À bout de course

Transcription

À bout de course
À bout de course
L’avenir ne peut s’anticiper
que sous la forme du danger absolu.
Jacques Derrida
Saisissant de la main droite la poignée nickelée, fraîcheur annonciatrice de la froideur à
venir, je pousse de tout mon corps la lourde porte de l’immeuble et m’arc-boute
contre le vantail qui, fortifié par la bourrasque, résiste vaillamment à ma pression.
Mais, soudain, le voilà qui consent à s’ébranler, des tourbillons de vent glacial
s’engouffrent effrontément dans l’entrebâillement et me rejettent en arrière comme
pour vouloir m’interdire l’accès à la rue. Penchée en avant afin de me frayer un chemin
dans l’épaisseur de la nuit pailletée de flocons, je rabats sur ma tête tout ébouriffée la
capuche de mon manteau, puis immédiatement la rabats de nouveau, la tenant
désormais de ma main gauche pour l’empêcher de s’écraser une fois de plus sur mon
col.
Enfouies au fond de leur cocon duveteux, mes oreilles perçoivent néanmoins le
craquement sourd de la neige, dont la couche moelleuse s’aplatit sous mes pas. J’aurais
dû mettre des bottes. Aux endroits où les flocons, foulés à plusieurs reprises, se sont
métamorphosés en une croûte glissante, j’applique plus lentement qu’ailleurs mes
semelles de cuir. Arrivée enfin de peine et de misère au bord du trottoir extérieur, je
m’efforce d’écarquiller mes yeux qui, engoncés dans le froid caverneux de mes orbites,
ont du mal à se projeter en avant. Comment parvenir à percer l’espèce de brouillard
cotonneux dont les malicieuses peluches virevoltent sans discontinuer autour de moi,
silencieux bourdons vibrionnant sous les regards blafards de la lune ? Soudain, le
ronflement d’un moteur, puis deux longs faisceaux argentés que dessinent en
tremblant les phares d’une automobile. Elle passe devant moi, étrange cigare nappé
d’un coulis de béchamel où sont incrustées de fines dentelures de chapelure grisâtre,
exhalant derrière elle des volutes de gaz vaporeux, nouveaux voiles échevelés ajoutés
aux rideaux de tulle qui, déjà, m’empêchent de plonger dans ce qui est pourtant la
longue ligne droite du boulevard.
Au bout de quelques pas, j’aperçois l’arrière du panneau qui signale la station de
taxis et, presque au même instant, j’entends de nouveau le vrombissement d’une auto,
mais cette fois le moteur s’emballe et tout de suite voici le crissement des freins et la
Ford qui déboule le nez du capot pointé vers le sol qui se dérobe sous les pneus
affaissés les deux roues immobiles et pourtant la voiture qui continue sur sa lancée
glissant patinant dérapant presque sur l’épais tapis de neige écrasée gelée savonneuse
giclant sous le taxi qui hoquète et s’immobilise enfin essoufflé un râle léger encore
comprimé sous la tôle étonnée
La carrosserie est tout entière recouverte d’une épaisse couche de polystyrène
blanc immaculé. Seul le pare-brise est dépourvu de cet emballage protecteur et, au
travers des hachures de la vitre sans cesse patinée par le suintement des deux balais de
l’essuie-glace, je vois, une fois de plus, le visage maintenant familier, grimaçant, ahuri,
du chauffeur. De la tête emmitouflée sous le casque d’un passe-montagne ou sous les
spirales d’une grosse écharpe de laine surgissent des yeux comme exorbités de terreur,
sans doute stressés par la vitesse, ou bien convulsés sous l’effet de la peur de l’accident
ou, peut-être, tendus par l’obsession de la ponctualité, à moins qu’ils n’expriment tout
simplement la bestialité imbécile dont nul animal ne souffre, mais qui constitue
l’apanage de certains humains. Est-ce un rictus de cruauté qui plisse ses lèvres fripées ?
Sa bouche se tord-elle de douleur ? Quoi qu’il en soit, ce ne sont que chicots ravinés et
brunis par la nicotine qui se dressent au milieu de sa bouche à moitié ouverte.
Je m’approche avec précaution de la porte arrière, attrape de mes doigts gourds la
poignée glacée et humide, ouvre la portière, prend appui sur elle pour tenter
d’enjamber l’épaisse couche de neige qui masque le fond du caniveau, mais l’étroitesse
de ma jupe m’empêche d’écarter suffisamment les jambes et, merde ! me voilà
l’escarpin enfoncé dans les flocons mousseux dont les cristaux aussitôt
métamorphosés en eau s’infiltrent dans ma cheville. Précipitamment je m’engouffre
dans l’auto et, à cet instant, comme les fois précédentes, je ressens comme une boule
d’appréhension qui naît au niveau de mon estomac et qui grimpe jusqu’à se tapir,
honteuse, tout au creux de ma gorge. Mais à quoi bon ? De toute façon, il est trop tard
pour faire machine arrière. Je m’affale donc sur le siège, attire vers moi la portière qui,
en se refermant, génère le bruit caractéristique d’un revolver qu’on arme, puis,
immédiatement, je fais glisser et crisser mes fesses sur la banquette en cuir de manière
à me placer juste derrière son dos : là, me semble-t-il, je peux surprendre son visage
dans le rétroviseur alors que lui paraît incapable de me reluquer.
— Bonsoir !
— Bonsoir. Comme d’habitude ?
— Oui.
Quelle chaleur, dans ce taxi ! Je meurs d’envie d’enlever mon manteau, mais je
crains que le décolleté plongeant de ma robe du soir ne vienne fort inopportunément
émoustiller mon lascar. Alors, je me résous à ne défaire que les deux boutons
supérieurs. Comment réussit-il, lui, à survivre dans pareille fournaise avec cette espèce
de capuchon sur la tête ? Aurait-il quelque chose à cacher ? Sa calvitie ? Une maladie ?
Une blessure ?
Brutalement, le ronronnement de la Ford va crescendo en même temps que l’auto
se déporte d’un coup vers la gauche, sa suspension soudain meurtrie poussant un
gémissement plaintif. Le regard attiré vers la vitre latérale, mon attention se perd tout
d’abord dans le lacis végétal que le givre dessine sur le verre, mais parvenant bientôt à
me faufiler entre deux ramilles, je suis en mesure de constater, sans surprise aucune,
que nous descendons le large boulevard en empruntant la deuxième des quatre bandes
de bitume blanchâtre que des ourlets de neige découpent dans la noirceur. Puis, au
bout d’un temps incertain, la Ford se range sans ménagement sur la voie de droite,
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sans doute pour se préparer à tourner, ce qu’elle fait effectivement, les freins
brusquement actionnés cherchant à bloquer les pneus qui me paraissent hésiter à
s’arrêter complètement, la lourde berline virant néanmoins dans une rue
perpendiculaire au boulevard, l’arrière survirant dérapant légèrement sur une plaque de
verglas ou glissant tout bonnement sur la glaçure de bouillasse qui recouvre la
chaussée. Pendant un moment, le taxi continue ainsi tout droit, puis, sans crier gare, il
tourne de nouveau à droite, puis à gauche, et cette fois à gauche encore, ou à droite, je
ne sais plus, s’engageant dans un dédale de rues sombres, voire de ruelles, que le
chauffeur, me semble-t-il, connaît par cœur, tant sa conduite est assurée, comme
téléguidée.
À chaque virage, sa tête comme ses épaules épousent invariablement les inflexions
du véhicule. Dans les soubresauts du rétroviseur, mes yeux hypnotisés suivent la folle
danse de ses yeux hagards, à la fois creux, saillants et menaçants comme des bombes
des billes des balles d’acier qui fusent et me fixent et me visent, la folle danse de ses
yeux qui me pénètrent entourés parfois du cercle distordu de sa bouche, auréole du
diable, lasso aux ondulations de serpent qui attrape mes angoisses obsessives et les fait
sans discontinuer tournoyer dans le réseau infini des circonvolutions de mon cerveau
surexcité.
Ce sont toutes les paroles venimeuses que mes amis me ressassent chaque fois au
moment de mon départ, leurs présupposés, leurs implicites, qui m’assaillent,
m’envahissent et me hantent. Eh, ça crève les yeux ! Tu veux que je te dise ? Tu sais
pourtant ce qui t’attend. L’adrénaline, ma chère. Tu l’auras voulu ! C’est inscrit. La
première fois, je comprends, tu ne pouvais pas prévoir, o. k., mais aujourd’hui, tu n’as
plus d’excuse. Tu es inconsciente ou quoi ? Moi, à ta place, il y a longtemps que…
Maso à ce point… Mais qu’est-ce que tu attends, bon Dieu ? Avoue-le : ça t’excite,
hein, de flirter avec le danger ! Maintenant, tu ne peux pas dire que tu n’es pas
prévenue ! Si tu en as marre de la vie, autant te suicider tout de suite. Qu’est-ce que tu
cherches ? Qu’il te viole ? Qu’il t’égorge ? Surtout, ne viens pas te plaindre après !
Jeune et jolie comme tu es, quel gâchis ! C’est pourtant clair, je vois tout comme si j’y
étais : il te reconduit normalement, puis, tout à coup, le vicieux, il change de direction,
et te voilà en pleine nuit en pleine forêt, il arrête l’auto, descend, il t’éjecte du taxi
comme une brute te jette violemment par terre terrifiée tu te débats le frappes
furieusement hurles désespérée au milieu des sanglots et il crie tais-toi salope mais toi
tu continues de plus belle non non je ne veux pas pitié pitié ça l’énerve l’abruti il met
sa main à son pantalon puis juste au-dessous de ses yeux convulsés un éclair vif dans la
nuit pleurant entre les arbres givrés une douleur aiguë à ta gorge le sang qui sourd et se
répand d’une viscosité écarlate sur le sol immaculé lui se relevant hébété faisant
basculer le corps inanimé au fond d’une congère le recouvrant de neige puis tassé
derrière son volant le moteur à fond bondissant fuyant mort de peur son forfait
accompli
Engourdie par l’anxieuse torpeur qui terrasse mon corps tout entier, la paume de
ma main sort cependant de sa demi-somnolence et, machinalement, elle passe sur le
devant de mon cou, qui ruisselle d’une mauvaise sueur. Mon visage transpire
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également à grosses gouttes. C’est qu’il fait tellement chaud ! Ma respiration elle-même
est difficile. Oui, c’est cela, je manque d’air, je manque de suffoquer. Sous la banquette,
je sens les roues communiquer au châssis un balancement régulier, monotone,
soporifique. Sans vraiment en avoir conscience, je me laisse ainsi rouler pendant une
durée indéterminée.
Soudain, une vive secousse. Je refais brutalement surface. Qu’est-ce que c’est ? Un
nid-de-poule malencontreusement placé au milieu de la chaussée ? Ou bien une
ornière creusée dans une voie non asphaltée, ou dans un chemin de terre, un sentier
forestier ? En moins de deux, je colle mes yeux contre la vitre. Partout, des arbres
couverts de givre… Mon cœur se met à battre la chamade : que diable faisons-nous en
pleine forêt ?
— Mais, vous avez quitté la route !
— On va pas comme d’habitude ?
— Si.
— Eh ben, alors ?
— Faites demi-tour ! Immédiatement !
— T’es cinglée, ou quoi ? On est presque arrivés.
Et le saligaud qui accélère d’un coup, les troncs et les branches entrelacés blanchis
par le frimas défilant de plus en plus rapidement ne formant bientôt plus qu’une haie
continue touffue de la craie partout sur la vitre tournez mais tournez enfin toujours
sourd le taxi diabolique l’automobile bondissant en avant ma bouche qui s’époumone
d’épouvante ma tête sur le point d’éclater la Ford qui zigzague qui peut-être dérape
arrête conasse arrête le moteur continuant de vrombir mes yeux aveugles mes mains
qui tremblent dans le noir il fait tellement chaud tellement chaud et soudainement une
embardée mes doigts mouillés de sueur sans doute et la voiture qui ralentit puis un
choc et tout qui brusquement s’arrête
Épuisée, à moitié étrangère à moi-même, je m’extrais tant bien que mal de la
berline, marche en titubant jusqu’à la portière avant et l’ouvre : dans la pénombre, je
distingue alors le buste du chauffeur penché sur le volant et, à peu près à l’endroit où
son capuchon est fixé à son manteau par une double couture, se dresse comme une
espèce de gros stylo à encre. Je me penche légèrement pour mieux voir et c’est à ce
moment qu’incrédule tout d’abord, puis effarée et horrifiée, je dois finalement me
rendre compte que c’est la lame d’un couteau qui est plantée là, à l’arrière de son cou.
Tétanisée, terrorisée, j’éructe en jets saccadés des chapelets de hurlements dont les
spasmes se mêlent aux sanglots qui me soulèvent le cœur et, dans le même temps,
j’entends, comme en écho, les aboiements lancinants d’un chien. Alors, je me relève et
j’entraperçois au loin, perdu au milieu de champs brouillés par le tournoiement de la
neige, ce que j’interprète comme étant la haute silhouette d’un silo, lequel fait
certainement partie d’une ferme. Du reste, mes yeux viennent de se poser sur ce que la
Ford a heurté : un solide poteau de bois, support d’une boîte aux lettres qui gît
quelques mètres plus loin.
Pour me protéger des piqûres de flocons, lucioles de glace qui tournoient dans les
airs, sans cesse giflées par les rafales du vent, je ramène ma capuche sur ma tête. Je
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contemple un instant l’effrayant spectacle puis, instinctivement, sans réfléchir, j’attrape
par les épaules le corps du chauffeur et, déployant spontanément, sans le moindre
effort, une force jusque-là inconnue, je le décolle de son siège, le tire en bas du
véhicule, le traîne par terre tout autour du capot et le fais enfin basculer dans le fossé,
dont le linceul poudreux l’absorbe tout entier. Puis, distribuant ici et là des coups de
pied désordonnés dans la neige afin d’y enfouir les quelques gouttes de sang laissées
par le passage du cadavre, je retourne à l’auto et m’effondre sur le siège.
Le moteur tourne encore. Vite, je recule de quelques mètres, empruntant ce qui
doit être le chemin qui conduit à la ferme, place de nouveau le levier de vitesse à la
marche avant, fais demi-tour et file à toute allure. Cette nuit, le trajet est
particulièrement pénible. La visibilité est faible et, sur certains tronçons, elle est même
quasi nulle. Or, à ces mauvaises conditions s’ajoute la dramatique détérioration de mes
facultés. Sans cesse devant mes yeux défilent les images du couteau, du cadavre, du
sang disséminé sur la neige, images auxquelles succèdent celles du canif fiché dans son
corps mou comme une poupée de chiffon mais pesant comme une statue de bronze.
Pour parvenir à les chasser pendant un court instant, je m’efforce d’ouvrir les yeux au
maximum, démesurément, contraignant mon regard absent à absorber, à engloutir la
route, ses bifurcations et ses traquenards, les arcades sourcilières devenant distordues
sous l’extrême tension, ma bouche elle-même contaminée par mille contractions
contorsions convulsions la peur panique du mort de sa mort de ma mort qui sait les
ténèbres qui partout m’espionnent perchés sur le sommet des arbres aux dentelles de
givre verglaçant la Ford qui chasse patine dérape tout va si vite mon Dieu et pourtant
les heures qui tournent les virages sur les chapeaux de roues à droite à gauche et ces
ruelles qui n’en finissent pas
Enfin, voici la dernière ligne droite, celle du boulevard, où au loin, devant moi, je
crois percevoir une automobile, mais, surpris par l’arrivée brutale du panneau qui
annonce la station de taxi, je donne brusquement un vigoureux coup de frein, les roues
de la Ford continuant un moment sur leur lancée. Par chance, je suis arrivé juste à
temps pour reconduire chez elle la jeune folle qui, juchée comme à l’accoutumée sur
ses hauts talons, patauge dans la gadoue, les yeux à demi dissimulés sous la capuche de
son manteau.
Christian Milat
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