[LE_MONDE - 28] LE_MONDE/PAGES 11/03/11

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Vendredi 11 mars 2011
Hommes et bêtes en
souffrance à Abidjan
Lettre d’Afrique
Jean-Philippe Rémy
L
e général porte un bonnet, et sous le
bonnet, son casque Bluetooth rouge
pour répondre aux appels sans s’encombrer les mains. On peut être l’un des
chefs du commando invisible, disposer de
pouvoirs mystiques pour se déplacer sans
être vu, surtout la nuit, sans pour autant
renoncer à parler au téléphone.
Les coups de fil, il en faut pour coordonner l’action avec les autres groupes du
commando invisible, dont le général commande une section dans le quartier « derrière rail » d’Abobo, l’un des bastions de
l’insurrection en cours à Abidjan, la capitale économique de la Côte d’Ivoire, et
dont l’objet est de porter au pouvoir Alassane Ouattara. Pour se présenter, le général préfère une série de noms de guerre,
comme DCA (« parce que c’est mon arme
préférée ») ou dibi (« obscurité en malinké »), de cette obscurité qui soustrait,
dans les sociétés de chasseurs traditionnels, la personne qui en est nimbée à la
vue de ses ennemis.
Le but du commando invisible est
avant tout de rester invisible. Et comme il
n’est pas facile par définition de rendre ce
concept tangible, un aide du général
reconnaît qu’il lui faut surtout s’employer à ce que « le mystère plane. Alors
on préfère rester dans le silence ». Bref, il
n’y a pas des masses d’informations à
obtenir du commando invisible, si ce
n’est qu’il mène la vie dure aux Forces de
défense et de sécurité (FDS) loyales à Laurent Gbagbo. Pendant des semaines après
la victoire d’Alassane Ouattara à l’élection présidentielle de novembre, les parti-
Le courrier du jour
Energie
Le prix du pétrole
La lecture de l’éditorial du Monde
du 3 mars, « Du bon usage de la
hausse du prix du pétrole », à peine vingt-quatre heures après celle
de l’article d’Hervé Kempf, « La
montagne est belle », sur la question des gaz de schiste, montre un
décalage d’analyse majeur et préoccupant.
On pouvait logiquement s’attendre à un propos du Monde cohérent avec le plaidoyer d’Hervé
Kempf pour une réduction des
consommations d’énergie par une
action vigoureuse de sobriété et
d’efficacité énergétique dont il
explique que la rationalité technique et économique est amplement démontrée.
Que nenni, on se voit expliquer
comme d’habitude que l’urgence
est à une production supplémentaire domestique d’énergie, au
besoin nucléaire, pour réduire
notre « dépendance au pétrole »
sans songer un instant que la
façon la plus évidente, la plus rapide et la moins chère de réduire cette dépendance consiste à réduire
les consommations d’énergie. Surtout quand on apprend le même
jour que plus de 10 % de la population française a bien du mal à
payer ses factures de chauffage.
On sait bien pourtant que l’urgence dans ce cas est l’aide à l’isolation
des logements et non pas à un peu
plus de nucléaire ou d’éoliennes.
Benjamin Dessus
Meudon (Hauts-de-Seine)
Politique
Le sens des mots
Laurent Wauquiez a déclaré :
« Dominique Strauss-Kahn, c’est
sans doute une très belle maison
sur le Potomac. Mais ce n’est pas la
Haute-Loire et ce n’est pas ces racines-là » (Le Monde du 5 mars.). Ces
paroles, qui pourraient s’appliquer à bien des gens en France,
ont soulevé mon indignation et
ma colère. Je veux parler de la
Haute-Loire, où j’ai mes « racines ». Et je ne veux pas parler de
politique, mais de dignité. Nous
sommes encore un certain nombre qui pouvons porter témoignage sur la période de la guerre,
pour l’avoir vécue, et y avoir sur-
vécu grâce à l’aide de nombreux
Français qui n’avaient pas à dissimuler leur origine raciale. Le
Chambon-sur-Lignon, ville de
Haute-Loire à majorité protestante, dont la maire actuelle est Eliane Wauquiez-Motte, est ce lieu où,
comme de nombreux autres
enfants juifs, j’ai appris cette
valeur, la dignité, celle de nos sauveurs, et où par contrecoup j’ai
appris à construire la mienne.
A aucun moment il ne m’a été fait
remarquer que j’étais un réfugié ;
à aucun moment je n’ai ressenti
quoi que ce soit qui puisse me faire penser que je n’étais pas chez
moi, j’allais à l’école à Charreyrial
et on ne me refusait pas d’être un
bon élève ; j’avais 9 ans.
Dominique Strauss-Kahn, s’il
avait vécu cette époque, aurait pu
se trouver au Chambon et vivre la
même expérience. Ce qui aurait
fait de ce coin de France le lieu où
il aurait eu ses « racines » – pour
employer le vocabulaire barrézien de M. Wauquiez, qui n’est pas
le mien –, comme j’y ai eu les
miennes. J’y suis retourné depuis
pratiquement tous les ans ; je me
sens chez moi quand j’y suis, et je
comprends que c’est ce droit que
M. Wauquiez voudrait me refuser.
Maurice Kleman
Paris
Les vraies références
«La chrétienté nous a laissé un
magnifique héritage de civilisation
et de culture », proclamait Nicolas
Sarkozy (Le Monde du 5 mars).
Dans la culture et la civilisation, il
y a la langue française, ce que semble oublier l’actuel président de la
République. La phrase contient en
effet deux impropriétés de langage; il aurait en effet dû dire: « Le
christianisme nous a laissé un
magnifique patrimoine de civilisation et de culture. » La chrétienté
est l’ensemble de ceux qui se
reconnaissent chrétiens, l’héritage
est l’ensemble des biens légués par
une personne décédée. Les deux
termes sont donc inappropriés.
Michel Lhéritier
Paris
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Demain dans 0123
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pTirage du Monde daté jeudi 10 mars 2011 : 354 336 exemplaires.
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sans de l’ex-premier ministre ont essayé
de manifester. Chaque rassemblement a
été brisé par les FDS. Peu à peu, des éléments de l’ex-rébellion ont créé dans Abobo, le plus peuplé des quartiers d’Abidjan,
ce groupe d’insurgés avec quelques
ex-combattants, une poignée d’armes et
des recettes de chasseurs traditionnels du
nord de la Côte d’Ivoire. Bientôt, certains
éléments des FDS ont fait défection et,
peu à peu, le commando invisible est passé à l’attaque, frappant lors d’embuscades
bien organisées.
Aujourd’hui est un jour sans. Sans
manifestation, sans tirs, sans attaque,
sans morts, sans sang versé ni personne
brûlée vive. Un jour à rester à l’ombre, en
se disant que la vie, en Côte d’Ivoire, pourrait être douce. Elle l’a été si longtemps.
A travers ses curieux contrastes, Abidjan en offre encore des traces fulgurantes.
Plus au sud, au supermarché Super
Hayat, on fait la queue au rayon fromages, il y a des dégustations de charcuterie
et pas plus de rupture de stock au rayon
côtes du Rhône que du côté des fruits et
légumes. L’approvisionnement ne semble pas être aussi compliqué que pour les
médicaments, qui commencent à manquer en ville, en même temps que les
liquidités dans de nombreuses activités.
Sous le vernis de routine, quelque chose s’effondre, à commencer par l’économie formelle, celle des sociétés, des banques (la tentative de « nationaliser » une
partie des quinze banques internationales fermées ne semble pour l’instant pas
donner de résultats foudroyants), des
livres de comptes et des employés salariés. Par rayonnement, d’autres secteurs
souffrent et s’éteignent. Dans un restaurant vietnamien désert, un soir récent, la
fille du gérant avouait : « On ne va pas partir, on n’a pas assez d’argent pour ça. »
Ceux qui le peuvent tentent d’aller se mettre à l’abri dans les pays de la région, ou
plus loin, au moins pour un temps. Grande est la crainte de voir les deux camps,
pro-Gbagbo contre pro-Ouattara, en
venir à une explication finale à Abidjan.
Les plus vivaces
sont encore les singes,
même s’ils n’ont plus
le cœur à s’accoupler
pour un oui, pour un non
Si les hommes souffrent déjà, les bêtes
ne sont pas à la fête. En dévalant la grande colline d’Abobo, voici le zoo d’Abidjan.
Ultime symbole des heures de la splendeur passée, le dernier lion, Simba, peine
à se dresser sur des pattes amaigries au
dernier degré à côté de sa lionne qui ne va
pas mieux. Posé sur un corps squelettique, sa crinière encore touffue fait comme un effet postiche. « Ce n’est plus un
lion qui fait peur, ce serait plutôt un chat,
maintenant, commente le gardien, qui se
souvient des quinze kilos de viande dont
on nourrissait chaque fauve, il y a encore
dix ans. Depuis quelques jours, ils n’ont
rien eu, juste deux poulets. »
Les pythons somnolent en attendant la
mort, les crocodiles semblent avoir déjà
passé le bout de la queue dans l’au-delà.
Les plus vivaces sont encore les singes,
même s’ils n’ont plus le cœur à s’accoupler pour un oui, pour un non. L’un d’entre eux, frappé par une maladie, a perdu
tous ses poils et exhibe des membres grêles en espérant une banane salutaire.
Même l’éléphant a l’œil songeur en
mâchouillant des branchages, seul survivant du petit troupeau qui barrissait
autrefois sous le fromager géant ou défilait devant les touristes installés dans des
gradins aujourd’hui en ruine.
Au bout du zoo, il y a aussi un espace
où une partie des déchets toxiques du cargo Probo Koala ont été déversés en 2006.
L’odeur pestilentielle s’était répandue
dans tous les environs, « comme de l’ail
pourri », estime le gardien. Compromissions au sommet de l’Etat, nombre de victimes toujours en discussion. Un drame
d’Abidjan.
En octobre, lors de la vague d’indemnisations qui devait suivre le versement de
compensations par les sociétés concernées pour que soient abandonnées les
poursuites en Côte d’Ivoire, le zoo devait
avoir sa part. Personne ne l’a vue arriver.
L’argent a fui avant qu’arrive, et peut-être
n’est-ce pas tout à fait un hasard, le temps
des violences.p
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