nous et eux : colin powell et les relations entre militaires et civils aux
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nous et eux : colin powell et les relations entre militaires et civils aux
LE LEADERSHIP Photo du US State Department Le secrétaire d’État Colin Powell avec le président George Bush. NOUS ET EUX : COLIN POWELL ET LES RELATIONS ENTRE MILITAIRES ET CIVILS AUX ÉTATS-UNIS, 1963-1993 par le major Douglas E. Delaney L’ idée qu’il existe des relations conflictuelles entre civils et militaires est au cœur même de la doctrine Powell. Plus une série de critères qu’une stratégie d’ensemble, cette doctrine affirme qu’on ne peut engager les forces militaires américaines que lorsque des intérêts nationaux vitaux sont en jeu, que les objectifs stratégiques, opérationnels et tactiques sont clairs, que l’utilisation de la force sera décisive et que l’appui du peuple américain est assuré. Ce sont là des lignes directrices rigoureuses, voire restrictives. Pourtant, durant les quatre années de présidence de Powell à la tête de l’état-major interarmées (Joint Chiefs of Staff ou JCS), les forces armées américaines « sont intervenues dans des situations troubles et imprévisibles »1. Tant la guerre du Golfe (1991) que leur intervention humanitaire en Somalie (1992-1993) ne respectaient pas scrupuleusement les exigences des critères de Powell; les États-Unis se sont pourtant embarqués dans ces deux missions sans que Powell ne démissionne. Ceci suggère que sa doctrine servait plus de point de départ que d’arrivée d’une politique; c’était une première salve des militaires visant à tempérer les impulsions stratégiques parfois capricieuses ou Été 2002 ● Revue militaire canadienne myopes qui ont conduit au désastre du Vietnam. Le présent article retrace les racines de la doctrine Powell depuis ses débuts jusqu’à la fin de la présidence de Powell au JCS, et il en évalue l’impact sur la politique des États-Unis. Plus que tout, la guerre du Vietnam a modelé les conceptions de Powell sur l’art de gouverner et l’utilisation de la force militaire. Pour lui comme pour la plupart des Américains, ce fut un point tournant, une mauvaise expérience qui a laissé des cicatrices dans tous les secteurs de la société2. Sous tout rapport, les coûts en furent énormes. Cinquante-huit mille vies humaines, 167 milliards de dollars, un accroissement du déficit public et une inflation supérieure à 10 p. 100, telles en furent les conséquences les plus immédiates et mesurables. Parmi les effets moins mesurables, il y eut la perte de confiance des Américains envers des institutions qui avaient envoyé leurs fils à l’étranger pour des raisons peu claires et, pour nombre d’entre eux, sans Le major Douglas Delaney prépare un doctorat au Collège militaire royal du Canada. 49 la puissance de feu de notre arsenal ne pourrait jamais mâter une force de guérilla répandue sur des centaines de kilomètres carrés de jungle, une force experte à creuser des casemates et des tunnels et toujours libre de se replier dans les sanctuaires que leur offrait la neutralité du Laos et du Cambodge8. Les moyens militaires ne produisaient ni ne pouvaient probablement produire les résultats politiques escomptés. Même si le décompte des cadavres indiquait un certain degré de succès tactique, il n’avait guère d’importance stratégique. Néanmoins, la faillite apparente de l’effort de guerre n’a pas empêché les troupes d’intervention américaines de poursuivre leurs opérations au Vietnam jusqu’en 1973. P h o t o d e l ’ O TA N Powell faisait partie de ces troupes. Tout comme McDougall, il avait de la difficulté à trouver un sens à son expérience. En 1963, comme conseiller militaire de l’Armée de la République du Vietnam, il apprit pour la première fois ce qu’était l’analyse quantitative du Pentagone sous la direction du secrétaire de la Défense Robert S. McNamara : « Nous considérions comme “sûr” un hameau entouré de plusieurs mètres de fil de fer barbelé, gardé par des miliciens et dont le chef n’avait pas été tué au cours des trois semaines précédentes ». De tels « indicateurs » pouvaient annoncer tout, sauf la victoire. C’est avec incrédulité que Powell réagissait aux allégations de McNamara selon lesquelles « chaque mesure quantitative » montrait que les États-Unis étaient en train de gagner la guerre : « Les battre? La plupart du temps, nous ne pouvions même pas les trouver. » Le général Colin Powell comme président du JCS. importance. Les Américains ont scruté à la loupe leur gouvernement, leurs militaires et le processus de leur politique étrangère dans l’espoir de corriger les mauvaises raisons qui avaient conduit à la première guerre perdue de toute leur histoire. Le War Powers Act de novembre 1973, par exemple, cherchait à limiter les prérogatives présidentielles qui avaient abouti à la débâcle au Vietnam et à rendre l’Exécutif plus responsable de ses actes devant le Congrès3. En ce qui concerne les décisions d’importance nationale, le Vietnam a mis fin à l’époque du automatique « le président a raison »4. Les vétérans qui combattirent dans cette guerre pour endiguer la montée du communisme en Asie du Sud-Est étaient loin d’être les derniers à penser de la sorte5. Plus encore que leurs concitoyens, ils entretenaient une méfiance profonde envers le gouvernement et les institutions qui les avaient envoyés au Vietnam6. C’était particulièrement le cas de ceux qui avaient participé aux combats au sol et que leur gouvernement avait lancés dans une guerre qu’il paraissait ni pouvoir ni vouloir gagner. Pis encore, toutes les déclarations des stratèges, des experts et des analystes semblaient avoir été en porte-à-faux par rapport à la guerre telle qu’ils l’avaient vécue dans la dure réalité des combats. La macabre mesure des succès (« la réalité trompeuse du décompte des cadavres, l’illusion confortable des hameaux sûrs, les rapports gonflés sur les progrès7 ») contredisait l’évidence même qui sautait aux yeux du soldat moyen en 1969 : les États-Unis étaient en train de perdre la guerre. L’historien Walter A. McDougall était un de ces soldats qui eut une sorte de révélation à la suite d’une expérience de combat intense : J’en ai tiré la conclusion que quelque chose de très sérieux ne fonctionnait pas dans cette guerre : toute 50 L’allongement de la liste des pertes américaines ne fit que durcir le mépris de Powell pour les « commandos de la règle à calcul » de McNamara9. Lors de son premier séjour, l’engagement américain au Vietnam relevait en très grande partie du Military Assistance Command Vietnam, ne comptait pas plus de 16 000 soldats et ne causa que peu de pertes en vies. Lorsque Powell retourna sur place en 1968-1969, l’engagement américain avait atteint un sommet de 543 400 militaires, et les soldats mouraient au rythme de 500 par semaine; certains des amis de Powell figuraient parmi eux10. Cela l’a affecté. En effet, alors comme maintenant, il voyait dans l’Armée « une famille » dont tous les membres sont interdépendants11. Pour un Noir américain devenu adulte dans les années 1960, c’était important. Citant un de ses amis décédés, il explique : « Nous sommes tous des soldats. Les seules couleurs que nous connaissons, c’est le vert et le kaki. La couleur de la boue et celle du sang sont partout les mêmes12 ». Dans l’Armée, Powell pouvait exceller d’une façon qui ne lui aurait pas été aussi facilement offerte dans la vie civile. « L’Armée vivait l’idéal démocratique en avance sur le reste de l’Amérique. À partir des années 1950, il y avait, passés les postes de garde de nos installations, moins de discrimination, un système plus juste de promotion au mérite et plus d’égalité des chances pour tous que dans n’importe quel hôtel de ville du Sud ou n’importe quelle compagnie du Nord13 ». L’Armée n’était pas seulement une famille, c’était sa famille; et il n’aimait pas la voir perdre son sang pour des raisons qui n’étaient jamais formulées clairement et, encore moins, comprises. Son angoisse transparaît dans le souvenir qu’il a gardé d’un jeune fantassin mourant après avoir sauté sur une mine : Revue militaire canadienne ● Été 2002 Des visages comme celui-là sont gravés profondément et depuis longtemps dans la mémoire de Powell. Les vues de Powell sur l’art de gouverner et l’utilisation de la force militaire sont imprégnées de façon très nette d’un sens du « nous et eux ». Son « nous », c’est clairement sa famille étendue : les forces armées des États-Unis. Pour lui, le « eux », ce sont les dirigeants civils, ce qui inclut le président, le secrétaire à la Défense, le secrétaire d’État et leurs conseillers, leurs experts et leurs spécialistes universitaires15. Dans son opinion, un des problèmes généraux quant à l’effort de guerre américain au Vietnam venait de ce que les officiers supérieurs, chargés de défendre le point de vue du « nous », étaient passés dans l’autre camp. Ce faisant, ils avaient fait disparaître la tension pourtant nécessaire dans les relations entre civils et militaires et créé un grave déséquilibre. Il était vraiment trop facile pour les « commandos de la règle à calcul » de continuer une campagne qui n’avait pas d’objectifs stratégiques clairement définis, de ramener les prises de décisions à une série de calculs rationnels impersonnels et de gaspiller des vies : personne ne contestait leurs arguments ou n’influençait leurs décisions. Nos officers supérieurs savaient que la guerre tournait mal, mais ils se soumettaient aux pressions de la pensée de groupe […] En tant qu’institution, les militaires n’ont pas été capables de parler franchement aux dirigeants politiques ou de se parler à eux-mêmes. Ses hauts dirigeants ne se sont jamais rendus chez le secrétaire à la Défense ou chez le président pour leur dire : « Nous ne pourrons pas gagner cette guerre de la manière qu’elle menée16. » Comme pour beaucoup d’officiers américains de sa génération, « plus jamais » est devenu le credo de Powell17. Il n’était pas le seul soldat à vouloir tirer des leçons de la chute de Saigon. En 1978, l’ancien commandant en chef du Pacifique, l’amiral Grant Sharp, offrait cette explication brutale : « Elle [la guerre du Vietnam] a été perdue à Washington D.C. » parce qu’une peur exagérée d’une intervention chinoise ou soviétique a empêché les États-Unis de « s’engager de façon décisive avec son énorme puissance aérienne et navale »18. La difficulté qu’il y avait à rattacher une force militaire appropriée à des objectifs politiques précis est également un thème central de l’ouvrage du colonel Harry S. Summers Jr19. Toutefois, contrairement à Sharp, Summers ne jette pas le vrai blâme pour cette déconnexion sur les civils. Il le réserve pour les chefs militaires : Ce qui manquait, c’était le lien que les stratèges militaires auraient dû fournir : comment mettre les moyens de l’analyste des systèmes au service des objectifs du politicologue. […] Au lieu d’offrir des conseils militaires professionnel sur la manière de faire la guerre, les chefs militaires se sont de plus en Été 2002 ● Revue militaire canadienne plus joints aux analystes des systèmes pour déterminer les moyens matériels que nous devions utiliser20. Même le commandant des forces américaines au Vietnam (1964-1968), le général William C. Westmoreland, aboutit à des conclusions similaires : « J’étais probablement le militaire le plus en vue et j’ai été moi-même trop porté à appuyer en public la politique du gouvernement21. » Ce n’est cependant ni Westmoreland ni aucun autre commandant sur le terrain qui fut l’objet du mépris, mais bien le Joint Chiefs of Staff. En accusant les « cinq hommes silencieux » d’avoir failli à leurs responsabilités face au peuple américain, le livre de H.R. McMaster, Dereliction of Duty, a fait l’unanimité chez les officiers d’après la guerre du Vietnam22. McMaster défend la thèse selon laquelle le JCS, bien que convaincu qu’il fallait au moins 123 000 soldats pour stabiliser la situation en 1965, s’est rangé derrière le président Lyndon Johnson qui prétendait que ce nombre était suffisant pour gagner, le sens du mot « gagner » glissant vers « impasse » ou « démontrer au Vietcong et à la République démocratique du Vietnam qu’ils ne peuvent pas l’emporter au Vietnam du Sud »23. Johnson craignait en effet qu’une escalade immédiate et de grande envergure ne vienne compromettre aux États-Unis le programme de sa politique nationale pour une « Great Society ». C’est pourquoi McMaster croit que, en appuyant les idées confuses du président, les chefs d’état-major des diverses armes ont permis aux programmes intérieurs de dicter la stratégie militaire. McMaster et beaucoup d’officiers en service après le Vietnam en ont tiré comme leçon que, pour éviter une autre débâcle, les chefs militaires doivent non seulement conseiller mais aussi insister quant il est question de stratégie24, insister pour que les buts politiques soient précis, pour que les objectifs stratégiques qui répondront à ces buts soient clairs et pour que les coûts (humains, matériels, économiques et politiques) soient bien compris. Colin Powell, qui avait vu, dans le regard d’un soldat agonisant, les répercussions des manquements du JCS jusque sur le champ de bataille, aboutit aux mêmes conclusions et décida d’agir en conséquence : Beaucoup d’officiers de carrière de ma génération, capitaines, majors et lieutenants-colonels marqués par cette guerre, se sont juré que, quand viendrait le temps de prendre et de faire appliquer des décisions, nous n’accepterions pas tranquillement une guerre mal voulue et lancée pour des motifs mal ficelés que le peuple américain ne pourrait ni comprendre ni appuyer. Si nous pouvions être fidèles à cette promesse pour nous-mêmes, pour nos dirigeants civils et notre pays, alors les sacrifices du Vietnam n’auraient pas été vains25. C’était une toute autre question de savoir comment il ferait pour que « eux » écoutent. Avant que ce ne soit « à son tour de décider », Powell devint un adroit adepte des couloirs du pouvoir à Washington; son éducation pratique en élaboration des politiques débuta en 1972-1973 en tant que White House Fellow au Bureau de gestion et du budget. C’est là qu’il se familiarisa avec la bureaucratie fédérale et travailla sous la supervision d’hommes aussi influents que Caspar Weinberger et Frank Carlucci26. Entre 1977 et 1981, il travailla comme officier d’état-major au 51 LE LEADERSHIP Ce n’était qu’un enfant, et je n’oublierai jamais l’expression de son visage, un mélange d’étonnement, de peur, de curiosité et, par dessus tout, d’incompréhension. Il essayait sans cesse de parler, mais les mots lui restaient dans la gorge. Ses yeux semblaient dire : pourquoi? Je n’avais pas plus de réponse alors qu’aujourd’hui. Il est mort dans mes bras14… Bureau du secrétaire à la Défense et il y revint en 1983 à titre d’adjoint militaire du secrétaire. En 1986, il accepta le poste de conseiller adjoint à la Sécurité nationale sous Frank Carlucci et, à peu près un an plus tard, il succéda à Carlucci comme conseiller à la Sécurité nationale du président Ronald Reagan. C’était la formation la plus complète en élaboration des politiques qu’ait jamais reçue un soldat27. Aussi à l’aise que Powell ait pu être avec des gens tels que Weinberger et Carlucci, sa distinction entre le « nous » et le « eux » du temps du Vietnam n’a jamais entièrement disparu. Ce sentiment d’une division n’existait cependant pas d’un seul côté. Les fonctionnaires civils de ce qu’on appelle l’élite de l’élaboration des politiques contestaient autant l’utilité que la pertinence de la contribution des militaires à la politique étrangère et de défense. Photo du US State Department D’ailleurs le « fossé » toujours plus profond séparant les militaires, les initiés des politiques et la société américaine a fait l’objet de nombreuses recherches28. Dans une vaste enquête sur ces trois groupes, Peter D. Feaver et Richard H. Kohn ont constaté que c’est entre les attitudes des militaires et Le secrétaire d’État Colin Powell avec le président Bush. celles des experts civils en politiques que ce fossé est le plus profond29. Ils ont aussi trouvé que certains facteurs reliés directement à la guerre du Vietnam exacerbent ces différences. Tout d’abord, avec l’abolition de la conscription sélective, moins d’Américains font face à l’obligation du service militaire30. Aussi, la probabilité que des membres de l’élite se retrouvent, eux ou leurs enfants, dans le feu de l’action est encore même plus éloignée maintenant qu’à l’époque de la guerre du Vietnam lorsque beaucoup faisaient reporter leur enrôlement31. Ceci réduit au minimum leur intérêt personnel dans les affaires militaires, ce qui crée un ressentiment continu chez les militaires32. Ensuite, élément qui se rattache aussi au précédent, les officiers supérieurs sont plus prêts que jamais à faire connaître leurs préférences en matière de politiques33. Il y a des fondements historiques à cette évolution. Depuis 1816, il existe une corrélation directe entre le nombre d’anciens combattants élus au Congrès et les affinités des États-Unis pour des entreprises outre-mer : plus le pourcentage d’anciens combattants y est élevé, moins probables sont les interventions 52 militaires à l’étranger. Comme ce pourcentage ne cesse de baisser dans les élites responsables de l’élaboration des politiques, les officiers supérieurs, surtout les anciens du Vietnam, croient qu’il est nécessaire de tempérer, sinon de restreindre, la « réaction automatique » en faveur des interventions militaires34. En contrepartie, l’idée que des officiers supérieurs croient avoir leur mot à dire non seulement sur la manière de faire la guerre mais aussi, au préalable, sur le bien-fondé de partir en guerre, n’est pas bien reçue par beaucoup de décideurs civils. Certains commentateurs s’inquiètent du fossé toujours plus profond entre les élites militaires et civiles35. Ce n’est pas le cas de Powell, pour qui la tension dans les relations entre civils et militaires est un élément inévitable mais nécessaire dans l’élaboration des politiques. Il suffit de songer à sa façon de voir le fonctionnement du Conseil national de sécurité (NSC) américain qui a comme rôle de conseiller le président sur les questions de sécurité nationale. Bien que les conseils qu’il donne devraient normalement être à l’abri des ingérences des divers ministères, Powell croit que de telles ingérences existent de fait et qu’elles doivent être utilisées. Comme conseiller à la Sécurité nationale, il mettait à profit les différences d’opinions entre ministères pour clarifier les questions, élaborer des options et, finalement, faire des recommandations. Lors d’une entrevue en 1999, il commenta longuement le rôle de « réconciliateur de points de vue différents » d’un conseiller à la Sécurité nationale : C’est le rôle du conseiller à la Sécurité nationale d’être au courant de tout : toutes les intentions, tous les faits, toutes les opinions, toutes les zones grises, blanches et noires; il doit se servir d’une équipe très qualifiée, celle du Conseil national de sécurité, pour présenter tous les accords et désaccords dans une forme qui puisse être renvoyée aux deux hauts fonctionnaires [secrétaires d’État et à la Défense] ou, à quiconque doit participer aux débats, et dire : « Voici la question telle que nous la comprenons. Voici les points d’accord et de désaccord […] Réunissons-nous donc et confrontons nos points de vue. » Puis vient le moment où le conseiller à la Sécurité nationale doit synthétiser tous ces points, en faire un calcul intégral (la superficie sous la courbe) et dire au président : « Monsieur, nous avons entendu tous ces points de vue […] Voici maintenant ce que moi je pense et ce que je vous recommande ». Vous [comme conseiller à la Sécurité nationale] faites votre recommandation alors que le secrétaire d’État et le secrétaire à la Défense savent ce que vous allez recommander. Et c’est ensuite au président de décider36. Durant le mandat de Powell comme conseiller à la Sécurité nationale, le forum où s’affrontaient des intérêts divergents prit en fait plusieurs formes. Au plan organisationnel, il y avait un groupe d’examen des politiques. En étaient membres des hauts fonctionnaires du département d’État, du ministère de la Défense, de la CIA, de l’état-major interarmées (JCS) ainsi qu’un représentant du bureau du Vice-Président37. Pour Powell, cependant, la structure organisationnelle n’était pas l’alpha ni l’oméga de l’élaboration des politiques : « Le système NSC ou militaire le mieux conçu a moins d’importance que les gens qui y travaillent38. » Individuellement, en tant que conseiller à la Sécurité nationale, Powell rencontrait le secrétaire d’État Revue militaire canadienne ● Été 2002 Ce n’était pas le cas lors de la guerre du Vietnam. Les présidents John F. Kennedy et Lyndon Johnson ont de fait écarté les militaires des prises de décision stratégiques. Ils avaient leurs raisons. Kennedy et son secrétaire à la Défense, McNamara, furent à juste titre peu impressionnés par les conseils du JCS lors du fiasco de la baie des Cochons et de la crise des missiles à Cuba. Surtout après cette dernière, Kennedy en vint à préférer les discussions en comités ad hoc et « démantela » la structure du Conseil national de sécurité. Pour sa part, McNamara préférait les conseils de « jeunes prodiges » qu’il croyait plus à même de « penser en dehors des sentiers battus ». Comme ils étaient marginalisés au sein du NSC et du ministère de la Défense, les militaires ne pouvaient donc faire des commentaires que pour la forme40. C’est le système dont hérita Johnson. Les chefs des diverses armes aggravèrent une situation déjà difficile par des disputes entre services alors que la concurrence pour des fonds et leur faible influence minaient déjà la position du « nous ». Même lorsqu’ils présentaient un front uni, leur consensus n’était pas solide, ce qui ne contribuait pas à contrebalancer les positions de leurs chefs civils. En étudiant ce problème avec du recul, Powell conclut que les dés avaient été pipés au détriment des militaires : « Selon moi, le processus confus qui avait été mis en place explique en partie pourquoi l’état-major interarmées n’a jamais élevé la voix de façon claire pour empêcher que les forces armées ne s’enfoncent davantage dans le bourbier vietnamien41. » Le Defense Reorganization Act de 1986 a changé cette « situation confuse » en augmentant le pouvoir du président du JCS. N’étant plus contraint de présenter soit des opinions diluées soit des points de vue qui divergeaient selon les services, ce président était dorénavant libre d’exposer ses propres vues directement aux dirigeants politiques. Lui seul devenait le principal conseiller militaire du président, du secrétaire à la Défense et du Conseil national de sécurité. Ces arrangements convenaient parfaitement à Powell, qui s’en est pleinement servi dans les semaines suivant sa nomination à la tête du JCS en octobre 1989. La question du jour était alors celle du Panama. Ce qui n’avait d’abord été qu’un agacement envers un ancien allié anticommuniste en Amérique centrale s’était transformé en une question de sécurité importante : le dictateur panaméen Manuel Noriega était accusé de trafic de stupéfiants par les États-Unis; il avait suspendu les élections qu’il était certain de perdre en mai 1989; un US Marine avait été tué par ses Forces de défense panaméennes; un navigateur américain et sa femme avaient été arrêtés et maltraités; enfin Noriega menaçait effrontément les droits des États-Unis, garantis par traité, sur la zone du Canal de Panama. Somme toute, Noriega mettait en jeu la crédibilité des États-Unis, et l’administration Bush décida qu’il devait partir. Pour autant qu’elle pouvait en juger, l’administration Bush Été 2002 ● Revue militaire canadienne croyait avoir alors une justification suffisante pour intervenir militairement afin d’appuyer son objectif politique de renverser Noriega et de le remplacer par un président élu démocratiquement et ami des États-Unis. Et, toujours selon l’évaluation de l’administration Bush, la population américaine appuierait probablement une intervention militaire. Comme les objectifs politiques étaient raisonnablement clairs, Powell chercha alors à y « greffer » les moyens militaires qu’exigeait leur réalisation. Il croyait, tout comme le général Maxwell Thurman, commandant en chef du Commandement Sud, que la clé pour éliminer Noriega et s’assurer qu’il ne soit pas remplacé par un « nouvel homme fort » résidait dans la destruction du fondement de son pouvoir dictatorial : les Forces de défense panaméennes. En conséquence, ils préparèrent un plan à cet effet. Ce plan faisait appel à des troupes des quatre armes, à savoir 10 000 soldats du XVIII Airborne Corps, la 7th Infantry Division, un bataillon de US Army Rangers et 13 000 soldats déjà sur place au Panama. Il n’y aurait pas de réponse graduelle de style vietnamien dans l’opération « Just Cause »; on engagerait une force écrasante pour atteindre les objectifs stratégiques de façon décisive et rapide. Les critères de Powell (des buts politiques clairs et conformes à l’intérêt national américain, des objectifs militaires réalisables à l’appui ces buts, une force militaire convaincante, l’assurance raisonnable du soutien du peuple américain) étaient aussi près que jamais d’être respectés. Powell vendit donc son plan à son commandant en chef. Bush approuva l’intervention militaire telle que conçue par Thurman et Powell, et les forces américaines envahirent Panama le 20 décembre. « Just Cause » fut un énorme succès pour les États-Unis et pour Powell. En deux semaines, les forces américaines avaient atteint tous leurs objectifs et capturé Noriega au prix assez bas de 24 vies américaines. Pour Powell, cette victoire complète avait un caractère personnel. Comme président du JCS, il venait de transformer un but politique en objectifs militaires concrets; il s’était gagné l’approbation du président et il avait supervisé la première intervention militaire américaine vraiment réussie depuis le Vietnam. Sa cote de popularité monta en flèche auprès de l’administration, du Congrès et du public. À quel point il désirait investir ce nouveau crédit politique devint évident lors de la crise du golfe Persique en 1990. Les intérêts nationaux américains y étaient suffisamment clairs. Avec l’invasion du Koweït par l’Irak en août 1990, Saddam Hussein avait pris possession de 20 p. 100 des réserves mondiales de pétrole et risquait d’en acquérir un autre 20 p. 100 s’il pénétrait en Arabie Saoudite42. Après avoir consulté les joueurs clés de son « Gang of Eight », le président traça une « ligne dans le sable » et engagea les États-Unis à défendre l’Arabie Saoudite43. Powell était certain qu’on pouvait réaliser cet objectif grâce au plan préparé par le général Norman Schwarzkopf, commandant en chef du Commandement central. Ce plan prévoyait le déploiement dans la région de 250 000 soldats et d’importantes forces aériennes et navales. Il permettrait donc de tenir Saddam à l’écart de l’Arabie Saoudite et de laisser le temps aux sanctions d’avoir leur effet. Mais Powell voulait savoir si l’objectif politique s’étendrait à la libération du Koweït. En effet, ce type d’objectif exigerait la mise sur pied d’une force encore plus imposante, ce qui prendrait des semaines, voire des mois. Il tenailla l’administration sur la question des buts politiques : « Valaitil la peine de partir en guerre pour libérer le Koweït44? » Il 53 LE LEADERSHIP George Shultz et le secrétaire à la Défense Frank Carlucci chaque jour pendant trente minutes. Dans une réunion typique, « Frank criait après Georges et Georges après Frank […] Dans le processus d’ensemble, il n’y avait donc pas uniquement un groupe d’examen des politiques et l’étude des dossiers, mais aussi trois gars qui se parlaient chaque matin39. » Pour Powell, ce jeu des forces durant ses années au NSC a non seulement débouché sur des politiques solides, mais a également assuré une représentation adéquate à sa famille militaire. dépensait le crédit politique qu’il avait auprès de l’administration, et il le savait. Plus tard, Cheney lui reprocha d’avoir outrepassé son autorité et de ne pas s’en être tenu aux affaires militaires; mais Powell « ne regrettait rien ». Il tenait la promesse qu’il s’était faite vingt ans plus tôt : La docilité de l’état-major interarmées m’avait consterné; il avait mené la guerre au Vietnam sans jamais insister pour que les dirigeants politiques lui fournissent des objectifs clairs. Avant de commencer à parler du nombre de divisions, de porte-avions et d’escadrilles de chasses dont nous avons besoin […] nous devons savoir quels sont les buts poursuivis. Ce que j’ai dit sur la question de fournir des objectifs clairs aux militaires devait être dit45. P h o t o d e l a U S A r m y p a r l e S p e c i a l i s t D a v i d M a r c k J r. Craignant que les buts politiques puissent outrepasser les moyens militaires, Powell déclara à Bush que Schwarzkopf aurait besoin de deux fois la force actuelle pour chasser l’armée irakienne du Koweït. Une fois que les coûts clairement connus, le président clarifia finalement après plusieurs mois ce qu’il entendait par « cela [l’annexion du Koweït par l’Irak] ne peut Un soldat de la 101 e Division aéroportée des États-Unis en action en Afghanistan, mars 2002 pas continuer ». Si les Irakiens ne se retiraient pas du Koweït, les Américains et leurs partenaires de la coalition les en expulseraient. Le 8 novembre, le président annonça l’envoi de 200 000 soldats américains de plus pour donner aux forces de la coalition une « capacité offensive ». Il fallut plusieurs mois pour arriver à mettre en place les forces nécessaires, mais la campagne destinée à chasser Saddam Hussein du Koweït fut un succès spectaculaire. Elle démarra le 17 janvier par une offensive aérienne de 39 jours pour écraser les défenses anti-aériennes de l’Irak, détruire ses réseaux de communication et affaiblir son armée. L’offensive terrestre subséquente n’eut besoin que de quatre jours pour parachever le travail, une fois encore sans mesures graduelles, sans escalade, rien qu’avec une force écrasante. La popularité de Powell grimpa encore plus haut. Lors des débats sur la possibilité d’une intervention américaine en Bosnie-Herzégovine, Powell trouva encore une autre façon de se servir de sa célébrité. À l’automne 1992, le candidat démocrate à la présidence, Bill Clinton, critiqua l’administration Bush de ne pas faire plus pour arrêter le 54 nettoyage ethnique des musulmans bosniaques par les Serbes. C’était un appel mal défini pour « faire quelque chose », et cela inquiétait Powell qui se souvenait des stratégies confuses employées au Vietnam. Il ne se serait peut-être pas inquiété si la campagne de Bush n’avait pas été en train d’échouer aussi lamentablement. En octobre 1992, Clinton semblait devoir l’emporter. Ce que Powell craignait surtout, c’était qu’une administration Clinton ne serait probablement pas peuplée de gens du type « nous », à commencer par le candidat luimême. Clinton avait en effet utilisé une exemption pour raison d’études supérieures afin d’échapper au service militaire pendant la guerre du Vietnam, et il promettait maintenant de réduire le déficit fédéral en coupant dans les dépenses militaires. Il s’était entouré de gens qui rappelaient à Powell les « jeunes prodiges » de McNamara46. En tant que dernier survivant de l’administration sortante, Powell comprenait qu’il n’aurait plus le même poids dans les réunions de la nouvelle administration. C’est ainsi qu’il eut recours à la seule arme qui, pensait-il, les obligerait, « eux », à l’écouter : la pression politique. Il tira sa première salve dans une entrevue au New York Times où il critiquait l’idée d’intervenir de façon limitée en Bosnie sans avoir un objectif politique clair : « Dès qu’ils me disent qu’elle est limitée, c’est qu’ils ne se soucient pas d’obtenir ou non un résultat. Dès qu’ils me disent qu’elle est “chirurgicale”, je me dirige vers le bunker47. » La seconde salve fut une réfutation d’un éditorial du New York Times daté du 4 octobre, qui critiquait son peu d’empressement à intervenir malgré la preuve télévisuelle de tortures et de meurtres généralisés. Dans sa lettre ouverte à la rédaction du 8 octobre, Powell défendit son plaidoyer en faveur de la nécessité d’avoir des objectifs politiques clairs avant de se lancer dans une intervention militaire quelconque. À ce stade, il n’y avait pas au problème bosniaque de solution politique à laquelle une intervention limitée pourrait servir d’appui. Powell affirma que la question bosniaque était « particulièrement complexe » parce qu’elle avait de « profondes racines ethniques et religieuses » et défiait toute solution simple. Dans une zone où les États-Unis avaient peu d’intérêts, ce fait justifiait encore plus difficilement de sacrifier des vies américaines : « Nous devons aux hommes et aux femmes qui s’en vont risquer leur peau de nous assurer de ne pas gaspiller leurs vies pour des motifs qui ne sont pas clairs. » Il ridiculisa aussi les « petits prodiges » en devenir : « C’est sûr que je deviens nerveux lorsque de soi-disant experts suggèrent que nous n’avons besoin de rien d’autre qu’un petit bombardement chirurgical ou qu’une attaque limitée. Lorsqu’on n’atteint pas le résultat désiré, un autre groupe d’experts vient parler d’une petite escalade. L’histoire a réservé un cinglant démenti à cette approche48. » Même après l’entrée en fonction de la nouvelle administration, Powell resta fidèle à sa thèse selon laquelle des frappes aériennes limitées ne feraient probablement pas plier les Serbes. Ils ne céderaient que devant le déploiement d’un contingent massif de forces terrestres; or, de l’avis de Powell, le public américain n’accepterait pas ce genre de sacrifice. Clinton, qui ne manquait pas d’astuce politique, comprit que Powell avait un grand poids politique. C’est pourquoi il évita de se heurter à son principal conseiller militaire sur cette question particulière49. De fait, ce n’est qu’après avoir arraché une solution politique fragile par les Accords de paix de Dayton en novembre 1995 que les États-Unis déployèrent 20 000 soldats dans cette région. C’était d’ailleurs deux ans après la retraite de Powell comme président du JCS. Revue militaire canadienne ● Été 2002 Si quelque chose a pu pousser Powell à durcir ses positions, c’est l’intervention humanitaire en Somalie. Bien que son autobiographie n’offre guère de quoi clarifier la position qu’il avait avant le déploiement de décembre 1992, il est clair qu’il regrette cet exercice dans son entièreté50. L’opération « Restore Hope », qui devait se limiter au début à apporter une aide humanitaire, prévoyait qu’une force des Nations Unies prendrait la relève de la coalition sous commandement américain une fois que les vivres circuleraient librement. Elle démarra bien, mais la situation se détériora après mars 1993. Les forces de la coalition se mêlèrent au conflit en tentant de désarmer les factions somaliennes dans le cadre d’un mandat élargi des Nations Unies visant à « reconstruire une nation ». Étant donné que la force des Nations Unies était incapable de remplir ce mandat sans l’appui des États-Unis, le contingent américain (bien que nettement réduit en nombre) resta sur place et s’enfonça plus profondément dans le conflit entre les factions. En octobre 1993, une opération spéciale de chasse à l’homme destinée à capturer le seigneur de la guerre Mohammed Farah Aidid tourna au drame avec la mort de 18 soldats américains, et des images de la télévision montrèrent certains de leurs cadavres traînés dans les rues de Mogadiscio. C’en était trop : l’objectif politique de reconstruction d’une nation s’était révélé aussi irréalisable que le désarmement des factions51; les Américains n’avaient en Somalie d’autre intérêt que de soulager une grave famine, ce qui ne justifiait en rien de sacrifier la vie d’autres soldats américains. Clinton annonça donc son intention de retirer tous ses soldats dans les jours suivants. Contrairement à l’invasion du Panama et même à la guerre du Golfe, Powell ne réussit pas, dans le cas de la Somalie, à faire prévaloir les critères de sa doctrine. Les buts politiques n’étaient pas clairs (en fait ils s’étendirent de l’aide humanitaire initiale à la reconstruction d’une nation), la force militaire employée n’était pas suffisante, la stratégie de désengagement fut un échec et l’appui du public américain baissa constamment. Comme le note Powell : « Pourquoi des Somaliens ont-ils tiré sur nos troupes alors qu’elles étaient venues secourir la population affamée? Ce sont les Nations Unies, avec cette idée de « reconstruction d’une nation, qui nous ont entraînés dans ces sables mouvants52. » C’était une situation pénible. À un moment donné, Powell s’est trouvé coincé entre deux choix : appuyer l’escalade des forces réclamée par les commandants sur le terrain ou ne rien faire afin de ne pas compromettre un retrait rapide des Américains. Même si les actions et les recommandations de Powell restent encore peu claires, ce n’est pas le cas des leçons qu’il a tirées des événements. Il en est ressorti plus convaincu que jamais de la nécessité de tenir compte de ses critères et de constamment réévaluer la situation par rapport à eux lors de l’engagement de forces américaines à l’étranger. Le « nous » et le « eux » qui sous-tendent les conceptions de Powell sur l’art de gouverner et sur le recours à la force militaire ont des fondements tant émotifs que rationnels dont la plupart sont reliés au Vietnam. Dans son for intérieur, Powell considère les forces armées des États-Unis, l’Armée en particulier, comme sa famille étendue. Aucun soldat ne peut avoir servi aussi longtemps que Powell sans ressentir un certain attachement envers cette institution et les gens qui en font partie. Son expérience du combat fut aussi importante. Powell était bouleversé de voir des soldats mourir pour des motifs « obscurs » à ses yeux. Il était exaspéré à l’idée que les décideurs et leurs « prétendus experts » traitaient les membres de sa famille comme de simples objets, les pions inanimés d’une stratégie douteuse, alors qu’ils ne couraient guère de risques eux-mêmes. Il finit par se convaincre que les chefs militaires avaient l’obligation de faire prendre conscience aux décideurs civils que chaque soldat était le fils de quelqu’un et que les conséquences de l’engagement des forces du pays dans des combats ne pouvaient être prises à la légère. La promesse qu’il s’était faite de parler ouvertement quand viendrait « son tour de décider », n’était pas de la simple rhétorique démagogique. C’était une promesse véritable que ses actions au Panama, lors la guerre du Golfe et durant la crise de Bosnie ont corroborée. L’insistance de Powell à faire valoir le point de vue des militaires avait aussi une composante rationnelle; il croyait en effet que cela produisait de meilleures politiques. Plus souvent qu’autrement, les relations entre civils et militaires sont conflictuelles, mais la prémisse de la doctrine de Powell est qu’il faut reconnaître l’existence de ces tensions et les utiliser. Comme beaucoup de soldats, et même quelques spécialistes universitaires, Powell est convaincu que c’est l’absence d’un point de vue militaire solide et crédible qui a entraîné la défaite au Vietnam. Le JCS n’a pas tempéré les initiatives du pouvoir politique et de ses experts civils. Powell a agi différemment. Comme conseiller à la Sécurité nationale, il a joué les départements d’État et de la Défense l’un contre l’autre. En tant que président du JCS, il a vigoureusement mis de l’avant les préférences des militaires pour des objectifs politiques clairs et pour l’engagement d’une force convaincante. Quand ses patrons politiques voulaient bien l’écouter, il leur faisait connaître ses vues en toute confidentialité. Dans le cas contraire, il utilisait son crédit auprès de l’électorat américain et du Congrès pour faire une place à son point de vue dans le processus décisionnel. Il ne remettait certes pas en question le contrôle du pouvoir civil sur les militaires; il l’acceptait comme un principe légal mais pas comme un sédatif. NOTES 1. Colin L. Powell, « Why Generals Get Nervous », New York Times, 8 octobre 1992. [TCO] Powell a présidé le JCS d’octobre 1989 à septembre 1993. 2. Marilyn B. Young parle de « guerre civile américaine » au sujet des dissensions qu’a suscitées Été 2002 ● la guerre du Vietnam et de leur impact sur la mémoire collective des Américains dans le chapitre « The Vietnam War in American Memory » du livre de Jayne S. Werner et Luu Doan Huynh, dir., The Vietnam War: Vietnamese and American Revue militaire canadienne Perspectives, Armonk, New York, M.E. Sharpe, 1993, p. 248-257. 3. Les termes de la Loi de 1973 sur les pouvoirs de guerre obligent le président à informer le Congrès dans les quarante-huit heures suivant le déploiement 55 LE LEADERSHIP Powell était audacieux, mais il n’a jamais défié, à propos de la Bosnie, l’autorité de Clinton comme commandant en chef. Ce qu’il a fait, c’était d’exposer sa position dans un forum public, créant ainsi pour Clinton des risques politiques qui n’auraient pas existé s’il avait seulement fait valoir son point de vue de militaire derrière des portes closes. Certes, Clinton aurait pu licencier Powell à tout moment, mais pas sans conséquences politiques. de Forces américaines à l’étranger. En outre, si le Congrès n’endosse pas explicitement son action, il doit retirer ces forces dans les soixante jours. 4. Daniel Yankelovitch, « Farewell to “President Knows Best” », Foreign Affairs, Vol. 57, No 3, 1979, p. 670-693. [TCO] Voir aussi Norman Graebner, « American Foreign Policy After Vietnam », Parameters, Vol. XV, No 3, automne 1985, p. 46-57; Walter A. McDougall, « The Vietnamization of America », Orbis, automne 1995, p. 485-489; et George C. Herring, America’s Longest War: The United States and Vietnam, 1950-1975, 3e édition, New York, McGraw Hill, 1996, p. 285-321. 5. Ellen Frey-Wouters et Robert S. Laufer, Legacy of a War: The American Soldier in Vietnam, Armonk, New York, M.E. Sharpe, 1986, p. 104-105. 6. Robert Jay Lifton, Home From the War: Vietnam Veterans, Neither Victims Nor Executioners, New York, Simon & Schuster, 1973, p. 35-36. Lifton est un psychiatre qui puise ses données principalement dans ses entrevues avec des anciens combattants du Vietnam opposés à cette guerre. Voir aussi Frey-Wouters et Laufer, p. 72. 7. Powell, My American Journey, p. 149. [TCO] 8. McDougall, « Vietnamization of America », p. 484. [TCO] 9. On retrouve ce même sentiment dans le livre du général Norman Schwarzkopf, It Doesn’t Take a Hero, New York, Bantam Books, 1992, p. 179-183. 10. Powell, My American Journey, p. 133. 11. L’affection de Powell pour sa « famille militaire » paraît clairement dans son article rédigé en l’honneur du G.I. américain en qui le Time Magazine voit l’une des 100 personnes les plus importantes du XXe siècle. « Nous ne devons jamais les percevoir comme de simples laquais, relégués dans un coin de notre société. Ils sont nos meilleurs compatriotes, et nous leur devons notre entier appui et nos remerciements sincères. » Colin Powell, « The American G.I. », Time, 19 juin 1999, p. 32-35. [TCO] Voir aussi My American Journey, p. 611. 12. Powell, My American Journey, p. 125. [TCO] 13. Ibid., p. 62. La foi de Powell dans la méthode militaire comme clé de la réforme de la société est étudiée dans Kenneth T. Walsh, « Next Powell Doctrine », US News and World Report, 14 avril 1997, p. 9. [TCO] 14. Powell, My American Journey, p. 147. [TCO] 15. Pour Eliot Cohen, la conception que Powell a de l’art de gouverner repose sur la dichotomie qui existe entre les « penseurs » et les « faiseurs ». Cohen, « Playing Powell Politics », p. 105. 16. Powell, My American Journey, p. 149. [TCO] 17. Gerald Parshall, « Makers of the Twentieth Century: Powell and Schwarzkopf: the Diplomatists », US News and World Report, 16 mars 1998, p. 76, 78-79. 18. Amiral US Grant Sharp, Strategy for Defeat: Vietnam in Retrospect, San Rafael, California, Presidio Press, 1978, p. 271. [TCO] Sharp a été commandant en chef Pacifique de juin 1964 à juillet 1968. 19. Au sujet de la déconnexion entre les objectifs stratégiques et les moyens de les atteindre, voir Michael A. Hennessy, Strategy in Vietnam: The Marines and Revolutionary Warfare in I Corps, 1965-1972, Westport, Connecticut, Preager, 1997, p. 39-64, 181-188; Joseph R. Cerami, « Presidential Decision-making and Vietnam: Lessons for Strategists », Parameters, Vol. XXVI, No 4, hiver 1996-1997, p. 66-80. 20. Harry G. Summers Jr., On Strategy: A Critical Analysis of the Vietnam War, Novato, California, Presidio Press, 1982, p. 2. [TCO] 21. Le général William C. Westmoreland, A Soldier Reports, Garden City, New York, Doubleday, 1976, p. 417. [TCO] 22. H.R. McMaster, Dereliction of Duty: Lyndon Johnson, Robert McNamara, the Joint Chiefs of Staff, 56 and the Lies that Lead to Vietnam, New York, Harper Collins, 1997, p. 300-334. 23. Ibid., p. 305. [TCO] C’est ce que Westmoreland a dit à toute fin pratique à McNamara lors d’une visite de ce dernier à Saïgon en juin 1965. 24. Peter D. Feaver et Richard H. Kohn, « The Gap: Soldiers, Civilians and their Mutual Misunderstanding », The National Interest, No 61, automne 2000, p. 34. 25. Powell, My American Journey, p. 149. [TCO] 26. Ibid., p. 164-178. Caspar Weinberger fut secrétaire à la Défense de 1982 à 1989. Frank Carlucci fut secrétaire adjoint à la Défense (19811986), conseiller à la Sécurité nationale (1986-1987) et secrétaire à la Défense (1987-1989). 27. Cohen souligne dans « Playing Powell Politics », p. 106, le « zest » de Powell et sa maîtrise des machinations bureaucratiques de Washington comme un facteur déterminant de son succès. 28. L’analyse de ce prétendu fossé repose principalement sur des faits anecdotiques dans Thomas E. Ricks, « The Widening Gap Between the Military and Society », The Atlantic Monthly, juillet 1997, p. 66-78. Peter D. Feaver et Richard D. Kohn utilisent les résultats d’une enquête extensive pour souligner les réalités et les interprétations erronées de ce « fossé »; voir leur texte mentionné en note 24, p. 29-37. Les dangers d’un élargissement de ce fossé sont analysés dans Eliot A. Cohen, « Why the Gap Matters », The National Interest, No 61, automne 2000, p. 38-48; dans Peter D. Feaver, « The CivilMilitary Problematique: Huntington, Janowitz and the Question of Civilian Control », Armed Forces and Society, Vol. 23, No 2, hiver 1996, p. 148-178; et dans Russell Weigley, « The American Military and the Principle of Civilian Control from McClellan to Powell », The Journal of Military History, Vol. 57, octobre 1993, p. 27-58. 29. Feaver et Kohn notent cependant dans « The Gap », p. 31-32, que tout en étant réel, le « fossé » n’est pas aussi profond qu’on l’a cru. On trouvera l’opinion d’un initié sur les tensions entre civils et militaires dans la bureaucratie des prises de décision dans Richard Holbrooke, « Presidents, Bureaucrats and Something in Between », dans Anthony Lake, dir., The Vietnam Legacy: The War, American Society and the Future of American Foreign Policy, New York, New York University Press, 1976, p. 142-165; et dans Adam Yarmilinsky, « The War and the American Military », dans The Vietnam Legacy, p. 216-241. 30. Sur l’impact de l’abolition de la conscription sélective, voir James Burk, « The Military Obligations of the Citizens Since Vietnam », Parameters, été 2001, p. 48-60; Eliot A. Cohen, « Twilight of the Citizen Soldier », Parameters, été 2001, p. 23-28. 31. Chose intéressante, le patron civil de Powell (alors président du JCS), le secrétaire à la Défense Richard Cheney, a obtenu deux sursis de service militaire durant la guerre du Vietnam, l’un en raison de ses études collégiales, l’autre en tant que parent. Powell a jugé à propos de signaler la chose dans son autobiographie, My American Journey, p. 405-406. 32. Powell s’est dit écœuré par le caractère antidémocratique de la conscription sélective qui permettait aux « fils de gens puissants et bien placés » d’éviter le service actif pendant qu’on traitait « les gens moins privilégiés » comme de la « vulgaire chair à canon ». [TCO] Voir My American Journey, p. 148. 33. Cohen « Why the Gap Matters », p. 45. 34. Un exemple typique de l’opinion des militaires sur les conditions d’une intervention armée se trouve dans John M. Collins, « Military Intervention: A Checklist of Key Considerations », Parameters, hiver 1995, p. 53-58. 35. Weigley, « The American Military and the Principle of Civilian Control », p. 27-58; Cohen, « Why the Gap Matters », p. 38-46. 36. « Interview with General Colin L. Powell (23 November 1999) » par Ivo H. Daalder, The National Security Council Project, Oral History Roundtables: The Role of the National Security Adviser. Modérateurs Ivo H. Daalder et I.M. Destler, Washington D.C., Brookings Institution, 1999, p. 51. [TCO] Cité dorénavant comme Interview DaalderPowell. 37. Powell, My American Journey, p. 337; Interview Daalder-Powell, p. 53. 38. Interview Daalder-Powell, p. 56. [TCO] 39. Ibid., p. 54. [TCO] 40. H.R. McMaster avance cet argument dans Dereliction of Duty, p. 4-6. 41. Powell, My American Journey, p. 411. [TCO] 42. Cette information est tirée d’un rapport de la CIA d’août 1990. Voir Powell, My American Journey, p. 463. 43. Les joueurs clés du « Groupe des Huit » de Bush sont : Dan Quale (vice-président), Baker (secrétaire d’État), Scowcroft (conseiller de la Sécurité nationale), Robert Gates (directeur de la CIA), Cheney (secrétaire à la Défense), Powell (président du JCS), John Sununu ( chef du cabinet présidentiel) et le président lui-même. 44. Powell, My American Journey, p. 464. [TCO] Le journaliste Bob Woodward (sans citer ses sources) dépeint Powell bien plus comme un « guerrier peu enthousiaste ». Il affirme que Powell préférait nettement les sanctions et aurait préféré éviter la guerre. Bob Woodward, The Commanders, New York, Pocket Star Books, 1992, p. 283-286. Cohen laisse aussi entendre que Powell aurait glissé à Woodward l’information sur son opposition à la guerre dans le Golfe Persique. Cependant, comme Woodward, il ne fournit pas de preuves ni ne commente son allégation. Cohen, « Playing Power Politics », p. 107. 45. Powell, My American Journey, p. 464-466. [TCO] 46. On connaîtra l’attitude de Powell envers la nouvelle administration en lisant son autobiographie « entre les lignes ». Il affirme, par exemple, que Clinton « était entouré par de jeunes civils sans la moindre expérience ou compréhension militaire ». Il rapporte aussi avec beaucoup de mépris comment un jeune « fonctionnaire de la maison Blanche » avait éconduit le lieutenant-général Barry McCaffrey avec cette remarque : « Ici, nous ne parlons pas à des soldats. » Et, avec une dérision à peine voilée, il décrit le porte-parole de la Maison Blanche, George Stephanopulous, comme un « premier de promotion d’école secondaire avec un bon tailleur ». Voir Powell, op.cit., p. 561, 581. [TCO] 47. Michael R. Gordon, « Powell Delivers a Resounding “No” on Using Limited Force in Bosnia », New York Times, 28 septembre 1992. [TCO] 48. Colin L. Powell, « Why Generals Get Nervous », New York Times, 8 octobre 1992. [TCO] 49. Clinton leva cependant l’interdiction pour les homosexuels de servir dans les Forces armées, malgré l’avis contraire de Powell. 50. Powell note que lui-même et Cheney avaient avisé le président Bush que cette mission en Somalie ne pourrait pas être achevée avant le 20 janvier, date de l’intronisation de Bill Clinton. Voir My American Journey, p. 565. 51. Pour des opinions contrastées sur l’échec de la « reconstruction d’une nation » et le désarmement, voir John R. Bolton, « Wrong Turn in Somalia », Foreign Affairs, Vol. 75, No 2, mars-avril 1996, p. 70-85. 52. Powell, My American Journey, p. 586. [TCO] Revue militaire canadienne ● Été 2002