Avez-vous lu Terry Pratchett

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Avez-vous lu Terry Pratchett
J E U N E S S E
ADO
par Maggy RAYET
Avez-vous lu Terry Pratchett ?
Terry Pratchett est
mort le 12 mars
dernier. Il avait 66
ans. Dans les pays
francophones, son
œuvre – surtout celle
plus spécialement
tournée vers la
jeunesse – n’a jamais
réussi à trouver un
lectorat à la mesure de
son importance. Ce qui
est un brin étonnant
lorsqu’on songe que
l’homme était une
véritable star dans son
pays, ses admirateurs
n’hésitant pas à le
placer au même niveau
que le créateur de
Bilbo le Hobbit. Avant
que ne débarque
J.K. Rowling et son
petit sorcier, il était
l’auteur le plus vendu
en Grande-Bretagne.
Après Shakespeare
évidemment.
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I
l est vrai que l’annonce de la mort de Terry
Pratchett fut assez largement relayée
dans la presse francophone. Mais ce fut
pour parler des circonstances de son décès.
L’homme souffrait, en effet, d’une forme rare
de la maladie d’Alzheimer. Il avait défrayé la
chronique en s’impliquant avec énergie dans
les débats liés au suicide assisté et à l’euthanasie. Rares furent les critiques qui revinrent
sur l’importance de son œuvre. Rien d’étonnant, donc, à ce que, dans Le Monde, la contribution de Damien Leloup – Terry Pratchett
en dix questions – adopte un ton légèrement
provocateur : « Pourquoi Terry Pratchett est-il
si important ? Il est si connu que ça ? S’il est
si célèbre, pourquoi n’en ai-je jamais entendu
parler ? », etc.
Cette méconnaissance est particulièrement flagrante dans le domaine jeunesse.
« Avez-vous lu Terry Pratchett ? » À cette
question – même posée à des passeurs de
livres bien au fait de la production « adolescents et jeunes adultes » –, la réponse est souvent négative. Et pourtant, l’œuvre de Sir Terry
Pratchett – il avait été anobli par la reine d’Angleterre – est largement disponible en français. Publiée essentiellement chez l’Atalante,
une maison d’édition indépendante, établie à
Nantes, spécialisée dans la science-fiction, le
fantastique et la fantasy. Présente aussi dans
le catalogue Castor Poche de Flammarion pour
des romans jeunesse. Reprise en poche chez
Pocket, dans J’ai Lu et même dans la collection
« Librio » !
La plus grande partie de l’œuvre de Pratchett,
a été traduite par Patrick Couton. En 1998, cet
immense travail a valu à ce dernier le prestigieux Grand Prix de l’Imaginaire. « C’est un
style très drôle, pas facile à traduire, mais
amusant – a-t-il déclaré à cette occasion –
une forme d’humour très anglaise, très locale,
un humour fortement influencé par les Monty
Python ».
Un univers plat, qu’il soit disque ou tapis
Le Vent dans les saules est très souvent cité par
les auteurs interrogés sur les origines de leur
désir d’écrire. C’est le cas pour Terry Pratchett
qui avouait avoir découvert les livres à travers
le roman culte de Kenneth Grahame avant
d’apprendre l’écriture « sur le tas ». Son premier roman – Le Peuple du tapis – parut en
1971. Un roman pour enfants ou, en tout cas,
accessible à un lectorat enfantin, mettant en
scène les tribulations d’un peuple minuscule
vivant sous les poils d’un tapis. Un peuple dont
l’existence paisible fut bouleversée par l’intervention funeste d’un monstre terrifiant, nommé le grand Découdre ! « Il ne manquait pas
de scories, principalement dues au fait qu’il
avait été écrit par un auteur âgé de 17 ans »
constatait ce même auteur vingt ans plus tard,
alors que son premier livre, étant devenu introuvable, il se décida à le réécrire : « J’ai écrit
ça à l’époque où je croyais que les histoires de
fantasy devaient traiter de batailles et de rois.
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De nos jours, j’incline à penser que la fantasy
devrait plutôt se préoccuper de la façon dont
on évite les batailles et dont on se dispense
de rois ! »
Bien décidé à vivre de sa plume, le jeune
Pratchett trouva du travail – nécessité oblige
– dans le journalisme et la publicité. Mais ses
aspirations étaient ailleurs : en 1983, il publia
The colour of magic, qui fut traduit en français
par La Huitième Couleur. Se doutait-il alors que
ce roman de fantasy allait être le point de départ de la longue série qui allait occuper toute
sa vie, cette saga nommée en français Les
Annales du Disque-monde ? Une quarantaine
de titres. Une centaine de millions d’exemplaires vendus !
Le Disque-monde est donc une Terre plate
en forme de disque, portée par quatre éléphants géants aux « larges épaules bronzées par les étoiles ». Bérilia, Tubul, Ti-Phon
l’immense et Jérakine sont eux-mêmes
portés par une tortue, « aux yeux vastes
comme des océans », la Grande A’Tuin. Mais
c’est évidemment de notre planète Terre,
ici et maintenant, que parle l’auteur. Son
regard y est lucide et joyeusement critique.
Chaque volume de ces Annales est une his-
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toire en soi. On peut donc « entrer » dans
l’univers de l’auteur en ouvrant n’importe
quel volume. Il est peut-être même conseillé
de ne pas commencer par le premier : ce n’est
sans doute pas le meilleur, même s’il offre
l’avantage de fournir au lecteur « terrien » un
certain nombre de clés favorisant son atterrissage sur le « Disque-monde ».
Voyez, par exemple, La Huitième Fille, un petit
bijou !
Un conte de Grimm revisité
et deux trilogies
Si Les Annales du Disque-monde sont destinées
en principe à un lectorat adulte, la plupart de
ses titres sont accessibles aux adolescents amateurs de fantasy. Mais, à côté de la « colonne
vertébrale » que constitue cette saga, Terry
Pratchett a écrit un certain nombre de romans
à l’intention des jeunes. Pour lui, il n’y a pas
de grandes différences entre écrire pour des
enfants et écrire pour des adultes : « peut-être
une simple nuance dans le ton » – reconnaîtil, ajoutant que « la fantasy n’a pas d’âge ».
C’est à l’intention d’un lectorat jeune qu’il
a écrit Le Fabuleux Maurice et ses rongeurs
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savants. Une histoire dont les prémices
pourraient évoquer Le Joueur de flûte de
Hamelin. Mais, ici, les rats ont jadis « mangé de la magie » sur le dépôt d’ordures
d’une université de mages. Ils sont devenus
« intelligents ». Ce sont des « changés ».
Le livre se lit à plusieurs niveaux. Au-delà du
suspense d’une histoire assez sombre dont
la cruauté n’est pas absente, on y parle de
la conscience, du mal et de la violence, des
peurs et des rapports entre le réel et le conte.
Contrairement à ce que son titre laisserait
supposer, ce n’est donc pas un roman qui enchantera les « petits », mais bien un livre qui
fascinera et fera discuter les « grands ».
Le livre Le Fabuleux Maurice et ses rongeurs
savants date de 2001. Une dizaine d’années
auparavant, Terry Pratchett avait publié Le
Grand Livre des gnomes, une trilogie – Les
Camionneurs, Les Terrassiers, Les Aéronautes.
Ces gnomes sont des personnages hauts de
dix centimètres dont le temps passe dix fois
plus vite que pour les humains. Des milliers
d’entre eux vivent depuis des générations
sous les parquets de chez Arnold Frères, un
grand magasin très ancien et fort respectable. « Leurs années avaient pour saisons la
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Grande Quinzaine du Blanc, les Soldes d’Été,
la Semaine Rentrée des Classes et le Fêtons
Noël. » Mais voici que – catastrophe – le magasin Arnold Frères va être détruit. Guidés par
Masklin, un gnome venu du dehors fuyant le
vent et la pluie, et instruits par Le Truc, une
sorte de cube pensant transmis de génération en génération, les gnomes décident
alors de retrouver leur planète d’origine…
La traduction de Patrick Marcel rend parfaitement l’humour pince-sans-rire cher à l’auteur.
Ses personnages ont beau être des extraterrestres ou des créatures imaginaires, c’est
toujours notre société occidentale que Terry
Pratchett garde en ligne de mire. Même quand
il écrit à l’intention d’un lectorat adolescent. Le
premier volume de sa trilogie des Johnny – Le
Sauveur de l’humanité – fut publié juste après
la guerre du Koweït de 1990-1991. Il porte le
nom d’un jeu vidéo. De ceux-ci, Pratchett se déclare un ardent défenseur. « Ils permettent aux
enfants de s’évader vers des espaces où ils ont
un rôle à jouer. » Le Sauveur de l’humanité est
plus qu’une description amusante du quotidien
d’une bande de copains. C’est une réflexion –
lucide, mais jamais pesante – sur les conflits
et la responsabilité : conflits armés évoqués
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bien avoir encore le temps d’écrire quelques
livres. Il en écrivit encore quelques-uns. Et l’un
des derniers fut Roublard – Dodger, en anglais
–, un livre destiné à la jeunesse qui entraîne les
lecteurs dans les bas quartiers de Londres aux
environs de 1850. À noter que la traduction
française qui paraît chez l’Atalante est publiée
dans la collection « La Dentelle du Cygne » et
non dans « Le Maedre », la collection jeunesse
créée en 2008.
dans le JT, conflits entre extraterrestres, disputes entre les parents, bagarres dans la rue…
Dans Johnny et les morts – le deuxième volume
–, notre héros s’aperçoit qu’il est capable de
voir et d’entendre les morts. Ce n’est pas une
histoire à frissons avec des spectres et des
revenants. Ces morts sont tout simplement
des gens enterrés depuis belle lurette, qui réagissent tout autant que les vivants à l’annonce
d’une désaffection prochaine du cimetière pour
le transformer en parcelles à bâtir. L’occasion
pour l’auteur d’inventer quelques personnages
savoureux, comme ce William Sickers (18971949) qui « aurait été Karl Marx si Karl Marx
ne lui avait pas coupé l’herbe sous le pied ».
Le troisième volume, Johnny et la bombe, est
centré sur le personnage d’une vieille dame
et sur son inséparable caddy. Lequel caddy
s’avère être une machine à remonter le temps.
Une histoire drôle certes. Mais, en même
temps, réquisitoire féroce contre la bêtise et
la guerre.
Un hommage à Charles Dickens
Dès 2007, Terry Pratchett avait annoncé publiquement sa maladie. Ajoutant avec humour et
une élégance toute britannique qu’il espérait
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Roublard : « Qui fait preuve d’astuce et de
ruse dans la défense de ses intérêts », précise Le Robert. Ici, sous ce pseudonyme, se
cache un jeune orphelin exerçant le « métier » de ravageur. C’est-à-dire qu’il tente de
subsister en trifouillant dans les égouts pour
y trouver des bijoux, des pièces de monnaie et d’autres « trésors ». Notre jeune
homme est entraîné malgré lui dans une
sombre histoire d’enlèvement dont les motivations politiques ne sont pas absentes.
Roublard est avant tout un hommage à
Charles Dickens. Il met en scène des personnages célèbres. Dickens lui-même et son
ami Henry Mayhew à qui le livre est dédié.
Henry Mayhew, rappelle Pratchett dans ses
« remerciements », est l’auteur d’une œuvre
« monumentale » sur la pauvreté à Londres
au XIXe siècle. On croise aussi Disraeli, la reine
Victoria, Robert Peel qui fut le père des fameux
« bobbies », Angela Burdett-Coutts qui fut la
femme la plus riche du monde, John Tenniel,
illustrateur d’Alice au pays des merveilles… et
d’autres encore !
La création du magazine satirique Punch est
évoquée dans Roublard. Mais le roman ne
laisse guère de place à l’humour pince-sansrire. C’est un autre visage de l’auteur qui prend
le pas ici, celui de « l’homme en colère ».
Son regard caustique sur la société est, en
effet, resté intact. Parmi ses cibles, l’école
a sa place. Il fait dire à Henry Mayhew : « Je
suis certain que vous n’avez personnellement
jamais fréquenté l’école, monsieur Roublard,
vous me paraissez bien trop malin. » Ce qui
fait songer à une réponse de Terry Pratchett à
L’Association américaine des bibliothèques qui
lui avait demandé un slogan à imprimer sur
des tee-shirts : « Tout ce que j’ai appris, je l’ai
appris à la bibliothèque municipale. L’école ne
m’a appris qu’à cracher. »
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