tu parles, ç’aurait été une autre chanson ! 67-Hooligans.indb 18 2014-08-06 07:36 HOOLIGANS 19 C’était il y a deux ans. Maintenant, maintenant les clans et les tribus ont resserré les rangs. Pas un campement, pas un village qui ne soit équipé, surveillé, prêt à réagir n’importe quand. Mais ça fera pas revenir ses parents, à Danaë. 67-Hooligans.indb 19 2014-08-06 07:36 67-Hooligans.indb 20 2014-08-06 07:36 Chapitre camp de base La Minuscule a deux frères. C’est elle qui s’en occupe, bien que les adultes du camp fassent aussi ce qu’ils peuvent, à commencer par payer ce qui doit l’être. Le plus grand, Brian, a neuf ans. Le plus petit a deux ans de moins et s’appelle John, bien que tout le monde le surnomme Big ; à cause de sa taille, encore plus minuscule que celle de Danaë, mais aussi parce que du temps de leurs parents, sa mère lui disait toujours de se tenir tranquille, d’être un bon garçon : « Sois gentil, John, sois sage. » Ce qui donnait : « Be quiet, Johnny, be good… » Et finalement Bigoude, pour rigoler, et puis seulement Big. Le campement où ils ont trouvé refuge, après la mort de leurs parents, c’est celui de Verdun, pas très loin du poste des képis. C’est pas aussi important qu’un vrai village, mais plus grand qu’un camp normal. C’est à l’angle de la rue. Deux petits 67-Hooligans.indb 21 2014-08-06 07:36 22 HOOLIGANS immeubles de deux étages, quatre appartements au total. De l’autre côté, quand on prend la porte cochère qui donne sur la rue de Verdun, il y a une vaste cour sur laquelle ouvrent les portes arrière des appartements. Ce patio, aménagé avec une passerelle en bois et une tonnelle abritant une grande table et des bancs, c’est un peu comme la place du village : un endroit où tout le monde se réunit, vient manger, discuter – surtout en été, quand il fait beau et chaud. De l’autre côté de la clôture qui longe la porte cochère, une autre cour relie les immeubles voisins entre eux. De sorte que s’il était possible d’occuper ces immeubles-là aussi, on pourrait joindre les deux cours et le camp deviendrait un vrai village hooligan. L’idée est dans l’air, mais les proprios d’à côté sont jugés assez puissants pour qu’on leur foute la paix. Au moins momentanément. C’est pas comme ceux qui ont été délogés pour monter Verdun… Eux, c’étaient qu’un couple de bridés qui avaient investi là pour leurs vieux jours, à toucher leurs loyers et à exploiter un petit dépanneur merdique et trop cher. Ils ont été dédommagés, un peu, histoire de pas les laisser à la rue, puis au revoir messieurs-dames, bien le bonjour chez vous ! On a fermé le dépanneur, relié les apparts entre eux, organisé la défense, fabriqué le patio. Puis le camp s’est développé, fortifié. L’autre option, pour s’agrandir en cas de besoin, serait de s’installer trois immeubles plus haut, dans la rue de Verdun toujours. Il y a là un grand terrain abandonné sur lequel décrépit une vieille bâtisse de 67-Hooligans.indb 22 2014-08-06 07:36 HOOLIGANS 23 trois étages qu’on peut imaginer retaper. En tout cas on y réfléchit, on en discute… on finira bien par décider quelque chose. Il n’y a pas urgence, pas encore, mais il faut sérieusement penser à l’avenir plus ou moins proche. Normalement, dans les campements, il n’y a pas d’enfants. Soit ils sont dans les villages, soit ils vont vivre dans une Marge. Mais là c’est spécial, avec Danaë et ses frangins. Parce que le camp est presque un village, avec assez de gens pour s’en occuper, et puis parce que c’est là qu’ils ont trouvé refuge, ont commencé à se reconstruire. Après quelques semaines, quelques mois, de nouvelles habitudes, une nouvelle vie, on n’allait pas les déraciner à nouveau. Il y a eu quelques débats houleux, à l’époque, puis la décision a été prise de les garder. Milenko, à ce moment-là, s’était porté garant. Il avait dit qu’il s’en occuperait personnellement en cas de problème. Seulement Milenko, depuis, a été envoyé comme délégué des hooligans à la Marge de Notre-Dame. Alors les choses ont un peu changé. Sauf que maintenant, les enfants sont là… Bon, de toute façon, Milenko n’est pas si loin que ça. Et il n’a qu’une parole : même à distance, il reste attentif aux enfants. Danaë, de son côté, va souvent le voir à Notre-Dame, avec ses frères ou toute seule. Il lui suffit de prendre Saint-Patrick jusqu’en bas, puis de tourner vers Peel, et là, pas loin, il y a la Marge, dans une vieille brasserie désaffectée. 67-Hooligans.indb 23 2014-08-06 07:36 24 HOOLIGANS D’autres fois, c’est Milenko qui revient à Verdun. Il passe le bonjour aux copains, demande si tout va bien, inspecte ses armes laissées sur place. Ensuite il siffle une bouteille de slibovic, ou de n’importe quoi d’autre, puis s’enfile de la charcutaille, rigole comme un bossu, fait sauter les petits sur ses genoux, tripote une des deux seules femmes du camp, la Katia aux grosses mamelles et à la croupe callipyge, et s’en retourne dans sa tanière. Une autre chose, qui a convaincu les adultes de garder les enfants à Verdun, c’est que Danaë, malgré les apparences, n’est pas si fragile que ça. Elle est forte et décidée, depuis toute jeune, et les épreuves l’ont endurcie. Tout le monde le voit, tout le monde le sait. Jamais une plainte, jamais une larme, elle s’occupe de ses petits frères comme de ses propres enfants. On peut toujours lui faire confiance, compter sur elle, elle flanche pas. Un jour qu’ils étaient allés pique-niquer, avec Milenko et d’autres, Danaë avait gravi une colline au pas de deux. Juste comme ça, toute seule, pour aller voir de là-haut comment était le paysage. C’était raide et escarpé, ça montait sec et le sommet était loin au-dessus. Le nez par terre, la démarche hargneuse, le souffle rageur, elle avait crapahuté jusqu’en haut comme si ça vie en dépendait. Parce que quand ça demande des efforts, que c’est difficile, au bout d’un moment elle en a marre de souffrir, alors elle se ferme l’esprit et plus qu’une seule chose compte pour elle : parvenir au but ! Ne plus rien voir, ne plus rien entendre, ne plus rien ressentir. 67-Hooligans.indb 24 2014-08-06 07:36 HOOLIGANS 25 Juste avancer, terminer ce putain de trajet, en finir avec cette saloperie de souffrance ! Aller jusqu’au bout, finir, en finir. Et ensuite, seulement, on pourra s’écrouler. Se reposer. Oublier le cauchemar. — Gamine, bordel ! lui avait dit Milenko à son retour, t’es taillée dans de l’acier ! Quand tu seras grande, ma belle, faudra pas te marcher sur les pieds ! Danaë n’avait pas vraiment compris pourquoi, et ce que ça voulait dire, si c’était à cause que c’était loin et difficile, où elle était allée, ou parce qu’elle avait fait vite pour y aller, mais elle avait compris que Milenko était fier d’elle et ça l’avait galvanisée. Et surtout, elle avait capté le message sous-jacent : elle serait forte, toujours… y a que ça qui compte ! 67-Hooligans.indb 25 2014-08-06 07:36 67-Hooligans.indb 26 2014-08-06 07:36 Chapitre margeux Le camp de la rue de Verdun, comme la plupart des campements et des villages hooligans, est connu des képis. Ils ignorent combien il abrite de personnes, et quels sont leurs moyens, mais ils ont identifié son rôle : un simple camp de quartier, plus important que certains mais moins grand qu’un village. Du coup, sauf problème majeur, ils n’y touchent pas. Ils gardent juste un œil dessus. Au cas où. Faut dire que depuis quelque temps, depuis que les hooligans représentent une menace bien réelle, les képis se sont un peu calmés. Maintenant, la politique c’est qu’on évite de taper dans leurs nids. On s’attaque aux hooligans seulement quand ils sont isolés, seuls ou en petits comités, et évidemment lors des batailles rangées qui sévissent ici ou là – de plus en plus souvent, faut bien l’avouer. 67-Hooligans.indb 27 2014-08-06 07:36 28 HOOLIGANS Du coup, seules les Marges sont vraiment menacées. Descentes, razzias, bouclages, les képis s’en donnent à cœur joie. Ils traquent les Margeux partout où ils peuvent, frappent dur et collent au trou tout ce qui n’est pas en règle, c’est-à-dire à peu près tout le monde. C’est pour ça que depuis un an ou deux, les hooligans ont commencé à poster certains de leurs gars au sein même des Marges. Pas partout, évidemment, ce serait pas possible, mais dans les lieux les plus développés (pour éviter que trop de gens ne se retrouvent dans la gonfle du jour au lendemain), ou alors les plus susceptibles d’être attaqués, généralement à cause de leur emplacement, jugé trop gênant, ou parce qu’ils sont dans le collimateur pour telle ou telle raison. C’est comme ça que Milenko a atterri à Notre-Dame. Ici, en plein cœur de la ville, à deux pas du centre, le périmètre tout entier, de la rue Notre-Dame jusqu’au canal, est en complète mutation. Partout, des travaux de démolition, de construction, de rénovation modifient jour après jour le paysage de cette ancienne zone industrielle. Ici, bientôt, va se dresser un pompeux quartier résidentiel et de business appelé Clifftown. En attendant cet avènement, qui tarde d’année en année par manque de budget (et la corruption endémique qui sévit n’arrange pas les choses), chaque avenue, chaque ruelle abrite encore son lot de vieux édifices en ruine et de terrains vagues en attente de réaménagement. Cette Marge, elle est pas vraiment sur la rue Notre-Dame. On l’appelle comme ça parce que ça la 67-Hooligans.indb 28 2014-08-06 07:36 HOOLIGANS 29 situe bien, là où elle est, mais en fait, pour y accéder, on doit passer par la rue William, une petite rue parallèle dans laquelle donne la cour de l’ancienne brasserie. Ce vieux bâtiment massif prend quasiment tout le pâté de maisons. Il est en forme de « L », avec une sorte de donjon planté entre les deux corps de l’usine. Côté rue Notre-Dame, on ne voit qu’une énorme façade de briques rouges limées par le temps, aux fenêtres et aux portes murées. Côté rue Peel, la petite partie du « L », le bâtiment a été entièrement rénové. On y a aménagé des locaux commerciaux au rez-de-chaussée, des appartements dans les étages et des lofts en hauteur. À l’intérieur du « L », côté rue William, se trouve l’ancienne cour de la brasserie, transformée en parking privé à ciel ouvert. Comme un nouvel immeuble a été construit là, donnant lui aussi contre le parking, l’ancienne cour se trouve enfermée comme dans un fer à cheval. Sauf qu’au fond de cette cour, entre le nouvel immeuble et l’arrière du bâtiment donnant sur Notre-Dame, il y a également, coincé là, un vieil entrepôt déglingué. Planquée derrière des fougères, des meubles abandonnés, des monticules de terre repoussée par l’ancien chantier du nouvel immeuble, cette vieille bâtisse en briques abrite les habitants de la Marge. Pour y entrer, il faut donc arriver par la rue William, s’enfiler le long du parking, et rejoindre, tout au fond, dans l’angle, le terrain vague qui dissimule le bâtiment. De la rue, si on ne sait pas, on ne voit rien qu’un parking derrière une barrière électrique, avec tout au fond quelques herbes folles. Les nouveaux 67-Hooligans.indb 29 2014-08-06 07:36 30 HOOLIGANS immeubles font très propre et hormis les habitants du quartier, qui constatent évidemment les allées et venues des Margeux, personne ne peut deviner l’existence de ce foyer. Depuis le parking, quand on regarde la façade arrière du bâtiment non rénové, on peut encore voir de vieux palans accrochés à la paroi, des débris de rampes de chargement, les vastes ouvertures, aujourd’hui condamnées par des plaques de tôle, qui servaient à l’époque de l’usine pour amener le grain ou dieu sait quoi d’autre. On devine, en levant le nez sur les hauteurs de la façade, que d’autres structures, aujourd’hui démolies, étaient soudées à ce mur par la maçonnerie, dont on aperçoit les vestiges pris dans la brique. Le long de cette paroi, au niveau de l’angle avec le bâtiment rénové, on peut voir une sorte d’excroissance qui forme comme une petite maison fixée le long du mur, à six ou sept mètres du sol. Sur le dessus, qui fait comme une terrasse, un entrelacs de vieux escaliers à moitié démolis part vers le haut et ne donne que sur du vide, hormis une volée de marches qui mènent à une vieille porte visiblement condamnée. En dessous de cette petite maison – sans doute une remise ou un poste de surveillance quelconque qui reliait les deux bâtiments à la hauteur d’anciennes plateformes maintenant supprimées – il y a aussi quelques débris de marches d’escaliers et d’échelles rouillées, dont une seule parvient jusqu’à terre. C’est celle-là qu’emprunte Milenko pour monter dans son antre. 67-Hooligans.indb 30 2014-08-06 07:36