Devoir d`oubli (oral)
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Devoir d`oubli (oral)
La mémoire du triumvirat : entre censure, autocensure et devoir d’oubli La période de quinze ans qui va des Ides de mars 44 à la prise d’Alexandrie (août 30) reste une « mal-aimée » de l’histoire, pour deux raisons : 1. l’historiographie moderne a tendance à la considérer comme une sorte de no man’s land entre la République et le Principat ; 2. les sources que nous possédons sur cette période sont pauvres, lacunaires et, pour la plupart, postérieures aux événements. La « révolution » triumvirale instaura un climat de terreur tel que Rome n’en avait jamais connu au cours des guerres civiles précédentes. Par une monstruosité juridique, la lex Titia (nov. 43) suspendait les institutions au nom de la libertas… pour rétablir celle-ci. Cette fiction demeura jusqu’aux Res Gestae d’Auguste (1). Il faudra attendre Dion Cassius pour la voir dénoncée, à propos de Philippes. (2) Auparavant déjà, Sénèque (3-4) avait souligné la responsabilité de celui qui, après coup, était apparu comme le grand bénéficiaire et, avant cela, le principal acteur de cette cruauté généralisée : Octavien. De même, Tacite donne la parole aux dépréciateurs d’Auguste en ces termes : (5). Ces phrases sont une réplique presque terme à terme à la version « officielle » de l’histoire donnée par les Res Gestae1. Elles attestent qu’en dépit de la chape de silence tombée sur cette période, la vérité avait fini par percer. La question que nous voudrions poser aujourd’hui est celle-ci : est-ce que cette difficulté qu’eut la vérité à percer ne procède pas, au moins autant que d’une censure avérée et de la promotion d’une histoire officielle, d’une oblitération volontaire ? Un passage de Dion Cassius, parlant d’Auguste, donne quelque crédit à cette hypothèse : (6). Ce passage montre qu’il y a eu oblitération de cette période dans la génération contemporaine des guerres civiles. La question est de savoir dans quelle mesure cette oblitération fut imposée ou si elle fut volontaire, et pourquoi2. Que la parole ait été bâillonnée sous le triumvirat est une réalité largement attestée. Valère-Maxime rapporte une réflexion humoristique d’Asinius Pollion : (7) Cette réflexion doit être mise en rapport avec le « mot » contemporain du juriste Cascellius répondant aux conseils de prudence qui lui étaient donnés : (8). L’expression écrite fut aussi parfois carrément détruite. On en trouve un indice chez Sénèque le rhéteur, quand celui-ci imagine ce scénario d’une Suasoire : (9). Pour être fictive, elle n’en repose pas moins sur une réalité : l’autodafé d’ouvrages. Le premier autodafé n’aurait été ordonné que sous Auguste, contre les œuvres de T. Labienus3. Mais la fiction imaginée pour Cicéron montre que la pratique en fut antérieure. En effet Appien rapporte qu’après la victoire de Nauloques, en 36, Octavien fit (10). Ce témoignage est tout à fait éclairant sur la pratique de la crémation de documents, publics et sans doute aussi privés. La raison affichée de cette destruction est la volonté de repartir à zéro afin de ne pas perpétuer les haines. Mais il s’agissait en réalité d’abolir, autant que faire se peut, la mémoire de la période située entre le 12 janvier 49 et le 3 septembre 36. Le travail de destruction fut efficace : dans son histoire résumée de la législation romaine4, Tacite « omet » la période qui va de 49 à 29. À la place, nous avons cette phrase (11), qui fait directement écho au jugement de Velleius Paterculus : (12). 1 Cf. RGDA 1-3; 7, 1; 25, 1-2. H.I. FLOWER, The Art of Forgetting: Disgrace and Oblivion in Roman Political Culture, Chapel Hill, 2006, n’envisage que l’oblitération infligée, comme châtiment. 3 Sen. Contr. 10, Praef. 5-8. 4 Tac. Ann. 3, 26-28. 2 Les témoignages existent, mais ils sont réticents, obliques, allusifs ou tardifs. Valère Maxime, dans son chapitre De crudelitate, ne cite, étrangement, aucun exemple de cruauté sous le triumvirat. Tacite mentionne pourtant que des ouvrages historiques contemporains traitant de cette période pouvaient toujours être lus de son temps : il cite ceux d’Asinius Pollion et de Messalla5. Nous y reviendrons. De son côté, Appien présente ainsi les témoignages qu’il va donner de cette période : (13) Son témoignage est, avec celui de Cassius Dion6, qui le recoupe, le plus étendu conservé. Comme celui de Cassius Dion, il n’en demeure pas moins tributaire de deux critères qui en relativisent l’intérêt : 1. il ne se préoccupe que du sort de personnages célèbres par leur vie ou rendus célèbres par leur mort ; 2. son récit apparaît en bonne partie comme l’application d’un climax qu’on retrouve à propos d’autres guerres civiles7 et qui consiste à cibler le comportement des différents acteurs de la familia8. Mais l’exercice « ordinaire » de la terreur triumvirale, avec son cortège anonyme de meurtres, de viols, de tortures, d’expropriations, d’exils et de déplacements forcés n’intéresse pas nos deux auteurs. Or c’est ce qui intéresserait l’historien. La « terreur ordinaire » fut pourtant monnaie courante. Ainsi Sénèque le Père met-il en scène une famille ordinaire, où une fille est dénoncée par son propre père pour avoir suivi son mari dans le camp opposé9. Inversement, la laudatio Turiae exalte le dévouement véridique d’une simple matrone qui réussit, à force d’énergie et de courage, à sauver son époux. Mais la plupart des témoignages ressortissent plus à la déploration ou à la recitatio qu’au témoignage historique. Tout juste Velleius Paterculus mentionne-t-il l’anecdote familiale de son grand-père qui se suicida après Pérouse10. Pour le reste, il faudra se contenter de sa déclaration très générale : (14) On y retrouve le climax défini supra. Ce point de vue moral prédomine aussi dans le refus commun de Salluste et d’Atticus, de briguer les magistratures à cette époque. (15) (16). Au-delà de l’habillage moral du propos, nous décelons la même crainte devant le même danger : la peur de la mort violente. Tout l’art de Nepos sera de transformer en vertu l’exercice savant de neutralité de son héros : (17) Il faut sonder, dans la littérature contemporaine, la poésie – où les procédés d’évitement sont plus faciles – pour découvrir de prudentes allusions aux atrocités de cette époque, si enveloppées qu’on n’est parfois même pas sûr qu’il s’agisse de véritables allusions. Ainsi, trois vers des Géorgiques pourraient faire allusion au malheur des temps : (18). Mais cette plainte pourrait s’appliquer à n’importe quelle guerre civile. Horace écrivit deux épodes désespérées, la 7 et la 16. Elles témoignent de l’impression qu’eurent les contemporains, que les guerres étaient condamnées à s’enchaîner entre elles. (19). L’épode 7 est encore plus violente, où le poète interpelle brutalement ses compatriotes : (20). On y retrouve l’angoisse de la récurrence de la violence civile et de l’autodestruction de la cité. Mais tout cela reste imprécis – ce qui explique qu’on ait du mal à dater (entre 42 et 37) ces deux odes. Plus tard, la paix augustéenne à peine revenue, une ode civique fera porter sur l’impiété des Romains la responsabilité des maux subis jadis et fera encore retentir un cri d’angoisse à l’idée d’un éventuel retour de la guerre civile : (21). De nouveau, le point de vue éthique domine : le malheur des temps est attribué au recul constant, de génération en 5 Tac. D.Or. 12, 6. Dio, 47, 9-11 7 Cf. Luc. 2, 148-151 ; Plut. Syl. 31, 6-8 ; Tac. H. 1, 3, 1 8 App. BC 4, 21-26. 9 Sen. Contr. 7, 3. 10 Vell. 2, 76, 1. 6 génération, de la morale publique et privée. Notons que, dans les années qui suivent Actium, les esprits ne sont toujours pas rassurés : des paix fragiles, on en avait déjà tant connues, impuissantes à empêcher le retour de la guerre civile ! L’angoisse du poète montre la profondeur du traumatisme subi. Mais ces vers témoignent seulement d’une angoisse, d’une souffrance, sans précision sur la nature et le contenu des faits qui les motivent. Peut-on aller plus loin et trouver des témoignages directs ? Oui, en traquant plus avant l’expression poétique. La bataille de Philippes est celle qui est le plus souvent évoquée. Comme pour souligner l’enchaînement fatal des guerres civiles, elle est associée à d’autres batailles. Virgile la relie à Pharsale, en la considérant, dans une géographie approximative, comme un redoublement in situ de la première : (22) Sur le mode parodique, Horace, devenu l’ami du Prince, évoque sa participation sans gloire à cette bataille, mais il rappelle que son ami Pompeius Varus, lui, poursuivit le combat jusqu’à une défaite navale : Nauloques ? Actium ? (23) Ce qu’il faut retenir, c’est l’association des batailles par deux, comme si la guerre se nourrissait de la guerre. Properce, lui, n’arrivera jamais à surmonter le traumatisme de Pérouse. Il est encore proche des événements quand il écrit un « tombeau » où le mort, sauvé du champ de bataille, a été assassiné en rentrant chez lui : (24). Tout le malheur des temps est exprimé en un minimum de mots : l’ironie d’avoir survécu à la bataille pour être tué « bêtement », l’insécurité d’une époque où le brigandage concurrence la guerre, le malheur enfin d’avoir, dans ce conflit, fait « le mauvais choix ». Il fallait un certain courage, à la date où fut écrit ce poème, pour oser ne citer qu’Octavien parmi les fauteurs de guerre. Properce sacrifiera plus tard, à son tour, au mythe d’Actium11. Mais il est aussi le premier et, dans sa génération, le seul à donner à Actium sa véritable dimension de guerre civile. Rompant avec le discours officiel qui y voit l’affrontement de l’Occident romain vertueux contre l’Orient égyptien corrompu, il en exprime, par deux fois, la réalité : Actium a d’abord été un massacre entre Romains12. Et surtout, dans le premier poème, il osera rappeler l’atrocité de la guerre civile menée par le triumvir Octavien : (25). Ce sont toutes les phases de l’agonie de la République – Modène, Philippes, Nauloques – que le poète évoque, au moment où, par l’irréel du présent de la recusatio, il refuse de chanter ces pages moins épiques qu’éprouvantes pour lui, avant que ne revienne le souvenir douloureux de Pérouse. Ce n’est que vingt-cinq ans après qu’apparaîtra la véritable raison de ce traumatisme de Pérouse : la perte de sa propriété familiale, qui se doubla de la mort concomitante de son père, que celui-ci ait été tué ou qu’il soit mort à ce moment : (26). Ce traumatisme provoqué par la confiscation de terres revient souvent chez les poètes contemporains. On pourrait juger curieux que des dépossessions de biens aient plus marqué les esprits que les violences physiques, agressions, meurtres. Un élément d’explication se trouve d’abord dans le fait qu’il toucha beaucoup plus de gens que la proscription. L’autre raison est que la perte du domaine familial aboutissait souvent au même résultat que l’exil. Pour les spoliés, cela ne signifiait pas seulement une déchéance sociale et économique, mais cela impliquait soit la douleur de voir leur ancienne propriété entre les mains d’autrui, soit la nécessité d’aller vivre ailleurs. Quant au traumatisme, seuls ceux que l’Histoire a arraché à leur terre natale – et le XXè siècle a battu des records dans ce domaine – savent ce que représente cet arrachement forcé. Virgile le connut. Même si l’intervention « miraculeuse » d’Octavien lui évitera, en partie au moins, la spoliation, il sut chanter la peine de ceux à qui l’on a dit un jour d’abandonner leur terre natale, toute résistance de leur part entraînant la mort13. Aux deux 11 Prop. 2, 1, 30-36 ; 16, 37-40 ; 34, 61-62 ; 4, 6, 15-68. Prop. 2, 15, 44 ; 3, 9, 56. 13 Verg. Buc. 9, 16 12 extrémités des Bucoliques, monte la plainte des paysans spoliés et exilés : (27) (28). Un autre témoignage se trouve dans l’Appendix Vergiliana ; sous le titre Dirae, un auteur inconnu exprime sa rage d’avoir été dépouillé de sa terre par un certain Battarus : (29) Voilà pour les témoignages contemporains. Plus tard, Auguste régnant, on assiste à un phénomène qui va de la réticence à l’autocensure et à l’oubli volontaire. À en croire le discours que Tacite place dans la bouche de Cremutius Cordus, il y avait sous Auguste une parfaite liberté d’expression ; à l’appui de cette opinion, sont convoqués Tite-Live, Asinius Pollion et Messala Corvinus, tous laudateurs de Brutus et de Cassius, mais qui ne furent pas inquiétés par Auguste14. Il est vrai qu’à leurs ouvrages, Auguste répliqua en publiant en 23 des commentarii de uita sua15. Il se plaçait ainsi dans la ligne de César répliquant aux Catons de Cicéron et de Brutus par un anti-Caton – autrement dit, dans une guerre de l’écrit, qui, par définition, exclut l’arme absolue de la censure. Pouvait-on pour autant écrire et parler librement, sous Auguste, du triumvir Octavien ? Nous avons trop d’indices du contraire pour pouvoir adhérer à la version « rose » de Cremutius Cordus. À commencer, de nouveau, par la pauvreté du témoignage de ValèreMaxime sur la période : dans son chapitre Libere dicta aut facta (6, 2), un seul exemple de libre parole, sur douze, concerne la période triumvirale : la réflexion (cf. supra, 8) de Cascellius. Certes, les temps changent, et les hommes aussi. Ainsi d’Horace. L’ancien tribun de légion de l’armée de Brutus, devenu l’ami du Prince, ne renie pas son passé, mais justement, « c’est du passé » : (30) Plus tard encore, il revendique une sorte de « droit à l’erreur » en évoquant sa jeunesse : (31) D’autres adoptèrent une autre attitude : refuser de parler de cette période, de prendre le risque de rallumer d’anciennes divisions en en ressuscitant la mémoire. Peut-être déjà à l’époque où il écrivait les Bucoliques, Virgile voulait-il bien exhaler la plainte des cultivateurs spoliés, mais non, comme d’autres, se faire le thuriféraire des guerres civiles. La recusatio de la Bucolique 6 peut s’interpréter ainsi : (32). Car P. Alfenus Varus, à qui elle est dédiée, était profondément engagé dans l’action triumvirale. Comment dès lors chanter des hauts faits qui furent réalisés contre des concitoyens ? Virgile resta fidèle à cette position, refusant de chanter la louange militaire d’Octavien. La seule exception est l’évocation d’Actium16. Mais celle-ci est très largement recomposée en fonction de l’idéologie augustéenne. Après Properce, Servius dénonce cette fiction : (33). Mais que cette fiction officielle ait été quasi unanimement acceptée sous Auguste trahit la volonté générale de « tirer un trait » sur la période sombre qu’on venait de vivre. La paix était à ce prix et tout le monde était d’accord pour la maintenir, ce prix fût-il celui de la vérité historique. On ne s’étonnera donc pas de ne pas trouver trace, dans l’Énéide, de la terreur triumvirale. L’apophétie d’Anchise évoque fugitivement l’affrontement entre Pompée et César17, mais non les guerres civiles suivantes, sinon par une vague et vaine adjuration contre le risque de s’habituer à l’affrontement armé entre concitoyens : (34) Nous possédons deux témoignages sur « le danger de mémoire ». Le premier est la réflexion de Labienus, celui dont les œuvres seront brûlées. Il avait déclaré, au sortir des guerres civiles : (35). Cette réflexion rejoint la crainte exprimée par Horace de voir les guerres civiles s’enchaîner dans une spirale sans fin, par l’exaspération des haines ressassées. À un 14 Tac. Ann. 4, 24, 2-4 Cf. Plut. Cic. 44, 3-7; 52, 1; Tertul. Anim. 46. 16 Cf. Verg. Aen. 8, 671-712. 17 Verg. Aen. 6, 826-835. 15 moment, il faut arrêter de s’entretuer ; et pour arrêter, il faut effacer volontairement la mémoire, afin de pouvoir, de nouveau, « vivre ensemble ». Le second témoignage, plus connu, est l’avertissement d’Horace à Asinius Pollion, entre 30 et 23 : (36) L’inquiétude d’Horace trahit que l’entreprise de son ami ou bien n’était pas sans risques pour lui, ou bien, tout simplement, était dérangeante pour tous. Quant à Messala Corvinus, il est cité par le même Horace au milieu d’une pléiade d’amis écrivains qui ont en commun d’avoir, après les Ides de mars, épousé la cause républicaine, puis d’avoir été pardonnés par les triumvirs ? Or, à côté d’eux, qu’il peut citer, Horace mentionne qu’il en est d’autres dont, prudemment, il doit taire les noms : (37). Ces vers, écrits entre 40 et 36 par un poète rescapé de peu de la proscription montrent que, s’il était permis de se réunir entre anciens républicains « repentis », une certaine retenue de langage s’imposait. Cette retenue s’est étendue aussi aux œuvres historiques. Mais nous réservons ce volet pour une autre recherche. 18 Pour aujourd’hui, constatons que la mémoire de la période triumvirale fut incontestablement oblitérée. Concluons : au terme de notre enquête, il apparaît que les raisons de cette oblitération sont au nombre de trois. La première tient à la profondeur du traumatisme subi, qui rend insupportable toute évocation de la réalité passée ; il s’agit d’un refoulement. C’est le cas de Properce. La seconde raison trouve sa source dans une gêne profonde au souvenir d’actions, subies et/ou commises, qui engendrent tristesse et/ou malaise. On ne veut pas se rappeler ni ce qu’on a subi, ni ce qu’on a fait subir, en répondant à la violence par la violence, dans une spirale de plus en plus atroce. La troisième raison, la plus banale, est l’acceptation de la version officielle promulguée par l’idéologie dominante, par lâcheté, par crainte –pense-t-on généralement -, mais, au moins aussi souvent, par lassitude, par désir de « tourner la page ». Il s’agit moins d’une censure imposée que d’une autocensure, qui s’applique notamment à la fabrique de l’histoire. Cette autocensure, qui consiste à accepter la version officielle des événements, est d’autant plus facilement consentie qu’elle rejoint le souhait général de ne pas s’appesantir sur une période qu’on veut oublier, parce que la paix civile ne peut être maintenue, pense-t-on, qu’à cette condition. Nous touchons là à une dichotomie entre mémoire et histoire bien connue depuis les travaux de M. HALBWACHS.19 Elles sont à la fois foncièrement en opposition et en même temps proches et complémentaires20. Contrairement à l’histoire, dont la démarche est continue et globalisante, la mémoire, parce qu’elle est liée à un groupe social circonscrit dans l’espace et dans le temps, est à la fois identitaire et parcellaire. Elle est donc à la fois sujette à caution et indispensable à l’histoire, non seulement comme matériau, mais aussi pour corriger la tendance permanente des sociétés à secréter une histoire officielle. De fait, l’analyse des trois causes d’oblitération de la mémoire que nous avons décelées s’applique sans difficulté à d’autres périodes de l’histoire, notamment aux guerres civiles, qui sont l’un des domaines les plus sensibles à ce phénomène. 18 Cf. notre communication « L’écriture de l’Histoire sous Auguste : une liberté surveillée » au colloque « Auguste en mots. Le princeps au miroir de la littérature », Paris, 26-27 / 06 / 14. 19 M. HALBWACHS, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Alcan, [1925] 1994. 20 Cf., pour l’Antiquité, J. ASSMANN, La mémoire culturelle. Écriture, souvenir et imaginaire dans les civilisations antiques, Paris, Aubier, 2010. Puisque ce colloque est largement dominé par l’histoire contemporaine, je citerai trois cas où s’applique la grille repérée par nous. Le premier consiste dans la difficulté, la lenteur avec laquelle la réalité sur le comportement des Français sous l’Occupation s’est frayée un chemin jusqu’à une histoire acceptée par tous, très différente de la version officielle de l’immédiate après-guerre. Le second exemple concerne la guerre civile espagnole : l’approche historique sans tabou idéologique de la guerre d’Espagne s’accompagne depuis peu d’une abondante production écrite sur cette période, comme si mémoire et histoire s’étaient conjointement libérées l’une l’autre. Auparavant, sous Franco et même après lui, la mémoire de la guerre civile était encore si vive, que, pendant un demi-siècle, personne, du moins en Espagne, n’en a parlé, à cause de la censure du régime certes, mais aussi parce que les Espagnols ne voulaient pas évoquer entre eux cette période. Le schéma s’applique enfin à la guerre d’Algérie. Si le voile sur la réalité militaire de la guerre est en train d’être levé, l’aspect de guerre civile qu’elle a revêtu reste encore aujourd’hui très largement occulté. Or les habitants de l’Algérie, tous, ont vécu cette guerre comme une guerre civile. Parmi les acteurs-victimes – ils furent les deux – on retrouve les trois catégories définies ci-dessus. Certains portent encore aujourd’hui un traumatisme profond, enfoui dans le silence du refoulement. D’autres se souviennent, mais refusent d’évoquer cette période dont Camus disait, un an avant sa mort : « Je vois venir le temps où, sur cette terre, seuls les morts seront innocents ». Enfin, les deux nations, la française et l’algérienne, refusent toujours d’entendre autre chose que leur version officielle, qui est fondamentalement la même, en miroir inversé : « À l’issue d’un soulèvement armé, le peuple algérien a obtenu son indépendance ». Mutatis mutandis, il nous est proposé de la guerre d’Algérie la même vision tronquée que la version augustéenne d’Actium – un bellum externum, quand ce fut aussi un bellum ciuile : non seulement, parce que, des deux peuples qui vivaient, étroitement imbriqués, sur la même terre, l’un a fini par chasser l’autre, mais encore parce que la guerre d’Algérie fut aussi une guerre entre Algériens : FLN contre Messalistes et contre harkis, goumiers et ralliés, terreur sur la population civile, épuration des wilayas de l’intérieur par l’ALN de l’extérieur. Comme, selon le mot d’un journaliste, « la France a raté sa sortie d’Algérie et l’Algérie son entrée dans l’indépendance », toutes deux s’en veulent personnellement et mutuellement, et préfèrent évacuer une réalité gênante, qui reste de ce fait douloureusement confinée dans les mémoires antagonistes. Le travail de l’historien pourrait pourtant se faire. Peut-être a-t-il commencé21. Mais, pour cela, il faudra abandonner la version officielle. P.M. MARTIN E.A. C.R.I.S.E.S. 21 Cf. G. PERVILLE, « L’histoire peut-elle réconcilier les mémoires antagonistes de la guerre d’Algérie ? », in La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises, Paris, FHOM, 2000, p. 607-618.