nous et eux : colin powell et les relations entre militaires et civils aux

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nous et eux : colin powell et les relations entre militaires et civils aux
LE LEADERSHIP
Photo du US State Department
Le secrétaire d’État Colin Powell avec le président George Bush.
NOUS ET EUX :
COLIN POWELL ET LES RELATIONS
ENTRE MILITAIRES ET CIVILS AUX
ÉTATS-UNIS, 1963-1993
par le major Douglas E. Delaney
L’
idée qu’il existe des relations conflictuelles entre civils
et militaires est au cœur même de la doctrine Powell.
Plus une série de critères qu’une stratégie d’ensemble,
cette doctrine affirme qu’on ne peut engager les
forces militaires américaines que lorsque des intérêts
nationaux vitaux sont en jeu, que les objectifs stratégiques,
opérationnels et tactiques sont clairs, que l’utilisation de la force
sera décisive et que l’appui du peuple américain est assuré. Ce
sont là des lignes directrices rigoureuses, voire restrictives.
Pourtant, durant les quatre années de présidence de Powell à la
tête de l’état-major interarmées (Joint Chiefs of Staff ou JCS), les
forces armées américaines « sont intervenues dans des situations
troubles et imprévisibles »1. Tant la guerre du Golfe (1991) que
leur intervention humanitaire en Somalie (1992-1993) ne
respectaient pas scrupuleusement les exigences des critères de
Powell; les États-Unis se sont pourtant embarqués dans ces deux
missions sans que Powell ne démissionne. Ceci suggère que sa
doctrine servait plus de point de départ que d’arrivée d’une
politique; c’était une première salve des militaires visant à
tempérer les impulsions stratégiques parfois capricieuses ou
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myopes qui ont conduit au désastre du Vietnam. Le présent article
retrace les racines de la doctrine Powell depuis ses débuts jusqu’à
la fin de la présidence de Powell au JCS, et il en évalue l’impact
sur la politique des États-Unis.
Plus que tout, la guerre du Vietnam a modelé les
conceptions de Powell sur l’art de gouverner et l’utilisation de la
force militaire. Pour lui comme pour la plupart des Américains,
ce fut un point tournant, une mauvaise expérience qui a laissé
des cicatrices dans tous les secteurs de la société2. Sous tout
rapport, les coûts en furent énormes. Cinquante-huit mille vies
humaines, 167 milliards de dollars, un accroissement du déficit
public et une inflation supérieure à 10 p. 100, telles en furent les
conséquences les plus immédiates et mesurables. Parmi les effets
moins mesurables, il y eut la perte de confiance des Américains
envers des institutions qui avaient envoyé leurs fils à l’étranger
pour des raisons peu claires et, pour nombre d’entre eux, sans
Le major Douglas Delaney prépare un doctorat au Collège militaire royal
du Canada.
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la puissance de feu de notre arsenal ne pourrait jamais
mâter une force de guérilla répandue sur des centaines
de kilomètres carrés de jungle, une force experte à
creuser des casemates et des tunnels et toujours libre
de se replier dans les sanctuaires que leur offrait la
neutralité du Laos et du Cambodge8.
Les moyens militaires ne produisaient ni ne pouvaient
probablement produire les résultats politiques escomptés.
Même si le décompte des cadavres indiquait un certain degré
de succès tactique, il n’avait guère d’importance stratégique.
Néanmoins, la faillite apparente de l’effort de guerre n’a pas
empêché les troupes d’intervention américaines de poursuivre
leurs opérations au Vietnam jusqu’en 1973.
P h o t o d e l ’ O TA N
Powell faisait partie de ces troupes. Tout comme
McDougall, il avait de la difficulté à trouver un sens à son
expérience. En 1963, comme conseiller militaire de l’Armée de
la République du Vietnam, il apprit pour la première fois ce
qu’était l’analyse quantitative du Pentagone sous la direction
du secrétaire de la Défense Robert S. McNamara : « Nous
considérions comme “sûr” un hameau entouré de plusieurs
mètres de fil de fer barbelé, gardé par des miliciens et dont le
chef n’avait pas été tué au cours des trois semaines précédentes
». De tels « indicateurs » pouvaient annoncer tout, sauf la
victoire. C’est avec incrédulité que Powell réagissait aux
allégations de McNamara selon lesquelles « chaque
mesure quantitative » montrait que les États-Unis étaient en
train de gagner la guerre : « Les battre? La plupart du temps,
nous ne pouvions même pas les trouver. »
Le général Colin Powell comme président du JCS.
importance. Les Américains ont scruté à la loupe leur
gouvernement, leurs militaires et le processus de leur politique
étrangère dans l’espoir de corriger les mauvaises raisons qui
avaient conduit à la première guerre perdue de toute leur histoire.
Le War Powers Act de novembre 1973, par exemple, cherchait à
limiter les prérogatives présidentielles qui avaient abouti à la
débâcle au Vietnam et à rendre l’Exécutif plus responsable de ses
actes devant le Congrès3. En ce qui concerne les décisions
d’importance nationale, le Vietnam a mis fin à l’époque du
automatique « le président a raison »4.
Les vétérans qui combattirent dans cette guerre pour
endiguer la montée du communisme en Asie du Sud-Est étaient
loin d’être les derniers à penser de la sorte5. Plus encore que leurs
concitoyens, ils entretenaient une méfiance profonde envers le
gouvernement et les institutions qui les avaient envoyés au
Vietnam6. C’était particulièrement le cas de ceux qui avaient
participé aux combats au sol et que leur gouvernement avait
lancés dans une guerre qu’il paraissait ni pouvoir ni vouloir
gagner. Pis encore, toutes les déclarations des stratèges, des
experts et des analystes semblaient avoir été en porte-à-faux par
rapport à la guerre telle qu’ils l’avaient vécue dans la dure réalité
des combats. La macabre mesure des succès (« la réalité
trompeuse du décompte des cadavres, l’illusion confortable des
hameaux sûrs, les rapports gonflés sur les progrès7 ») contredisait
l’évidence même qui sautait aux yeux du soldat moyen en 1969 :
les États-Unis étaient en train de perdre la guerre. L’historien
Walter A. McDougall était un de ces soldats qui eut une sorte de
révélation à la suite d’une expérience de combat intense :
J’en ai tiré la conclusion que quelque chose de très
sérieux ne fonctionnait pas dans cette guerre : toute
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L’allongement de la liste des pertes américaines ne fit
que durcir le mépris de Powell pour les « commandos de la
règle à calcul » de McNamara9. Lors de son premier séjour,
l’engagement américain au Vietnam relevait en très grande
partie du Military Assistance Command Vietnam, ne
comptait pas plus de 16 000 soldats et ne causa que peu
de pertes en vies. Lorsque Powell retourna sur place en
1968-1969, l’engagement américain avait atteint un sommet
de 543 400 militaires, et les soldats mouraient au rythme de
500 par semaine; certains des amis de Powell figuraient
parmi eux10.
Cela l’a affecté. En effet, alors comme maintenant, il
voyait dans l’Armée « une famille » dont tous les membres
sont interdépendants11. Pour un Noir américain devenu adulte
dans les années 1960, c’était important. Citant un de ses amis
décédés, il explique : « Nous sommes tous des soldats. Les
seules couleurs que nous connaissons, c’est le vert et le kaki.
La couleur de la boue et celle du sang sont partout les mêmes12 ».
Dans l’Armée, Powell pouvait exceller d’une façon qui ne lui
aurait pas été aussi facilement offerte dans la vie civile.
« L’Armée vivait l’idéal démocratique en avance sur le reste
de l’Amérique. À partir des années 1950, il y avait, passés les
postes de garde de nos installations, moins de discrimination,
un système plus juste de promotion au mérite et plus d’égalité
des chances pour tous que dans n’importe quel hôtel de ville du
Sud ou n’importe quelle compagnie du Nord13 ».
L’Armée n’était pas seulement une famille, c’était sa
famille; et il n’aimait pas la voir perdre son sang pour des
raisons qui n’étaient jamais formulées clairement et, encore
moins, comprises. Son angoisse transparaît dans le souvenir
qu’il a gardé d’un jeune fantassin mourant après avoir sauté
sur une mine :
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Des visages comme celui-là sont gravés profondément et
depuis longtemps dans la mémoire de Powell.
Les vues de Powell sur l’art de gouverner et l’utilisation
de la force militaire sont imprégnées de façon très nette d’un
sens du « nous et eux ». Son « nous », c’est clairement sa
famille étendue : les forces armées des États-Unis. Pour lui, le
« eux », ce sont les dirigeants civils, ce qui inclut le président,
le secrétaire à la Défense, le secrétaire d’État et leurs
conseillers, leurs experts et leurs spécialistes universitaires15.
Dans son opinion, un des problèmes généraux quant à l’effort
de guerre américain au Vietnam venait de ce que les officiers
supérieurs, chargés de défendre le point de vue du « nous »,
étaient passés dans l’autre camp. Ce faisant, ils avaient fait
disparaître la tension pourtant nécessaire dans les relations
entre civils et militaires et créé un grave déséquilibre. Il était
vraiment trop facile pour les « commandos de la règle à
calcul » de continuer une campagne qui n’avait pas d’objectifs
stratégiques clairement définis, de ramener les prises de
décisions à une série de calculs rationnels impersonnels et de
gaspiller des vies : personne ne contestait leurs arguments ou
n’influençait leurs décisions.
Nos officers supérieurs savaient que la guerre tournait
mal, mais ils se soumettaient aux pressions de la
pensée de groupe […] En tant qu’institution, les
militaires n’ont pas été capables de parler
franchement aux dirigeants politiques ou de se parler
à eux-mêmes. Ses hauts dirigeants ne se sont jamais
rendus chez le secrétaire à la Défense ou chez le
président pour leur dire : « Nous ne pourrons pas
gagner cette guerre de la manière qu’elle menée16. »
Comme pour beaucoup d’officiers américains de sa
génération, « plus jamais » est devenu le credo de Powell17.
Il n’était pas le seul soldat à vouloir tirer des leçons de la
chute de Saigon. En 1978, l’ancien commandant en chef du
Pacifique, l’amiral Grant Sharp, offrait cette explication
brutale : « Elle [la guerre du Vietnam] a été perdue à
Washington D.C. » parce qu’une peur exagérée d’une
intervention chinoise ou soviétique a empêché les États-Unis
de « s’engager de façon décisive avec son énorme puissance
aérienne et navale »18. La difficulté qu’il y avait à rattacher
une force militaire appropriée à des objectifs politiques précis
est également un thème central de l’ouvrage du colonel Harry
S. Summers Jr19. Toutefois, contrairement à Sharp, Summers
ne jette pas le vrai blâme pour cette déconnexion sur les civils.
Il le réserve pour les chefs militaires :
Ce qui manquait, c’était le lien que les stratèges
militaires auraient dû fournir : comment mettre les
moyens de l’analyste des systèmes au service des
objectifs du politicologue. […] Au lieu d’offrir des
conseils militaires professionnel sur la manière de
faire la guerre, les chefs militaires se sont de plus en
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plus joints aux analystes des systèmes pour déterminer
les moyens matériels que nous devions utiliser20.
Même le commandant des forces américaines au Vietnam
(1964-1968), le général William C. Westmoreland, aboutit à
des conclusions similaires : « J’étais probablement le militaire
le plus en vue et j’ai été moi-même trop porté à appuyer en
public la politique du gouvernement21. »
Ce n’est cependant ni Westmoreland ni aucun autre
commandant sur le terrain qui fut l’objet du mépris, mais bien
le Joint Chiefs of Staff. En accusant les « cinq hommes
silencieux » d’avoir failli à leurs responsabilités face au
peuple américain, le livre de H.R. McMaster, Dereliction of
Duty, a fait l’unanimité chez les officiers d’après la guerre du
Vietnam22. McMaster défend la thèse selon laquelle le JCS,
bien que convaincu qu’il fallait au moins 123 000 soldats pour
stabiliser la situation en 1965, s’est rangé derrière le président
Lyndon Johnson qui prétendait que ce nombre était
suffisant pour gagner, le sens du mot « gagner » glissant vers
« impasse » ou « démontrer au Vietcong et à la République
démocratique du Vietnam qu’ils ne peuvent pas l’emporter au
Vietnam du Sud »23. Johnson craignait en effet qu’une escalade
immédiate et de grande envergure ne vienne compromettre aux
États-Unis le programme de sa politique nationale pour une
« Great Society ». C’est pourquoi McMaster croit que, en
appuyant les idées confuses du président, les chefs d’état-major
des diverses armes ont permis aux programmes intérieurs de
dicter la stratégie militaire. McMaster et beaucoup d’officiers
en service après le Vietnam en ont tiré comme leçon que, pour
éviter une autre débâcle, les chefs militaires doivent non
seulement conseiller mais aussi insister quant il est question de
stratégie24, insister pour que les buts politiques soient précis,
pour que les objectifs stratégiques qui répondront à ces buts
soient clairs et pour que les coûts (humains, matériels,
économiques et politiques) soient bien compris.
Colin Powell, qui avait vu, dans le regard d’un soldat
agonisant, les répercussions des manquements du JCS jusque
sur le champ de bataille, aboutit aux mêmes conclusions et
décida d’agir en conséquence :
Beaucoup d’officiers de carrière de ma génération,
capitaines, majors et lieutenants-colonels marqués par
cette guerre, se sont juré que, quand viendrait le
temps de prendre et de faire appliquer des décisions,
nous n’accepterions pas tranquillement une guerre
mal voulue et lancée pour des motifs mal ficelés que
le peuple américain ne pourrait ni comprendre ni
appuyer. Si nous pouvions être fidèles à cette
promesse pour nous-mêmes, pour nos dirigeants
civils et notre pays, alors les sacrifices du Vietnam
n’auraient pas été vains25.
C’était une toute autre question de savoir comment il ferait
pour que « eux » écoutent.
Avant que ce ne soit « à son tour de décider », Powell
devint un adroit adepte des couloirs du pouvoir à Washington;
son éducation pratique en élaboration des politiques débuta en
1972-1973 en tant que White House Fellow au Bureau de
gestion et du budget. C’est là qu’il se familiarisa avec la
bureaucratie fédérale et travailla sous la supervision d’hommes
aussi influents que Caspar Weinberger et Frank Carlucci26.
Entre 1977 et 1981, il travailla comme officier d’état-major au
51
LE LEADERSHIP
Ce n’était qu’un enfant, et je n’oublierai jamais
l’expression de son visage, un mélange
d’étonnement, de peur, de curiosité et, par dessus
tout, d’incompréhension. Il essayait sans cesse de
parler, mais les mots lui restaient dans la gorge. Ses
yeux semblaient dire : pourquoi? Je n’avais pas plus
de réponse alors qu’aujourd’hui. Il est mort dans
mes bras14…
Bureau du secrétaire à la Défense et il y revint en 1983 à titre
d’adjoint militaire du secrétaire. En 1986, il accepta le poste de
conseiller adjoint à la Sécurité nationale sous Frank Carlucci
et, à peu près un an plus tard, il succéda à Carlucci comme
conseiller à la Sécurité nationale du président Ronald Reagan.
C’était la formation la plus complète en élaboration des
politiques qu’ait jamais reçue un soldat27.
Aussi à l’aise que Powell ait pu être avec des gens tels que
Weinberger et Carlucci, sa distinction entre le « nous » et le
« eux » du temps du Vietnam n’a jamais entièrement disparu.
Ce sentiment d’une division n’existait cependant pas d’un seul
côté. Les fonctionnaires civils de ce qu’on appelle l’élite de
l’élaboration des politiques contestaient autant l’utilité que la
pertinence de la contribution des militaires à la politique
étrangère et de défense.
Photo du US State Department
D’ailleurs le « fossé » toujours plus profond séparant les
militaires, les initiés des politiques et la société américaine a
fait l’objet de nombreuses recherches28. Dans une vaste
enquête sur ces trois groupes, Peter D. Feaver et Richard H.
Kohn ont constaté que c’est entre les attitudes des militaires et
Le secrétaire d’État Colin Powell avec le président Bush.
celles des experts civils en politiques que ce fossé est le plus
profond29. Ils ont aussi trouvé que certains facteurs reliés
directement à la guerre du Vietnam exacerbent ces différences.
Tout d’abord, avec l’abolition de la conscription sélective,
moins d’Américains font face à l’obligation du service
militaire30. Aussi, la probabilité que des membres de l’élite se
retrouvent, eux ou leurs enfants, dans le feu de l’action est
encore même plus éloignée maintenant qu’à l’époque de la
guerre du Vietnam lorsque beaucoup faisaient reporter leur
enrôlement31. Ceci réduit au minimum leur intérêt personnel
dans les affaires militaires, ce qui crée un ressentiment continu
chez les militaires32. Ensuite, élément qui se rattache aussi au
précédent, les officiers supérieurs sont plus prêts que jamais à
faire connaître leurs préférences en matière de politiques33. Il y
a des fondements historiques à cette évolution. Depuis 1816, il
existe une corrélation directe entre le nombre d’anciens
combattants élus au Congrès et les affinités des États-Unis pour
des entreprises outre-mer : plus le pourcentage d’anciens
combattants y est élevé, moins probables sont les interventions
52
militaires à l’étranger. Comme ce pourcentage ne cesse de
baisser dans les élites responsables de l’élaboration des
politiques, les officiers supérieurs, surtout les anciens du
Vietnam, croient qu’il est nécessaire de tempérer, sinon de
restreindre, la « réaction automatique » en faveur des
interventions militaires34. En contrepartie, l’idée que des
officiers supérieurs croient avoir leur mot à dire non seulement
sur la manière de faire la guerre mais aussi, au préalable, sur le
bien-fondé de partir en guerre, n’est pas bien reçue par
beaucoup de décideurs civils.
Certains commentateurs s’inquiètent du fossé toujours plus
profond entre les élites militaires et civiles35. Ce n’est pas le cas
de Powell, pour qui la tension dans les relations entre civils et
militaires est un élément inévitable mais nécessaire dans
l’élaboration des politiques. Il suffit de songer à sa façon de voir
le fonctionnement du Conseil national de sécurité (NSC)
américain qui a comme rôle de conseiller le président sur les
questions de sécurité nationale. Bien que les conseils qu’il
donne devraient normalement être à l’abri des ingérences des
divers ministères, Powell croit que de telles ingérences existent
de fait et qu’elles doivent être utilisées. Comme conseiller à la
Sécurité nationale, il mettait à profit les différences d’opinions
entre ministères pour clarifier les questions, élaborer des
options et, finalement, faire des recommandations. Lors d’une
entrevue en 1999, il commenta longuement le rôle de
« réconciliateur de points de vue différents » d’un conseiller à
la Sécurité nationale :
C’est le rôle du conseiller à la Sécurité nationale
d’être au courant de tout : toutes les intentions, tous
les faits, toutes les opinions, toutes les zones grises,
blanches et noires; il doit se servir d’une équipe très
qualifiée, celle du Conseil national de sécurité, pour
présenter tous les accords et désaccords dans une
forme qui puisse être renvoyée aux deux hauts
fonctionnaires [secrétaires d’État et à la Défense]
ou, à quiconque doit participer aux débats, et dire :
« Voici la question telle que nous la comprenons.
Voici les points d’accord et de désaccord […]
Réunissons-nous donc et confrontons nos points de
vue. » Puis vient le moment où le conseiller à la
Sécurité nationale doit synthétiser tous ces points, en
faire un calcul intégral (la superficie sous la courbe)
et dire au président : « Monsieur, nous avons
entendu tous ces points de vue […] Voici maintenant
ce que moi je pense et ce que je vous recommande ».
Vous [comme conseiller à la Sécurité nationale] faites
votre recommandation alors que le secrétaire d’État et
le secrétaire à la Défense savent ce que vous allez
recommander. Et c’est ensuite au président de décider36.
Durant le mandat de Powell comme conseiller à la
Sécurité nationale, le forum où s’affrontaient des intérêts
divergents prit en fait plusieurs formes. Au plan
organisationnel, il y avait un groupe d’examen des
politiques. En étaient membres des hauts fonctionnaires du
département d’État, du ministère de la Défense, de la CIA,
de l’état-major interarmées (JCS) ainsi qu’un représentant du
bureau du Vice-Président37. Pour Powell, cependant, la
structure organisationnelle n’était pas l’alpha ni l’oméga de
l’élaboration des politiques : « Le système NSC ou
militaire le mieux conçu a moins d’importance que les gens
qui y travaillent38. » Individuellement, en tant que conseiller
à la Sécurité nationale, Powell rencontrait le secrétaire d’État
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Ce n’était pas le cas lors de la guerre du Vietnam. Les
présidents John F. Kennedy et Lyndon Johnson ont de fait
écarté les militaires des prises de décision stratégiques. Ils
avaient leurs raisons. Kennedy et son secrétaire à la Défense,
McNamara, furent à juste titre peu impressionnés par les
conseils du JCS lors du fiasco de la baie des Cochons et de la
crise des missiles à Cuba. Surtout après cette dernière,
Kennedy en vint à préférer les discussions en comités ad hoc et
« démantela » la structure du Conseil national de sécurité.
Pour sa part, McNamara préférait les conseils de « jeunes
prodiges » qu’il croyait plus à même de « penser en dehors
des sentiers battus ». Comme ils étaient marginalisés au sein
du NSC et du ministère de la Défense, les militaires ne
pouvaient donc faire des commentaires que pour la forme40.
C’est le système dont hérita Johnson.
Les chefs des diverses armes aggravèrent une situation déjà
difficile par des disputes entre services alors que la concurrence
pour des fonds et leur faible influence minaient déjà la position
du « nous ». Même lorsqu’ils présentaient un front uni, leur
consensus n’était pas solide, ce qui ne contribuait pas à
contrebalancer les positions de leurs chefs civils. En étudiant ce
problème avec du recul, Powell conclut que les dés avaient été
pipés au détriment des militaires : « Selon moi, le processus
confus qui avait été mis en place explique en partie pourquoi
l’état-major interarmées n’a jamais élevé la voix de façon claire
pour empêcher que les forces armées ne s’enfoncent davantage
dans le bourbier vietnamien41. »
Le Defense Reorganization Act de 1986 a changé cette
« situation confuse » en augmentant le pouvoir du président
du JCS. N’étant plus contraint de présenter soit des opinions
diluées soit des points de vue qui divergeaient selon les
services, ce président était dorénavant libre d’exposer ses
propres vues directement aux dirigeants politiques. Lui seul
devenait le principal conseiller militaire du président, du
secrétaire à la Défense et du Conseil national de sécurité. Ces
arrangements convenaient parfaitement à Powell, qui s’en est
pleinement servi dans les semaines suivant sa nomination à la
tête du JCS en octobre 1989.
La question du jour était alors celle du Panama. Ce qui
n’avait d’abord été qu’un agacement envers un ancien allié
anticommuniste en Amérique centrale s’était transformé en une
question de sécurité importante : le dictateur panaméen Manuel
Noriega était accusé de trafic de stupéfiants par les États-Unis;
il avait suspendu les élections qu’il était certain de perdre en
mai 1989; un US Marine avait été tué par ses Forces de défense
panaméennes; un navigateur américain et sa femme avaient été
arrêtés et maltraités; enfin Noriega menaçait effrontément les
droits des États-Unis, garantis par traité, sur la zone du Canal de
Panama. Somme toute, Noriega mettait en jeu la crédibilité des
États-Unis, et l’administration Bush décida qu’il devait partir.
Pour autant qu’elle pouvait en juger, l’administration Bush
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Revue militaire canadienne
croyait avoir alors une justification suffisante pour intervenir
militairement afin d’appuyer son objectif politique de renverser
Noriega et de le remplacer par un président élu
démocratiquement et ami des États-Unis. Et, toujours selon
l’évaluation de l’administration Bush, la population américaine
appuierait probablement une intervention militaire.
Comme les objectifs politiques étaient raisonnablement
clairs, Powell chercha alors à y « greffer » les moyens
militaires qu’exigeait leur réalisation. Il croyait, tout comme le
général Maxwell Thurman, commandant en chef du
Commandement Sud, que la clé pour éliminer Noriega et
s’assurer qu’il ne soit pas remplacé par un « nouvel homme
fort » résidait dans la destruction du fondement de son pouvoir
dictatorial : les Forces de défense panaméennes. En
conséquence, ils préparèrent un plan à cet effet. Ce plan faisait
appel à des troupes des quatre armes, à savoir 10 000 soldats
du XVIII Airborne Corps, la 7th Infantry Division, un bataillon
de US Army Rangers et 13 000 soldats déjà sur place au
Panama. Il n’y aurait pas de réponse graduelle de style
vietnamien dans l’opération « Just Cause »; on engagerait une
force écrasante pour atteindre les objectifs stratégiques de
façon décisive et rapide. Les critères de Powell (des buts
politiques clairs et conformes à l’intérêt national américain, des
objectifs militaires réalisables à l’appui ces buts, une force
militaire convaincante, l’assurance raisonnable du soutien du
peuple américain) étaient aussi près que jamais d’être
respectés. Powell vendit donc son plan à son commandant en
chef. Bush approuva l’intervention militaire telle que conçue
par Thurman et Powell, et les forces américaines envahirent
Panama le 20 décembre.
« Just Cause » fut un énorme succès pour les États-Unis et
pour Powell. En deux semaines, les forces américaines avaient
atteint tous leurs objectifs et capturé Noriega au prix assez bas
de 24 vies américaines. Pour Powell, cette victoire complète
avait un caractère personnel. Comme président du JCS, il venait
de transformer un but politique en objectifs militaires concrets;
il s’était gagné l’approbation du président et il avait supervisé la
première intervention militaire américaine vraiment réussie
depuis le Vietnam. Sa cote de popularité monta en flèche auprès
de l’administration, du Congrès et du public.
À quel point il désirait investir ce nouveau crédit politique
devint évident lors de la crise du golfe Persique en 1990. Les
intérêts nationaux américains y étaient suffisamment clairs.
Avec l’invasion du Koweït par l’Irak en août 1990, Saddam
Hussein avait pris possession de 20 p. 100 des réserves
mondiales de pétrole et risquait d’en acquérir un autre
20 p. 100 s’il pénétrait en Arabie Saoudite42. Après avoir consulté
les joueurs clés de son « Gang of Eight », le président traça
une « ligne dans le sable » et engagea les États-Unis à
défendre l’Arabie Saoudite43. Powell était certain qu’on pouvait
réaliser cet objectif grâce au plan préparé par le général Norman
Schwarzkopf, commandant en chef du Commandement central.
Ce plan prévoyait le déploiement dans la région de 250 000
soldats et d’importantes forces aériennes et navales. Il
permettrait donc de tenir Saddam à l’écart de l’Arabie Saoudite
et de laisser le temps aux sanctions d’avoir leur effet. Mais
Powell voulait savoir si l’objectif politique s’étendrait à la
libération du Koweït. En effet, ce type d’objectif exigerait la
mise sur pied d’une force encore plus imposante, ce qui
prendrait des semaines, voire des mois. Il tenailla
l’administration sur la question des buts politiques : « Valaitil la peine de partir en guerre pour libérer le Koweït44? » Il
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LE LEADERSHIP
George Shultz et le secrétaire à la Défense Frank Carlucci
chaque jour pendant trente minutes. Dans une réunion
typique, « Frank criait après Georges et Georges après Frank
[…] Dans le processus d’ensemble, il n’y avait donc pas
uniquement un groupe d’examen des politiques et l’étude des
dossiers, mais aussi trois gars qui se parlaient chaque
matin39. » Pour Powell, ce jeu des forces durant ses années
au NSC a non seulement débouché sur des politiques solides,
mais a également assuré une représentation adéquate à sa
famille militaire.
dépensait le crédit politique qu’il avait auprès de
l’administration, et il le savait. Plus tard, Cheney lui reprocha
d’avoir outrepassé son autorité et de ne pas s’en être tenu aux
affaires militaires; mais Powell « ne regrettait rien ».
Il tenait la promesse qu’il s’était faite vingt ans plus tôt :
La docilité de l’état-major interarmées m’avait
consterné; il avait mené la guerre au Vietnam sans
jamais insister pour que les dirigeants politiques lui
fournissent des objectifs clairs. Avant de commencer
à parler du nombre de divisions, de porte-avions et
d’escadrilles de chasses dont nous avons besoin […]
nous devons savoir quels sont les buts poursuivis. Ce
que j’ai dit sur la question de fournir des objectifs
clairs aux militaires devait être dit45.
P h o t o d e l a U S A r m y p a r l e S p e c i a l i s t D a v i d M a r c k J r.
Craignant que les buts politiques puissent outrepasser les
moyens militaires, Powell déclara à Bush que Schwarzkopf
aurait besoin de deux fois la force actuelle pour chasser l’armée
irakienne du Koweït. Une fois que les coûts clairement connus,
le président clarifia finalement après plusieurs mois ce qu’il
entendait par « cela [l’annexion du Koweït par l’Irak] ne peut
Un soldat de la 101 e Division aéroportée des États-Unis en action en
Afghanistan, mars 2002
pas continuer ». Si les Irakiens ne se retiraient pas du Koweït,
les Américains et leurs partenaires de la coalition les en
expulseraient. Le 8 novembre, le président annonça l’envoi de
200 000 soldats américains de plus pour donner aux forces de
la coalition une « capacité offensive ».
Il fallut plusieurs mois pour arriver à mettre en place les
forces nécessaires, mais la campagne destinée à chasser
Saddam Hussein du Koweït fut un succès spectaculaire. Elle
démarra le 17 janvier par une offensive aérienne de 39 jours
pour écraser les défenses anti-aériennes de l’Irak, détruire ses
réseaux de communication et affaiblir son armée. L’offensive
terrestre subséquente n’eut besoin que de quatre jours pour
parachever le travail, une fois encore sans mesures graduelles,
sans escalade, rien qu’avec une force écrasante. La popularité
de Powell grimpa encore plus haut.
Lors des débats sur la possibilité d’une intervention
américaine en Bosnie-Herzégovine, Powell trouva encore une
autre façon de se servir de sa célébrité. À l’automne 1992, le
candidat démocrate à la présidence, Bill Clinton, critiqua
l’administration Bush de ne pas faire plus pour arrêter le
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nettoyage ethnique des musulmans bosniaques par les Serbes.
C’était un appel mal défini pour « faire quelque chose », et
cela inquiétait Powell qui se souvenait des stratégies confuses
employées au Vietnam. Il ne se serait peut-être pas inquiété si
la campagne de Bush n’avait pas été en train d’échouer aussi
lamentablement. En octobre 1992, Clinton semblait devoir
l’emporter. Ce que Powell craignait surtout, c’était qu’une
administration Clinton ne serait probablement pas peuplée de
gens du type « nous », à commencer par le candidat luimême. Clinton avait en effet utilisé une exemption pour raison
d’études supérieures afin d’échapper au service militaire
pendant la guerre du Vietnam, et il promettait maintenant de
réduire le déficit fédéral en coupant dans les dépenses
militaires. Il s’était entouré de gens qui rappelaient à Powell
les « jeunes prodiges » de McNamara46. En tant que dernier
survivant de l’administration sortante, Powell comprenait
qu’il n’aurait plus le même poids dans les réunions de la
nouvelle administration.
C’est ainsi qu’il eut recours à la seule arme qui, pensait-il,
les obligerait, « eux », à l’écouter : la pression politique. Il tira
sa première salve dans une entrevue au New York Times où il
critiquait l’idée d’intervenir de façon limitée en Bosnie sans
avoir un objectif politique clair : « Dès qu’ils me disent qu’elle
est limitée, c’est qu’ils ne se soucient pas d’obtenir ou non un
résultat. Dès qu’ils me disent qu’elle est “chirurgicale”, je me
dirige vers le bunker47. » La seconde salve fut une réfutation
d’un éditorial du New York Times daté du 4 octobre, qui
critiquait son peu d’empressement à intervenir malgré la preuve
télévisuelle de tortures et de meurtres généralisés. Dans sa lettre
ouverte à la rédaction du 8 octobre, Powell défendit son
plaidoyer en faveur de la nécessité d’avoir des objectifs
politiques clairs avant de se lancer dans une intervention
militaire quelconque. À ce stade, il n’y avait pas au problème
bosniaque de solution politique à laquelle une intervention
limitée pourrait servir d’appui. Powell affirma que la question
bosniaque était « particulièrement complexe » parce qu’elle
avait de « profondes racines ethniques et religieuses » et défiait
toute solution simple. Dans une zone où les États-Unis avaient
peu d’intérêts, ce fait justifiait encore plus difficilement de
sacrifier des vies américaines : « Nous devons aux hommes et
aux femmes qui s’en vont risquer leur peau de nous assurer de
ne pas gaspiller leurs vies pour des motifs qui ne sont pas clairs.
» Il ridiculisa aussi les « petits prodiges » en devenir : « C’est
sûr que je deviens nerveux lorsque de soi-disant experts
suggèrent que nous n’avons besoin de rien d’autre qu’un petit
bombardement chirurgical ou qu’une attaque limitée. Lorsqu’on
n’atteint pas le résultat désiré, un autre groupe d’experts vient
parler d’une petite escalade. L’histoire a réservé un cinglant
démenti à cette approche48. »
Même après l’entrée en fonction de la nouvelle
administration, Powell resta fidèle à sa thèse selon laquelle des
frappes aériennes limitées ne feraient probablement pas plier
les Serbes. Ils ne céderaient que devant le déploiement d’un
contingent massif de forces terrestres; or, de l’avis de Powell,
le public américain n’accepterait pas ce genre de sacrifice.
Clinton, qui ne manquait pas d’astuce politique, comprit que
Powell avait un grand poids politique. C’est pourquoi il évita
de se heurter à son principal conseiller militaire sur cette
question particulière49. De fait, ce n’est qu’après avoir arraché
une solution politique fragile par les Accords de paix de
Dayton en novembre 1995 que les États-Unis déployèrent
20 000 soldats dans cette région. C’était d’ailleurs deux ans
après la retraite de Powell comme président du JCS.
Revue militaire canadienne
●
Été 2002
Si quelque chose a pu pousser Powell à durcir ses
positions, c’est l’intervention humanitaire en Somalie. Bien
que son autobiographie n’offre guère de quoi clarifier la
position qu’il avait avant le déploiement de décembre 1992, il
est clair qu’il regrette cet exercice dans son entièreté50.
L’opération « Restore Hope », qui devait se limiter au début à
apporter une aide humanitaire, prévoyait qu’une force des
Nations Unies prendrait la relève de la coalition sous
commandement américain une fois que les vivres circuleraient
librement. Elle démarra bien, mais la situation se détériora
après mars 1993. Les forces de la coalition se mêlèrent au
conflit en tentant de désarmer les factions somaliennes
dans le cadre d’un mandat élargi des Nations Unies visant à
« reconstruire une nation ». Étant donné que la force des
Nations Unies était incapable de remplir ce mandat sans
l’appui des États-Unis, le contingent américain (bien que
nettement réduit en nombre) resta sur place et s’enfonça plus
profondément dans le conflit entre les factions. En octobre
1993, une opération spéciale de chasse à l’homme destinée à
capturer le seigneur de la guerre Mohammed Farah Aidid
tourna au drame avec la mort de 18 soldats américains, et des
images de la télévision montrèrent certains de leurs cadavres
traînés dans les rues de Mogadiscio. C’en était trop : l’objectif
politique de reconstruction d’une nation s’était révélé aussi
irréalisable que le désarmement des factions51; les Américains
n’avaient en Somalie d’autre intérêt que de soulager une grave
famine, ce qui ne justifiait en rien de sacrifier la vie d’autres
soldats américains. Clinton annonça donc son intention de
retirer tous ses soldats dans les jours suivants.
Contrairement à l’invasion du Panama et même à la guerre
du Golfe, Powell ne réussit pas, dans le cas de la Somalie, à
faire prévaloir les critères de sa doctrine. Les buts politiques
n’étaient pas clairs (en fait ils s’étendirent de l’aide
humanitaire initiale à la reconstruction d’une nation), la force
militaire employée n’était pas suffisante, la stratégie de
désengagement fut un échec et l’appui du public américain
baissa constamment. Comme le note Powell : « Pourquoi
des Somaliens ont-ils tiré sur nos troupes alors qu’elles étaient
venues secourir la population affamée? Ce sont les Nations
Unies, avec cette idée de « reconstruction d’une nation, qui
nous ont entraînés dans ces sables mouvants52. » C’était une
situation pénible. À un moment donné, Powell s’est trouvé
coincé entre deux choix : appuyer l’escalade des forces
réclamée par les commandants sur le terrain ou ne rien faire
afin de ne pas compromettre un retrait rapide des Américains.
Même si les actions et les recommandations de Powell restent
encore peu claires, ce n’est pas le cas des leçons qu’il a tirées
des événements. Il en est ressorti plus convaincu que jamais de
la nécessité de tenir compte de ses critères et de constamment
réévaluer la situation par rapport à eux lors de l’engagement de
forces américaines à l’étranger.
Le « nous » et le « eux » qui sous-tendent les conceptions
de Powell sur l’art de gouverner et sur le recours à la force
militaire ont des fondements tant émotifs que rationnels dont
la plupart sont reliés au Vietnam. Dans son for intérieur,
Powell considère les forces armées des États-Unis, l’Armée en
particulier, comme sa famille étendue. Aucun soldat ne peut
avoir servi aussi longtemps que Powell sans ressentir un
certain attachement envers cette institution et les gens qui en
font partie. Son expérience du combat fut aussi importante.
Powell était bouleversé de voir des soldats mourir pour des
motifs « obscurs » à ses yeux. Il était exaspéré à l’idée que
les décideurs et leurs « prétendus experts » traitaient les
membres de sa famille comme de simples objets, les pions
inanimés d’une stratégie douteuse, alors qu’ils ne couraient
guère de risques eux-mêmes. Il finit par se convaincre que les
chefs militaires avaient l’obligation de faire prendre
conscience aux décideurs civils que chaque soldat était le fils
de quelqu’un et que les conséquences de l’engagement des
forces du pays dans des combats ne pouvaient être prises à la
légère. La promesse qu’il s’était faite de parler ouvertement
quand viendrait « son tour de décider », n’était pas de la
simple rhétorique démagogique. C’était une promesse
véritable que ses actions au Panama, lors la guerre du Golfe et
durant la crise de Bosnie ont corroborée.
L’insistance de Powell à faire valoir le point de vue des
militaires avait aussi une composante rationnelle; il croyait en
effet que cela produisait de meilleures politiques. Plus
souvent qu’autrement, les relations entre civils et militaires
sont conflictuelles, mais la prémisse de la doctrine de Powell
est qu’il faut reconnaître l’existence de ces tensions et les
utiliser. Comme beaucoup de soldats, et même quelques
spécialistes universitaires, Powell est convaincu que c’est
l’absence d’un point de vue militaire solide et crédible qui a
entraîné la défaite au Vietnam. Le JCS n’a pas tempéré les
initiatives du pouvoir politique et de ses experts civils.
Powell a agi différemment. Comme conseiller à la Sécurité
nationale, il a joué les départements d’État et de la Défense
l’un contre l’autre. En tant que président du JCS, il a
vigoureusement mis de l’avant les préférences des militaires
pour des objectifs politiques clairs et pour l’engagement
d’une force convaincante. Quand ses patrons politiques
voulaient bien l’écouter, il leur faisait connaître ses vues en
toute confidentialité. Dans le cas contraire, il utilisait son
crédit auprès de l’électorat américain et du Congrès pour faire
une place à son point de vue dans le processus décisionnel. Il
ne remettait certes pas en question le contrôle du pouvoir
civil sur les militaires; il l’acceptait comme un principe légal
mais pas comme un sédatif.
NOTES
1.
Colin L. Powell, « Why Generals Get Nervous »,
New York Times, 8 octobre 1992. [TCO] Powell a
présidé le JCS d’octobre 1989 à septembre 1993.
2.
Marilyn B. Young parle de « guerre civile
américaine » au sujet des dissensions qu’a suscitées
Été 2002
●
la guerre du Vietnam et de leur impact sur la mémoire
collective des Américains dans le chapitre « The
Vietnam War in American Memory » du livre de
Jayne S. Werner et Luu Doan Huynh, dir., The
Vietnam War: Vietnamese and American
Revue militaire canadienne
Perspectives, Armonk, New York, M.E. Sharpe,
1993, p. 248-257.
3.
Les termes de la Loi de 1973 sur les pouvoirs
de guerre obligent le président à informer le Congrès
dans les quarante-huit heures suivant le déploiement
55
LE LEADERSHIP
Powell était audacieux, mais il n’a jamais défié, à propos
de la Bosnie, l’autorité de Clinton comme commandant en
chef. Ce qu’il a fait, c’était d’exposer sa position dans un
forum public, créant ainsi pour Clinton des risques politiques
qui n’auraient pas existé s’il avait seulement fait valoir son
point de vue de militaire derrière des portes closes. Certes,
Clinton aurait pu licencier Powell à tout moment, mais pas
sans conséquences politiques.
de Forces américaines à l’étranger. En outre, si le
Congrès n’endosse pas explicitement son action, il
doit retirer ces forces dans les soixante jours.
4.
Daniel Yankelovitch, « Farewell to “President
Knows Best” », Foreign Affairs, Vol. 57, No 3, 1979,
p. 670-693. [TCO] Voir aussi Norman Graebner,
« American Foreign Policy After Vietnam »,
Parameters, Vol. XV, No 3, automne 1985, p. 46-57;
Walter A. McDougall, « The Vietnamization of
America », Orbis, automne 1995, p. 485-489; et
George C. Herring, America’s Longest War: The
United States and Vietnam, 1950-1975, 3e édition,
New York, McGraw Hill, 1996, p. 285-321.
5.
Ellen Frey-Wouters et Robert S. Laufer,
Legacy of a War: The American Soldier in Vietnam,
Armonk, New York, M.E. Sharpe, 1986, p. 104-105.
6.
Robert Jay Lifton, Home From the War:
Vietnam Veterans, Neither Victims Nor Executioners,
New York, Simon & Schuster, 1973, p. 35-36. Lifton
est un psychiatre qui puise ses données
principalement dans ses entrevues avec des anciens
combattants du Vietnam opposés à cette guerre. Voir
aussi Frey-Wouters et Laufer, p. 72.
7.
Powell, My American Journey, p. 149. [TCO]
8.
McDougall, « Vietnamization of America »,
p. 484. [TCO]
9.
On retrouve ce même sentiment dans le livre
du général Norman Schwarzkopf, It Doesn’t Take a
Hero, New York, Bantam Books, 1992, p. 179-183.
10. Powell, My American Journey, p. 133.
11. L’affection de Powell pour sa « famille
militaire » paraît clairement dans son article rédigé
en l’honneur du G.I. américain en qui le Time
Magazine voit l’une des 100 personnes les plus
importantes du XXe siècle. « Nous ne devons jamais
les percevoir comme de simples laquais, relégués
dans un coin de notre société. Ils sont nos meilleurs
compatriotes, et nous leur devons notre entier appui
et nos remerciements sincères. » Colin Powell, « The
American G.I. », Time, 19 juin 1999, p. 32-35.
[TCO] Voir aussi My American Journey, p. 611.
12. Powell, My American Journey, p. 125. [TCO]
13. Ibid., p. 62. La foi de Powell dans la méthode
militaire comme clé de la réforme de la société est
étudiée dans Kenneth T. Walsh, « Next Powell
Doctrine », US News and World Report, 14 avril
1997, p. 9. [TCO]
14. Powell, My American Journey, p. 147. [TCO]
15. Pour Eliot Cohen, la conception que Powell a
de l’art de gouverner repose sur la dichotomie qui
existe entre les « penseurs » et les « faiseurs ».
Cohen, « Playing Powell Politics », p. 105.
16. Powell, My American Journey, p. 149. [TCO]
17. Gerald Parshall, « Makers of the Twentieth
Century: Powell and Schwarzkopf: the
Diplomatists », US News and World Report, 16
mars 1998, p. 76, 78-79.
18. Amiral US Grant Sharp, Strategy for Defeat:
Vietnam in Retrospect, San Rafael, California, Presidio
Press, 1978, p. 271. [TCO] Sharp a été commandant en
chef Pacifique de juin 1964 à juillet 1968.
19. Au sujet de la déconnexion entre les objectifs
stratégiques et les moyens de les atteindre, voir
Michael A. Hennessy, Strategy in Vietnam: The
Marines and Revolutionary Warfare in I Corps,
1965-1972, Westport, Connecticut, Preager, 1997,
p. 39-64, 181-188; Joseph R. Cerami, « Presidential
Decision-making and Vietnam: Lessons for
Strategists », Parameters, Vol. XXVI, No 4, hiver
1996-1997, p. 66-80.
20. Harry G. Summers Jr., On Strategy: A Critical
Analysis of the Vietnam War, Novato, California,
Presidio Press, 1982, p. 2. [TCO]
21. Le général William C. Westmoreland, A
Soldier Reports, Garden City, New York, Doubleday,
1976, p. 417. [TCO]
22. H.R. McMaster, Dereliction of Duty: Lyndon
Johnson, Robert McNamara, the Joint Chiefs of Staff,
56
and the Lies that Lead to Vietnam, New York, Harper
Collins, 1997, p. 300-334.
23. Ibid., p. 305. [TCO] C’est ce que
Westmoreland a dit à toute fin pratique à McNamara
lors d’une visite de ce dernier à Saïgon en juin 1965.
24. Peter D. Feaver et Richard H. Kohn, « The
Gap: Soldiers, Civilians and their Mutual
Misunderstanding », The National Interest, No 61,
automne 2000, p. 34.
25. Powell, My American Journey, p. 149. [TCO]
26. Ibid., p. 164-178. Caspar Weinberger fut
secrétaire à la Défense de 1982 à 1989. Frank
Carlucci fut secrétaire adjoint à la Défense (19811986), conseiller à la Sécurité nationale (1986-1987)
et secrétaire à la Défense (1987-1989).
27. Cohen souligne dans « Playing Powell Politics »,
p. 106, le « zest » de Powell et sa maîtrise des
machinations bureaucratiques de Washington comme
un facteur déterminant de son succès.
28. L’analyse de ce prétendu fossé repose
principalement sur des faits anecdotiques dans
Thomas E. Ricks, « The Widening Gap Between the
Military and Society », The Atlantic Monthly, juillet
1997, p. 66-78. Peter D. Feaver et Richard D. Kohn
utilisent les résultats d’une enquête extensive pour
souligner les réalités et les interprétations erronées de
ce « fossé »; voir leur texte mentionné en note 24,
p. 29-37. Les dangers d’un élargissement de ce fossé
sont analysés dans Eliot A. Cohen, « Why the Gap
Matters », The National Interest, No 61, automne
2000, p. 38-48; dans Peter D. Feaver, « The CivilMilitary Problematique: Huntington, Janowitz and
the Question of Civilian Control », Armed Forces
and Society, Vol. 23, No 2, hiver 1996, p. 148-178; et
dans Russell Weigley, « The American Military and
the Principle of Civilian Control from McClellan to
Powell », The Journal of Military History, Vol. 57,
octobre 1993, p. 27-58.
29. Feaver et Kohn notent cependant dans « The
Gap », p. 31-32, que tout en étant réel, le « fossé »
n’est pas aussi profond qu’on l’a cru. On trouvera
l’opinion d’un initié sur les tensions entre civils et
militaires dans la bureaucratie des prises de décision
dans Richard Holbrooke, « Presidents, Bureaucrats
and Something in Between », dans Anthony Lake,
dir., The Vietnam Legacy: The War, American Society
and the Future of American Foreign Policy, New
York, New York University Press, 1976, p. 142-165;
et dans Adam Yarmilinsky, « The War and the
American Military », dans The Vietnam Legacy,
p. 216-241.
30. Sur l’impact de l’abolition de la conscription
sélective, voir James Burk, « The Military
Obligations of the Citizens Since Vietnam »,
Parameters, été 2001, p. 48-60; Eliot A. Cohen,
« Twilight of the Citizen Soldier », Parameters, été
2001, p. 23-28.
31. Chose intéressante, le patron civil de Powell
(alors président du JCS), le secrétaire à la Défense
Richard Cheney, a obtenu deux sursis de service
militaire durant la guerre du Vietnam, l’un en raison
de ses études collégiales, l’autre en tant que parent.
Powell a jugé à propos de signaler la chose dans son
autobiographie, My American Journey, p. 405-406.
32. Powell s’est dit écœuré par le caractère
antidémocratique de la conscription sélective qui
permettait aux « fils de gens puissants et bien
placés » d’éviter le service actif pendant qu’on
traitait « les gens moins privilégiés » comme de la
« vulgaire chair à canon ». [TCO] Voir My
American Journey, p. 148.
33. Cohen « Why the Gap Matters », p. 45.
34. Un exemple typique de l’opinion des militaires
sur les conditions d’une intervention armée se trouve
dans John M. Collins, « Military Intervention: A
Checklist of Key Considerations », Parameters,
hiver 1995, p. 53-58.
35. Weigley, « The American Military and the
Principle of Civilian Control », p. 27-58; Cohen,
« Why the Gap Matters », p. 38-46.
36. « Interview with General Colin L. Powell (23
November 1999) » par Ivo H. Daalder, The National
Security Council Project, Oral History Roundtables:
The Role of the National Security Adviser.
Modérateurs Ivo H. Daalder et I.M. Destler,
Washington D.C., Brookings Institution, 1999, p. 51.
[TCO] Cité dorénavant comme Interview DaalderPowell.
37. Powell, My American Journey, p. 337;
Interview Daalder-Powell, p. 53.
38. Interview Daalder-Powell, p. 56. [TCO]
39. Ibid., p. 54. [TCO]
40. H.R. McMaster avance cet argument dans
Dereliction of Duty, p. 4-6.
41. Powell, My American Journey, p. 411. [TCO]
42. Cette information est tirée d’un rapport de la
CIA d’août 1990. Voir Powell, My American Journey,
p. 463.
43. Les joueurs clés du « Groupe des Huit » de
Bush sont : Dan Quale (vice-président), Baker
(secrétaire d’État), Scowcroft (conseiller de la
Sécurité nationale), Robert Gates (directeur de la
CIA), Cheney (secrétaire à la Défense), Powell
(président du JCS), John Sununu ( chef du cabinet
présidentiel) et le président lui-même.
44. Powell, My American Journey, p. 464. [TCO]
Le journaliste Bob Woodward (sans citer ses sources)
dépeint Powell bien plus comme un « guerrier peu
enthousiaste ». Il affirme que Powell préférait
nettement les sanctions et aurait préféré éviter la
guerre. Bob Woodward, The Commanders, New
York, Pocket Star Books, 1992, p. 283-286. Cohen
laisse aussi entendre que Powell aurait glissé à
Woodward l’information sur son opposition à la
guerre dans le Golfe Persique. Cependant, comme
Woodward, il ne fournit pas de preuves ni ne
commente son allégation. Cohen, « Playing Power
Politics », p. 107.
45. Powell, My American Journey, p. 464-466.
[TCO]
46. On connaîtra l’attitude de Powell envers la
nouvelle administration en lisant son autobiographie
« entre les lignes ». Il affirme, par exemple, que
Clinton « était entouré par de jeunes civils sans la
moindre expérience ou compréhension militaire ». Il
rapporte aussi avec beaucoup de mépris comment un
jeune « fonctionnaire de la maison Blanche » avait
éconduit le lieutenant-général Barry McCaffrey avec
cette remarque : « Ici, nous ne parlons pas à des
soldats. » Et, avec une dérision à peine voilée, il
décrit le porte-parole de la Maison Blanche, George
Stephanopulous, comme un « premier de promotion
d’école secondaire avec un bon tailleur ». Voir
Powell, op.cit., p. 561, 581. [TCO]
47. Michael R. Gordon, « Powell Delivers a
Resounding “No” on Using Limited Force in Bosnia »,
New York Times, 28 septembre 1992. [TCO]
48. Colin L. Powell, « Why Generals Get Nervous »,
New York Times, 8 octobre 1992. [TCO]
49. Clinton leva cependant l’interdiction pour les
homosexuels de servir dans les Forces armées,
malgré l’avis contraire de Powell.
50. Powell note que lui-même et Cheney avaient
avisé le président Bush que cette mission en Somalie
ne pourrait pas être achevée avant le 20 janvier, date
de l’intronisation de Bill Clinton. Voir My American
Journey, p. 565.
51. Pour des opinions contrastées sur l’échec de la
« reconstruction d’une nation » et le désarmement,
voir John R. Bolton, « Wrong Turn in Somalia »,
Foreign Affairs, Vol. 75, No 2, mars-avril 1996,
p. 70-85.
52. Powell, My American Journey, p. 586. [TCO]
Revue militaire canadienne
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Été 2002

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