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Les dépressions bipolaires Les deux maladies de l’humeur : troubles unipolaires (dépressions récurrentes) et troubles bipolaires (maniaco-dépressifs) M.-L. BOURGEOIS (1) Il est désormais admis qu’il existe deux types distincts de troubles de l’humeur : 1) la maladie dépressive récurrente, naguère et encore parfois qualifiée de trouble unipolaire, caractérisée par la récurrence d’épisodes dépressifs (EDM ou épisodes dépressifs dits majeurs, c’est-à-dire avérés) ; 2) les troubles bipolaires, caractérisés par la récurrence d’épisodes maniaques ou hypomaniaques, alternant le plus souvent (mais pas obligatoirement) avec des épisodes de dépression. La différenciation entre les deux types de trouble thymique repose sur des arguments cliniques, épidémiologiques, génétiques, pronostiques et thérapeutiques. En particulier, la prise en charge et l’indication des médicaments sont très différentes dans les deux types de pathologie : schématiquement, les antidépresseurs pour les dépressions récurrentes, les thymorégulateurs pour les dépressions bipolaires. Il existe de nombreux types de troubles bipolaires (type I, type II, cyclothymie etc..). Nous ne parlerons pas des formes récurrentes purement maniaques (dite manies unipolaires), qui seraient essentiellement masculines. D’une part, leur existence est contestée par beaucoup d’auteurs, au motif qu’il y aurait toujours des phases dépressives, d’intensité plus ou moins grande, passant inaperçues. D’autre part, les patients de ce type seraient à risque plus élevé de complications et d’effets négatifs dus aux antidépresseurs. Dans le spectre bipolaire, certains patients ont une propension nettement plus grande à souffrir d’épisodes d’excitation maniaque et d’autres à souffrir d’épisodes dépressifs, complets ou non, dépressions majeures ou mineures, ou bien encore de pathologies dites « sous le seuil », subsyndromiques, infracliniques, ou de formes brèves. Angst et Perris (4, 5) ont été à l’origine de la différenciation unipolaire-bipolaire et de la différenciation des sous types bipolaires (figure 1). Catégories diagnostiques Classifications Maladie maniaco-dépressive Unipolaire Personnalité cyclothymique RDC & DSM III (1980) Cyclothymie (trouble) DSM III-R (1987) BP II Cyclothymie DSM IV (1994), CIM-10(1992) mD md Bipolaire BP I D DSM I, DSM II & CIM-6-9 MD (Bipolaire, NOS) Md D = Dépression majeure ; d = Dépression mineure ; M = Manie ; m = Hypomanie. FIG. 1. — L’évolution de la distinction bipolaire-unipolaire (4). (1) IPSO, Université de Bordeaux 2 (Victor Segalen), 121, rue de la Béchade, 33076 Bordeaux cedex, [email protected]. L’Encéphale, 2006 ; 32 : 497-500, cahier 2 S 497 M.-L. Bourgeois L’Encéphale, 2006 ; 32 : 497-500, cahier 2 SPECTRE BIPOLAIRE (MANIACODÉPRESSIF) ET SOUS TYPES BIPOLAIRES La conception orthodoxe actuelle des troubles bipolaires inclut le type I (manie + dépression), le type II (hypomanie + dépression), la cyclothymie (symptômes hypomaniaques + symptômes dépressifs), les états mixtes, (intrication d’un syndrome maniaque et d’un syndrome dépressif) et les cycles rapides. La conception élargie du spectre bipolaire ajoute un type III (excitation maniaque ou hypomaniaque induite par les antidépresseurs) et d’autres types encore caractérisés par des épisodes thymiques de durée brève ou par un tempérament affectif du type hyperthymique, irritable ou cyclothymique. COMMENT RECONNAÎTRE LA NATURE BIPOLAIRE D’UNE DÉPRESSION ? Il est convenu que les états dépressifs majeurs se caractérisent par un certain nombre de symptômes d’intensité et de durée déterminée, le tableau clinique étant supposé être le même pour les troubles unipolaires et bipolaires. Il existe cependant un certain nombre de nuances qui, en dehors même de l’évolution, devraient permettre de distinguer les deux catégories de dépression : les arguments cliniques et toute une série d’index prédictifs de la nature bipolaire d’une dépression. Lorsque le patient a déjà présenté des épisodes d’excitation du niveau maniaque ou hypomaniaque, ou lorsque son tempérament et son comportement étaient précédemment quelque peu excités, exaltés, hyperactifs, (c’està-dire un tempérament hyperthymique), il est relativement facile de suspecter la bipolarité. De la même manière, lorsque dans la famille, en particulier chez les parents de premier degré, existent des antécédents de pathologie bipolaire, la probabilité est plus élevée qu’il s’agisse d’une dépression bipolaire. Enfin on peut suspecter la bipolarité lorsque la réponse aux traitements antidépresseurs est négative avec des éléments d’irritation et de dysphorie induite par ces médicaments. On trouvera dans le tableau I les différences cliniques (déjà esquissées par Kraepelin) proposées par Potter (17), entre les deux types de pathologie. TABLEAU I. — Différences cliniques entre troubles unipolaires/ bipolaires pour la dépression,selon W.Z. Potter (17). Dépression bipolaire Retrait calme Ralentissement psychomoteur Hypersomnie Moins de symptômes anxieux, Moins de plaintes somatiques Moins de colère Dépression unipolaire Plus d’activité physique et mentale Plaintes somatiques Troubles du sommeil Anxiété Colère Généralement, le patient bipolaire est moins conscient et se plaint moins de sa dépression et de sa dysphorie. Il y a un plus grand risque pour ce type de patient de ne pas être traité et de se suicider. S 498 LES DÉPRESSIONS PSEUDO-UNIPOLAIRES Lorsqu’un patient présente un accès dépressif, en l’absence d’antécédents personnels ou même familiaux de manie ou d’hypomanie, une série d’indices permet de suspecter la bipolarité. Ces facteurs prédictifs de bipolarité ont été validés par Akiskal et al. (2) et confirmés ultérieurement (9, 12). TABLEAU II. — Variables prédictives d’une évolution bipolaire I (2). Facteurs prédictifs Sensibilité (%) SpéciValeur ficité prédictive (%) (%) Hypomanie pharmacologique 32 100 100 Histoire familiale de bipolarité 56 98 94 Forte charge héréditaire 32 95 87 Dépression avec hypersomnie et ralentissement 59 88 83 Dépression psychotique 42 85 74 Transmission familiale multigénérationnelle continue 39 83 72 Début en post partum 58 84 88 Début avant 25 ans 71 68 69 LA PRÉPONDÉRANCE DES SYMPTÔMES ET SYNDROMES DÉPRESSIFS DANS LES TROUBLES BIPOLAIRES On a récemment confirmé que les états dépressifs, pour un tiers d’entre eux s’inscrivaient dans l’évolution d’une maladie bipolaire ou sur un terrain présentant une vulnérabilité élevée pour ce type de pathologie. La manie et l’hypomanie sont les éléments cardinaux des troubles bipolaires. Ce sont ces épisodes d’excitation qui permettent d’assurer le diagnostic de bipolarité. Pour autant, il est maintenant admis que la souffrance et le handicap des patients sont essentiellement liés à la pathologie dépressive. Le suivi sur 10 ans d’une large cohorte nordaméricaine de malades bipolaires a révélé que plus de 50 % du temps chez ces patients sont obérés par des symptômes et des syndromes dépressifs, très pénibles (14, 15). Cela ne justifie pas pour autant l’emploi systématique des médicaments antidépresseurs puisque ces derniers peuvent compliquer le tableau et l’évolution des troubles. RISQUE SUICIDAIRE ACCRU ET COMORBIDITÉ ÉLEVÉE (ABUS DE DROGUES ET D’ALCOOL) 15 à 20 % des patients bipolaires meurent par suicide. Diverses études rétrospectives ont montré que le traitement régulier par Lithium réduisait nettement ce risque. D’une façon générale une prise en charge thérapeutique L’Encéphale, 2006 ; 32 : 497-500, cahier 2 complète et très régulière contribue vraisemblablement à une forte diminution de cette complication fatale. Des troubles bipolaires ont une comorbidité élevée avec d’autres pathologies mentales : l’abus d’alcool et de drogue dans au moins 60 % des cas, divers troubles anxieux. Ils peuvent être aussi intriqués avec des troubles de la personnalité pathologique (Axe II). Il est alors nécessaire de diversifier le traitement en ajoutant à la thymorégulation la prise en charge de ces pathologies associées. PRISE EN CHARGE THÉRAPEUTIQUE DES ÉTATS DÉPRESSIFS BIPOLAIRES On distingue classiquement trois phases dans le traitement des états dépressifs : 1) la phase de traitement aigu, 2) la phase de continuation, 3) la phase de maintenance. En matière de pathologie dépressive il est convenu que chaque EDM impose un traitement médicamenteux pour une durée de six moins au mois. En réalité il s’agit plus souvent d’une maladie au long cours, faite de rechutes et de récidives, imposant en conséquence un traitement continu qui sera prophylactique. Pour les dépressions récurrentes unipolaires, il s’agit des médicaments antidépresseurs proprement dits. Par contre, ce traitement prophylactique est beaucoup plus délicat en ce qui concerne les troubles bipolaires. Ce sera donc en fonction des sous types que l’on devra choisir les médicaments utiles : – thymorégulateurs, éventuellement associés de façon ponctuelle dans certains cas avec des antidépresseurs ; – on recommande d’utiliser les antidépresseurs du type ISRS (inhibiteur spécifique de la recapture de la sérotonine) quand prédominent les symptômes dépressifs en particulier dans les troubles bipolaires type II. Les tricycliques sont à éviter ; – aux États-Unis, le Bupropion est présenté comme l’antidépresseur de référence pour les bipolaires, mais en France il est frappé de contre-indication pour la bipolarité ! – pour la phase de continuation, on essaie de limiter la durée de prescription de l’antidépresseur et l’on insiste sur le traitement prophylactique ; – les thymorégulateurs occupent le premier plan dans les trois phases thérapeutiques : traitement aigu, de continuation et de maintenance. La mise au point récente de Dubovsky (11) constate la pauvreté et les limites en matière d’études contrôlées pour le traitement des dépressions bipolaires. Dans les formes résistantes et pour les états mixtes, l’électroconvulsivothérapie (ECT) reste le traitement de choix. Les dépressions bipolaires LES TRAITEMENTS THYMORÉGULATEURS On s’accorde généralement pour définir comme thymorégulateur un médicament qui normalise un épisode thymique et joue un rôle préventif pour d’éventuels épisodes ultérieurs, sans aggraver ou induire des épisodes et symptômes de polarité opposée. En fait, il n’y a à ce jour que peu de médicaments répondant à ce critère. C’est toujours le Lithium qui reste considéré comme le régulateur de référence par son action thérapeutique, pour les épisodes d’excitation maniaque ou hypomaniaque et par son action antidépressive. Par ailleurs, il est l’adjuvant le plus amplement démontré quant à la supplémentation d’un traitement antidépresseur. Il doit cependant être prescrit avec circonspection car il suppose une observance parfaitement régulière au long cours, une surveillance biologique régulière, car il comporte des risques de complications, en particulier d’insuffisance grave de la thyroïde et de néphropathie. Il est dangereux en cas d’ingestion massive suicidaire (coma, séquelles neurologiques etc.). Dans la méta-analyse de Bauer et al. (6) sont retenus comme thymorégulateurs, outre le Lithium, la Lamotrigine qui préviendrait ou atténuerait la pathologie dépressive. Sont aussi signalés la Carbamazépine, l’acide Valproïque (en cas de contre-indication du Lithium). Ils nécessitent eux aussi une surveillance étroite pour leurs effets secondaires et leurs complications trop souvent ignorés et négligés. Enfin, ont émergé plus récemment les nouveaux antipsychotiques dits atypiques, tel que la Clozapine, l’Amisulpride, la Rispéridone, l’Olanzapine. Tous ces traitements doivent être gérés par un psychiatre formé à la psychiatrie biologique et à la psychopharmacologie, en coordination de soins avec le médecin traitant. Celui-ci devra accompagner le traitement et jouera un rôle majeur dans la surveillance et la partie suivante de la prise en charge du patient et de sa famille. PSYCHOTHÉRAPIE ET PSYCHO-ÉDUCATION Les ressources pharmacologiques sont largement popularisées par l’industrie pharmaceutique. Aussi doiton insister sur l’approche psychosociale. Il y a encore beaucoup à faire pour convaincre la communauté, les patients et même les soignants en général, de l’existence et de la gravité des troubles bipolaires, pour faire connaître la clinique de ces troubles, en particulier la dépression du type II. Il s’agit de faire accepter aux patients, aux familles et à la collectivité, la réalité de cette pathologie polymorphe et handicapante, de faire accepter ce diagnostic et engager les patients dans un processus thérapeutique continu. Il existe désormais des modules de prise en charge de type thérapie cognitive et comportementale, ou thérapie interpersonnelle ou des thérapies de groupe du type psycho-éducation. S 499 M.-L. Bourgeois TABLEAU III. — Les cibles du traitement psychosocial des troubles bipolaires (18). 1) Psycho-éducation concernant les troubles bipolaires. 2) Hygiène de vie : régularité (sommeil, relations sociales, travail, évitement des stress), suppression de l’alcool et des drogues. 3) Observance du traitement. 4) Reconnaissance précoce et prise en charge des signes de rechute. Références 1. AKISKAL HS. The bipolar spectrum : new concepts in classification and diagnosis. In : Grinspoon L, ed. Psychiatry Update : The American Psychiatric. Association Annual Review, vol 2. Washington : DC/American Psychiatric Press, 1983 : 271-92. 2. AKISKAL HS, WALKER P, PUZANTIAN VR et al. Bipolar outcome in the course of depressive illness. J Affect Disord 1983 ; 5 : 115-28. 3. AKISKAL HS, MASER JD, ZELLER PJ et al. Switching form unipolar to bipolar II. An 11 year prospective study of clinical and temperament predictors in 559 patients. Arch Gen Psychiatry 1995 ; 52 : 114-23. 4. ANGST J. Zur Aetioloie und Nosologie endogener depressiver Pyschoser. Berlin : Springer, 1966. 5. PERRIS C. A study of Bipolar and Unipolar Recurrent Depressive Psychosis. Acta Psychiatr Scand 1966 ; 42 (Supl 196). S 500 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 497-500, cahier 2 6. BAUER M, MITCHNER L. What is a « Mood Stabilizer » ? An Evidence-Based Response. Am J Psychiatry 2004 ; 161 : 3-18. 7. BOURGEOIS ML, MARTINEZ R, DEGEILH B et al. Les facteurs prédictifs de bipolarisation des troubles dépressifs. Encéphale 1988 ; XIV : 353-7. 8. BOURGEOIS ML. Dépression bipolaire : aspects cliniques et thérapeutiques. Ann Med Psychol 2001 ; 159 (4) : 251-60. 9. BOURGEOIS ML, VERDOUX H, PEYRE F et al. Indices et facteurs prédictifs de bipolarité dans les états dépressifs. Étude de 219 patients hospitalisés pour dépression. Ann Med Psychol 1996 ; 154 (10) : 577-88. 10. CALABRESE JR, KASPER S, JOHNSON G et al. Internacional consensus group of bipolar I Depresion treatment guidelines. J Clin Psychiatry 2004 ; 65 : 571-9. 11. DUBOVSKY SL. Treatment of bipolar depression. Psychiatr Clin N Am 2005 ; 28 : 349-70. 12. GASSAB L, MECHRI A, GAHA L et al. Facteurs corrélés à la bipolarité dans les depressions majeures : étude d’une population hospitalière tunisienne. Encéphale 2002 ; XXVIII : 283-9. 13. GOODWIN GM. For the consensus Group of the British Association for Psychopharmacology. Evidence-based guidelines for treating bipolar disorder : recommendations from the Britisch Association for Psychopharmacology. 14. JUDD, AKISKAL, SCHTTLER et al. 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