Au Rendez-vous des Batignolles

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Au Rendez-vous des Batignolles
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EDOUARD MANET (1832-1883)
Au Rendez-vous des Batignolles
Paris, 1863. Tandis que l’art académique triomphe au Salon, Manet et ses amis exposent au Salon des Refusés…
Les terrasses du boulevard des Batignolles étaient pleines de monde ce soir-là. On était au mois de mai et les
peintres du quartier s’étaient donné rendez-vous pour déjeuner. Lorsque Manet arriva, une clameur s’éleva aux
tables des habitués. On l’applaudissait, on lui faisait signe, on le hélait de table en table…
Il y avait là les amis de longue date, Charles Baudelaire, Emile Zola*, et puis toute une joyeuse bande d’étudiants
qui venaient à la brasserie pour refaire le monde et réinventer la peinture. Bazille, le géant de Montpellier, Cézanne,
le provençal taciturne, Renoir, toujours joyeux, Sisley, toujours rêveur, et le dernier arrivé, encore un peu timide,
Claude Monet, débarqué du Havre.
Manet, d’un geste large, commanda une tournée générale et s’assit parmi les convives.
Edouard Manet :
Le Déjeuner sur l’herbe, 1863.
Alexandre Cabanel :
La Naissance de Vénus, 1863
Mais l’événement que chacun s’apprêtait à fêter était une bien amère victoire : le Déjeuner sur l’herbe, au Salon des
Refusés, avait provoqué dans la presse le plus formidable scandale du siècle.
- Ton Déjeuner a fait un trou dans l’opinion publique ! plaisanta Zola.
- Ils te traitent de barbouilleur, s’exclama Sisley. Ils disent que tu peins avec une brosse à vaisselle, toi qui as
le trait le plus juste de nous tous !
- C’est qu’ils ont peur que je les délivre du tarabiscotage ! répondit Manet en souriant. Vous souvenez-vous de
ce qu’a écrit Baudelaire l’an dernier ? Il faut réagir contre la peinture proprette, niaise et entortillée, les
fadeurs écœurantes et les sucreries fonda<ntes. Eh bien, c’est exactement ce que l’Académie a primé au
Salon cette année avec la Vénus de Cabanel !
Copyright : Sylvie Léonard – Petites histoires d’artistes – 2012
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Baudelaire, la pipe à la main, salua d’un geste affectueux les propos du peintre.
- Celui qui saura nous faire voir que, nous aussi, nous sommes grands et poétiques avec nos cravates et nos
souliers vernis, celui-là sera vraiment un grand peintre !
- Regardez les gens qui nous entourent, ajouta Zola, et regardez le Déjeuner sur l’herbe, vous verrez qu’elle
est là, la vérité ! Maintenant, regardez cette Vénus à la crème. Vous éclatez de rire, n’est-ce pas ?
- Ta toile leur a fait mal aux yeux, parce qu’elle crève le mur, s’écria Bazille. Il y a tant de contrastes entre les
noirs et les couleurs, qu’ils ont eu l’impression de voir la vie pour la première fois !
- Faire vrai et laisser dire, voilà ma devise, conclut Manet. Je l’écrirai demain matin sur la porte de mon
atelier !
Renoir dit en riant :
« Ils sont choqués parce qu’il y a une femme nue assise entre deux hommes habillés, mais le Concert
champêtre est composé de la même façon et cela n’a jamais gêné personne !
- On m’avait dit qu’il fallait peindre un nu pour avoir l’honneur d’exposer au Salon, alors je leur en ai fait un !
- C’est parce que les vêtements sont modernes, remarqua Cézanne. Si bien que la dame n’est pas nue, elle est
déshabillée, voilà toute l’affaire !
Le Titien :
Concert champêtre, vers 1509.
Le Jugement de Paris,
gravure du XVIe siècle
d’après un tableau de Raphaël
-
Et pourtant, mes amis, il n’y a rien de plus classique que mon Déjeuner ! Savez-vous d’où j’ai tiré la scène ?
D’un tableau de Raphaël. Je me suis contenté de les habiller comme nous le sommes aujourd’hui, tout
simplement !
Claude Monet s’approcha :
- Même Courbet dit que tu peins comme des figures de cartes à jouer !
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-
-
Manet éclata de rire.
C’est parce qu’il n’a jamais vu d’estampes japonaises dans sa province ! Tu sais que la vaisselle orientale est
devenue très à la mode, cette année. Mais ce que tu ne sais peut-être pas, c’est que chaque objet est
enveloppé dans une estampe, comme nous emballons nos verres avec de vieux journaux.
Et nous nous sommes aperçus, reprit Pissarro qui venait de les rejoindre, que ces gravures étaient faites d’une
manière complètement différente, avec des aplats de couleurs vives, et des plans juxtaposés sans perspective.
C’est de ces estampes que je me suis inspiré pour traiter mes personnages par masses colorées, expliqua
Manet. Mes amis, allons dîner, cette histoire m’a ouvert l’appétit ! »
Et c’est ainsi, dans cette brasserie, autour de ce fameux Déjeuner, que naquit la « nouvelle peinture ».
Mais tout ce bruit avait donné à Edouard Manet une furieuse envie de récidiver.
Et deux ans plus tard, il exposait au Salon des Refusés une somptueuse Olympia très largement inspirée de la Vénus
d’Urbino.
Raphaël :
La Vénus d’Urbino, 1558
Edouard Manet ;
l’Olympia, 1863.
Les critiques, une fois de plus, faillirent s’étrangler d’indignation car le malicieux Manet lui avait ajouté une mule
de satin au pied et un petit ruban de velours autour du cou, si bien que pour les spectateurs, la dame n’était plus une
antique beauté, mais une jeune femme bien vivante qui les regardait passer.
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