quimby the mouse ou le rire jaune

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quimby the mouse ou le rire jaune
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Chris Ware
quimby the mouse ou le rire jaune
par Pierre Fresnault-Deruelle
[janvier 2010]
Quimby The Mouse est formé d’un recueil de travaux que Chris Ware édita en son temps (1990-1993)
dans une revue fondée par lui-même, The Acme Novelty Library. Ces travaux, repris en 2003 par
Fantagraphic Books (Seattle), sont désormais à la disposition du public français (depuis 2005) grâce
au flair et au talent des éditions L’Association. Cet album inclassable - extraordinaire regroupement
de varia - est constitué de bandes dessinées animalières (Quimby) ainsi que de parodies diverses
(saga de super-héros, inconvenantes publicités néo dada, chroniques diverses, brèves idiotes,
fragments de biographie, premières apparitions de Jimmy Corrigan, etc.). Des pages en noir et
blanc alternent avec des planches en couleurs, les unes relevant du bariolage le plus cru, les autres
de tons pastel que n’eût pas désavoués Winsor McCay.
« Les labyrinthes ne sont pas fait pour les chiens » Paul Éluard
« Fictions are my memories » Chris Ware
Parler de cet album relève de la gageure, même si, au-delà du manque de cohésion des matières
traitées, une cohérence de fond s’impose peu à peu au lecteur, déboussolé, puis ravi, par la «
philosophie » résolument nonsensique de l’artiste. Comment donc s’y prendre pour rendre compte
de ce non sens-là, réparti de la manière qu’on a dite ? Nous en étions à chercher la bonne
métonymie susceptible de nous servir de fil conducteur, lorsque s’imposa à nous le choix qu’avait
déjà opéré, pour sa couverture, la rédaction d’Art Press, « spécial », n°26 », 2005 : Bandes D’auteurs.
Sur ladite couverture, le personnage de Quimby, faisant des siennes (cf.infra), induisait, mine de rien,
des réflexions générales relatives à l’esthétique du 9eArt [1]. Un paradoxe, alors, s’imposa d’emblée,
qu’il fallait exploiter : Chris Ware n’était au programme de Bandes D’auteurs « que » pour le seul
Jimmy Corrigan, son œuvre majeure, il est vrai ! Hormis la « une » de la revue Art Press, rien donc qui
traitât de Quimby, alors que l’image en exergue de ce dernier témoignait bien de ce qui se passait
dans le domaine considéré. En bref, le fait que la souris sur la couverture d’Art Press figurât seulement
par raccroc indiquait que quelque chose devait être tiré au clair. La nouvelle donne - graphique et
narrative - qui, après la déferlante de l’underground et l’irruption du multimédia, avait conduit
certains cartoonists à faire du dessin séquentiel fixe une matrice sémiotique hors pair, se signalait ici
par comme par inadvertance : mais de quoi, au juste, s’agissait-il ? Éclectique à souhait (au
contraire de Jimmy Corrigan), Quimby offre, tout bien pesé, un bon exemple du génie
idéographique qui, anesthésié des siècles durant par l’imprimerie (sa technologie et les servitudes
induites par celle-ci), est en train de recouvrer une vigueur inattendue [2]. Dans une suite de croquis
qu’on peut trouver dans l’Acme Novelty Datebook (1989) du cartoonist [3], Ware fait dire à Quimby
que la bande dessinée doit être vue et lue simultanément (« simultaneously »), ce qui signifie qu’au
rebours de ce qui se passe dans notre manière « classique » de discriminer et d’intégrer les signes en
fonction de leur nature (arbitraire, mimétique, semi-mimétique), il convient d’exercer notre œil à ces
courts-circuits symboliques que David B, Hergé, Marc-Antoine Mathieu, Glen Baxter (et ses faux
pléonasmes), Maurice Henry (et sa rhétorique visuelle) ou bien Schulz (et ses silences éloquents) [4],
Les Impressions Nouvelles, 2008.]] n’ont cessé de cultiver intuitivement. Ces courts-circuits, Ware, pour
sa part, cherche à les provoquer le plus souvent qu’il peut, à commencer par ces ellipses ou ces
understatements qui, proches de celles de Spiegelman ou de McGuire, sont capables de faire du
récit des solutions de continuité malgré tout raccordables.
On songe, par contraste, à la synthèse cubo-futuriste (1928) de Paul Colin (Tabarin) sur laquelle une
fille déhanchée, habillée de rouge, se cache et s’exhibe « simultanément » dans un cancan
frénétique. D’évidence, le propos de Ware est étranger à la « succession simultanée » de l’affichiste
français. Aux antipodes de la fille du bal Tabarin, qu’anime une énergie inextinguible, les Quimbies,
qui voudraient, eux aussi, se répandre, n’arrivent qu’à se ruiner la santé. Pour le dire autrement la
charmante exhibitionniste de Colin, en faisant le grand écart, révèle sa nature de danseuse
accomplie, alors que les Quimbies, soumis aux contingences qui sont les leurs, et par conséquent
incapables d’atteindre à un semblant de synchronisme, ne peuvent se tirer d’affaire : réglés comme
des girls à la parade (syndrome du mille-pattes), on les aurait bien vu, pourtant, lever la jambe en
cadence. Mais, le ratage chez eux est toujours programmé, sûr ressort de notre grinçant plaisir.
Autre référence. On retrouve chez notre auteur cette capacité qu’avaient les premières Merry
Melodies et autres Silly Symphonies (ainsi que Winsor McCay, en son temps) de se prendre pour leur
propre objet : il est, en effet, dans la nature des bandes dessinées et des dessins animés de
circonvenir, à un moment ou à un autre, leurs propres codes et, ce faisant, de donner libre cours à
des méta-séquences décalées, précisément, à tous les sens du terme (cf. infra). Célèbre en son
temps, pour ne pas dire emblématique, se trouva être la séquence où Felix The Cat, se retournant
sur lui-même (c’est-à-dire tournant le dos aux flux narratif) s’apercevait qu’il n’avait plus de queue.
Tirant parti de sa surprise - notée par un point d’interrogation - l’animal s’avisait alors de greffer ce
dernier là où manquait l’appendice caudal ! Le regard réflexif des auteurs sur leurs techniques, tout
autant que sur leurs personnages, atteint avec nos souris siamoises au plus vicieux des double binds.
La présence de Quimby B, du seul fait de celle de Quimby A, équivaut à la remise en cause de
l’idée même d‘entité autonome : ce qui est censé fonder et conforter le strict découpage des cases
qu’on sait, en principe contraire à toute idée d’empiètement. On connaît, dans ce registre, le
pataquès résultant du conflit ontologique opposant les multiples d’un personnage donné dans
l’espace unitaire de la vignette. Rappelons-nous le désarroi de Flupke confronté à son propre clone.
Allons plus loin. Découlant d’une certaine imagerie populaire, les Quimbies ne sont pas, non plus,
sans réactiver discrètement les sinistres attractions vantées par les placards de cirque et de musichall d’antan lorsque le spectateur, convié à admirer les « monstrueuses merveilles » de la nature,
pouvait venir frissonner à peu de frais.
Sur l’affiche du théâtre de la Gaîté (1891) ici reproduit, Rosa-Josepha (notez le trait d’union du nom
référant à la non séparation des corps) exposent artistiquement leur difformité en se faisant
musiciennes (!) Si, naturellement, le spectre du « politiquement présentable » s’est déplacé de nos
jours, en d’autres termes si ce genre de réclame n’est évidemment plus envisageable (depuis les
années 20), l’horreur (délicieuse ?) qui la sous-tend n’est pas totalement étrangère à la prise en
considération des rongeurs de Chris Ware. On pose, en effet, que leur charme repose en partie sur la
secrète obscénité qui en est le fondement. Mauvais augure : il se vérifie à chaque occurrence que
le tandem du cartoonist n’est pas viable, et que l’entrain des Quimbies (lorsqu’il en est question) a
pour fonction de masquer le déficit d’unité qui les mine. Les échecs, les rages, les inepties ou les
insuffisances qui meublent ces séquences ont la loufoquerie des désespérances d’un Roland
Dubillard (dans ses saynètes radiophoniques) ou d’un Éric Chevillard (dans certains de ses romans).
Le Monde Air du temps : récemment, le dessinateur français Portier (circa 2000) est arrivé à ce trait
rhétorique selon lequel un homme, substantiellement attaché à son ombre, traîne celle-ci comme
on promènerait son ennui. Pour le dire autrement, les doubles souris de Ware sont littéralement
obligées de prendre sur elles-mêmes. Aussi, en voulant « s’éclater », Quimby A ne peut-il empêcher
que sa moitié se dégonfle à tous les sens du terme. Entre s’étoiler et s’étioler il faut choisir ! Et ce qui
devait arriver arrive : rendue à l’extrémité où il dépérit Quimby s’ampute de sa moitié.
Métaphoriquement parlant, l’infirmité des Quimbies correspond bien au goutte-à-goutte dont - à six
reprises – l’auteur affuble son animal à deux têtes. Comme un fait exprès, l’appareil de perfusion et
sa tuyauterie (qui reviennent ici ou là) ajoutent à l’embarras de l’animal « embranché », qui,
d’ordinaire, est déjà suffisamment embarrassé de soi.
Les personnages qui s’instrumentalisent (qu’il s’agisse d’un comparse ou de leur propre personne)
sont légions dans les bandes dessinées : de Gottfredson à Jacovitti et de Fred a Ware en passant par
Buzzelli, le thème des « fêlés » fait retour (ubiquité, dédoublement, schize, dislocation, multiplication
du moi, etc.). Hergé, derechef, est un bon indicateur, qui nous aide à mieux cerner la compétence
langagière de l’auteur de Quimby the Mouse. Symboliquement parlant, les impayables Dupondt du
père de Tintin [6] sont, de fait, en « deçà » de nos souris mal découplées. Toute drôlerie mise à part,
un saut conceptuel sépare les Quimbies (et le collage qu’ils constituent) du semblant d’autonomie
des deux clowns uniformes du cartoonist belge. À la symétrie conflictuelle des Quimbies, qui place
ces derniers au rang des meilleures trouvailles d’un Mandryka ou d’un Jean-Claude Forest, s’ajoute,
chez l’Américain, cet effet d’oxymore voulant que chez nos souris « greffées », l’augmentation soit un
amoindrissement.
Ware a donc renfloué la vieille idée de l’antihéros encombré de sa personne. Cette vieille lune est
en vérité l’avatar du motif de l’ombre non-conforme. Qu’on se reporte, cette fois, à Ruppert et
Mulot (Lapin,37) qui récemment nous ont offert un astucieux exemple de ce motif fantas(ma)tique.
On admettra cependant que, chez Ware, le double du personnage n’est pas une projection de ce
dernier, mais son indocile excroissance. On prend ici la mesure de l’extraordinaire agilité mentale de
Chris Ware, capable de subvertir l’idée (en soi diabolique) de double émancipé pour arriver à
l’implosion (encore plus diabolique) de la figure d’une gémellité cruellement, mais drôlement non
aboutie.
Mais, sans doute, est-il temps de resituer le strip dont nous sommes partis dans la planche où il
s’incruste.
La page, dans son ensemble, est un assemblage serré de figurines, confinées (positivement ou par
défaut) dans des secteurs orthonormés fermement délimités. Chez Ware, l’obsession du « casement »
(plus que du rangement), liée à un sens aigu du fignolage (autant qu’à l’horreur du vide), se
manifeste par un montage méticuleusement « justifié ». Feuilleter l’album, c’est vite remarquer que
les planches (faites d’énumérations, déclinaisons, empilements, échantillonnages, etc.) participent
aussi bien du rangement maniaque que du remplissage compulsif. Quelques instants, de surcroît, ont
suffi pour comprendre que ce montage est à la mesure de la force centrifuge, qui, sous les grilles de
cette bande dessinée, travaille à saboter le containement auquel Ware s’astreint. Pour un peu, les
Quimbies seraient à deux doigts de se fondre dans le fourmillement qui menace (ce sera chose faite
avec Sparky). Une signalétique (numérotation, fléchage au sein du dernier strip) est d’ailleurs
chargée d’assurer la liaison entre les tenants et les aboutissants, parfois flottants du récit : voyez, à
titre de symptôme le changement de direction des flammes du luminaire sous lequel les Quimbies
prennent leur petit-déjeuner (avant-dernier strip) ! Au bout du conte et du compte - ce qui est ici la
même chose, puisque tout est affaire de calculs [7] - on doit bien admettre qu’il ne s’est
pratiquement rien passé, la mécanique narrative ayant à peu près totalement absorbé la part
qu’on aurait pu croire dévolue à quelque accomplissement d’importance. Ware est également fils
de Crumb.
Soit cette bande dessinée du père de Fritz the Cat, intitulée I’m A Ding Dong Daddy. Un adolescent
marche, l’esprit vaguement nébuleux : le phylactère qu’il émet est un petit nuage blanc.
Arrive soudain à l’adolescent le début d’une idée. Et le garçon de s’étonner (c’est si rare, une
idée…), puis de s’échauffer, de bondir de joie, de se taper (toujours de joie) la tête contre un mur,
puis de s’éclater littéralement, etc. La vignette 14 laisse place alors à une couronne d’étoiles qui
finissent par se regrouper en une sorte de galaxie ; celle-ci se réduit peu à peu en un nuage… pareil
à celui qui, dans la première vignette, traduisait justement la sidérante vacuité psychique du gamin.
La boucle était bouclée. La séquence débouchait ainsi sur la dérision la plus « hénaurme » qui pût
être. Chez Ware, la vacuité du propos est également bien là, à ceci près que la conclusion n’arrive
qu’après force éléments retardateurs et que, de surcroît, elle est problématique ou déceptive : tout
ça pour ça ? En vérité, chemin faisant, nous avons vite compris que l’étrange disproportion entre
l’énonciation alambiquée de l’auteur et le minimalisme de son récit était à l’origine d’une
provocation « maniériste » sans pareil.
Notre planche exige que le lecteur, qui suit les Quimbies à la trace, emprunte la cage d’escalier,
depuis le rez-de-chaussée jusqu’au cinquième étage de la page-immeuble où perche
l’appartement de nos héros. Tout y est normal, à l’exception de la double pendule installée près du
canapé : la durée est sans doute différente pour chacun des Quimbies, pourtant soumis à la même
heure ! La suite du récit, si elle plus classiquement articulée, nous laisse comprendre que la descente
« dans » la fable n’est plus que la chute lente du héros dans la déprime. Le malheur, disait Pascal,
vient de ce que les hommes ne savent pas se tenir en repos dans une chambre !
On a laissé entendre plus haut que nombre de planches de Quimby the Mouse sont des agrégats
compliqués au sein desquels le lecteur, pour s’y retrouver, doit tenir compte d’informations parfois
distillées en feed-back. Ainsi, en est-il de notre page où le gros des données visuelles se révèle n’être
que le rêve de Quimby, rêve prolongé à son tour en des mini cauchemars segmentés, pouvant - qui
plus est !- interférer entre eux. Dans les années 60, Guido Crepax avait fait voyager Valentina entre le
hic et nunc d’un présent de narration (donné comme base réaliste) et les obsessions de son
élégante héroïne. Cernés de liserés aux coins tantôt arrondis (pour dire le rêve ou le fantasme),
tantôt droits (pour signifier l’état de veille) et se détachant sur des fonds blancs ou noirs, les vignettes
de l’Italien, bien que linéairement agrégées, n’obéissaient pas toujours à des niveaux de réalité bien
déterminés. Par exemple, l’onirisme des images, qui ne correspondait pas systématiquement aux
scènes nocturnes, contaminait subrepticement des situations diurnes a priori vraisemblables. Bref, le
quotidien de Valentina avait la fragilité de ce que la clinique appelle des moments de rémission.
Chez Ware, la syntaxe des cases est également liée au principe d’incertitude, mais le parti pris
nonsensique de l’auteur exclut toute visée psychologique sophistiquée. Prime, dans Quimby the
Mouse, l’idée que la narration figurative est le diagramme d’une fantasy névrotique donnant lieu à
des développements d’autant plus inventifs que ceux-ci résultent d’un réseau de contraintes fortes
ou incongrues. À cet égard, Winsor McCay, Georges Herriman ou les cartoonists de l’Oubapo ont
amplement montré et démontré la vertu de ce principe. Pour ce qui regarde Chris Ware (et pour en
finir) deux exemples viendront à l’appui de cette thèse : le bricolage (a) et l’itération (b).
Le bricolage. Soit cette planche.
Comme chez Crumb, lorsque Mr. Snoïd transite dans des tuyauteries, Quimby est soumis à
l’attraction d’une pompe aspirante puis refoulante, et entraîné plus loin dans une mécanique
proche de celles dont Rube Goldberg, dans les années 30 gratifia ses lecteurs [8]. Avec ses
appareillages dignes de Dada, Golberg, en rajoutait sur la folie du Machine Age, dressant les plans
de dispositifs aussi astucieux qu’inservables. Loufoques au plus haut point, ces dispositifs, destinés à
remplir des fonctions dérisoires (écraser un moustique, éplucher un légume, boxer un importun,
obtenir de l’eau chaude, etc.) annoncent l’ingénierie rafistolée de Ware. Des tubulures farfelues,
planchers à coulisse, systèmes de roulement, d’escamotage et de réapparition qui sont chargés de
métaphoriser la concaténation des dessins, font de Quimby le héros-victime de nouveaux Temps
modernes. Nouveau paradoxe : la fixité du medium fait merveille, qui fournit à Ware l’occasion de
pallier follement la fondamentale inertie des images réputées (à tort, mais c’est ainsi) toujours laisser
à désirer. L’arthrologie [9] chez Ware est une seconde nature, qui négocie « virages graphiques » et
raccords narratifs dont Alain Saint-Ogan, dans ses défilés et autres parades semblent avoir eu la
préscience. À cette fin, Chris Ware double sa fable d’un fond en continuité servant de coulisses où le
spectacle n’est pas moindre.
Ainsi, Quimby englouti par une prise d’air peut-il ressortir un peu plus loin au volant d’une luxueuse
voiture décapotable. L’extraordinaire compétence métamorphique du IX° Art (la ductilité de son
énonciation, pourrait-on dire) a ceci de fascinant que le jeu auquel nous assistons, ne repose
évidemment sur aucun trucage. Contrairement au cinématographe où la fluidité des
transformations repose sur un travail d’escamotage géré au 24ème de seconde, le dessinateur de
comics, lui, se rit des contraintes techniques de ses collègues « animateurs ». Si Lee Falk et Phil Davis
(Mandrake) ont, un temps, abusé de la convention selon laquelle l‘opération magique s’effectuait
d’un saut de case, Ware (comme Fred) matérialise, en les moquant, les étapes de sa prestidigitation.
Ce qui ajoute à la drôlerie grinçante de sa chaîne narrative
Un mot, pour finir, sur l’itération. À l’opposé de ces extravagances se trouvent être les planches
minimalistes de l’auteur.
Le « gaufrier », cher à l’École Belge, passe au rang de treillis dans les habitacles duquel Quimby fait
durer sa maigre figurine. Avec succès : la souris, qui visite la maison de son enfance, parle à
l’imparfait en mimant (peu ou prou) ses faits et habitudes d’antan ; ce qui a pour effet de coaguler
le présent de la gesticulation et les souvenirs induits par cette dernière. Le héros part à la recherche
de son passé dont les moments saillants, quoique minuscules aux yeux de qui se voudrait biographe,
ont trait à la prédilection du héros pour les recoins (cave, soupentes) et les recoins des recoins
(placard, interstices) liés aux idiosyncrasies ou aux petits riens inavouables du rongeur, comme le fait
d’aimer mordre le bois du chambranle de la fenêtre par exemple. Par quoi se manifeste ce
qu’ironiquement on pourrait appeler « l’esprit des lieux ». Abondant en ce sens, Chris Ware fait en
sorte que Quimby se casse à nouveau un bras, à l’endroit même où, au début du récit, il se souvient
avoir eu, déjà, un accident analogue ! La multiplication des cases – ce qui aurait pu vouloir dire que
Chris Ware s’était donné les moyens d’une investigation ample des « possibles narratifs » - équivaut,
au contraire, à une entreprise d’enfermement : le treillis dont on parlait est un grillage. Ne dit-on pas
volontiers d’un aliéné qu’il transporte avec lui ses propres barrières ?
Dans son Acme Novelty Datebook (1989), Chris Ware parle de staccato. Avec le staccato, les notes
des phrases musicales doivent être exécutées avec, entre elles, des suspensions marquées. Toutes
choses par ailleurs égales, nous sommes dans ce type de composition, puisque les cases de notre
bande dessinée s’égrènent en une sorte de phrasé très particulier, que ne connaissent, par ailleurs,
ni Herriman, ni Moscoso, ni Kim Deitch, pourtant si proches du point de vue de l’esprit et de la
facture. C’est que Ware détache ses cases sèchement, obstinément mais presque avec réticence ;
car il sait que son récit ne peut que radoter. Ce pourrait être lassant : c’est terriblement attachant.
(janvier 2010)
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Notes
[1] Sur Chris Ware on lira les belles études de Thierry Smolderen, « Roman graphique et nouvelles
formes d’énonciation littéraires », (Art Press spécial, 26, 2005, cité ici), Jacques Samson, « Une vision
furtive de Jimmy Corrigan », Mei, 26, l’Harmattan, 2007 (« Poétiques de la bande dessinée »),
Jean-Christophe Menu, « Le prodigieux projet de Chris Ware », 9e Art, 2, 1997.
[2] On sait qu’à partir de la mise en place de l’imprimerie les territoires sémiotiques du texte et de
l’image deviennent de plus en plus étanches. Ce qui pouvait encore relever de l’idéographie
(largement asséché par l’alphabet) disparaît sauf exception. L’idéographie connaît une seconde
vie à partir de l’intuition mallarméenne du Coup de dés. L’art de l’affiche, la bande dessinée, la
poésie visuelle prennent le relais. Sur ces questions voir : Anne-Marie-Christin, L’image écrite,
Flammarion, 2001.
[3] Nous devons cette information à Jacques Samson (par ailleurs, auteur d’un livre sur Chris Ware)
[4] Sur l’idéographie sous-jacente dans l’imagerie narrative moderne voir notre [[Images à mimots
[5] L’intertexte est ce qui, étant donné un énoncé, fait de ce dernier un lieu signifiant où se font
écho des formes réinventées (que cela soit le fait de l’artiste ou du lecteur).
[6] Pierre Sterckx, « Les épreuves des Dupondt », L’ère du double (actes du colloque sur la
gémellité, sous la direction de Patrick Roegiers), MEP, Paris, 1998.
[7] Computare donnera en français conter et compter. Dans les deux cas, il faut savoir ce qu’est
un calcul.
[8] Rube Goldberg est l’inventeur des plus folles machines jamais dessinées. Sa renommée
(relative, hélas) dépasse le strict champ de l’histoire de la bande dessinée. Goldberg, à cet
égard, est longuement cité dans le catalogue The Machine, Moma, New York, 1968.
[9] Le mot « arthrologie » (arthron = articulation) est forgé par Thierry Groensteen.