Compte rendu de la Réunion de bureau du 24/01/2007
Transcription
Compte rendu de la Réunion de bureau du 24/01/2007
Les expertises phonétiques dans la procédure judiciaire anglaise Par Allen Hirson, Directeur de l’Expert Witness Institute (Royaume-Uni), Maître de conférence en phonétique à la City University London En tant qu'expert phonétique judiciaire, basé à Londres, je travaille essentiellement en anglais et les témoignages d’expert que je fournis s’appuient sur la jurisprudence locale. Cependant, les enregistrements sur lesquels je travaille dépassent largement le contexte local. La société moderne multilingue et la globalisation du crime organisé se traduisent par l’enregistrement de preuves dans de nombreuses langues ; au fil des ans j’ai travaillé sur 27 langues. Ces enregistrements sont soumis à l’analyse judiciaire car ils contiennent des preuves relatives à des affaires criminelles, impliquant notamment : contrebande, fraude, terrorisme, meurtre, viol et enquêtes sur des accidents. Il peut s’agir d’enregistrements audio secrets, téléphoniques, ou encore vidéo, de messages vocaux – la liste semble infinie. Très occasionnellement, je travaille sur des affaires de droit civil. Tant que le procès se déroule au Royaume-Uni, je suis en terrain connu en ce qui concerne la procédure judiciaire. Je suis instruit soit par l’accusation (par exemple la police), soit par la défense (les avocats intervenant pour le compte d’un ou plusieurs accusés), mais dans les deux cas, je suis responsable envers le tribunal plutôt qu’envers les parties intéressées. Cette règle d’indépendance est cruciale, et en écartant scrupuleusement toute pression partisane, le témoignage impartial sert son objectif qui est d’aider le jury à décider de quel côté doit pencher la balance de la justice. On peut néanmoins se demander comment l'expert phonétique judiciaire gère la cacophonie des langues à laquelle il lui arrive d’être confronté. L’anglais présente déjà suffisamment de difficultés ! Toutefois, en me référant au code professionnel de conduite de l’International Association for Forensic Phonetics and Acoustics (IAFPA), je peux solliciter des linguistes spécialistes de la langue en question, qui maîtrisent également des techniques de phonétique instrumentale et ont une connaissance précise des variantes de Adresse correspondance : 92 rue Anatole France 92300 Levallois-Perret (France) S/C Compagnie des Experts près la Cour d’Appel de Versailles 5, rue Carnot - 78000 Versailles www.experts-institute.eu Tel : +33(0)1 41 49 07 60 Fax : +33 (0)1 41 49 02 89 E-mail : [email protected] cette langue (sociophonétique). Dans le cadre de cette collaboration, l’expert phonétique judiciaire et le linguiste associent leurs compétences pour travailler sur les enregistrements de preuves. Une collaboration étroite avec des linguistes Parmi les cas sur lesquels j’ai travaillé et qui impliquent des langues autres que l’anglais, je peux citer celui d’un enfant qui avait avalé une poignée de soude caustique. Les indices permettant d’identifier la personne responsable ont été recherchés dans la conversation captée en fond sonore d’un échange téléphonique avec les services d’urgence. La conversation était en portugais européen. Dans un autre cas – un viol présumé – l’enregistrement secret d’une réunion (en punjabi) a révélé de nombreuses informations pertinentes concernant l’allégation. Et dans une affaire impliquant la collision de deux camions-citernes près des Philippines, des communications radio en tagalog ont été analysées pour établir la cause de l’accident. Dans chaque cas, la collaboration étroite avec un linguiste a aidé à résoudre la question posée (voir ci-dessous). Quand les analyses des preuves sont contestées, je m’attends à ce que l’on m’appelle pour intervenir « en direct » à l’audience avec le linguiste, l’autre partie sollicitant ses propres experts. Au tribunal, je donne d’abord un « témoignage principal » en répondant aux questions de l’avocat de mon propre « camp », témoignage soumis à l’examen de l’avocat de la partie adverse assisté par ses propres experts. Le témoignage est ainsi vérifié avec précision, puisque toutes les incohérences ou inexactitudes seront relevées par des experts exerçant dans le même domaine. Au final, le jury composé de douze hommes et femmes décide de l’issue du procès. Il faut donc que j’adapte les analyses des preuves pour qu'elles soient à la portée du jury, et j’imagine souvent que je m’adresse à un groupe de nouveaux étudiants à l’université. Étant donné sa position clé dans la procédure juridique, le jury est généralement traité avec un respect considérable. Néanmoins certains types de preuves ne sont pas admissibles dans les tribunaux du Royaume-Uni si une Haute Cour a décidé que cela pouvait induire en erreur le jury. L'intérêt dans le cadre des preuves phonétiques est que le raisonnement bayésien1 fait partie de cette catégorie, et cela rend difficile l’adoption de la reconnaissance automatique du locuteur (RAL) dans ce pays. 1 Il s'agit d'une méthode qui s'intéresse aux cas où une proposition pourrait être vraie ou fausse, non pas en raison de son rapport logique à des axiomes tenus pour assurément vrais, mais selon des observations où subsiste une incertitude. Le raisonnement bayésien interprète la probabilité. 2 Le contenu des preuves et l'identité du locuteur Les questions qui sont posées concernant les enregistrements de preuves dépendent de l’affaire. Les deux principales questions concernent le contenu des preuves lorsque la parole n’est pas clairement intelligible, et l’identité du locuteur. À l’occasion, d’autres éléments peuvent intervenir comme la lecture labiale, l’intégrité d’un enregistrement (s’il est possible qu’il ait été trafiqué), des questions concernant les bruits de fond comme des chants d’oiseaux – qui peuvent révéler par exemple le lieu dans lequel l’enregistrement a été réalisé – ou même des questions concernant ce que les locuteurs ou les auditeurs peuvent se rappeler au sujet de l’événement enregistré. La phonétique (science des sons qui forment la parole) joue ici un rôle central, mais interviennent aussi l’ingénierie du son, le traitement des signaux, la reconnaissance des formes, la bioacoustique et la psychologie de la perception. C’est l’identité du locuteur qui suscite actuellement le plus d’intérêt, non seulement parce que notre capacité à reconnaître des individus à leur voix est en soi fascinante, mais aussi en raison de l’intérêt pour la technologie de reconnaissance automatique du locuteur (RAL). Bien que prometteuse, cette technologie a de nombreux points faibles, et les règlements de procédure dans différents pays (tout comme l’auteur de ce texte) ne la jugent pas fiable en ce qui concerne l’analyse de preuves. Il est intéressant de noter que la RAL prétend identifier les locuteurs quelle que soit leur langue, en comparant des échantillons et en générant des rapports de vraisemblance référés à une population donnée. La RAL envisage la parole comme un phénomène purement vocal plutôt que comme un système linguistique, et en réduisant la comparaison des échantillons de parole à un problème de reconnaissance de formes, la linguistique et la phonétique sont considérées comme essentiellement non pertinentes. Par contraste, les experts dans ce domaine analysent les données phonétiques de prononciation en relation avec la langue concernée, en étayant les jugements phonétiques par des mesures acoustiques. Les similarités et les différences sont ensuite évaluées en termes de normes démographiques, de situation langagière et « d’effets liés au canal » (à savoir, si le discours a été transmis ou non par téléphone). L’expert fournit ensuite des preuves concernant la probabilité que deux enregistrements aient ou non pour origine le même locuteur, en fonction de son expérience et de son savoir d’expert, tout en admettant que ces témoignages ne sont pas comparables à des traces d’ADN ou des empreintes digitales. Les jurys sont en mesure de comprendre ces preuves, qui sont fondées scientifiquement. 3 La spécificité linguistique de l’analyse phonétique dans un cadre juridique peut être illustrée par un exemple récent, tiré de la transcription d’un enregistrement audio secret préalable à l’identification du locuteur. Basée sur une évaluation phonétique et spectrographique, la phrase en question a été transcrite de la manière suivante : Yeah listen, yeah, he’s gone [gaɹəʔi] mate. La transcription phonétique [gaɹəʔi] n’évoquait pas immédiatement de mots connus, et en me fondant sur l’hypothèse qu'une préposition ("to") précédant immédiatement le mot (présumé singulier) m’avait peut-être échappé, j’envisageais la possibilité d’un nom propre. « Mais où, me suis-je demandé, était “ Garity ” ? » Après avoir exploré d’autres orthographes, j’ai finalement trouvé le mot « garrity » dans le New Partridge Dictionary of Slang and Unconventional English (2005) de Dalzell & Victor. Il ne s’agissait pas d’un lieu, mais d’un terme argotique signifiant « déchaîné » – bien connu qui plus est, ai-je découvert ensuite, du policier enquêtant sur l’affaire. Le mot vient du nom Eddie Garrity, (dit aussi Ed Banger), chanteur d’un groupe punk de Manchester (1976-1978), Ed Banger and the Nosebleeds. Ed Banger était connu pour se déchaîner sur scène, et son nom a servi à créer un néologisme en anglais. Bien sûr, cette enquête n’a pas permis d’élucider l’affaire, mais elle a aidé à établir la transcription, avant d’isoler le locuteur pertinent, à établir un profil phonétique et une comparaison avec un échantillon oral du suspect numéro un. Les transcriptions d’enregistrements de preuves doivent être extrêmement méticuleuses, afin de saisir les détails importants et aussi de s’assurer que l’on ne confond pas les locuteurs. Si l’échantillon prélevé est parasité par des locuteurs externes, cela peut compromettre les résultats. Comme dans toute expertise judiciaire, le diable est dans les détails. Dans l'expertise phonétique judiciaire, le travail consiste souvent à décrypter des occurrences de langage familier, voire d’argot (comme le verlan en français par exemple). Déchiffrer ce qui a été dit et par qui requiert fréquemment l’analyse d’un expert qui soit en mesure, en dernier lieu, de fournir des preuves valables – et dans des cas comme « garrity », surprenantes. 4