entretien avec Philippe STARCK sur la réalisation ROXIM LE

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entretien avec Philippe STARCK sur la réalisation ROXIM LE
28 LA VILLE EN PARLE
La Gazette n° 1348 - Du 17 au 23 avril 2014
La Gazette n° 1348 - Du 17 au 23 avril 2014
LA VILLE EN PARLE 29
ENTRETIEN EXCLUSIF
Quand Philippe Starck
plane sur son “Nuage”…
(photo prise sur le mur
d’eau de Port-Marianne,
à deux pas du futur
immeuble “Nuage”.
Philippe Starck
“RESTER PETIT, C’EST UN
TRAVAIL DE TOUTE UNE VIE”
P
hilippe Starck, vous restez
au cœur de vos créations :
en général les gens de votre
stature ont autour d’eux des
équipes très fournies, auxquelles
ils délèguent beaucoup ?
Non, non. Je suis peut-être le dernier
des Mohicans mais moi, c’est douze
heures à seize heures par jour. Et
tout seul. Avec ma femme, on a une
collection de cabanes au milieu de
nulle part, principalement en Europe, et quelques-unes sans eau et
sans électricité. Parfois, je n’en sors
pas pendant quinze jours.
PHOTO GUILLAUME BONNEFONT
Philippe Starck
à La Gazette :
“Je suis un
fanatique du
minimum.”
Vous êtes attaché à votre bureau ?
Non, à mon bureau je ne travaille
jamais. À une table à côté de mon
lit. Je suis à poil. En général il n’y a
qu’une seule pièce.
Vous avez tout de même un ordinateur ?
Ah non, je n’ai pas d’ordinateur et
je travaille seul, seul, seul. Et je produis d’une façon maladive : on a calculé, un projet chaque 1,3 jour. Cinq
projets par semaine. C’est une tension. Ma femme est le seul vecteur
de transmission avec mon équipe.
Moi, je suis un peu autiste. Dans certaines agences, il y a des hommes
d’affaires à la tête de bureaux de
trois à quatre cents personnes.
Nous, en création architecturale,
nous sommes cinq. Et en design, là
– on est quand même numéro un
mondial, c’est nous qui produisons
tout, des dirigeables, des avions… –
, il y a moi et quatre designers, et
c’est tout. Et à l’administration, on
doit être quatre, basta cosi. Mais
c’est un travail de toute une vie de
savoir rester petit. Quand vous êtes
quatre cents, vous ne faites plus
votre métier, vous n’exercez plus
votre don qui est la création, vous
devenez un homme d’affaires et
moi, je ne sais pas être un homme
d’affaires.
des électroniciens, c’est une science
exacte contrôlable à 100 %. Tandis
que l’architecture (il souffle), c’est
le grand salon international des
aléas.
On retrouve le designer : dans “Le
Nuage”, vous concevrez le mobilier ?
Quand vous avez créé “Le Nuage”, Il y a trente ans, j’aurais été obligé
vous étiez nu dans une cabane, de tout concevoir, les chaises, les
tables, mais aujourd’hui, après tout
et hop ?
Totalement, comme toujours ! Mais le travail que l’on a fait et que d’aunon ce n’est pas “hop”, c’est le fruit tres on fait – le fameux résultat du
d’une maturation. Cela s’appelle la design démocratique –, il y a des tas
créativité. Hier a eu lieu dans nos de bonnes choses sur le marché et
locaux, au palais de Tokyo à Paris, de telle qualité que ça ne sert à rien
la première réunion de mon labo- de tout concevoir. Créer un produit
de qualité demande
ratoire de recherche
cinq ans de recherfondamentale sur la
LA CRÉATIVITÉ,
che et autour d’un
créativité pure qui
million d’investisseréunit les plus grands
CE
N’EST
PAS
ment : il vaut quand
scientifiques du monde
UN DON :
même mieux trouver
entier. Ce laboratoire
sera, dans huit mois, CELA S’ACQUIERT tout fait !
accompagné d’une
AVEC UN
Vous avez dit un
école. Ça sera la première école du monde,
ENTRAÎNEMENT jour : “Le populaire
est élégant, le rare
dans toute l’histoire
est vulgaire.” Le
de l’humanité, de créativité pure, non appliquée. Et les Nuage illustrera-t-il cette idée ?
gens qui entrent là deviendront Oui ! Ce n’est pas un endroit élitiste,
c’est un endroit où tout le monde
“créatifs”.
va pour aimer son corps, et aimer
son corps, c’est aimer son cerveau.
Dans quels domaines ?
Tous ! Je ne m’en occupe pas. Moi, Et aimer son cerveau, c’est aimer
je suis un spécialiste du travail dans son esprit, c’est une suite logique.
la prescience, c’est-à-dire la limite
entre le conscient et l’inconscient. L’architecture est-elle politique ?
Ce qui me permet de travailler sur L’architecture peut-elle être de
autant de choses avec autant de droite ou de gauche ?
concentration. J’inhibe les automa- Évidemment. Tout est politique,
toute action est politique, tout achat
tismes et je désinhibe le reste.
est politique, toute production est
La créativité ne serait donc pas politique. Notre système est binaire
et on va le caricaturer ainsi : la
un don ?
Non, cela s’acquiert avec un entraî- droite, c’est l’égoïsme et la gauche,
c’est l’altruisme. Il y a des bâtiments
nement.
qui sont structurellement fascisants,
Votre créativité s’applique éga- monumentaux, oppressants, opprilement en architecture et en mants, ils montrent simplement la
design : vous ne choisissez pas ? gloire de quelque chose ou du proCertains sont obligés de choisir. De priétaire, ou de l’architecte, ou la
très bons architectes font de très puissance d’une société. Et il y en
mauvais meubles, de très bons a d’autres qui sont faits pour le bondesigners ne font pas d’architecture heur des gens qui vont y vivre.
ou très peu. Moi, je fais les deux et
d’ailleurs pourquoi choisir ? Si on “Le Nuage” est un bâtiment de
me torturait pour choisir, j’irai plu- gauche ?
tôt vers le design. Dans le design Ah oui, bien sûr, c’est tout à fait clair.
vous travaillez avec des ingénieurs, Et moi, je me suis toujours tenu,
PHOTO GUILLAUME BONNEFONT
Il travaille tout nu dans des cabanes, il a cinq
projets par semaine, il est le designer français le
plus connu au monde : Philippe Starck est aussi
l’architecte de l’un des bâtiments les plus fous
jamais réalisés à Montpellier, “Le Nuage”. De
passage dans notre ville l’autre mercredi, il le
présente ici après avoir parlé philosophie,
politique et avenir du monde. Décoiffant.
UN TOUCHE-ÀTOUT DE GÉNIE
sauf erreur, sauf faiblesse, à faire
une production de gauche.
Vous vous dites “favorable à une
architecture qui serait de ne pas
faire d’architecture”. N’est-ce
pas paradoxal pour un architecte ?
Mais je ne suis pas un architecte,
je suis une sorte d’explorateur qui
sait faire deux ou trois trucs avec
ses deux doigts en tenant un
crayon. On me pose des problèmes
et, en général, je sais à peu près y
répondre, à la grande surprise de
mes interlocuteurs qui font toujours le geste (il se frappe le front) :
“Mais bon sang pourquoi on n’y a
pas pensé ?” Et ça me met en joie
pendant une semaine. Aujourd’hui,
il faut remplacer les modes de
construction qui sont totalement
archaïques. Cet archaïsme est entouré de technologie formidable,
mais cette technologie est sur l’accessoire. L’architecture doit passer
à un stade industriel.
Un jour, on construira plus rapidement et pour moins cher ?
Bien sûr et le plus vite possible, car,
vu la démographie, les gens ont
besoin de toits, et les toits sont trop
chers.
Construire moins cher, cela veut de 100 €, 40 €, voire 30 € ! Cela doit
dire construire moins solide ?
maintenant être fait dans l’architecNon, plus solide ! Aujourd’hui les ture. Nous avons gagné la bataille
maisons sont chères et fragiles du design démocratique, c’est forparce qu’elles imitent des maisons midable. À présent, il faut passer à
traditionnelles : le jour où vous arrê- l’architecture démocratique. Et je
tez d’imiter, vous gagnez un argent m’y attelle : je viens de lancer une
fou. Le jour où vous arrêtez de faire compagnie d’architecture préfabride fausses tuiles, de fausses poutres, quée écologique, qui s’appelle Path.
de fausses pierres, de faux machins,
vous arrivez à ce qui est nécessaire, Démocratique ? Des maisons à
là se dégage une autre beauté, la quel prix ?
beauté de la vérité et
Elles vaudront au
du vrai service. Donc
plus bas 100 000 €,
SI JE CARICATURE 150 000 €. Mais
il faut passer à l’industrialisation. C’est
qu’elles
NOTRE SYSTÈME : j’affirme
un problème d’humapeuvent coûter
LA DROITE, C’EST 15 000 euros.
nité. L’habitat est la
première dépense de
L’ÉGOÏSME, ET
la vie, avant la nourSi vous aviez la
LA GAUCHE, C’EST liberté la plus toriture : c’est au-delà
du dément !
tale de créer, que
L’ALTRUISME
Vous avez des gosses,
feriez-vous ?
vous voulez les metCe dont on vient de
tre à l’abri de la pluie, vous allez tra- parler, c’est ce que je fais. C’est une
vailler toute votre vie simplement obsession : donner aux gens un habipour ça. Si on utilisait d’autres tech- tat digne de ce nom en terme quanologies, les mettre à l’abri pren- litatif, en terme économique et en
drait cinq ans de votre vie.
terme esthétique. L’habitat de toutes
les qualités pour tout le monde. On
C’est ce que vous avez fait dans était dans une civilisation en voie
le design ?
d’être civilisée. On voyait que s’il
Oui ! Les chaises qui coûtaient n’y avait pas encore de vraies solu1 000 € sont aujourd’hui à moins tions, il y avait des volontés. Il y a
• Naissance
le 18 janvier 1949
à Paris.
• Il est connu
dans le monde
entier pour ses
architectures
intérieures et le
design de
mobilier et
d’objets qui,
fabriqués
industriellement,
deviennent des
produits
populaires.
• Certaines de
ses créations
sont aujourd’hui
exposées dans
les musées :
musée des Arts
décoratifs à Paris,
Moma à New
York, Design
Museum de
Londres…
eu un effondrement pour plein de
raisons différentes mais, hélas,
convergentes qui font qu’aujourd’hui on n’a plus à se demander :
c’est bien, c’est pas bien, c’est beau,
c’est pas beau – la question est simplement : il faut sauver des vies !
Aujourd’hui, on est dans le vital.
Pour moi, il n’y a désormais que
deux sortes de métier : l’utile et l’inutile. L’utile sauve des vies. L’inutile
ne sauve pas des vies.R
Propos recueillis par
Henri-Marc Rossignol
PARMI SES
RÉALISATIONS
• Une école de design industriel.
• Le décor des appartements privés de
l’Élysée, en 1983, à la demande de
François Mitterrand.
• Des pâtes pour Panzani.
• La flamme des Jeux olympiques
d’Albertville en 1992.
• Le design du bateau de Steve Jobs,
fondateur d’Apple.
• L’hôtel Paramount à New York (design,
mais “abordable” : 100 $ la nuit), puis
les hôtels Mama Shelter (Paris,
Marseille, Lyon…).
• Des restaurants : Le Paradis du fruit à
Paris, le Katsuya, resto japonais de
Los Angeles.
• La carte Navigo des transports en
commun parisiens, etc.
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La Gazette n° 1348 - Du 17 au 23 avril 2014
La Gazette n° 1348 - Du 17 au 23 avril 2014
ENTRETIEN EXCLUSIF
création. Montpellier en fait partie.
Il y a aussi Bordeaux, La Rochelle,
Lyon… Marseille, je ne sais pas :
c’est bourré de bonnes intentions,
mais cette ville a tellement de problèmes.
Starck : “Ce Nuage ne pouvait
être réalisé qu’à Montpellier”
On est encore un peu dans les
nuages : le nom, d’où vient-il ?
Même si sa structure est en béton,
c’est le premier bâtiment gonflable
de France, la première structure
historiquement traitée ainsi, car ce
n’est que de l’air : comme si l’énergie qui se dégage du bâtiment le
gonflait. Et donc, ça ressemble à un
nuage. Un nuage, ce n’est pas de
l’air gonflé : c’est un condensateur,
et un condensateur, c’est de l’énergie qui est en particules. Et quelquefois, quand la condensation atteint
son maximum, il y a une décharge
électrique qui crée le tonnerre. C’est
finalement ce tonnerre qui crée la
vie. C’est un grand cercle : on est
dans une logique totalement cohérente.
“LE NUAGE”
• Ouverture le
1er octobre 2014.
• Sera exploité
sous la marque
“Club 7”.
• Sera ouvert
7 jours sur 7.
• Coût :
10 millions
d’euros.
• Le patron de
Roxim, Marc
Pigeon, a été
président de la
Fédération de
promoteurs
immobiliers de
France de 2003 à
2006, puis de
2009 à 2012.
• Stefano Robotti
est l’architecte du
“Nuage”, chef de
projet auprès de
Philippe Starck.
Quand Marc Pigeon, le patron de losophique, fonctionnel et biolola société de promotion Roxim, gique. Et, aujourd’hui plus que
vous dit : “Je veux construire un jamais, l’économie est fondamenimmeuble dédié au bien-être”, tale. L’architecture démonstrative,
tout de suite vous lui soumettez expressionniste, qui existe depuis
cette idée de bulle, d’élément une trentaine d’années, dont j’ai été
gonflable sur lequel vous aviez quasiment à la source, et qui débouche sur le mouvement formaliste,
travaillé à vos débuts ?
Oui, à l’époque j’avais réalisé une implose et s’écroule ! L’apogée de
structure gonflable. Le gonflable est cette forme d’architecture est visible
quelque chose d’extraordinaire à Dubaï.
parce qu’on arrive à créer des objets
Cette architecture
et des lieux qui sont
“démonstrative”
faits de rien !
n’est plus dans l’air
Puisque les murs
LA PHILOSOPHIE
du temps ?
font un dixième de
DU “NUAGE” :
Ce n’est pas qu’on
millimètre, ils ne
prennent forme et
“CE QU’ON PEUT n’en veut plus, c’est
qu’on ne peut pas la
rigidité que par la
pression d’air. C’est FAIRE DE MIEUX AVEC payer, on ne peut
plus se la permettre.
un poumon ! Chez
LE MINIMUM”
La terre ne peut plus
moi qui suis un
la produire, l’énergie
fanatique, un Khmer
rouge du minimum, il y a une per- ne peut plus la produire, c’est la failmanence. Mais non, je n’ai pas lite de ce système, c’est la faillite
pensé à cette création gonflable dès d’une architecture. Depuis quelque
le début. Simplement avec cette his- temps je fais le moins possible d’artoire de lieu de sport, lieu d’huma- chitecture, mais j’ai réalisé un très
nité et avec tous les paramètres bel exemple de l’antithèse de l’arimmatériels que je vous ai décrits, chitecture démonstrative avec La
cela aurait été un non-sens absolu Alhondiga de Bilbao (1). Là, j’ai
construit un truc très gros, avec
de faire différemment.
beaucoup de fonctions, qui fait
Marc et Carole Pigeon ont tout de l’unanimité, comme disait le maire
qui vient de mourir : “Vous vous rensuite adhéré à votre projet ?
Oui. Tout ce qui existe dans la dez compte, Philippe, que même l’opnature, dans notre univers et même position n’a rien eu à dire.”
au-delà de cette terre est géré par
l’économie, pas par l’économie de C’est l’antithèse du musée Gugbout de chandelle, par l’économie genheim (2) de Gehry ?
avec un grand E, c’est un statut phi- Oui, ce bâtiment est basé sur cette
Nuage, de cette bulle, sera très
fine ?
Une feuille de papier.
Donc si on revient au Nuage, à
travers la bulle, les passants
découvriront la structure ?
Oui, là aussi on est “à l’os” : il n’y a
rien de superflu. À Bilbao, on peut
voir deux époques : l’époque blingbling, où on dépense du blé, le Guggenheim, des façades en titane, des
volumes, je ne critique pas mais
c’est une époque, et à quatre cents
mètres de là, on voit La Alhondiga
faite avec une grande rigueur, sur
plusieurs années. Et là, il faut du
courage pour tenir, pour ne pas se
faire plaisir à un moment ou à un
autre, parce qu’on a toujours envie
de rigoler un peu. Mais on voit bien
qu’on a marqué une étape, qu’on a
fait quelque chose de très remarqué
en architecture. La nouvelle voie
que ce bâtiment de Bilbao montre,
Le Nuage de Montpellier la continue.
Vous dites que l’enveloppe (3) du
PHOTO GUILLAUME BONNEFONT
DOCUMENT PHILIPPE STARCK/ROXIM
La Gazette. Qui a eu l’idée de baptiser du nom de “Nuage” cet
immeuble montpelliérain dédié
à la remise en forme et au bienêtre ?
Philippe Starck. Dans un monde
où tout est trop, il est du devoir des
producteurs de faire moins que
moins. Moins, ça serait triste, mais
moins que moins, ça devient philosophique. Donc, c’est un état philosophique : ce bâtiment va être dédié
à l’énergie humaine. Ce n‘est pas de
la matière, c’est de la passion, du
dépassement, de l’effort, de l’enthousiasme, de la croyance en soi-même
et tout cela ce sont des mots qui
expriment des concepts immatériels. Donc il fallait que ce bâtiment
soit le plus immatériel possible.
DOCUMENT PHILIPPE STARCK/ROXIM
philosophie éthique de l’économie
avec un grand E. Je n’ai rien dessiné
et à un moment l’ingénieur “structure” me dit : “Il va falloir faire des
poutres et des liaisons de poutres :
monsieur l’architecte, vous voulez
dessiner quelque chose ?” Je lui
réponds : “Montrez-moi ce qu’on peut
faire de mieux avec le minimum.” Il
dit : “Eh bien voilà, là il y a cinq boulons.” Je lui lance : “Cinq boulons,
vous êtes sûr ? Pas quatre, ou même
trois ?” Et lui : “Ah, oui, vous avez raison, même deux en diagonale.” Tout
a été fait à l’os. J’aime beaucoup le
terme “à l’os”.
Tout à côté du
mur d’eau de
Port-Marianne,
voici le dessin
du “Nuage”, en
construction
avenue
RaymondDugrand.
Philippe Starck : “Un jour, j’avais 18 ans, j’ai
fait une église gonflable qui s’est envolée
un jour de grand vent.”
DOCUMENT PHILIPPE STARCK/ROXIM
Le “Nuage” à Port-Marianne sera “le premier bâtiment gonflable de France”.
Elle est constituée d’une double
paroi. J’aurais adoré que ce soit un
ballon complet, mais non : l’air est
compressé entre deux parois.
Quand le mistral ou la tramontane soufflent ici, il faut s’accro- Derrière la bulle, le béton sera
cher : cette structure résistera-t- laissé à l’état brut ?
Totalement, brut de décoffrage.
elle ?
Elle est garantie quarante ans. Et Mais un béton extrêmement bien
vous savez pourquoi la tour Eiffel fait, on peut applaudir l’entreprise
est la tour Eiffel ? Avant, on construi- de la région qui l’a réalisé. Et il vaut
sait des bâtiments en pierre, et des mieux que ce soit bien fait parce
pierres, on en mettait beaucoup, que lorsqu’on fait aussi peu, il faut
comme pour les phares. Et au bout que ce peu soit magnifique. “God is
du compte, on ne savait pas si ça in the details” (4), ce n’est pas une
n’allait pas se casser la gueule à blague.
cause du vent. Eiffel reprend le proEt de l’extérieur,
blème à l’envers et
en dehors de la
dit : et si je rigidifiais
structure en béton,
par le vide ? Et là, il
VOUS POUVEZ
que verra-t-on ?
crée une structure
PRENDRE
Des plateaux parsetridimensionnelle
qui laisse passer le
TOUS LES VENTS, més de cabanes
avec, entre, de pe vent. C’est la preLE “NUAGE” SERA tites rues aléatoires.
mière structure
aérodynamique,
INDESTRUCTIBLE C h a q u e c a b a n e
porte la matière de
mais elle est l’équisa fonction : si c’est
valent d’un “gonflable”, c’est-à-dire qu’au lieu de faire un lieu humide, carrelage, si c’est
de la masse, elle fait de la rigidité, un lieu de gym, bois, si c’est un lieu
elle crée de la tension. La tension, où il y a besoin de transparence,
c’est indestructible ! Vous pouvez polycarbonate.
prendre tous les vents, le truc il est
dur comme ça (il frappe sur le verre L’homme de la rue verra ce qui
se passe à l’intérieur de l’immeude la table).
ble ?
C’est ça qui est formidable !
La bulle ne se déformera pas ?
Non, non. J’adorerais qu’elle se L’homme de la rue va voir un bâtidéforme. J’ai eu mon époque “grand ment comme si on l’avait tranché.
gonflable”, j’avais dix-huit ans : Il sera comme les gosses qui, derj’avais fait une église gonflable qui rière une vitre, voient les fourmis
s’est envolée un jour de grand vent. évoluer dans leur fourmilière. Il
C’était le jour de la démonstration verra les lumières, les ombres chidevant le docteur Muller, qui est noises, les projections, les grandes
l’inventeur des structures gonfla- photos rétro-éclairées.
bles, il y avait une belle musique,
et voir une église s’envoler, c’était Et de l’intérieur, on verra la réalité déformée à cause de la bulle ?
extraordinaire.
Non, la bulle ne déformera pas la
Et à Montpellier, qu’y aura-t-il à vision. On verra comme derrière
l’intérieur de cette bulle ? De une fenêtre. Il y a un tout petit voile,
mais ce n’est pas grand-chose. Vous
l’air ?
Après avoir créé un bâtiment
aussi novateur que Le Nuage,
reviendrez-vous incognito pour
savoir comment les usagers s’en
servent ?
Non, parce que je voyage énormément, et c’est regrettable. Je fais des
endroits merveilleux de par le
monde, des hôtels sidérants, des
restaurants et des bars sur-rigolos,
mais je n’y reviens jamais et c’est
une tristesse !
savez, l’homme n’est pas très loin
de la plante verte, il a aussi besoin
de la lumière, mais il n’a pas forcément besoin de voir. Parce que
quand vous faites vos abdos, vous
pensez à vos abdos et regardez à
l’intérieur de vous-même.
En plus des surfaces réservées
au sport et au bien-être, y aurat-il des commerces ?
Oui, c’est une vraie ville. Un village
vertical.
Des appartements ?
Non, mais ce serait génial de voir
de l’extérieur les gens vivre.
On imagine très bien Le Nuage
servir de décor à un opéra, Einstein on the beach de Philipp Glass
par exemple. L’opéra vous influence-t-il ?
Oui, la mise en scène de Robert Wilson pour Einstein on the beach (5),
c’est un modèle. Le modèle absolu
de la mise en scène de l’humain.
Mon travail est imprégné de ce type
de mise en scène. Les alignements
des petites rues entre les cabanes
du Nuage, c’est ça.
Vous déclarez que ce bâtiment
ne pouvait être construit qu’à
Montpellier car “Montpellier est
la ville de la créativité”. Qu’estce qui vous fait dire cela ?
Ça se sent, ça se voit. Ce Nuage ne
pouvait être réalisé qu’à Montpellier. C’est une ville bouillonnante,
pleine de projets réalisés, de projets
en cours, de projets futurs. Montpellier, c’est une ville spéciale. Il y
a des villes en France et dans le
monde où on ne peut rien faire.
Exemple ?
Toute l’Amérique. Des pays et des
villes qui ne sont que conservateurs,
qu’archaïques. Et il y a d’autres pays
et d’autres villes où il y a une avidité,
une envie de la nouveauté, de la
Le Nuage est implanté dans un
quartier où l’on trouve des
œuvres de grands architectes :
l’hôtel de ville et le magasin RBC
de Jean Nouvel, La Mantilla de
Jacques Ferrier (6), le pont de la
République de Rudy Ricciotti…
Qu’est-ce que ça vous fait ?
Ricciotti est un ami intime, Jean
Nouvel est un ami intime, l’autre
je le connais, ce n’est pas un ami
intime mais c’est quelqu’un qui a
l’air très respectable. C’est mieux
que d’être entouré d’ennemis ou de
gens mauvais. Après, ça ne me fait
rien de plus, parce que je ne travaille pas pour eux, mais pour les
gens de cette ville.
UN “NUAGE”
DÉDIÉ
AU BIEN-ÊTRE
• Implanté en
face du magasin
RBC, avenue
RaymondDugrand, quartier
Port-Marianne,
voulu par le
promoteur
montpelliérain
Roxim, créé par
Philippe Starck,
“Le Nuage”
accueillera :
- Au rez-dechaussée, un
restaurant et des
commerces de
15 m2 à 40 m2.
- Au premier
niveau, un village
“santé avec
kinés,
ostéopathes…
- Au deuxième
niveau,
un “village
aquatique” avec
une piscine
longue de
16 mètres et une
micro-crèche.
- Au troisième et
au quatrième, un
“village” fitness,
sport et remise
en forme.
L’usage qui est fait de vos bâtiments n’est peut-être pas celui
que vous avez imaginé ?
Non, non ! Vous savez, je suis extrêmement précis. On est une machine
de précision ! On n’est pas la Suisse,
on est la Nasa! Tout est programmé.
En fait je ne suis pas architecte, pas
décorateur, je suis réalisateur de
cinéma. Parce que ce qui m’intéresse, je le répète, c’est la gestion de
l’humain et pas la gestion du béton.
Donc j’écris des films où chaque rôle
est imparti, chaque vision est prévue,
les story-boards sont dessinés à
l’avance et ils sont tellement précis
que je ne me trompe pas. R
Propos recueillis par
Henri-Marc Rossignol
(1) Entrepôt construit en 1909. Philippe
Starck l’a réhabilité en lieu de culture et
de sport inauguré en 2010.
(2) Franck Gehry (né en 1929), architecte
américain, va construire une tour de
56 m à Arles, lieu de création et d’exposition financé par la Fondation Luma qui
a été créée par la mécène suisse Maja
Hoffman.
(3) C’est le même matériau que celui utilisé pour habiller l’Allianz Arena, stade
du Bayern de Munich.
(4) Mies van der Rohe (1886-1969), architecte allemand qui a aussi dit : “Moins,
c’est mieux” (“Less is more”). Inquiété
par les nazis, il s’est installé en 1938 aux
États-Unis.
(5) Donné au Corum en 2012.
(6) Jacques Ferrier (né à Limoux en 1959),
architecte qui a notamment créé le bâtiment français de l’Exposition universelle
à Shanghai en 2010.