Pierre Verstraeten : salut l`artiste
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Pierre Verstraeten : salut l`artiste
Chronique Pierre Verstraeten : salut l’artiste Il jetait ses étudiants dans les eaux tourbillonnantes de la philosophie, et tant pis pour ceux, nombreux et par ailleurs parfois brillants, qui s’y noyaient. C’ s’ajouter à ceux qui avaient coûté la vie à plusieurs religieux ca tholiques (dont un évêque et deux sœurs) à Alger et Oran, notamment. Comment ne pas me souvenir avec émotion de la messe chantée, en pré sence du Cardinal Duval, en 2004 en la cathédrale NotreDame d’Afrique à Alger pour rendre un ultime hom mage à ces deux religieuses massa crées, alors qu’elles travaillaient avec humilité dans la casbah d’Alger? A cette époque, les quelques diplo mates encore sur place rencontraient, notamment, les deux difficultés sui vantes : 1) obtenir des autorités des informations fiables et incontesta bles, et 2) tenter de contrer l’excès de confiance des gouvernants d’Alger en leurs capacités de faire face efficace ment au terrorisme. A ce sujet, des conversations, avec Redha Malek, qui fut Premier ministre d’août 1993 à avril 1994, me reviennent à l’esprit. Il me disait, en toute bonne foi, que son gouvernement ne ferait qu’une bou chée de la sédition. Il se trompait. Les années ont passé. Heureusement l’Al gérie a retrouvé une certaine stabilité. Mais, depuis l’arrivée des islamistes dans le nord du Mali, la donne a changé. Le spectre du retour de la sources non algériennes – par un bi lan singulièrement lourd : 38 otages tués, dont 27 non identifiés, 29 djiha distes éliminés et 3 arrêtés, tous non identifiés. La vérité sur cette tragédie tardera à venir. Seratelle connue un jour ? J’en doute. Le commando qui s’est jeté sur In Amenas était composé (sous la direction d’un dénommé On cle Tahar) d’éléments provenant, en tre autres, d’Algérie, d’Egypte, de Mauritanie et de Tunisie. Que devait faire le gouvernement d’Alger face à cette opération terro riste qui s’en prenait à l’un des pou mons économiques du pays, sous prétexte d’agression française au Mali ? Il ne pouvait que répondre par la force. Question de tradition, sans doute. Mais aussi question d’honneur blessé et qu’il faut sauver à tout prix. Pas d’ingérence étrangère, d’où qu’elle vienne et quelle qu’elle soit. Tel est le dogme qui prévaut à Alger depuis plus d’un demisiècle. Enfin, l’affaire devrait inciter les Etats de l’Union européenne à réflé chir. Ne seraitil pas temps pour eux de jouer le jeu de la solidarité, entre eux et aussi avec certains Etats d’Afri que ? Ceux, comme le Mali, qui font terreur is lamiste est revenu, en force, à Alger. Il doit hanter les bureaux du FLN et des autres organismes officiels algériens. La prise d’otages, intervenue ce 16 janvier 2013 sur le site gazier BP de Tiguentourine à In Amenas (sud algérien, proche de la frontière avec la Libye) et l’assaut qui suivit se sont clôturés – si l’on en croit certaines face à des agressions de groupes is lamistes unanimement qualifiés de terroristes. Avec l’intervention fran çaise, on vient d’éviter l’installation durable d’un Etat djihadiste au cœur de l’Afrique. Qu’adviendratil la pro chaine fois, si les Européens optent pour l’indifférence et l’absence de so lidarité ? Je n’ose l’imaginer. était une époque singulière. Si certains d’entre nous, devenus A Paris, Pierre Viansson professeurs, parlent aujourd’hui Ponté signait dans plus librement et ont rompu avec le “Le Monde” un article qui allait faire vieil académisme des cours ex cathe grand bruit : “La France s’ennuie”. dra, ils le lui doivent. Nous étions à quelques mois de Mai J’ai été plusieurs années son assis 68. A l’ULB, où nous nous ennuyions tant. Cette situation n’avait pas aussi, un professeur de philosophie grandchose à voir avec un “emploi” vraiment pas comme les autres nous traditionnel. Nous essayions, avec avait enchantés en brisant quasi tous des copains (et des copines), de com les codes du cours magistral tradi prendre les textes les plus difficiles, à tionnel. n’importe quelle heure du jour et de Il s’appelait Pierre Verstraeten. la nuit, à Bruxelles, à la mer, dans sa J’étais à l’époque étudiant en droit et maison de Mijas en Andalousie. en sciences économiques : des “cho Il a fasciné (et découragé) des mil ses sérieuses”, qui m’indifféraient. liers d’étudiants de l’ULB. La diffi Et puis était venu cet homme culté de ses cours et son incapacité à jeune, séduisant, gardant d’une bles faire “de la pédagogie” l’ont petit à sure d’adolescence mal soignée une petit privé de ses grands auditoires. jambe atrophiée, ce Il avait les défauts de philosophe “à la ses qualités, et son ex canne” et à la dégaine traordinaire charisme, inimitable. sa présence inimitable Il était précédé d’une passaient assez mal à réputation qui nous l’écrit. Nietzsche disait épatait tous : oui, il des poètes (mais c’était “connaissait” Sartre, il valable pour les philo dirigeait même avec sophes) : “Ils troublent lui la Bibliothèque de leurs eaux pour qu’elles philosophie aux pres paraissent profondes.” tigieuses Editions Gal Verstraeten les trou GUY limard. blait spontanément, il HAARSCHER D’emblée ses cours, ne savait faire que ça, Chroniqueur dans un grand audi et de ce torrent discur toire bondé, tran sif jaillissaient parfois chaient sur tout le reste : des phrases des pépites. Il nous forçait à penser, interminables, un zézaiement à la même s’il appartenait aussi à une Darry Cowl (pour ceux qui se sou époque de terrorisme intellectuel viennent de cet acteur formidable), avec laquelle nous avons aujourd’hui et une méthode “traumatique” : il je rompu. Qui se souvient encore de tait ses étudiants dans les eaux tour Pierre Verstraeten ? Tous ceux qui billonnantes de la philosophie, et ont appris de lui à philosopher, c’est tant pis pour ceux, nombreux et par àdire à rompre avec les “évidences” ailleurs parfois brillants, qui s’y étouffantes de l’opinion ambiante. noyaient. Cela demande un grand effort. Mais ce discours si difficile, si obs Sartre disait : il faut penser contre cur parfois, nous forçait à d’infinies soimême jusqu’à se casser les os de interprétations et à des joutes verba la tête. Verstraeten le faisait avec une les passionnantes dans les cafés qui classe qui nous a subjugués, sans jouxtent le cimetière d’Ixelles. nous asservir à sa manière absolu Loin de se réfugier dans l’abstrac ment personnelle. Qui dira que nous tion, Verstraeten parlait de l’actua n’avons pas besoin, aujourd’hui plus lité, nous emmenait voir des films que jamais, d’une telle voix ? (dont le sulfureux “Dernier Tango à Il est mort mardi dernier. Il allait Paris”, avec Brando et Maria Schnei avoir 80 ans. Ce que je lui dois est der). C’était un autre monde qui immense. Il aurait fallu le voir plus s’ouvrait à nous. Verstraeten nous souvent (c’est ce qu’on dit toujours guérissait de notre spleen viansson quand il est trop tard). Salut l’artiste, pontesque. tu vas nous manquer. ALEXIS HAULOT Copie destinée à [email protected] LE REGARD DU PHILOSOPHE mercredi 20 février 2013 - La Libre Belgique 55 © S.A. IPM 2013. Toute représentation ou reproduction, même partielle, de la présente publication, sous quelque forme que ce soit, est interdite sans autorisation préalable et écrite de l'éditeur ou de ses ayants droit.