Témoignages sous influence
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Témoignages sous influence
Sous la direction de Michael Rinn Témoignages sous influence La vérité du sensible Témoignages sous influence La vérité du sensible Témoignages sous influence La vérité du sensible Sous la direction de Michael Rinn Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Ce livre bénéficie du soutien de l’Université de Bretagne Occidentale, de l’équipe de recherche Héritages et Constructions dans le Texte et l’Image (HCTI, EA 4249) et l’Institut d’Études Européennes et Internationales de Reims (IEEI). Maquette de couverture : Laurie Patry Mise en page : In Situ Photographie de la couverture : Benjamin Deroche Benjamin Deroche est né en 1981. Titulaire d’un doctorat en sémiologie visuelle, il développe son activité artistique de photographe plasticien conjointement à une pratique de recherche en esthétique. Il observe notre société, considère ses valeurs, s’attache à son Histoire, sa mémoire et à ses mœurs pour en projeter une image définie et ordonnée, mais pourtant troublante. Plusieurs de ses séries portent notamment sur des villes reconstruites ou des espaces potentiellement en danger comme les paysages alentours des centrales nucléaires et des lieux de productions d’énergie. Plus largement dans sa démarche, Benjamin Deroche se sert de la photographie comme d’un outil : il se consacre aux lieux en les parcourant, de ces stigmates d’endroits, face-à-face avec la nature, volumes placés là, il enregistre des traces permanentes dans l’espace. Opaques au départ, ses interventions font s’arrêter le spectateur sur des stimuli visuels, éloges d’une lenteur suggestive, d’invisibles n’étant plus là, où la neutralité laisse place à l’imagination poétique. Site : www.benjaminderoche.net © Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés. Dépôt légal 4e trimestre 2015 ISBN : 978-2-7637-2580-2 PDF : 9782763725819 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. À la mémoire de Max et Sophie Gütermann Kohn-Mayer Table des matières Introduction Le corps du témoin comme lieu de parole...................................... Michael Rinn 1 I Genre et discours 1 Le témoignage : une écriture sous conditions................................. Régine WAINTRATER 9 2 Témoins en dialogue....................................................................... 19 Anny DAYAN ROSENMAN 3 Un récit testimonial sous influences .............................................. 29 La bataille de Jénine dans Le Républicain Lorrain Béatrice FLEURY 4 Bourreau ou victime parallèle ?....................................................... 49 À propos de Le passé devant soi de Gilbert Gatore Jean-Pierre KAREGEYE 5 Génocide et témoignage sous influence psychotique...................... 63 Le cas des mots machettes au Rwanda Jean-Marie KAYISHEMA IX X Témoignages sous influence • La vérité du sensible II Éthique et esthétique 6 « Et puis tu nous entraînes plus loin. » ........................................... 83 Le témoignage des camps vu à travers le regard des préfaciers Fransiska LOUWAGIE 7 L’artiste à l’écoute ou la vision bifocale......................................... 103 L’Oiseau bariolé de Jerzy Kosinski Alexandre PRSTOJEVIC 8 Témoigner au féminin .................................................................... 127 Obstacles aux témoignages des survivantes du génocide au Rwanda Rangira Béa GALLIMORE 9 La lecture émotionnelle des récits du génocide de Jean Hatzfeld.. 147 Michael RINN 10 Inyenzi ou les Cafards..................................................................... 163 Récit d’une famille exterminée Quand le témoignage passe par l’artifice littéraire Josias SEMUJANGA III Idéologie et politique mémorielle 11 D’une oppression à l’autre.............................................................. 185 L’écriture et la vie de Tadeusz Borowski Joanna TEKLIK 12 Aveux de comploteurs en Guinée : des témoignages sous influence.................................................................................. 197 Le contexte sociohistorique Alpha Ousmane BARRY Table des matières XI 13 Dom Helder Câmara dénonce la torture à Paris, ou la force du témoignage (1970).......................................................................... 215 Richard MARIN 14 Les mémoriaux du génocide au Rwanda : de l’émergence à la gestion...................................................................................... 229 Philibert GAKWENZIRE 15 Georges Loustaunau-Lacau : un résistant d’extrême droite témoin d’une situation extrême....................................................... 239 Jacques WALTER Liste des auteurs.............................................................................. 271 Introduction Le corps du témoin comme lieu de parole Michael Rinn L es recherches actuelles en sciences humaines permettent de dépasser l’approche objective du témoignage des rescapés d’un génocide ou d’une expérience extrême dont l’idéal postule un détachement de toute influence extérieure. Cette démarche conduit à récuser l’illusion réaliste d’un accès direct à l’événement relaté, écartant, en partie, la crainte d’une trahison de la vérité des faits par le témoin. Dès lors, qu’il soit envisagé du point de vue des conditions de production1 et de réception2, dans une perspective esthétique3 ou vériconditionnelle4, le témoignage favorise une meilleure compréhension d’un passé individuel ou collectif lorsqu’il renonce à vouloir imposer un regard transparent et informé sur un événement. Si la critique définit aujourd’hui le témoignage comme un « acte de communication5 » ancré dans des contextes socioculturels particuliers, elle ne parvient toutefois pas à écarter le doute relatif à cette conception désenchantée d’une vérité du monde soumise à caution. 1. 2. 3. 4. 5. F.-C. Gaudard et M. Suarez (dir.), Formes discursives du témoignage, Collection Champs du Signe, Toulouse, Éditions Universitaires du Sud, 2003. F.-C. Gaudard et M. Suarez (dir.), Réception et usages des témoignages, Collection Champs du Signe, Toulouse, Éditions Universitaires du Sud, 2007. C. Dornier et R. Dulong (dir.), Esthétique du témoignage, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2005. D. Legallois (dir.), Accréditation du témoignage, Collection Champs du Signe, Toulouse, Éditions Universitaires du Sud, 2009. F.-C. Gaudard, « Avant-propos », dans Réception et usages des témoignages, op. cit., 2007, p. 8. 1 2 Témoignages sous influence • La vérité du sensible Or, la problématique du présent ouvrage consiste à penser que la vérité d’un témoignage s’établit – précisément – par rapport à ses diverses influences éthiques, esthétiques et idéologiques qui s’exercent dans leurs contextes historiques, culturels et sociaux. Cela signifie qu’il faut mettre en relation l’expérience du monde, le témoin et son auditoire dans un cadre pragmatique. Ainsi, la modélisation du témoignage sous emprise porte sur le versant consensuel (éristique) ou conflictuel (agonique) de la négociation du sens engagée entre le témoin et son public. Ce concept théorique envisage par ailleurs la représentation d’un événement du monde comme une exigence de sens partagée par les acteurs sociaux, ce qui écarte d’emblée toute tentative négationniste qui chercherait à nier son existence. On note de surcroît que le but communicatif ne consiste pas seulement à témoigner d’une expérience véridique, mais à promouvoir un projet de société, souvent idéalisé, susceptible de valider de nouvelles règles éthiques. Enfin, le témoignage sous influence se caractérise à la fois par la référence à un passé historique dont le témoin est un acteur et par la représentation d’un contenu existentiel proposé à l’auditoire pris à témoin. L’acte de communication établit un lieu de rencontre, d’échange et de partage. Une des interrogations majeures de cet ouvrage consiste à identifier les contours et à analyser la signification de ce lieu de parole. D’ores et déjà on reconnaît qu’il recèle une dimension affective et cognitive. Ce que relate le témoignage sous influence est d’abord une expérience du monde sensible inscrite de façon indélébile, réelle, concrète dans le corps du témoin6. Il ne parle donc pas seulement de l’événement, mais à travers les événements qui ont marqué son existence. La transmission de cette corporéité vécue, blessée, traumatisée est au cœur du dispositif testimonial ; elle cherche à faire écho à la sensibilité de l’auditoire7. Ainsi, le témoignage sous influence offre une prise directe et ressentie de la perception du témoin. Cette interpellation affective de l’auditoire par l’acte de communication ouvre la dimension cognitive du lieu de rencontre avec le témoin. Même si la possibilité de comprendre le récit d’une 6. 7. Voir A. Dayan Rosenman, Les Alphabets de la Shoah. Survivre. Témoigner. Écrire, chapitre 7 « Le corps du témoin », Paris, CNRS Éditions, p. 89-99. Nous poursuivons ici une réflexion suggérée par R. Dulong : « […] la transmission des affects est une dimension essentielle du phénomène dont il faut rendre compte », « Transmettre de corps à corps », dans Esthétique du témoignage, op. cit., 2005, p. 242. Introduction • Le corps du témoin comme lieu de parole 3 expérience étrangère sera toujours limitée8, cette nécessité corporelle – somatique – d’en partager le contenu existentiel favorise une prise de conscience de portée éthique. À la sensibilité commune qui émane de l’expérience sensible du monde correspond ainsi le sens commun qui se dégage du lieu du savoir partagé. L’acte de communication testimonial, harmonisant le sensible et le savoir du témoin et de son public, conduit finalement à un engagement politique qui ne cesse d’influer sur les modes de vie, les normes et les valeurs en vigueur dans nos sociétés actuelles. L’intérêt que ce livre attache à l’analyse pragmatique du témoignage s’explique donc par la façon nouvelle, à la fois provocatrice et puissante, de lier l’expérience personnelle d’un passé vécu au présent collectif, en vue d’un projet de société fondé sur l’éthique d’un sens commun. À l’heure où le savoir établi et validé par les institutions étatiques est de plus en plus remis en question par l’accès illimité aux ressources numériques, ce livre s’interroge sur les principales modalités d’influence qui déterminent la force de conviction du témoignage. Ces modalités d’influence sont analysées dans trois parties : I Genre et discours ; II Éthique et esthétique ; III Idéologie et politique mémorielle. Du point de vue communicatif, nous distinguons pour la première les modalités de production du discours spontanée qui emprunte à la vie quotidienne, de celles des productions institutionnalisées qui répondent à des règles d’élaboration spécifiques9. En outre, il importe de définir les modalités des témoignages10. Il faut déterminer les valeurs du domaine de production testimoniale de celles du discours religieux, juridique et journalistique11. Cette approche permet également d’aborder la question du genre par les contraintes de la situation de communication, par la mise en scène discursive et par son ancrage dans l’événement historique, comme le génocide des Tutsis au Rwanda en 199412. Enfin, l’identité énonciative du témoin est déterminée par le lieu d’émergence, par son rôle discursif qu’il revêt au sein d’une société donnée et par les tâches cognitives assignées aux interlocuteurs13. 8. 9. 10. 11. 12. 13. L. Jurgenson propose au sujet des récits des camps les notions d’« interstice » et de « rupture » marquant la différence entre le langage et le monde. Cf. L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ?, Paris, Éditions du Rocher, 2003, p. 150. Voir la contribution de Régine Waintrater. Voir la contribution d’Anny Dayan Rosenman. Voir la contribution de Béatrice Fleury. Voir la contribution de Jean-Pierre Karegeye. Voir la contribution de Jean-Marie Kayishema. 4 Témoignages sous influence • La vérité du sensible La deuxième partie du livre analyse les différentes modalités d’influence éthique et esthétique. Le modèle du témoignage sous influence exige à la fois de distinguer et de concilier les impératifs d’ordre moral, social, pédagogique14. Cependant, les impératifs esthétiques de la scénographie discursive du témoignage sont tout aussi importants pour notre réflexion15. Comment concilier des modalités d’influence apparemment si contradictoires à l’œuvre dans le témoignage ? C’est sans doute le rapport à l’expérience vécue par lequel s’affirme l’engagement du témoin et la réception que lui réserve l’auditoire qui détermine la portée éthique et esthétique de ce genre de discours. Cela amène les interlocuteurs à établir un contrat de communication dans le respect de la dignité des victimes dont témoigne la parole vivante16. Or, les termes de ce contrat permettent de distinguer l’usage des émotions définies ici comme une stratégie discursive visant à toucher le public17, de la parole pathétique susceptible de priver l’auditoire du sens critique en recourant à une charge passionnelle écrasante18. Par ailleurs, l’analyse des modalités d’influence éthique et esthétique permet de soulever une autre problématique : comment articuler la tension parfois insoutenable entre l’étrangeté radicale dont témoigne le récit d’une expérience extrême, comme un génocide, et les contraintes de représentation, somme toute conventionnelles ? Pour esquisser des réponses, il faut préciser la procédure de négociation de sens engagée entre le témoin et le public19. La dernière partie du livre porte sur les modalités d’influence relatives à l’idéologie, entendue ici comme un système d’interprétation du monde social validé historiquement par une société donnée, et la politique mémorielle qui exerce son pouvoir sur les conditions d’émergence du témoignage 20. Cet angle d’approche permet de mieux comprendre comment s’est produit ces dernières années un changement conceptuel important à l’égard du témoignage et de son usage politique21. Si l’idéal du témoignage a longtemps été dominé par la recherche de 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20. 21. Voir la contribution de Fransiska Louwagie. Voir la contribution d’Alexandre Prstojevic. Voir la contribution de Rangira Béatrice Gallimore. Voir la contribution de Michael Rinn. Voir M. Rinn (dir.), Émotions et discours. L’usage des passions dans la langue, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008. Voir également P. Mesnard, Témoignage en résistance, quatrième partie « Les écritures absolues du pathos », Paris, Stock, 2007, p. 343-389. Voir la contribution de Josias Semujanga. Voir la contribution de Joanna Teklik. Voir la contribution d’Alpha Ousmane Barry. Introduction • Le corps du témoin comme lieu de parole 5 l’objectivité, allant parfois jusqu’à se passer du témoin, nous pensons que l’inscription de la véracité de la parole du témoin dans l’intersubjectif adopte actuellement une posture idéologique opposée. Au « bon » témoin objectif de jadis répondrait le « bon » témoin subjectif d’aujourd’hui22. Mais ce livre cherche également à montrer comment le partage du monde sensible contribue à l’émergence d’un nouveau sens commun dans le cadre de la politique mémorielle23. Ainsi, la critique des modalités d’influence qui émanent du registre idéologique et politique permet de mieux comprendre comment notre présent s’articule à travers les prismes d’un passé complexe24. 22. 23. 24. Voir la contribution de Richard Marin. Voir la contribution de Philibert Gakwenzire. Voir la contribution de Jacques Walter. I Genre et discours