Les figurines de Manuel Comme chaque matin, Manuel était assis

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Les figurines de Manuel Comme chaque matin, Manuel était assis
Les figurines de Manuel
Comme chaque matin, Manuel était assis sur son
bout de trottoir poussiéreux. Complètement indifférent à
ce qui se passait autour de lui, il était occupé à sculpter
une petite figurine dans du bois de merisier. C’était tout
un art. Manuel travaillait le bois avec un petit couteau
dont il ne restait que la lame. La langue pointant au coin
de ses lèvres, les doigts biens à plat contre la lame, le
petit garçon raclait le bois avec application, comme sa
grand-mère le lui avait montré. C’était elle aussi qui lui
avait donné le morceau de lame. Au début Manuel
n’arrêtait pas de se couper. Ses doigts étaient tout le
temps recouverts d’entailles et d’estafilades. Et puis ses
figurines n’étaient pas belles. C’était plutôt de grossiers
morceaux de bois vaguement taillés que de vraies
sculptures. Ces personnages ne ressemblaient à rien et
souvent il leur entaillait un bras ou une jambe par erreur.
Mais avec le temps il s’était amélioré. Et il maniait
maintenant le couteau avec une grande dextérité. Ses
figurines étaient chaque jour plus belles, plus détaillées.
De la pointe du couteau il savait rendre les expressions du
visage de manière très fidèle, même sur une figurine qui
tenait dans le creux de la main. Il fallait gratter lentement
le bois, tout en suivant ses veines et ses nœuds. Manuel
avait appris à aimer et à respecter le bois. Il était devenu
un vrai artisan, un expert dans ce qu’il faisait.
Entre ses mains habiles se dressait maintenant un petit
personnage très réaliste. Il fouilla alors dans sa poche et
en sortit un morceau de ficelle. Il passa le bout de ficelle
dans un trou qu’il avait pratiqué à l’arrière du crâne de la
figurine et y fit un nœud. La figurine était devenue un
petit porte-clefs artisanal. Il accrocha le porte-clefs avec
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Les figurines de Manuel
les autres qu’il avait fabriqués et irait les vendre sur la
place du marché cette après midi.
En attendant, il prit une autre branche sur le tas situé à
coté de lui et recommença à la sculpter avec son bout de
couteau. Il allait continuer toute la matinée.
Confectionner ses figurines lui prenait du temps, mais s’il
se levait tôt il pouvait en fabriquer facilement 7 ou 8 en
une matinée. Il ajoutait alors ces nouvelles figurines aux
invendus de la veille et tenterais de les vendre aux
touristes. En réalité il n’avait pas besoin de fabriquer tant
de figurines, car il en vendait rarement. Les touristes
préféraient payer cher dans les boutiques pour acheter des
souvenirs fabriqués en usine plutôt que de donner une
piécette à l’enfant. De telle sorte que les petites sculptures
attachées à la ceinture de Manuel étaient sans cesses plus
nombreuses. L’enfant se promenait avec toute la
population d’une petite ville de poupées attachées à la
ceinture.
Mais cela lui était égal de vendre ou pas ses figurines. Il
les sculptait parce qu’il ne savait rien faire d’autre,
machinalement. Et quand il lui arrivait d'en vendre une,
les quelques pièces qu’il en retirait lui suffisaient pour
vivre quelques jours encore, s’acheter du pain, un verre
de lait, de quoi se nourrir. S’il avait sur le visage cet air
mélancolique qu’ont les petits enfants pauvres, Manuel
ne rêvait cependant pas d’une vie meilleure. En réalité il
n’avait jamais connu autre chose que la misère et il avait
finit par s’en accommoder. Il avait des goûts simples et
sculpter ses figurines lui suffisait pour s’occuper la
journée. De plus, il savait que s’il ne pouvait plus
s’acheter à manger ou s’il n’avait plus d’endroit où
dormir, il pouvait quitter la ville pour retourner chez sa
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Les figurines de Manuel
grand-mère. Elle habitait dans une vieille cabane de bois
au milieu du bayou.
Sa grand-mère était une vieille édentée, à moitié aveugle
et qui perdait ses cheveux, mais elle était solide comme
un roc et semblait braver la mort en éclatant de son
puissant rire aigre. Dans la région elle passait pour une
vieille folle un peu sorcière, et souvent les gens allaient la
voir pour obtenir des poudres mystérieuses ou d’obscures
décoctions en échange de quelque nourriture. Elle était
toujours ravie de revoir Manuel et aimait à observer et
toucher ses petites figurines.
Le petit garçon était en train de sculpter sa cinquième
figurine de la matinée quand la grosse voiture grise
manqua de l’écraser.
C’était une de ces grosses berlines de fabrication
allemande qui donnaient à leurs possesseurs l’impression
de dompter un fauve. Son conducteur se nommait Alonso
Emmerich y Emmerich. C’était un homme d’affaire
important qui s’apprêtait à visiter les installations d’un de
ses partenaires commercial. Son esprit était entièrement
occupé par des tableaux de comptabilité aux colonnes
surchargées de chiffres, par des aléas liés aux risques
concernant les placements financiers dans des domaines
porteurs, par des contrats d’exclusivités sur l’exploitation
des ressources minières de pays lointains, et par la courbe
des fesses de sa nouvelle secrétaire. Il n’avait tout
simplement pas jugé bon de prendre en compte
l’insignifiant petit garçon assis sur le trottoir. Aussi,
l’homme d’affaire fut très surpris de le découvrir là, assis
à deux centimètres du pare-chocs de sa voiture, à sculpter
son bout de bois comme si de rien n’était. Manuel fut
surpris également, mais il reprit ses esprits très vite. Il se
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Les figurines de Manuel
leva et mis dans la main de Alonso Emmerich y
Emmerich une de ses figurines, lui signifiant qu’il devait
payer pour la conserver.
Alonso Emmerich y Emmerich était maintenant plus que
surpris, il était interloqué et passablement furieux. Il
n’aimait pas qu’on le touche, il n’aimait pas qu’on lui
adresse la parole dans la rue, et plus que tout, il détestait
les contre-temps. Or palabrer avec ce petit vendeur
minable était un contre-temps inacceptable.
Il plongea donc son regard dur de colère contenue dans
les yeux de Manuel, et d’un geste rapide écrasa la
figurine entre ses doigts.
Le garçon écarquilla les yeux d’incompréhension.
Alonso Emmerich y Emmerich ne le laissa pas réagir, et
d’un même geste il laissa tomber la figurine détruite,
verrouilla sa voiture et s’éloigna d’un pas décidé en
consultant sa montre rollex en argent. L’opération n’avait
pris que 3 secondes, il était très satisfait de lui.
Manuel ne comprenait pas la réaction de l’homme. Il se
pencha pour ramasser lentement les restes de sa figurine
et les enterra dans la poussière. Puis il s’assit et entama la
sculpture d’une nouvelle figurine.
Alonso Emmerich y Emmerich revenait vers sa voiture.
La visite s’était montrée très satisfaisante. Henri de las
Calas, son partenaire financier, était propriétaire
d’installations tout à fait surprenantes, qui leur
permettraient à coup sûr de produire à moindre coût et
d’engranger des bénéfices maximums. Il se réjouissait de
commencer à travailler avec lui.
Il ne remarqua pas du tout l’absence de Manuel sur le
trottoir quand il monta dans sa voiture. L’incident lui était
totalement sortit de la tête, il n’aspirait qu’à rentrer chez
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Les figurines de Manuel
lui. Et ce n’est que sur le chemin qu’il remarqua la petite
figurine de bois posée sur le siège passager de sa voiture.
Il freina brusquement, étouffant un juron. Tout lui
revenait en mémoire. Mais ce qui le mettait hors de lui
c’était que ce petit impudent avait trouvé un moyen de
rentrer dans sa propre voiture pour y déposer une de ces
hideuses statuettes. Il s’en saisit brusquement avec une
grimace de dégoût. Il fut toutefois surpris de découvrir
son propre visage sur la statuette. Mais il ne voyait pas ce
que ça changeait, et écrasa la figurine de la même
manière que la précédente. Seulement, à l’instant où il
brisait la sculpture, il ressentit une vive pression sur son
dos. Une pression si vive que ses os craquèrent et ses
membres se disloquèrent. Du sang éclaboussa les vitres
de sa voiture. Alonso Emmerich y Emmerich avait été
comme écrasé par une main géante.
Le lendemain, Henri de las Calas découvrait la mort de
son partenaire dans le journal. Un frisson parcouru son
échine. C’était le cinquième homme qui mourrait
disloqué après avoir visité son usine.
Dehors, Manuel continuait de sculpter ses petites
figurines, comme sa grand-mère le lui avait appris.
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