2060359_RTDH 68.book

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QUELQUES REMARQUES PRÉLIMINAIRES
À PROPOS D’UNE INSTITUTION NATIONALE
DES DROITS DE L’HOMME
(LE CAS DE LA TURQUIE)
par
^
Ibrahim Ö. KABOGLU
Professeur de droit constitutionnel
à l’Université de Marmara (Istanbul),
Président du Conseil consultatif
des droits de l’homme (2003-2005)
«Le Conseil consultatif des droits de l’homme (ci-après CCDH),
créé par une loi de 2001, a commencé à fonctionner en février 2003.
Le Président du Conseil et le Président de la sous-commission des
droits des minorités et des droits culturels ont fait l’objet d’une poursuite pénale en février 2005 suite à leurs travaux relevant des missions dévolues au CCDH. Dans le même temps, le Conseil a été suspendu par le gouvernement. Le procès des deux représentants du
CCDH débuta le 15 février 2006 devant le Tribunal correctionnel
d’Ankara».
Pour aborder cette institution nationale, il convient d’abord de
rappeler «les principes de Paris» qui ont inspiré la création du
CCDH. On va ensuite parler de la pratique et de ses activités.
Enfin, on va évoquer l’hostilité gouvernementale vis-à-vis d’un tel
Conseil et le procès honteux pour la Turquie.
Les principes de Paris concernant le Statut des institutions nationales de défense et de promotion des droits de l’homme (1) consistent en quatre titres suivants :
– compétences et attributions,
(1) Les principes de Paris ont été adoptés lors des premières rencontres internationales des Institutions nationales des droits de l’homme à Paris en 1991. Ils ont
été officiellement consacrés par l’Assemblée générale des Nations unies en 1993. Voy.
la Résolution 48/134 de l’Assemblée générale des Nations unies sur les institutions
nationales pour la promotion et la protection des droits de l’homme (adoptée lors de
la 48ème session, le 20 décembre 1993).
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– compositions et garanties d’indépendance et de pluralisme,
– modalités de fonctionnement,
– principes complémentaires concernant le statut des institutions
ayant des compétences à caractère quasi-juridictionnel.
La Recommandation no R (97) 14 du Comité des ministres aux
Etats membres relative à l’établissement d’institutions nationales
indépendantes pour la promotion et la protection des droits de
l’homme (2) se réfère à plusieurs reprises aux principes adoptés par
la Résolution 48/134 de l’Assemblée générale des Nations unies :
«principes concernant le statut des institutions nationales».
La Résolution 48/134 de l’Assemblée générale a encouragé les
Etats membres à mettre en place ou à renforcer de telles institutions. La Conférence mondiale sur les droits de l’homme, qui s’est
tenue à Vienne en juin 1993, a souligné également la place primordiale qui revient aux institutions nationales pour la promotion et la
protection des droits de l’homme (3).
La Recommandation no R (97) 14 recommande aux gouvernements des Etats membres :
«d’examiner la possibilité d’instituer, compte tenu des besoins spécifiques à chacun des Etats membres, des institutions nationales efficaces pour la promotion et la protection des droits de l’homme,…».
I. – L’établissement d’une institution nationale
des droits de l’homme
«La Turquie, en tant que l’un des membres fondateurs de l’Organisation des Nations unies, figurant parmi les premiers pays ayant
ratifié la Déclaration universelle des droits de l’homme, a fait partie
de toutes les conventions du Conseil de l’Europe relatives aux droits
de l’homme et de la plupart des Conventions importantes élaborées
dans le cadre des Nations unies. Ces conventions constituent la partie
intégrale du système juridique turc en vertu de la Constitution».
C’était le premier paragraphe de la motivation de la loi no 4643
qui prévoyait la mise en place une institution nationale pour la pro(2) Adoptée par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe le 30 septembre
1997, lors de la 602ème réunion des délégués des ministres.
(3) Voy. la Déclaration et le Programme d’action, adoptés à Vienne, juin 1993,
paragraphe 36.
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tection et la promotion des droits de l’homme : Conseil consultatif
des droits de l’homme (CCDH).
Le même texte fait d’abord une référence explicite à la Résolution 48/134 de l’Assemblée générale des Nations unies sur les institutions nationales pour la promotion et la protection des droits de
l’homme. Ensuite, il évoque les travaux du Conseil de l’Europe et
la Recommandation du Comité des ministres en ce qui concerne les
institutions nationales des droits de l’homme. Enfin, il souligne
l’importance de la restructuration en matière des droits de l’homme
afin d’assurer la coordination et la suite des travaux relatifs aux critères de Copenhague dans le processus de la candidature (de la Turquie) à l’Union européenne.
Une telle législation se trouvait au cœur du processus de restauration de l’Etat de droit en Turquie (4).
Par la restauration de l’Etat de droit on entend d’abord les réformes constitutionnelles établies sur les deux dernières décennies (5).
Elle signifie ensuite l’élaboration des lois d’harmonisation afin de
mettre en pratique des réformes constitutionnelles. Enfin, la mise
en place de nouvelles instances dans le cadre de restructuration
administrative tels les conseils des droits de l’homme, fait partie de
ce processus. La restructuration impliquait également l’élimination
de certaines instances héritées de la période exceptionnelle telles que
les Cours de sûreté de l’Etat (6).
(4) La problématique de l’Etat de droit en Turquie peut être étudiée d’après trois
périodes successives : instauration, dérogation et restauration. Deux décennies plus
tard de l’instauration de l’Etat de droit par la Constitution de 1961, celle de 1982
mise en vigueur avait introduit des dérogations non-négligeables.
(5) Débutée par la modification effectuée en 1987, la Constitution de 1982 a été
modifiée, rectifiée et révisée à plusieurs reprises jusqu’en 2004. Celles de 1995 et de
2001 sont deux révisions qui ont renouvelé le statut des libertés. A ces deux modifications d’envergure s’ajoute celle de 2004 qui accorde la priorité aux instruments
internationaux en ce qui concerne les droits de l’homme (art. 90/dern. alinéa).
^ lu, «Vers le droit cons(6) Pour les réformes constitutionnelles voy. İ. Ö. Kabo g
titutionnel des libertés en Turquie», Mélanges G. Kassimatis, Ant. N. Sakkoulas,
Berliner Wissenschafts-Verlag, Bruylant, Athènes, 2004, pp. 939-955; «De la réforme
constitutionnelle en Turquie», Mai 2002, Chroniques de l’OMIJ, PULIM, mars 2004,
pp. 9-30; «L’évolution des droits de l’homme et la démocratie en Turquie depuis un
demi-siècle», Bulletin des droits de l’homme luxembourgeois, nos 11-12, 2005, pp. 112122. A cette occasion, il convient de signaler que pour les partisans des droits de
l’homme en Turquie, frustrés de l’aire libérale introduite par la Constitution de 1961,
chaque étape vers la promotion des droits de l’homme reflétait un certain sentiment
de compensation.
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Ceci dit, pour la création du CCDH, l’article 2 de la Constitution
d’après lequel «la République de Turquie est un Etat de droit démocratique et respectueux des droits de l’homme» constituait une base
légitime, affermie par les instruments internationaux selon l’article
90 de la norme fondamentale : «En cas de conflit du fait que les
accords internationaux et les lois relatifs aux droits et libertés fondamentaux mis en vigueur conformément à la procédure comportant les
dispositions différentes sur le même sujet, les clauses des accords
internationaux prévalent» (article 90 / dernier alinéa).
Les critères des Nations unies (dénommés «les principes de Paris»)
et du Conseil de l’Europe relatifs à l’établissement d’institutions
nationales indépendantes pour la promotion et la protection des
droits de l’homme furent donc déterminant dans l’établissement du
CCDH en Turquie. L’article unique consacré au CCDH est le
suivant :
«Le CCDH, attaché à un ministre d’Etat qui est chargé par le Premier ministre, a été créé afin d’assurer le dialogue entre les instances
étatiques concernées et les organisations de la société civile et d’agir
comme un organe consultatif à propos des sujets nationaux et internationaux relatifs aux droits de l’homme. Le conseil consultatif est composé de représentants des ministères, des établissements publics et
d’ordres professionnels ainsi que les représentants des organisations de
la société civile dont les activités concernent les droits de l’homme. Il
comprend en outre des personnalités ayant publié et travaillant dans ce
domaine. Le Conseil consultatif élit son président parmi ses membres.
Les services du secrétariat du Conseil sont assurés par la présidence des
droits de l’homme. Les dépenses du Conseil consultatif sont financées
par le budget du cabinet du premier ministre» (Loi no 4643 du 21 avril
2001) (7).
Le CCDH, en tant qu’institution nationale, mis en place auprès
du Premier ministre, était composé de 74 membres lors de sa première réunion du 26 février 2003. Ultérieurement le nombre des
membres a été augmenté de 74 à 81 par de nouvelles désignations (8). Il s’agit de quatre catégories de membres d’après un système de représentation mixte : représentants de certains ministères
(7) La création du CCDH par voie législative a été réalisée pendant le gouvernement de coalition (1999-2002) présidé par M. B. Ecevit.
(8) La désignation gouvernementale des membres du CCDH, entamée en 2002 par
le gouvernement de coalition et achevée par le premier gouvernement d’AKP
(novembre 2002 – avril 2003) a été remaniée ultérieurement par le deuxième gouvernement d’AKP, gouvernement actuel.
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et d’établissements publics, représentants des corps professionnels,
représentants des organisations de la société civile et les spécialistes
des droits de l’homme. Le fonctionnement du Conseil a fait l’objet
d’un Règlement publié au Journal Officiel (9).
II. – La mise en fonctionnement
Le Conseil a été convoqué pour la première fois le 26 février
2003 (10). Il a élu son président, deux vice-présidents et un rapporteur pour trois ans. Lors de cette première réunion, le CCDH a
invité, par sa décision unique, le Parlement à refuser l’autorisation
de l’utilisation du territoire par les forces de coalition pour la guerre
contre l’Irak (11).
Le CCDH, organisé au niveau national, a commencé, dès sa mise
en fonctionnement, à mener des activités à la fois dans le domaine
général des droits de l’homme et dans plusieurs secteurs spécifiques
des droits de l’homme par la mise en place de treize comités de travail.
Le Règlement prévoit des réunions ordinaires et extraordinaires :
le CCDH se rassemble régulièrement pendant les premières semaines
des mois de février, de juin et d’octobre, c’est-à-dire trois fois par un.
La réunion extraordinaire se tient sur convocation soit du ministre
intéressé soit du président du Conseil, s’ils la jugent nécessaire.
Le quorum des réunions est la majorité absolue de l’ensemble des
membres. Les décisions sont prises par la majorité absolue des
membres présents (12). Les résultats de chaque réunion sont transmis au ministre sous forme d’un rapport par le Président du Conseil.
En pratique, au niveau gouvernemental, un Vice-premier ministre se voit chargé des droits de l’homme. Dans le deuxième gouver(9) Le règlement relatif à l’organisation, aux tâches et au fonctionnement du
CCDH date du 15 août 2001. Le règlement a été révisé ultérieurement trois fois : le
8 juin 2002, le 20 février 2003 et le 23 novembre 2003.
(10) Cette convocation a été faite par l’initiative de M. Ertuğrul Yalçinbayir, vicepremier ministre dans le premier gouvernement d’AKP présidé par M. Abdullah Gül.
(11) En effet, l’Assemblée parlementaire a rejeté le 1er mars 2003 la demande du
gouvernement pour une telle autorisation.
(12) Le droit de vote des représentants des ministères et des établissements publics
constituait une dérogation non négligeable par rapport aux principes de Paris. Afin
d’atténuer les effets négatifs d’une telle dérogation, on a rappelé aux fonctionnaires,
à plusieurs reprises, l’opportunité de s’abstenir pendant la votation.
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nement d’AKP, c’est M. Abdullah Gül, ministre des Affaires extérieures et le Vice-premier ministre, qui est responsable des droits de
l’homme (13).
Le Conseil consultatif des droits de l’homme a fonctionné normalement et conformément à la Loi et au Règlement précité au cours
des 6-7 premiers mois.
Par contre, le changement de la Direction des droits de l’homme,
instance administrative auprès du premier ministre, a troublé le
fonctionnement du CCDH à partir d’octobre 2003. En effet, l’un des
membres du CCDH (enseignant à l’Académie de Police) qui a été
battu à l’élection présidentielle du CCDH le 26 février 2003, a été
nommé par M. Gül en septembre 2003, président de l’unité responsable des services du secrétariat des Conseils des droits de 1’homme
auprès du Premier ministre.
Une telle nomination n’a pas tardé à perturber les travaux du
CCDH. En fait, les services du secrétariat du Conseil ont été quasiment bloqués par cette unité administrative à partir de novembre
2003 (14).
III. – Les activités du CCDH
Le CCDH a régulièrement transmis au gouvernement ses observations, critiques et propositions en matière des droits de 1’homme
à la suite de chaque réunion ordinaire (3 fois par an) ou extraordinaire (3 fois en 2003 sur la convocation du ministre ou du président
du Conseil) (15).
Le Conseil a tenu au total 9 réunions plénières du 26 février 2003
au premier octobre 2004.
Le Conseil s’est également efforcé de sensibiliser l’opinion publique par voie de presse et de la communication audiovisuelle.
(13) M. Gül participât à la première réunion extraordinaire du CCDH qui a eu lieu
le 9 mai 2003 pendant laquelle les comités du travail ont été mis en place.
(14) Gênés de cette perturbation, 30 membres du Conseil se sont adressés au ministre Gül par une lettre du 26 décembre 2003 pour obtenir un rendez-vous. Toutefois,
le ministre ne leur a jamais répondu.
(15) En raison des obstacles signalés (y compris financiers) le CCDH n’a pas pu
être convoqué en 2004 en séance extraordinaire.
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Cependant, les grands travaux du CCDH ont été effectués essentiellement sur la base des rapports spécifiques et généraux dont les
principaux sont les suivants :
– Rapport sur la prévention de la torture et de mauvais traitement
(octobre 2003),
– Rapport sur le progrès dans le domaine des droits de l’homme,
établi dans l’optique des critères de Copenhague (décembre 2003),
– Rapport des activités du CCDH «2003-2004» juin 2004)
– Rapport des droits de l’homme en Turquie 2004 (octobre 2004 –
janvier 2005)
– Rapport sur les droits des minorités et des droits culturels (octobre 2004)
Au niveau international, le CCDH en qualité d’institution nationale des droits de l’homme, a été représenté au cours des rencontres
internationales, régionales et européennes : au Caire, à Prague, à
Berlin et à Bruxelles (16).
IV. – La tolérance zéro :
pour la torture ou pour l’opinion?
Le CCDH s’est efforcé, par ses propositions et ses rapports, de
contribuer au processus des réformes constitutionnelles et législatives en matière de droits de l’homme. Toutefois, en octobre 2004, le
rapport des droits de l’homme en Turquie et le rapport sur les
^ lu, «La diversité des structures ad hoc dans la
(16) Pour Le Caire voy. I. Kabog
décennie des Nations unies sur l’éducation aux droits de l’homme», Colloque
international : Structures gouvernementales et institutions nationales des droits de
l’homme, 10-11 mai 2003, Publication de l’Agence intergouvernementale de la francophonie, pp. 109-119.
^ lu, «La prévention de la discrimination en Turquie
Pour Prague voy. I. Kabog
sous l’optique des réformes récentes» (texte non publié), Seminar of Experts for Eastern Europe : Implementation of the Durban programme of action : an exchange of
ideas on how to move forward, organised by the Office of the High Commissioner for
Human Rights and hosted by the Czech Republic, 24-26 september 2003.
Pour Berlin voy. 3ème Table ronde des institutions nationales des droits de
l’homme, organisé conjointement par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe et l’Institut allemand des droits de l’homme ainsi que le Groupe
européen de coordination des institutions nationales de promotion et de protection
des droits de l’homme, Berlin, 25-27 novembre 2004.
Pour Bruxelles voy. Audition publique sur l’Agence des droits fondamentaux,
Commission européenne, 25 janvier 2005, Bruxelles.
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droits des minorités et les droits culturels ont suscité beaucoup de
réactions dans les milieux civil et politique, y compris au sein des
autorités gouvernementales. Celles-ci ont manifesté une grande
méfiance à l’égard du «Rapport des droits de 1’homme en Turquie
en 2004» qui mettait en cause les défaillances politico-administratives quant à la méthode et au contenu des réformes relatives aux
droits de l’homme. Le rapport sur les droits des minorités et les
droits culturels dénommé «Rapport des minorités» transmis au
ministère le 22 octobre a été ignoré au début par le gouvernement.
A propos de ce rapport sur les droits des minorités et les droits culturels, la conférence de presse du président du CCDH pour en informer l’opinion publique se transforma en coup de théâtre lorsqu’un
syndicaliste de la fonction publique, membre du CCDH, surgit et
déchira le rapport, interrompant ainsi la réunion de presse (17).
Les autorités gouvernementales n’ont jamais critiqué l’auteur
d’un tel acte de violence physique. Au contraire, leurs critiques se
sont concentrées sur le président du Conseil (professeur Kabog^ lu) et
le président de la sous-commission (professeur Oran) (18).
En outre, les autorités gouvernementales ont contraint le président du CCDH à la démission. En février 2005, le président du Conseil, deux vice-présidents et son rapporteur ont déposé leur démission du Conseil et de leur mandat électif avant l’expiration du délai
de trois ans. Dans les semaines suivantes, six autres membres du
Conseil, y compris la Fondation des droits de l’homme et l’Institut
des droits de l’homme, ont également démissionné en critiquant les
manipulations des autorités administratives et gouvernementales
vis-à-vis du Conseil.
A la suite de ces «événements», le CCDH qui devait tenir ses réunions ordinaires en février, juin et octobre n’a plus jamais été convoqué (19). De ce fait, le CCDH n’a pas pu élire sa direction ni exercer aucune activité. Le Conseil est donc paralysé depuis le début de
2005 par la volonté du gouvernement.
(17) La réunion de presse qui a lieu le premier novembre 2004 avait l’objectif
d’expliquer à l’opinion public le contenu du rapport sur les minorités en face de la
campagne de «désinformation» menée par les nationalistes (milieux socio-professionnels et le média).
(18) En fait, le syndicaliste M. Yokuş, qui a recours à l’acte de violence n’avait
jamais participé aux travaux du CCDH.
(19) Le CCDH aurait débattu et voté le rapport sur les droits de la femme et le
rapport sur les droits socio-économiques pendant la réunion du 4 février 2005 dont
l’ordre du jour était fixé par la direction démissionnée.
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Il s’agit en effet d’une violation permanente de la loi numérotée
4643, toujours en vigueur, par le gouvernement d’AKP (20). Il
s’agit également du non-respect des engagements internationaux de
la Turquie concernant les Institutions nationales pour la promotion
et la protection des droits de l’homme. La suprématie de la Constitution a été donc mise en cause.
V. – La poursuite pénale
et «un procès honteux»
Le procureur d’Ankara a engagé le 3 février 2005 des poursuites
pénales contre les professeurs Kabog^ lu et Oran en les accusant
d’avoir dénigré l’identité turque par le rapport sur les droits des
minorités et les droits culturels. L’incertitude sur le dossier
d’enquête du procureur régnât pendant plus de neuf mois sans qu’il
soit possible de savoir s’il déciderait de classer l’affaire ou s’il intenterait un procès pénal.
Le procureur d’Ankara décida finalement d’intenter un procès
pénal par son réquisitoire du 14 novembre 2005. Il demande de condamner le professeur Kabog^ lu et le professeur Oran pour avoir violé
l’article 159 (Nouveau Code pénal, l’art. 301/11) et l’article 312
(Nouveau Code pénal, l’art. 216/1) du Code pénal turc et propose
pour chacun 5 ans d’emprisonnement, peine maximale prévue par
le Nouveau Code pénal :
«Crimes of Prof. Oran and Prof. Kabo g^ lu
A case was opened against Professor Ibrahim Kabog^ lu and
Professor Baskin Oran for the Minority Report of Prime
Ministry Human Rights Advisory Board, which suggested the
supra-identity of « being from Turkey ». The prosecutor asked
for 5 years imprisonment each for Kabog^ lu and Oran both
under Turkish Penal Code article 216 (former penal code article 312) « Instigating a part of the people having different
social class, race, religion, sect or region to hatred or hostility
(20) La pratique du gouvernement d’AKP qui se plaint souvent de «double
standard» des instances européennes, vis-à-vis de la Turquie et d’autres pays candidats reflète elle-même une «double attitude» vis-à-vis de l’extérieur et de l’intérieur :
«Démocrate et respectueux des droits de l’homme» (!) vis-à-vis de l’extérieur, mais
à l’intérieur autoritaire dans le fond et sectaire dans le domaine des droits de
l’homme. La dévalorisation, l’élimination et la purge des intellectuels et universitaires non partisans d’AKP signifient une sorte de «programme parallèle» du gouvernement présidé par Recep Tayyip Erdoğan.
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against another part of the people in a way dangerous for the
public security » and under the article 301 (former penal code
article 159) « publicly insulting the judiciary organs of the
state ». The next hearing will take place on 15 February 2006
at Ankara 28th Criminal Court of First Instance. (Former
penal code article 312/2, new penal code article 216, carries
prison sentence from 1 year up to 3 years. The former penal
code article 159, new penal code article 301 carries prison sentence from 6 months up to 2 years) » (21).
Ils ont donc comparu le 15 février 2006 devant le tribunal correctionnel d’Ankara sous le double chef d’inculpation : l’humiliation
du pouvoir juridictionnel (l’article 159 du Code pénal devenu l’article 301/II du Nouveau Code pénal) et l’incitation du peuple à la
haine et à l’hostilité (l’article 312 du Code pénal est devenu l’article
216/I du Nouveau Code pénal).
Le juge a écarté le premier chef d’inculpation, pour «l’humiliation
du système juridictionnel» en demandant l’autorisation du ministère de la justice. Le procès s’est orienté vers l’article 216/I du Code
pénal au début de cette première audience qui a duré environ neuf
heures.
Cependant, les deux accusés ont insisté dans leur défense sur le
caractère du procès qui risquait d’introduire le délit d’opinion (22).
Dans ce procès, le juge d’Ankara devrait trancher entre la liberté
d’expression et la violence. Non seulement l’expérience nationale,
mais à la fois la sensibilité de l’opinion publique européenne et la
solidarité des universitaires à travers le monde impliquaient
(21) Picture of Freedom of Expression in Turkey, December 15, 2005, by Initiative
for Freedom of Expression, p. 24.
^ lu, «c’était la liberté de pensée exprimée dans le
(22) Pour le professeur Kabog
cadre de la défense institutionnelle des droits de l’homme qui était jugée». L’inapplicabilité du Code pénal dans cette affaire était claire du fait qu’il ne s’agissait pas
du tout l’incitation à la violence. En plus, en vertu de l’article 90/dernier alinéa de
la Constitution, la priorité devrait être accordée aux instruments relatifs aux institutions nationales des droits de l’homme (Pour ladite disposition de la Constitution
voy. supra).
Pour le professeur Oran, par l’identité proposée, au lieu d’appeler «Turcs» tous
ceux qui ne se sentent pas Turcs, il serait possible de définir chacun comme «citoyen
de Turquie» (Türkiyeli). Un tel élargissement de l’identité serait autant vital pour les
droits de l’homme que pour la paix nationale.
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l’affranchissement d’un tel dilemme. Le juge d’Ankara serait en
effet à l’épreuve d’être le juge de la Turquie (23).
La deuxième audience du 10 avril à laquelle plusieurs observateurs au niveau international ont assisté et qui a duré cinq heures
a été marquée par la dispute et même l’accrochage permanent entre
le procureur et les avocats pour des raisons procédurales. Le Tribunal a continué à faire comparaître les témoins, membres du Conseil
qui n’avaient rien avoir avec l’objet d’accusation. Pour cette raison,
I. Kabog^ lu, en tenant compte du caractère de ce procès, a souligné
que le procès lui-même, indépendamment du jugement, avait déjà
constitué une ingérence dans la liberté d’expression.
Le 10 mai, pendant la troisième audience, le Procureur par son
acte d’accusation a bien souligné que la présidence des droits de
l’homme auprès du Premier ministre avait indirectement fait la
notification du délit pour les accusés au Procureur général
d’Ankara. Il a proposé l’acquittement du chef de l’article 216 et la
non-poursuite du chef de l’article 301. A la fin de l’audience, le juge
a finalement prononcé l’acquittement de l’incrimination d’incitation
du peuple à la haine et à l’hostilité (l’article 216). Toutefois, il a
décidé la déchéance du procès du point de vue de l’humiliation du
pouvoir juridictionnel (l’article 301/2).
La plaidoirie a bien insisté également sur l’acquittement de l’article 301. Cependant, pour une raison de procédure liée à l’interprétation donnée par la Cour de cassation de l’article 301 du nouveau
Code pénal turc en liaison avec l’article 159 de l’ancien Code pénal
turc, le juge a considéré ne pouvoir poursuivre l’accusation sans
autorisation du ministère de la Justice, lequel s’était déclaré incompétent. A la suite du verdict, nous avons saisi la Cour de cassation
en souhaitant que l’accusation soit maintenue afin de bénéficier
d’un acquittement de l’article 301/II. Devant la Cour de cassation
nous aurons ainsi l’occasion de renouveller l’exception d’inconstitutionnalité de l’article 301/II.
VI. – Le retour du délit d’opinion?
Lors des événements qui ont conduit à la «suspension du CCDH»
par le gouvernement, on a observé une montée du nationalisme
raciste qui n’exclut pas le recours à la violence contre toute per^ lu a surtout attiré l’attention sur le rôle à jouer par le juge pour
(23) Kabog
dépasser un tel dilemme.
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sonne qui n’adhère pas à leur discours «d’unité nationale». Cette
violence est allée jusqu’à des cas de lynchage. En effet, l’année 2005
a été marquée par l’extension de la violence dans la société Turque (24).
En résumé, la liquidation du CCDH, alors que la loi n° 4643 est
toujours en vigueur, l’indifférence ou inertie ou une sorte de tolérance «implicite» des autorités gouvernementales à l’égard de la violence, ont, malheureusement, à nouveau confirmé la fragilité de la
liberté d’expression en Turquie. Pourtant l’objectif prioritaire des
réformes constitutionnelles et législatives était de supprimer «le
délit d’opinion» (25). Au contraire, l’année 2004, l’année où le discours de «tolérance zéro pour la torture» ne manquait pas chez les
autorités gouvernementales a été achevée par «la tolérance zéro
pour la pensée». L’année 2005 a été marquée par l’extension des
poursuites pénales contre les journalistes et les intellectuels y compris les universitaires, littéraires, etc. Une telle vague de poursuites
et de procès sous la pression des nationalistes et «l’encouragement
du gouvernement» nous rappelle la résurgence du délit d’opinion à
laquelle on avait assisté au cours de la dernière décennie (26).
La poursuite pénale contre deux représentants du CCDH ne constitue pas seulement le délit d’opinion mais elle porte également
atteinte à la liberté scientifique et universitaire : sont poursuivis
deux professeurs qui avaient été désignés en qualité de spécialistes.
Plus grave encore, les rapports du CCDH ont été élaborés dans le
cadre d’une fonction officielle déterminée par la loi. Au cours de ce
procès, en effet, une instance des droits de l’homme (le CCDH) a été
jugée par une autre instance protectrice des droits de l’homme (le
tribunal).
(24) La montée de la violence dans la société va de paire avec celle du PKK, qualifié d’organisation terroriste (voy. Cour eur. dr. h., l’arrêt Zana c. Turquie, 25
novembre 1997) qui a recommencé ses activités de violence (malgré la mise en pratique de certaines réformes dans le sens du pluralisme culturel).
(25) Voy. les trois articles précités et surtout le suivant : «De la réforme constitutionnelle en Turquie».
(26) «A Ankara, İstanbul, İzmir et Diyarbakr, les Cours de sûreté d’Etat ont suivi
et condamné journalistes, écrivains, éditeurs, universitaires, syndicalistes, politiciens,
avocats, militants des droits de l’homme pour avoir commis des infractions soit aux
articles 312 du Code pénal turc, soit à l’article 8 de la loi de la lutte contre le
^ lu, «La liberté d’expression en Turquie», Rev. trim. dr. h.,
terrorisme», İ. Ö. Kabog
(1999), p. 263.
Ibrahim Ö. Kabog^ lu
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Pour une conclusion provisoire, on peut constater que le fonctionnement d’une institution autonome pour la protection et la promotion des droits de l’homme dans l’optique des principes de Paris est
nécessaire autant pour le processus des négociations avec l’Union
européenne que pour la paix interne (27). Un dernier mot : le niveau
des droits de l’homme en Turquie serait sans doute plus élevé qu’il
ne l’est aujourd’hui si les institutions des droits de l’homme étaient
à l’abri des enjeux politiques.
✩
(27) Selon le «2005 Progress Report» COM(2005)561 final du 9 novembre 2005 :
«(...)Turkey’s approach to minority rights remains unchanged since last year’s
report. According to the Turkish authorities, under the 1923 Treaty of Lausanne,
minorities in Turkey consist exclusively of non-Muslim communities. The minorities
usually associated by the authorities with the Treaty of Lausanne are Jews, Armenians and Greeks. However, there are other communities in Turkey which, in the
light of the relevant international and European standards, could qualify as minorities.
ln October 2004 a report released under the auspices of the Human Rights Advisory Board – a state body which reports to the Office of the Prime Minister – questioned the policy on minorities and communities, highlighting in particular the
restrictive interpretation of the 1923 Treaty of Lausanne and encouraging Turkey to
align its policy with international standards. The report also called for a review of
the Turkish Constitution and ail related laws to give them a liberal, pluralistic and
democratic content with a view to guaranteeing the rights of people with different
identities and cultures to protect and develop these based on equal citizenship.
The report provoked a lively debate within Turkey. However, it was of concern
that an investigation was subsequently launched against the author of the report
and the chairman of the Board and that those directly responsible for the report
resigned; claiming that their positions were untenable. The Board has not been operating since this time (..)».