Lecture Critique

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Lecture Critique
Lecture critique : une œuvre paradoxale
Ferragus ne jouit pas auprès du grand public de la notoriété d’autres œuvres de
Balzac comme Le Père Goriot, Eugénie Grandet ou Le Lys dans la vallée par exemple. Ce
petit roman a pourtant retenu l’attention de la critique balzacienne : en témoigne la
quinzaine d’articles qui lui ont été consacrés. L’argument de cette œuvre courte que l’on
pourrait presque qualifier de nouvelle est simple : une femme cache à son mari un secret
inavouable. Elle est la fille d’un forçat en rupture de ban qui la protège secrètement.
L’époux, qui y est incité par un soupirant éconduit, la soupçonne d’adultère si bien
qu’elle en meurt. Les péripéties qui ponctuent Ferragus sont cependant si
rocambolesques que l’on aurait tendance à négliger l’intérêt profond d’une œuvre
typique de la pensée et de l’art balzaciens. Intérêt qu’il faut débusquer derrière une série
de paradoxes qui loin de constituer des maladresses ou des négligences de la part d’un
écrivain pressé par son éditeur constituent au contraire, nous semble-t-il, le caractère
intrinsèque, étonnant et fascinant, de ce texte.
Le premier de ces paradoxes, et non des moindres, est de faire cohabiter des
invraisemblances criantes avec le réalisme le plus exigeant.
En faisant du personnage éponyme un forçat évadé, Balzac choisit d’emblée une
situation d’exception (qu’il n’hésitera pas à réitérer avec Vautrin)1. Certes, l’étude des
sources nous révèle que la réalité avait pu parfois dépasser la fiction, ne serait-ce
qu’avec le célèbre Vidocq ou encore avec Pierre Coignard, lui aussi échappé du bagne et
qui avait réussi sous le nom de comte de Sainte-Hélène à s’introduire auprès de Louis
XVIII2. La véracité, cependant, ne garantit pas l’illusion du réel. L’écrivain le soulignera en
1839 dans la préface à la première édition du Cabinet des Antiques, le vrai n’étant pas
forcément vraisemblable. Mais c’est moins ce contexte hors du commun que
l’accumulation d’un certain nombre d’incohérences qui peut faire réagir un lecteur
exigeant. Ainsi, pourquoi Ferragus a-t-il attendu treize ans avant de songer à faire
disparaître la marque d’infamie sur son épaule ? Même soutenu par les Treize, il n’en
reste pas moins soumis aux mêmes contingences que le commun des mortels : or,
comment se fait-il qu’il ne soit pas contaminé par le poison qu’il touche en en
imprégnant la chevelure de Maulincour ? Le personnage est curieusement présenté
comme un Lovelace3 alors que dans sa lettre d’adieu, Mme Jules écrit « Ma mère était sa
seule consolation »4. Jamais, en outre, nous ne saurons pour quelle raison il fut
condamné. Autre détail : La présence d’un ouvrier à huit heures et demie du soir ne
semble justifiée que par la volonté d’en faire la voix de la Providence « disant à ce
1
Déjà dans Le Vicaire des Ardennes et dans Annette et le criminel (Premiers romans, Laffont, coll. Bouquins, t.II,
1999) il avait créé le personnage haut en couleurs d’un pirate assassin.
2
Pour le détail des nombreux personnages usurpateurs d’identité qui ont pu être à la source de l’inspiration
balzacienne, voir l’introduction de Rose Fortassier (Pl., V, p. 747)
3
P. 117.
4
P. 183.
curieux : De quoi te mêles-tu ? »5. On pourrait multiplier les remarques de ce type.
Concédant qu’il y a beaucoup, peut-être trop de morts dans Ferragus, Michel Lichtlé y
voit le signe d’une « œuvre romantique où le désir d’émouvoir passe avant celui de la
vraisemblance »6 . Notant que la violence qui imprègne l’œuvre contamine l’art du
conteur se pliant au « rythme d’une rebondissante enquête traversée de multiples
péripéties », « ce qui compte, ce n’est pas l’imperfection des enchaînements, ni les
invraisemblances psychologiques : c’est le foisonnement de l’invention narrative »,
conclut-il7. Cet aspect indéniable du roman ne doit cependant pas occulter l’étude de
mœurs qu’il constitue aussi car l’histoire y renvoie avant tout à l’Histoire8. En effet le
drame de Maulincour est d’être un « enfant du siècle », un jeune homme désœuvré
comme bien des jeunes gens sous la Restauration où une gérontocratie a repris le
pouvoir. Son énergie se trouve en quelque sorte dévoyée et ne trouve plus d’emploi que
dans la sphère privée et la frivolité. Comme l’écrit Chantal Massol-Bedoin, « les rôles de
la douairière et du vidame se conjuguent donc : tous deux détournent Maulincour du
pouvoir pour l’envoyer vers les femmes »9. Le narrateur lui-même souligne
vigoureusement la dimension typique et historique du personnage le rattachant à cette
jeunesse sacrifiée qui « ne fut comptée pour rien par des vieillards jaloux de garder les
rênes de l’Etat dans leurs mains débiles, tandis que la monarchie pouvait être sauvée par
leur retraite, et par l’accès de cette jeune France de laquelle aujourd’hui les vieux
doctrinaires, ces émigrés de la Restauration, se moquent encore »10.
Une même tension apparemment contradictoire préside à l’évocation de la capitale.
Là encore, le texte vaut en tant que document sur le Paris de la Restauration.
Audacieusement, Balzac, avant Sue et ses Mystères de Paris, n’hésite pas d’emblée à
nous plonger au cœur des bas fonds de la ville avec l’errance d’Auguste de Maulincour
dans cette rue Pagevin où il n’y « avait pas un mur qui ne répétât un mot infâme »11. Le
« cabajoutis » de la rue des Enfants-Rouges, « nom très significatif donné par le peuple
de Paris à ces maisons composées, pour ainsi dire, de pièces de rapport »12, suffirait à lui
seul à justifier le titre d’ « archéologue de Paris » revendiqué par l’écrivain tandis que le
« capharnaüm » de la veuve Gruget nous donne une idée exacte « des logements
occupés par des ouvriers, par de petits ménages, auxquels la place et l’air manquent »13.
L’hôtel de la rue de Ménars nous transporte au cœur du quartier de la petite bourgeoisie
d’affaires, rive droite, à proximité de la Bourse où Jules Desmarets doit se rendre en
raison de sa profession d’agent de change. Maulincour, quant à lui ne saurait loger que
5
P. 84.
Introduction, p. 20.
7
Ibid., p. 22.
8
« La mort de Maulincour est une leçon d’histoire », écrit Henri Mitterand (Le Roman de Balzac, Didier, 1980,
p. 14).
9
Chantal Massol-Bédoin, « L’énigme de Ferragus : du roman noir au roman réaliste », AB 1987, p. 64.
10
P. 86.
11
P. 80.
12
P. 161.
13
P. 163.
6
dans un hôtel particulier de l’aristocratique faubourg Saint-Germain, rue de Bourbon. Ce
ne sont là que quelques exemples puisés dans un récit ambulatoire où l’évocation de
quartiers et de rues sociologiquement typés justifie l’appartenance de l’œuvre aux
Scènes de la vie parisienne. Dans sa diversité Paris surgit au détour de chaque page, Paris
laborieux et misérable de l’artisanat en chambre14, Paris de la finance, Paris
aristocratique avec un bal à l’Elysée Bourbon, chez la duchesse de Berry, salons mixtes
comme celui du préfet de la Seine « chez lequel les deux sociétés de Paris se
rencontraient comme sur un terrain neutre »15. La mention peut être fugace comme
cette rapide allusion à la boutique d’une fleuriste rue de Richelieu où l’héroïne
s’approvisionne en marabouts 16 ou au contraire occuper plusieurs pages comme la
longue et ironique description du cimetière du Père-Lachaise qui sera reprise dans Le
Cousin Pons et où la société parisienne est vue « par le verre dégrossissant de la
lorgnette »17. Significativement, l’œuvre s’ouvre et se termine sur un décor parisien : l’
« ignoble » maison de la rue de Soly18 et le « désert » de l’esplanade de l’Observatoire19.
Cette évocation au réalisme sans faille en fait donc un document précieux en dépit de sa
brièveté. Pourtant, celle-ci se déploie simultanément, de manière assez inattendue, avec
une vision quasi hallucinatoire de la capitale. L’image d’un monstre protéiforme se fait
récurrente20. Une véritable poésie de l’étrange, voire de l’horrible, se fait jour tout
particulièrement dans ce passage : « Toutes les portes bâillent, tournent sur leurs gonds,
comme les membranes d’un grand homard, invisiblement manœuvrées par trente mille
hommes ou femmes, dont chacune ou chacun vit dans six pieds carrés, y possède une
cuisine, un atelier, un lit, des enfants, un jardin, n’y voit pas clair et doit tout voir.
Insensiblement les articulations craquent, le mouvement se communique, la rue parle. A
midi, tout est vivant, les cheminées fument, le monstre mange ; puis il rugit, puis ses
mille pattes s’agitent »21. La contradiction toutefois n’est qu’apparente entre un
réalisme scrupuleux et ce tableau fantastique. Une fois dépassé l’effet de surprise dû à la
fantaisie de l’image (l’élément comparant : un homard est des plus inattendus !), il paraît
évident que cette dernière renvoie à l’essence même de Paris et procède, comme le
souligne Michel Lichtlé, du « regard à la fois analytique et synthétique » d’un écrivain
capable de percevoir l’unité de la ville sous son infinie diversité22. Le recours à la
métaphore a donc non seulement une valeur poétique mais elle remplit aussi dans cette
perspective une fonction pédagogique conduisant le lecteur à mieux appréhender la
spécificité de la capitale car, comme l’écrivait Pierre-Georges Castex, « le fantastique de
14
La veuve Gruget est ouvrière en passementerie (p. 164). Voir aussi les débris poussés dans le ruisseau un jour
d’orage (p.104).
15
P. 123.
16
P. 84.
17
P. 198.
18
P. 83.
19
P. 204.
20
P. 78-79, 112, 195.
21
P. 78.
22
Introduction citée, p. 50.
Ferragus est le fantastique de la réalité »23. Le double traitement, réaliste et fantastique
du matériau parisien dans l’œuvre n’a par conséquent rien de contradictoire bien au
contraire, il permet d’en cerner plus exactement la nature profonde et unique.
Si l’on s’intéresse maintenant à la facture même du texte, on admettra que celle-ci
semble plus d’une fois relever de l’assemblage de pièces et de morceaux divers. Le
passage où Maulincour est surpris par la pluie, par exemple, emprunte des placards
destinés à la Théorie de la démarche24. Le type du mendiant parisien avait déjà fait
l’objet d’une esquisse sous la plume de l’écrivain lors d’un projet remontant à 183025.
Certains développements relèvent du genre des physiologies fort prisé à l’époque : ainsi
en va-t-il des pages consacrées dans Ferragus à la grisette, à la portière, à l’employé, au
gardien du cimetière du Père-Lachaise. Ces passages pourraient constituer des unités
parfaitement autonomes. On a pu également relever dans l’œuvre nombre de
digressions dues peut-être à la difficulté éprouvée par Balzac à fournir la copie attendue
par le directeur de la Revue de Paris, qu’il s’agisse des considérations sur les rues de
Paris, sur le rapport, sur le mensonge féminin ou concernant le Dies irae pour n’en citer
que quelques-unes. Le romancier s’en est d’ailleurs justifié dans une postface publiée en
appendice au roman dans la Revue de Paris, affirmant paradoxalement que dans son
récit «les digressions étaient en quelque sorte le sujet principal »26. Toutes ne le sont
peut-être pas de manière aussi catégorique mais certaines, même si elles ne se
rattachent que par un lien ténu à l’intrigue valent en tous cas par un style brillant et
enlevé qui en fait de véritables morceaux de bravoure. A propos de l’évocation d’un
orage à Paris, Paule Petitier écrit fort justement que « la pluie y est décrite avec verve et
jubilation comme une eau baroque »27. Alan Raitt, pour sa part, a observé que nombre
de digressions concernaient la capitale et relevaient d’un projet rigoureusement
concerté, à savoir la « volonté constante de relier les événements, les personnages et les
décors de Ferragus à une très large généralisation sur Paris »28. Nous n’hésiterons pas
par ailleurs à affirmer que la plupart d’entre elles, loin d’être des parenthèses superflues,
s’intègrent parfaitement à la trame du récit. Les considérations initiales sur les rues de
Paris, par exemple, mettent d’emblée en lumière l’origine du drame : la présence de
Mme Jules en un lieu inadéquat dont l’infamie agit en quelque sorte par contamination
sur l’héroïne. « Il n’y aurait pas de drame si un personnage n’en rencontrait pas un autre,
au début de l’histoire, en un lieu qui impliquait l’impossibilité d’une telle rencontre »,
écrit à juste titre Henri Mitterand29. Avec Jacquet, Balzac saisit l’opportunité de brosser
avec verve la charge de l’employé au ministère mais n’oublions pas que cette « espèce
23
Histoire des Treize, Garnier, coll. Classiques Garnier, 1966, p. 37.
Voir les notes 33 et 37, p. 316.
25
Ibid., note 38.
26
P. 298.
27
ème
Paule Petitier, « La mélancolie de Ferragus », Romantisme, 2002, 3 trimestre, p. 46.
28
Alan Raitt, « L’art de la narration dans Ferragus », AB 1996, p. 370.
29
Op. cit., p. 10. Voir aussi Adélaïde Perilli, « La sirène et l’imaginaire dans Ferragus », AB 1993, p. 241.
24
de ver luisant qui jetait à ses heures la lumière sur les correspondances secrètes »30
permet à Jules de décrypter le message adressé par Ferragus à sa fille, l’action se
trouvant ainsi relancée. De même, l’irruption d’Ida Gruget permet à l’écrivain de se livrer
à une nouvelle « étude analytique », celle de la grisette parisienne « dans toute sa
splendeur » et de tenir la gageure de croquer ce « Protée »31 mais cet épisode précipite
le drame en apprenant au malheureux mari que Ferragus n’est pas mort, en renforçant
ses soupçons sur la duplicité de son épouse accusée par Ida d’entretenir une relation
amoureuse avec le forçat et en le poussant à l’espionner. Nous n’affirmerons donc pas
comme le faisait Zulma Carraud dans une lettre à Balzac du 2 août 1833 : « La grisette est
de trop »32. Mosaïque composée de fragments de provenance et d’inspiration diverses
en raison d’une genèse parfois laborieuse voire douloureuse Ferragus n’est reste pas
pour autant dépourvu d’une progression dramatique fermement pensée, conjuguant
brillamment unité et diversité.
Cette première Histoire des Treize, en outre, se situe au carrefour d’influences
diverses, avouées ou plus discrètes, et pourtant elle cultive nombre de thèmes qui en
font une œuvre typiquement balzacienne et, dans cette perspective, un point de départ
privilégié pour une approche de La Comédie humaine.
Balzac s’est défendu de recourir aux habituels ressorts du roman noir car « un auteur
doit dédaigner de convertir son récit, quand ce récit est véritable, en une espèce de
joujou à surprise, et de promener, à la manière de quelques romanciers, le lecteur,
pendant quatre volumes, de souterrains en souterrains, pour lui montrer un cadavre tout
sec, et lui dire, en forme de conclusion, qu’il lui a constamment fait peur d’une porte
cachée dans quelque tapisserie, ou d’un mort laissé par mégarde sous des planchers »33,
écrit-il, songeant sans doute aux livres à succès d’Ann Radcliffe. Si Ferragus ne tombe pas
systématiquement dans les excès de ce genre d’ouvrages, on notera toutefois qu’il en
garde encore quelques caractéristiques. Si les cadavres n’y sont plus cachés sous les
tapisseries, la mort y est tout de même omniprésente : le domestique placé derrière le
cabriolet de Maulincour est écrasé par une pierre tombée d’un échafaudage34, Justin
paie de sa vie les renseignements obtenus sur l’ancien forçat35, le baron n’échappe pas à
la dernière tentative d’assassinat dont il est l’objet et la description des effets du poison
n’est pas sans rappeler le style « frénétique » : « c’était un homme rapetissé, dissous,
arrivé à l’état dans lequel sont ces monstres conservés au Muséum, dans les bocaux où
ils flottent au milieu de l’alcool »36. Enfin, si la mort de Clémence est l’aboutissement
normal de cette tragédie domestique, le suicide d’Ida Gruget dont le cadavre vient
30
P. 158.
P. 144.
32
Correspondance, t. I, p. 816-817.
33
Préface, p. 69.
34
P. 113.
35
P. 154.
36
P. 181.
31
s’échouer sur une des berges de la Seine paraît beaucoup moins indispensable à
l’intrigue. Certes, lugubres ruines et châteaux aux souterrains inquiétants inhérents aux
romans noirs ont disparu mais le sombre dédale du quartier où Auguste surprend Mme
Jules n’a rien à leur envier d’autant plus que le narrateur se plaît à signaler que « le
drame le plus effroyablement terrible, un drame plein de sang et d’amour, un drame de
l’école moderne »37 peut y éclore. Enfin, comme le signale Chantal Massol-Bedoin,
Ferragus apparaît aussi, dans une certaine mesure, comme l’avatar du protecteur veillant
sur l’héroïne dont la naissance est entourée de mystère, situation typique du roman noir
dont Balzac réutilise la structure, à cette différence près que le registre noir de ce genre
littéraire désigne désormais « l’inavouable de la vie bourgeoise »38.
Alan Raitt a d’autre part montré comment dans cette œuvre l’écrivain s’est placé
sous l’égide d’Hoffmann particulièrement à la mode vers 1830 tout en prétendant
rivaliser avec lui et même le dépasser. Dans son intéressant article sur « L’art de la
narration dans Ferragus », il rappelle que Balzac avait d’abord pensé à une préface
intitulée « Préface dans le goût d’Hoffmann » et que la « bizarrerie des contrastes, que
ce soit dans des personnages grotesques, à la fois sinistres et comiques, ou dans des
décors étranges et inattendus » est quelque chose qu’il a toujours associé au conteur
berlinois. Dans la Revue de Paris la nouvelle était d’ailleurs précédée de cette épigraphe
attribuée à Lautour-Mézeray : « Personne encore ne nous a raconté quelque aventure
parisienne comme il en arrive dans Paris, avec le fantastique de Paris, car je soutiens qu’il
y a beaucoup de fantastique dans Paris »39 qui soulignait bien que tout en se situant dans
le sillage d’Hoffmann, l’auteur de La Comédie humaine prétendait aller plus loin en
inventant un fantastique nouveau, le fantastique parisien né non du surnaturel mais de
ce que la réalité pouvait offrir de singulier, de bizarre, d’inconcevable40 : rencontres,
événements, personnages, décors…
Tout aussi manifeste même si elle n’a pas été avouée nous semble la dette de Balzac
envers Mme de La Fayette. Comme La Princesse de Clèves, Ferragus est un drame de la
jalousie. Certes, il n’y a pas de coupable aveu de la part de Mme Jules à son mari mais le
poison de la défiance instillé par Maulincour opère son œuvre destructrice chez Jules.
C’est Clémence, toutefois, qui en sera la victime. Dans les deux cas, néanmoins, une idée
mortifère fait son chemin. De la même manière que la princesse qui souhaiterait vivre à
l’écart de la cour, la jeune femme déclare : « Oh ! je hais cordialement le monde. Nous
sommes si heureux sans lui ! pourquoi donc l’aller chercher ? »41. Mais surtout, il est une
scène, dans Ferragus où Balzac nous a paru réécrire un passage célèbre de La Princesse
de Clèves : il s’agit de l’épisode où Jules Desmarets espionne sa femme par un trou
effectué dans la cloison du logement de la veuve Gruget, transgressant ainsi la promesse
faite peu de temps auparavant. Pareillement, le duc de Nemours épiait Mme de Clèves
37
P. 80.
Op. cit., p. 60, p. 72 et p. 75.
39
Op. cit., p. 373.
40
Ces trois adjectifs figurent p. 82.
41
P.129.
38
dissimulé derrière une fenêtre de sa propriété de Coulommiers après avoir effectué une
brèche dans la double rangée de palissades entourant le jardin42, acte aussi indigne d’un
gentilhomme que celui de son émule balzacien…
D’autres sources pourraient être mentionnées dont la critique balzacienne a
amplement fait état. Celles-ci ne sont pas uniquement livresques. Elles sont parfois
iconographiques empruntant à Gavarni, à Lami ou à Charlet43. Le nom de Ferragus a
donné lieu à maintes supputations44 et là encore la sagacité des chercheurs a permis de
remonter à un certain nombre de textes ayant pu influencer l’écrivain45. Il n’en reste pas
moins vrai que de ce tissu complexe est née une œuvre caractéristique de la pensée
balzacienne.
Nous insisterons plus particulièrement sur quatre points même si dans le détail de
multiples convergences sont décelables avec La Comédie humaine tout entière46.
Tout d’abord, Balzac est persuadé, comme Diderot, que le drame bourgeois, celui qui
se déploie derrière le huis clos domestique peut être aussi intense, aussi terrible que la
classique tragédie. A l’écrivain revient alors la tâche de découvrir « sous des existences
tranquilles à la superficie » les ravages de « tumultueuses passions »47 qui stupéfieront
et bouleverseront son lecteur. Presque tous les romans composant la grande fresque
balzacienne seront donc, comme Ferragus des drames de la vie privée. La violence
tragique de cette histoire d’amour et de mort restera secrète quitte même à tomber
dans l’oubli. Cette idée récurrente dans toute l’œuvre de Balzac d’un drame circonscrit
dans l’étroite sphère domestique, ne saurait mieux, nous semble-t-il, être mise en
évidence dans cette première Histoire des Treize que par deux lieux en quelque sorte
emblématiques de cette intimité qui décuple la violence des sentiments des
protagonistes. Il s’agit tout d’abord de la voiture qui ramène le couple de cette soirée où
Maulincour vient d’agresser verbalement Clémence, lui demandant compte de sa
présence rue de Soly. Pour la première fois, les deux époux s’y méfient l’un de l’autre et
Clémence, qui dans cet espace restreint ne peut échapper à une interrogation de son
mari, voit dans la curiosité de Jules les prémices d’une « fatale affaire»48. « Dans ces
élégants coupés qui reviennent du bal, entre minuit et deux heures du matin, combien
de scènes bizarres ne se passe-t-il pas ? » commente d’ailleurs le narrateur faisant
observer que seuls quelques « fantassins nocturnes » ont la chance de surprendre ces
« secrets »49. Mais il est un autre lieu sans doute encore plus symbolique de l’espace
privé, théâtre de ce drame bourgeois : la chambre dont il nous est dit que Clémence a
42
Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, t. IV.
Voir Rose Fortassier, introduction à Ferragus, op. cit., p. 749.
44
Voir l’article le plus récent publié sur ce point : Michael Tilby, « Sur un nom d’emprunt balzacien : Ferragus »,
AB 2012, p. 313-331.
45
Voir l’introduction de Rose Fortassier, op. cit, p. 744-745.
46
Ibid., p. 750-751.
47
Eugénie Grandet, Pl., t. III, p. 1026.
48
P. 128.
49
P. 127.
43
fait « un lieu sacré » interdit à tout autre que son mari et sa femme de chambre50. Nous
noterons que significativement la plupart des moments forts de la tragédie qui se noue
entre les deux époux s’y déroule, c’est là qu’ils se déchirent et qu’ils souffrent, c’est là
que Clémence meurt, c’est là que Jules et Ferragus s’y rencontrent pour la première fois,
s’examinant « comme deux tigres reconnaissant l’inutilité d’une lutte »51.
Ferragus illustre aussi un autre « credo » balzacien à savoir le caractère destructeur
de toute idée à partir du moment où elle devient obsessionnelle. Jules évoque les
conséquences quasi physiologiques des pensées négatives que le propos de Maulincour
a fait naître en lui : « Les paroles que cet homme m’a dites ce soir m’ont frappé au cœur ;
elle y sont restées malgré moi pour me bouleverser »52 et désormais il ne pourra se
défaire d’ « un soupçon odieux » qui lui « brûle » le cœur53. Clémence, quant à elle meurt
moins d’avoir été soupçonnée que d’être taraudée par l’idée d’être un jour méprisée en
raison de ses origines sociales : « […] je ne saurais étouffer la voix du doute. N’est-il pas
possible que mon origine altère la pureté de ton amour, l’affaiblisse, le diminue ? Cette
crainte, rien ne peut la détruire en moi. Telle est, Jules, la cause de ma mort », déclare-telle54. Enfin, il n’est pas interdit de penser que la vision de Ferragus crétinisé, « béant »
est celle d’un homme miné par le chagrin et le remords55.
Ce dernier se rattache d’ailleurs à la lignée de ces pères vouant à leur enfant un
amour démesuré voire inquiétant, parfois destructeur. En 1830, dans le court récit de La
Vendetta Balzac avait déjà créé ce type de père abusif avec le baron Bartholoméo di
Piombo. L’entrevue de Clémence avec Ferragus témoigne de la part du héros éponyme
d’un sentiment tout aussi passionnel. Un style hyperbolique est seul capable d’en
exprimer l’intensité : « Te perdre, ma fille, dit Ferragus, te perdre par la curiosité d’un
misérable Parisien ! Je brûlerais Paris. Ah ! tu sais ce qu’est un amant, mais tu ne sais pas
ce qu’est un père s’exclame-t-il et son interlocutrice réplique significativement : « Mon
père, vous m’effrayez quand vous me regardez ainsi ». Il parle de se « défendre avec des
ongles de lion »56 et nous savons que ce ne sont pas de vaines paroles puisque cet
amour ne recule pas devant le crime. De la même manière, Goriot songera à tuer ses
gendres. Comme dans le cas de Goriot, il n’est pas interdit de penser à un transfert :
« depuis la mort de cet ange qui fut ta mère, je n’ai rêvé que d’une seule chose, au
bonheur de t’avouer ma fille, de te serrer dans mes bras à la face du ciel et de la terre »,
dit le père de Clémence, utilisant le même vocabulaire qu’un amant : « moi qui ne
respire que par ta bouche, moi qui ne vois que par tes yeux, moi qui ne sens que par ton
cœur[…] »57. Le registre lyrique, ici, n’est pas sans ambigüité… En tous cas, cet amour est
devenu pour lui un principe vital exclusif : « un seul souvenir de tes caresses d’enfant a
50
P. 219.
P. 187.
52
P. 133.
53
P. 134.
54
P. 184.
55
P. 206.
56
P. 173.
57
P. 174.
51
seul donné la force de vivre [au forçat] » avoue-t-il à sa fille. Goriot se satisfera de savoir
ses filles heureuses, de les apercevoir à la promenade ou de les imaginer au bal58. Un
autre forçat en rupture de ban acceptera de rester dans l’ombre, vivant lui aussi par
procuration les succès mondains de son protégé dont il s’efforcera d’assurer la fortune,
Lucien de Rubempré59. Il s’agit bien sûr de Vautrin dont Ferragus apparaît, dans La
Comédie humaine, comme la première ébauche.
Nous ferons observer, en dernier lieu que Ferragus nous met en présence d’une
constante du style balzacien consistant non seulement dans le refus du pathos dans le
traitement de scènes qui y seraient pourtant propices mais cultivant aussi une sombre
dérision qui trahit le pessimisme de l’écrivain. Ainsi, la scène de la mort de Clémence est
traitée de manière très elliptique : « Elle voulait lui donner dans un baiser son dernier
souffle de vie, il le prit et elle mourut »60. Les débordements sentimentaux des plus
pathétiques auxquels aurait pu donner lieu la « confession » de l’héroïne sont évités par
le biais d’une lettre d’adieu dont la lecture suscite chez Jules « une frénésie » que le
narrateur prétend être « impossible » à décrire61. Mais encore plus typique de la manière
balzacienne, à notre avis, est le redoublement paradoxal du pathétique par sa mise à
distance. Ida Gruget en offre un exemple révélateur. Le personnage, au premier abord
est amusant et pittoresque. Lorsqu’elle écrit, la grandiloquence des expressions qu’elle
emploie contraste avec les fautes d’orthographe qu’elle accumule comme dans ces
quelques lignes : « Oui, je la voue, la croyence que javoit d’être aimée et d’être estimée
de vou m’avoit donné le couraje de supporter mon sort. Mais aujourd’hui que me restet-il ? »62. Cela la rend ridicule mais en tant que femme abandonnée (catégorie promise à
un bel avenir dans La Comédie humaine) elle est en même temps pitoyable. Ce mélange
inattendu donne lieu à un pathétique nouveau cultivé de manière récurrente par Balzac
dans son œuvre et que nous pouvons qualifier de pathétique de la dérision63. De la
même veine est l’ironie grinçante qui préside à l’évocation du cimetière du Père-Lachaise
avec ses tombeaux où on peut lire « des adieux spirituels, des rendez-vous pris où il ne
se trouve jamais qu’une personne, des biographies prétentieuses, du clinquant, des
guenilles, des paillettes »64 et avec son gardien qui a vu tant de larmes vraies ou fausses
que « pour lui , la douleur n’est plus qu’une pierre de onze lignes d’épaisseur et de
quatre pieds de haut sur vingt-deux pouces de large »65. Le même sarcasme désespéré
ponctuera de sa note très sombre l’un des derniers livres du romancier : Le Cousin Pons.
Dernier paradoxe : cette première histoire des Treize comme les deux suivantes
n’accorde finalement que fort peu d’importance à la société secrète, « à cette union
58
Voir, dans la même section du site, notre dossier sur Le Père Goriot.
Voir Splendeurs et misères des courtisanes.
60
P. 181.
61
P. 186.
62
P. 108.
63
Voir Danielle Dupuis, « Dérision du pathétique et pathétique de la dérision », AB 1999 II.
64
P. 198.
65
P. 196.
59
intime de gens supérieurs, froids et railleurs »66 évoquée dans la préface. Certes,
Ferragus, comme La Duchesse de Langeais et La Fille aux yeux d’or est centré autour
d’un épisode marquant de la vie de l’un des « treize frères », le père de Clémence
Desmarets, Montriveau, de Marsay. Mais l’accent, à chaque fois est mis moins sur les
agissements de ceux qui sont censés lui venir en aide que sur le drame humain et
personnel vécu par les protagonistes. Dans Ferragus comme dans les deux autres
nouvelles ils interviennent très épisodiquement. Ainsi le marquis de Ronquerolles
provoque Auguste de Maulincour en duel mais il ne parvient pas à le tuer et il réapparaît
ensuite en train de panser l’ancien forçat. « Douze inconnus » assistent à l’enterrement
de Mme Jules mais il faut bien avouer que leur rôle se réduit alors à celui de simples
figurants dans une cérémonie aussi vaine que pompeuse. Enfin, ils aident Ferragus à
obtenir ce que Jules n’a pu obtenir de l’administration : l’incinération de Clémence
comme en témoigne l’inscription sur l’urne funéraire : « Malgré la loi, le père mourant
aidé de douze amis a restitué à l’époux affligé les cendres de sa chère fille »67 . Il est
permis de juger cette efficacité bien dérisoire ! « Plus que la puissance de la volonté, leur
histoire illustre les limites de la volonté de puissance » écrit fort justement Michel
Lichtlé68. L’image finale du chef des Dévorants en vieillard pitoyable en est certainement
la plus expressive illustration.
Le lien le plus étroit entre les différents textes de cette trilogie, à notre avis, est
autre. Ce qu’ils nous disent, c’est le leurre de l’amour absolu. La tragique aventure de
Clémence Desmarets prouve l’impossible transparence amoureuse : Jules finit par douter
de sa femme et celle-ci par mourir à l’idée que la tare sociale qui pèse sur elle puisse
amoindrir les sentiments de son mari. De toutes manières en admettant que la
métamorphose de l’ancien forçat en respectable noble Portugais ait réussi, ce que
l’héroïne promettait de livrer à Jules n’était finalement qu’ « une vérité travestie »69 et
l’harmonie du couple n’aurait eu pour fondement qu’une transparence illusoire. De
surcroît, les trois œuvres s’achèvent sur un échec amoureux. Certes, comme l’affirme
Rose Fortassier, « le mot sur lequel se termine chacun des trois récits crée la profondeur,
nous ramène dans le monde dit de la réalité, fait reculer dans le lointain de l’art l’image
dramatique »70. Mais il n’en reste pas moins que ces mots sont d’une stupéfiante
désinvolture. « Marchez-donc postillon ! » s’écrie après avoir rencontré Ferragus détruit,
Desmarets « passant seul dans une calèche de voyage lestement menée »71 ; « ce n’est
plus qu’un poème »72 conclut Montriveau après s’être débarrassé du cadavre de la
duchesse de Langeais tandis que de Marsay répond ironiquement à un interlocuteur
66
P. 72.
P. 201.
68
Introduction, p. 12.
69
Chantal Massol-Bédoin, article cité, p. 72.
70
Op. cit., p. 742.
71
P. 206.
72
La Duchesse de Langeais, Pl., t. V, p. 1037.
67
indiscret que la fille aux yeux d’or est morte « de la poitrine »73… Ainsi, toute passion
amoureuse semble inéluctablement promise à un anéantissement que traduit
tragiquement le sort réservé au corps des trois femmes aimées : effroyablement
« déchiqueté » en ce qui concerne Paquita Valdès, englouti par les flots de la
Méditerranée dans La Duchesse de Langeais, réduit en cendres dans le cas de Mme Jules.
73
La Fille aux yeux d’or, ibid., p. 1109.