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20 Courrier international | n° 1045 | du 10 au 17 novembre 2010 En couverture Vivre ensemble Charles Taylor : le dialogue comme seule planche de salut Cependant, dans de nombreux pays, la montée de l’individualisme (la priorité donnée par chacun à ses propres ambitions et à sa propre prospérité économique) représente un farouche obstacle à la concrétisation de ce projet. Pis, c’est aujourd’hui le manque criant de solidarité chez tant d’individus (effrayant, en particulier, dans le débat sur la réforme de la santé aux EtatsUnis) qui sape les fondements mêmes de ce qu’est la démocratie moderne. Project Syndicate Prague L a solidarité est essentielle aux sociétés démocratiques, sous peine d’effondrement. Il est impossible aux démocraties de fonctionner au-delà d’un certain stade de méfiance mutuelle ou lorsque certains de leurs membres se sentent abandonnés par les autres. Pour beaucoup, la montée de l’individualisme est la plus grande menace qui pèse sur la solidarité. Mais ce phénomène est étroitement lié à la disparition du sentiment d’identité commune. Ce n’est pas un hasard, par exemple, si les Etats solidaires les plus prospères d’Europe sont nés en Scandinavie, une région ethniquement homogène. Les gens habitant ces pays avaient le sentiment de pouvoir comprendre leurs voisins et leurs concitoyens, et de leur être étroitement liés. Le défi consiste aujourd’hui à entretenir ce sentiment de solidarité parmi des populations de plus en plus hétérogènes. Deux moyens s’offrent à nous. Le premier serait de revenir à des modes anciens de solidarité. Par exemple, l’identité française est fondée sur une forme de sécularisme républicain appelée laïcité* qui n’existe pas ailleurs. Cependant, les efforts français pour consolider la solidarité en s’arc-boutant sur la laïcité et en dressant un barrage contre les musulmans immigrés sont non seulement vains mais contre-productifs, car ils reviennent à exclure de la pleine appartenance à la nation de nombreux individus qui vivent déjà en France. Redéfinir les identités Pour préserver la solidarité, la deuxième solution est une redéfinition de l’identité. Toutes les sociétés démocratiques sont confrontées à la nécessité de redéfinir leur identité dans un dialogue avec des éléments tantôt externes, tantôt internes. Pensons à l’influence des mouvements féministes en Occident : ce ne sont pas des personnes venues de l’étranger, mais des individus qui, dans une certaine mesure, ne jouissaient pas d’une citoyenneté pleine et entière qui l’ont exigée et qui, en l’obtenant, ont redéfini l’ordre politique. La grande tâche de notre époque est d’apaiser les craintes de voir nos traditions sapées de l’intérieur, de tendre la main à ceux qui, venus d’ailleurs, s’installent chez nous et de trouver le moyen de recréer notre éthique politique autour du noyau des droits de l’homme, de l’égalité, de la non-discrimination et de la démocratie. Si nous réussissons, nous aurons ainsi le sentiment de vivre parmi les nôtres, même si les fondements de ce sentiment varient chez chacun d’entre nous. DR Pour le philosophe canadien théoricien du multiculturalisme, l’individualisme mine les liens de solidarité et délite les sociétés. L’heure est venue d’inventer une nouvelle éthique politique. L’auteur Professeur à l’université McGill de Montréal, Charles Taylor a coprésidé en 2007 et 2008, avec le sociologue Gérard Bouchard, une commission de consultation publique mise en place par le gouvernement québécois pour apaiser le débat sur l’intégration des immigrés. Son dernier ouvrage, Laïcité et liberté de conscience (éd. La Découverte), s’appuie sur cette expérience. Nous évoluons en terre inconnue La solidarité au sein d’une société n’est durable que si toutes ses communautés spirituelles réaffirment y être attachées : si les chrétiens la considèrent comme au cœur de leur interprétation du christianisme, les musulmans comme au cœur de leur interprétation de l’islam, et les adeptes des diverses philosophies non religieuses comme au cœur de leur pensée. La religion est un fondement profond et puissant de la solidarité ; vouloir la marginaliser serait une erreur, tout autant que vouloir marginaliser les philosophies athées. Les sociétés démocratiques, dans leur formidable diversité, sont mues par de multiples moteurs encourageant l’adhésion à une éthique commune. Elles ne peuvent se passer d’un seul de ces moteurs et espérer faire encore vivre une communauté politique. A travers l’Histoire, l’éthique politique des sociétés confessionnelles s’est toujours assise sur une fondation simple et unique. En Europe, plusieurs types de sociétés laïques* ont tenté de se construire sur les ruines des fondations chrétiennes, mais elles ont répété la même erreur avec leur insistance jacobine sur la religion civile des Lumières. Il ne nous est plus possible d’avoir une religion civile – qu’elle soit fondée sur Dieu, sur la laïcité et sur les droits de l’homme ou sur aucune pensée en particulier. Nous évoluons aujourd’hui en terre inconnue. Nous avons devant nous un défi sans précédent dans l’histoire de l’humanité : créer une éthique politique puissante, capable d’inspirer la solidarité par la reconnaissance de points de vue très différents ainsi que par leur acceptation. Nous ne réussirons que si nous engageons un vigoureux dialogue les uns avec les autres de manière à instaurer un certain respect mutuel entre ces différents points de vue. La force montante de l’islamophobie en Europe et aux Etats-Unis, avec sa volonté de réduire l’histoire complexe et riche de l’islam à quelques slogans démagogiques, est une de ces inepties d’une ignorance crasse (il n’y a pas d’autres mots) qui mettent en péril les sociétés démocratiques. Et cela est vrai de tout regard méprisant porté sur l’autre. Nos sociétés ne perdureront que si nous nous parlons avec ouverture et franchise et que, ce faisant, nous renouons un sentiment de solidarité nourri à partir de nos multiples et diverses racines. Charles Taylor * En français dans le texte. Immigration Pourcentage de personnes nées à l’étranger 20,2 % Canada 8,4 % France 12,9 % Allemagne Données 2008 sauf pour l’Allemagne (2003) et l’Italie (2000) 2,5 % Italie 14,1 % Espagne 10,8 % 13,7 % Royaume-Uni Etats-Unis Source : OCDE Vu de Turquie Contre le défaitisme ambiant Des sondages d’opinion montrent que de nombreux Allemands approuvent l’obscure analyse de Thilo Sarrazin affirmant que la présence en Allemagne de millions d’immigrés est une menace pour l’avenir du pays. C’est dans ce contexte que la chancelière allemande Angela Merkel a évoqué l’échec du multiculturalisme, sans doute par crainte de l’émergence d’un parti extrémiste. Elle a ainsi confirmé une impression de plus en plus partagée en Turquie, à savoir que le virus anti-immigrés qui se répand dans toute l’Europe a maintenant atteint un pays dont on pensait pourtant qu’il serait le dernier contaminé. Toutefois, au même moment, on a pu voir un autre visage de l’Allemagne. En l’occurrence, celui du nouveau président allemand, Christian Wulff, qui vient d’effectuer une visite officielle en Turquie. Ce dernier, qui avait déclaré que “l’islam [faisait] partie intégrante de l’Allemagne”, a continué à se distinguer en Turquie, où il a affirmé qu’il “[fallait] respecter toutes les différences, synonymes de richesses”. Il apparaît donc que Wulff, bien qu’issu du même parti que Merkel, est encore attaché au multiculturalisme. Il a également assisté à Istanbul au lancement de la coopération entre la province de Bursa et le Land de Hesse. Par cette initiative inédite, une province turque, par ailleurs pionnière en matière de décentralisation, est pour la première fois reconnue en tant que région d’Europe. Mais il y a plus. Cet accord prouve qu’il existe des hommes et des femmes politiques allemands qui veulent faire entendre une autre voix, allant à l’encontre de ceux qui croient que les Turcs d’Allemagne ne peuvent pas s’intégrer et que la Turquie n’a pas sa place dans l’UE. Nous avons besoin, en Allemagne comme en Turquie, de personnalités telles que le président Wulff et ces présidents de région. Joost Lagendijk* Zaman Istanbul * Quand il était député, Joost Lagendijk était le président de la commission parlementaire UE-Turquie. Courrier international | n° 1045 | du 10 au 17 novembre 2010 Les nuisibles excès de la tolérance Ne sacrifions surtout pas la liberté d’expression en érigeant le multiculturalisme en doctrine politique ! L’analyse de Kenan Malik, intellectuel britannique d’origine indienne. Dessin de Fernando Vicente paru dans El País, Madrid. The Globe and Mail Toronto L’auteur Une mosquée à Ground Zero Mais, en tant que processus politique, le multiculturalisme recouvre une réalité différente. Il s’agit d’un ensemble de dispositifs visant à gérer la diversité en mettant les gens dans des cases ethniques, en définissant les besoins et les droits des individus en vertu de ces cases et en utilisant ces mêmes cases pour orienter les politiques publiques. On est loin de l’ouverture des frontières et de l’ouverture d’esprit – il s’agit au contraire de surveiller des frontières, qu’elles soient matérielles ou culturelles, ou encore imaginaires. Cet amalgame entre l’expérience vécue et le projet politique a eu des effets pervers. En premier lieu, il a permis à beaucoup de gens de droite d’imputer les échecs des politiques sociales à l’immigration de masse et de faire des minorités la cause du problème. Qu’il s’agisse du score des Démocrates suédois (SD), droite populiste, qui ont fait leur entrée au Riksdag [le Parlement suédois] après les législatives du 19 septembre, ou de la campagne menée l’été dernier aux Etats-Unis contre le projet de construction d’une mosquée à proximité de 21 reçues et d’engager un dialogue politique propre à créer un langage de citoyenneté plus universel. Mais c’est précisément un tel dialogue que le multiculturalisme en tant que processus politique tente d’étouffer au nom de la “tolérance” et du “respect”. Le débat sur la liberté d’expression en est un bon exemple. “Si les gens doivent occuper le même espace politique sans conflit”, fait valoir le sociologue britannique Tariq Modood, “ils doivent se limiter lorsqu’ils critiquent les croyances fondamentales d’autrui.” Sortir de la politique de la peur A Ground Zero [le site des attentats du 11 septembre 2001 à New York], la vie politique est dominée par la peur et la haine de l’autre. En second lieu, il a amené de nombreux progressistes et ceux qui, à gauche, sont plus radicaux à sacrifier leur attachement à la liberté d’expression et à la laïcité sur l’autel de la défense de la diversité. Paradoxalement, le multiculturalisme en tant que projet politique a pour effet de saper une bonne partie des acquis de la diversité telle que les gens la vivent. La diversité est importante non pas pour elle-même, mais en ce qu’elle nous permet d’élargir nos horizons, de réfléchir sur des valeurs, des croyances et des modes de vie différents, de remettre en cause les idées Né en Inde, Kenan Malik, scientifique de formation, est aujourd’hui chercheur associé au département d’études politiques et internationales de l’université de Surrey, en Angleterre. Il a écrit notamment The Meaning of Race (Le sens des races), New York University Press, 1996, et From Fatwa to Jihad: The Rushdie Affair and Its Legacy (De la fatwa au djihad, l’affaire Rushdie et son héritage), Atlantic Books, 2009. DR ujourd’hui, nous sommes tous multiculturalistes”, observait en 1998 le sociologue Nathan Glazer, farouche adversaire du multiculturalisme. Il avait raison. Le respect de la différence et la glorification de la diversité sont devenus des traits distinctifs des sociétés démocratiques modernes. Et pourtant, au cours de la dernière décennie, nous avons été gagnés par le doute. L’immigration, en particulier musulmane, a commencé à être perçue, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, comme une forme de “colonisation”, qui, au dire de l’écrivain américain Christopher Caldwell, “n’enrichit pas” pas la culture occidentale, mais “la supplante”. Il est devenu difficile dans ce débat de séparer le bon grain de l’ivraie, notamment du fait qu’on tend à confondre deux concepts différents : la diversité en tant qu’expérience vécue et le multiculturalisme en tant que processus politique. Commençons par rappeler que vivre dans une société transformée par l’immigration de masse, une société moins repliée sur ellemême, plus dynamique, plus cosmopolite, est une chose positive. Cela va dans le sens d’une ouverture des frontières – et d’une plus grande ouverture d’esprit. D’un point de vue multiculturaliste, le discours public doit s’autocensurer afin de minimiser les frictions entre les cultures et de ménager la susceptibilité des individus appartenant à telle ou telle culture. D’où la nécessité de légiférer contre l’incitation à la haine et d’exiger qu’on n’offense pas les autres cultures ou croyances. J’estime au contraire que, dans la mesure où nous vivons dans une société plurielle, nous devons défendre bec et ongles la liberté d’expression. Dans les sociétés plurielles, il est à la fois inévitable et important de heurter la susceptibilité d’autrui. C’est inévitable parce que, quand différentes croyances sont très ancrées, les frictions sont inévitables ; il faut les gérer ouvertement, et non les taire. Et c’est important parce que le progrès social suppose qu’on heurte certaines susceptibilités. Le droit de “critiquer les croyances fondamentales d’autrui” est le fondement même d’une société ouverte et diverse. Ceux qui participent à ce débat ont pour principale motivation la peur – peur de l’échange culturel, peur de l’autre. Pour sortir de cette politique de la peur, nous devons refuser le multiculturalisme en tant que projet politique, cesser de placer les gens dans des cases ethniques et ne plus accepter les entraves à la liberté individuelle qu’imposent de telles politiques. Mais nous devons aussi défendre la diversité en tant qu’expérience vécue – et tout ce qu’elle implique, en particulier l’immigration de masse, la liberté de culte et d’expression, l’exigence d’une égalité de traitement pour tous. Kenan Malik Russie Les beaux minarets moscovites Parmi les habitants de Moscou, capitale d’une fédération multiethnique et multiconfessionnelle, une polémique inédite a pris beaucoup d’ampleur cet automne : faut-il ou non construire de nouvelles mosquées ? A l’origine du débat, un incident tout aussi inédit : le 8 octobre, lors de la prière du vendredi à la grande mosquée de la perspective de la Paix, les croyants, mécontents de trouver des accès bloqués par la police (à cause d’un réaménagement des lieux), ont commencé à déployer leurs tapis de prière sur la chaussée. La situation aurait pu dégénérer sans les appels au calme des autorités musulmanes, qui ont néanmoins profité de l’occasion pour souligner le manque de lieux de prière à Moscou. Parallèlement à cet accrochage circulait depuis fin septembre une pétition parmi les habitants des quartiers Textilchtchiki, Riazanski et Kouzminki contre la construction d’une mosquée programmée par la mairie – pétition qui a été adressée au président Medvedev le 2 novembre. Selon les informations disponibles, la capitale compterait entre 1 million et 1,5 million de musulmans et seulement cinq mosquées. La construction de lieux de culte est donc indispensable, estime Alexeï Malachenko dans la Nezavissimaïa Gazeta. Mais que tout le monde prenne ses responsabilités “dans un esprit de tolérance mutuelle” : il faut réfléchir à des lieux appropriés, éviter l’apparition d’“enclaves ethnoconfessionnelles qui, pour l’instant, n’existent pas dans la capitale”, exiger des autorités religieuses qu’elles “s’informent de ce qui s’y passe”, enfin, construire de “belles mosquées”. Car, Moscou étant “la plus grande ville musulmane d’Europe, les mosquées feront tôt ou tard partie de notre paysage architectural”. Et, renchérit Dmitri Goubine dans Ogoniok, notre ville (“avec ses minarets !”) ne sera alors “pas moins attrayante esthétiquement que celle qu’elle est devenue sous le règne de Iouri Loujkov [le maire de Moscou récemment limogé]”. Beau défi pour son successeur !