Fidel Castro et la répression contre les intellectuels

Transcription

Fidel Castro et la répression contre les intellectuels
9 décembre 2016
Ignacio RAMONET
La dictature médiatique à l’ère de la post-vérité 1
Fidel Castro et la répression contre les
intellectuels
Ignacio Ramonet a été directeur du Monde diplomatique. Il est actuellement
directeur de son édition espagnole.
Il a été parmi les premiers à définir le concept de Pensée unique et il a été à
l’origine de la création d’ATTAC dont il est Président d’honneur.
Il a fait partie des promoteurs du Forum social mondial de Porto Alegre qui lui
doit le slogan : "Un autre monde est possible".
Journaliste, géo-politologue, sociologue, écrivain, il a reçu de nombreuses distinctions internationales.
Il raconte ici comment la censure et la répression se sont abattues sur lui, en Espagne et en France, dès qu’il a publié
son livre "Fidel Castro. Biographie à deux voix" ou "Cent heures avec Fidel"- (Edition Debate, Barcelone), fruit de cinq
années de documentation et de travail, et des centaines d’heures de conversations avec le leader de la révolution
cubaine.
Son récit est édifiant (glaçant) alors que la quasi-totalité des médias viennent de nous expliquer, à l’occasion de la mort
de Fidel Castro, ce que devrait être le droit des intellectuels à faire connaître leur travail.
Le Grand Soir
La mort de Fidel Castro a donné lieu - dans certains grands médias occidentaux - à la diffusion de
quantités d’infamies contre le commandant cubain. Cela m’a blessé. Chacun sait que je le
connaissais bien. Et j’ai donc décidé d’apporter mon témoignage personnel. Un intellectuel cohérent
doit dénoncer les injustices. En commençant par celles de son propre pays.
Lorsque l’uniformité médiatique écrase toute diversité, censurer toute expression divergente et
sanctionner les auteurs dissidents, est naturel, en effet, on peut parler de T«RTGUUKQP. Comment
qualifier autrement un système qui étouffe la liberté d’expression et réprime les voix différentes ? Un
Notes du traducteur : "post-vérité" : "qui fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler
l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles" (dictionnaire Oxford). La vérité a toujours été falsifiée ou contestée, ce
qui est nouveau c’est qu’elle est devenue secondaire, c’est l’ère de la post-vérité. http://www.alainet.org/es/articulo/182207
1
1
système qui n’accepte pas la contradiction en arguant qu’il l’admet. Un système qui établit une X«TKV«
QHHKEKGNNG et ne tolère pas la transgression. Un tel système a un nom, ça s’appelle V[TCPPKG ou
FKEVCVWTG. Pas de discussion. Comme beaucoup d’autres, j’ai vécu dans ma chair les fléaux de ce
système... en Espagne et en France. C’est ce que je vais vous raconter.
La répression contre moi a commencé en 2006, lorsque j’ai publié en Espagne mon livre (KFGN
%CUVTQ $KQITCRJKG ¢ FGWZ XQKZ ou %GPV JGWTGU CXGE (KFGN- ('FKVKQP &GDCVG, Barcelone), fruit de cinq
années de documentation et de travail, et des centaines d’heures de conversations avec le leader de
la révolution cubaine.
Immédiatement, je fus attaqué. Et la répression a commencé. Par exemple, le journal 'N
2CKU (Madrid), qui m’ouvrait régulièrement ses pages d’opinion, m’a sanctionné. Il cessa de me
publier. Sans donner la moindre explication. Et non seulement cela, mais dans la meilleure tradition
stalinienne, mon nom a disparu de ses pages. Supprimé. Plus aucun compte-rendu de mes livres,
plus aucune mention de mon activité intellectuelle. Rien. Supprimé. Censuré. Un historien du futur
qui chercherait mon nom dans les colonnes du journal 'N 2C¯U déduirait que je suis mort il y a une
décennie...
La même chose dans .C8Q\FG)CNKEKC, journal dans lequel j’ai aussi écrit pendant des années, une
chronique hebdomadaire intitulée 4GU 2WDNKEC. En raison de la publication de mon livre sur Fidel
Castro, et aussi sans la moindre excuse, j’ai été puni. Ils ont cessé de publier mes chroniques. Du
jour au lendemain : la censure totale. Comme dans 'N 2C¯U mise à l’écart absolue. Traitement de
pestiféré. Jamais plus, ensuite, la moindre allusion à une de mes activités.
Comme dans toute dictature idéologique, la meilleure façon d’exécuter un intellectuel est de le faire
FKURCTC°VTG de l’espace médiatique pour le VWGT symboliquement. Hitler l’a fait. Staline l’a fait.
Franco l’a fait. Le quotidien 'N2C¯U et .C8Q\FG)CNKEKC me l’ont fait.
En France, ce fut pareil. Quand les éditeurs )CNKN«G et (C[CTF ont publié mon livre (KFGN %CUVTQ
$KQITCRJKG¢FGWZXQKZ en 2007, la répression s’est immédiatement abattue sur moi.
Sur la radio publique (TCPEG %WNVWTG, j’animais un programme hebdomadaire le samedi matin,
consacré à la politique internationale. Dès la publication de mon livre sur Fidel Castro, les médias
dominants commencèrent à m’attaquer violemment, le directeur de la station m’a appelé dans son
bureau et sans détours, m’a déclaré :
+NGUVKORQUUKDNGSWGXQWUCOKFņWPV[TCPRWKUUKG\XQWUGZRTKOGTUWTPQUQPFGU
J’ai essayé d’argumenter. Rien à faire. Les portes des studios se sont fermées à jamais pour moi. Ils
m’ont aussi bâillonné. Le silence était imposé à une voix discordante dans l’unanimisme anti-cubain.
A l’Université Paris-VII, cela faisait 35 ans que j’enseignais la théorie de la communication
audiovisuelle. Quand a commencé la diffusion de mon livre et la campagne médiatique contre moi à
se propager, un collègue m’a prévenu :
#VVGPVKQPb %GTVCKPU HQPEVKQPPCKTGU FKUGPV SWņQP PG RGWV RCU VQN«TGT SWG NņCOK FņWP
FKEVCVGWTFQPPGFGUEQWTUFCPUPQVTGHCEWNV«
2
Bientôt commencèrent à circuler dans les couloirs des dépliants anonymes contre Fidel Castro qui
exigeaient mon expulsion de l’université. Peu après, j’étais officiellement informé que mon contrat ne
serait pas renouvelé... Au nom de la liberté d’expression, on m’a refusé le droit à l’expression.
Je dirigeais à l’époque, à Paris, le mensuel .G /QPFG &KRNQOCVKSWG, appartenant au même groupe
d’édition que le célèbre journal .G /QPFG. Et, pour des raisons historiques, je faisais partie de la
5QEK«V« FGUT«FCEVGWTU de ce journal, mais n’écrivais plus dans ses colonnes. Cette société était alors
très importante dans l’organigramme de l’entreprise par sa condition d’actionnaire principal, parce
qu’en son sein on élisait le directeur du journal et parce qu’elle veillait au respect de l’éthique
professionnelle.
En vertu de cette responsabilité précisément, quelques jours après la sortie de ma biographie de
Fidel Castro en librairies, et après que plusieurs médias importants (notamment le quotidien
.KD«TCVKQP) ont commencé à m’attaquer, le président de la Société des rédacteurs m’appela pour me
transmettre NņGZVT¬OG «OQVKQP qui, selon lui, régnait au sein de la Société des rédacteurs depuis la
publication du livre.
.ņCXG\XQWU NWb !FGOCPFCKLG 0QP T«RQPFKVKN OCKU RGW KORQTVG EņGUV WPG SWGUVKQP
Fņ«VJKSWG FG F«QPVQNQIKG 7P LQWTPCN FW ITQWRG .G /QPFG PG RGWV RCU KPVGTTQIGT WP
FKEVCVGWT
Je cite de mémoire une liste d’une douzaine d’authentiques autocrates d’Afrique et d’autres
continents dont le journal avait obligeamment donné la parole pendant des décennies.
2CU NC O¬OG EJQUG FKVKN RT«EKU«OGPV LG VņCRRGNNG RQWT©CbNGUOGODTGU FG NC5QEK«V«
FGUT«FCEVGWTUXGWNGPVSWGVW XKGPPGUNGWTFQPPGTWPG GZRNKECVKQP8QWUXQWNG\OG HCKTG
WP RTQEªUb! 7P RTQEªU FG /QUEQWb! 7PG RWTIG RQWTF«XKCVKQPPKUOG KF«QNQIKSWGb! +N XC
HCNNQKT CUUWOGT XQVTG T¶NG FņKPSWKUKVGWTU GV FG RQNKEG RQNKVKSWG GV OņGOOGPGT FG HQTEG
FGXCPVXQVTGVTKDWPCN
Ils n’ont pas osé.
Je ne peux pas me plaindre ; je n’ai pas été emprisonné ni torturé ni exécuté comme cela est arrivé à
beaucoup de journalistes et d’intellectuels sous le nazisme, le stalinisme ou le franquisme. Mais j’ai
subi des représailles, symboliquement. Comme dans ņ'N 2C¯Uņ ou ņ.C 8Q\ņ, j’ai FKURCTW des colonnes
du journal .G/QPFG. Lorsque j’étais cité, c’était seulement pour me lyncher.
Mon cas n’est pas unique. Je connais en France, en Espagne, dans d’autres pays européens, de
nombreux intellectuels et journalistes condamnés au silence, à NņKPXKUKDKNKV« et à la marginalité parce
qu’ils ne pensent pas comme le chœur féroce des médias dominants, parce qu’ils rejettent NGFQIOG
CPVKECUVTKUVGQDNKICVQKTG. Pendant des décennies, Noam Chomsky lui-même, aux États-Unis, pays de
la EJCUUG CWZ UQTEKªTGU, a été condamné à l’ostracisme par les grands médias qui lui ont interdit
l’accès aux colonnes des journaux les plus influents et aux antennes des principales stations de
radio et de télévision.
Cela n’a pas eu lieu il y a cinquante ans dans une dictature poussiéreuse lointaine. Non, ça se passe
maintenant dans nos F«OQETCVKGUO«FKCVKSWGU. Je continue à en souffrir à l’heure actuelle. Pour avoir
simplement fait mon travail de journaliste, et donné la parole à Fidel Castro. En justice, ne donne-t-on
3
pas la parole à l’accusé ? Pourquoi ne pas accepter la version du dirigeant cubain que les grands
médias dominants jugent et accusent en permanence ?
La tolérance n’est-elle pas le fondement même de la démocratie ?
Voltaire définissait la tolérance de la manière suivante :
,G PG UWKU RCU FW VQWV FņCEEQTF CXGE EG SWG XQWUFKVGU OCKU LG NWVVGTCK LWUSWņ¢ NC OQTV
RQWTSWGXQWUC[G\NGFTQKVFGNGFKTG
La dictature médiatique, à l’ère de la post-vérité (*), ignore ce principe fondamental.
Ignacio RAMONET
Directeur de .G/QPFGFKRNQOCVKSWGGPGURC³QN
www.monde-diplomatique.es
(Traduction Michel TAUPIN).
4