L`autorisation de mise sur le marché du médicament : une décision
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L`autorisation de mise sur le marché du médicament : une décision
L’autorisation de mise sur le marché du médicament : une décision administrative à la fois sanitaire et économique (article paru dans la Revue Française des Affaires Sociales, n°4, octobre-décembre 2001) Philippe URFALINO CESTA / EHESS-CNRS L’autorisation de mise sur le marché est un dispositif que l’on retrouve dans la plupart des pays développés. C’est la pièce maîtresse du contrôle des Etats sur les marchés du médicament. Au premier abord, elle correspond à une articulation claire et nette entre évaluation sanitaire et vie économique du médicament : issue d’une évaluation des risques et bénéfices apportés par le médicament, l’AMM est la décision qui lui donne accès au marché. L’AMM établit ainsi une ligne de partage et une division du travail entre l’évaluation sanitaire qui est le fait des Etats et le marché auquel elle donne accès. Mais dès lors qu’on examine de près les modalités et les conditions d’exercice des évaluations et des décisions aboutissant aux AMM - ce que pour faire bref on appellera le « dispositif d’AMM » - apparaît la complexité de la double dimension sanitaire et économique de cette Autorisation. Loin d’être le simple point d’articulation d’une division du travail entre l’Etat et le marché, ce dispositif d’AMM est constamment travaillé par des tensions entre les exigences de politiques sanitaires et celles des industries pharmaceutiques livrées à la concurrence ; à chaque phase de leur transformation, les composantes de ce dispositif sont des équilibres stabilisés de ces différentes tensions1. L’autorisation de mise sur le marché du médicament, est comme son nom l’indique, une décision d’autorisation. Elle résulte de ce que l’Etat, via le législateur, s’est arrogé un pouvoir d’approbation préalable. Un produit ne peut pas être mis, par celui qui l’a conçu et produit, 1 Mon propos s’appuie sur une étude en cours de l’histoire de l’AMM française, menée en collaboration avec Emmanuelle Bonetti, chercheur au Centre de Sociologie des Organisations. La période observée porte de la création de la commission AMM en 1978 jusqu’à son intégration dans l’agence française du médicament en 1993 et son interaction avec l’agence européenne depuis 1995 et en élargissant la perspective par une comparaison avec l’histoire de l’AMM américaine (qui date de 1962) et l’AMM européenne (la procédure centralisée a été créée en 1995) librement et directement sur le marché. Il faut pour cela qu’il subisse une évaluation et une décision d’approbation. Cette décision d’autorisation s’appuie sur l’évaluation d’un dossier qui est proposé par l’industriel. Puis cette évaluation aboutit à la décision d’autorisation ou de nonautorisation de mise sur le marché du médicament. Autant dire que ce qu’on appelle l’AMM articule à la fois la recherche scientifique pour la conception, la production et l’évaluation des molécules ou des médicaments, les stratégies commerciales et industrielles des firmes et enfin les soucis sanitaires et/ou économique de la puissance publique (Dalagalarrondo, 2000). Je propose de rendre compte de l’intrication des soucis économiques et sanitaires dans les trois composantes, organisationnelle, intellectuelle et institutionnelle, du dispositif d’AMM français2. La première composante est la manière d’organiser la coopération et la division du travail entre un ensemble d’acteurs (industriels, scientifiques, administratifs) aux compétences différentes pour rendre possible et de bonne qualité l’évaluation et la décision collectives aboutissant à l’AMM. En France, l’élément central de l’organisation de la coopération est la commission d’autorisation de mise sur le marché créée en 1978. La deuxième composante est intellectuelle, il s’agit des critères et des référents utilisés pour évaluer les médicaments et les autoriser. La troisième composante est le contexte institutionnel de l’AMM, soit la place de la décision d’autorisation dans la chaîne des décisions qui concernent les médicaments, à savoir : la fixation de son prix, son éventuel remboursement et s’il y lieu le taux de remboursement. 1. La commission d’autorisation de mise sur le marché. La possibilité d’une AMM exige la satisfaction de trois conditions que l’histoire comparée de leur émergence (USA/France) permet de discriminer, parce que selon les pays, ces conditions se rassemblent et se complètent dans un ordre chronologique différent. Et chacune de ces trois conditions traduit, stabilise et met en jeu un certain état des relations, coopération et rapport de force entre les industriels et les Etats concernés. La première condition est juridique : l’AMM est une approbation préalable à l’entrée sur le marché imposée par l’Etat. Il faut donc que, dans le droit ou la réglementation de ce pays, apparaisse un moment donné ce pouvoir d’approbation préalable. Son émergence a une histoire différente selon les pays. En France il apparaît en 1941, sous Vichy, avec le nom de visa 2 Ces composantes peuvent être assimilées à des registres d’action, c’est-à-dire des règles ou des pratiques, relativement stabilisés, plus ou moins utilisés consciemment comme des instruments, et qui en tout cas formatent et organisent l’action publique. (Chauveau, 1999). Il est plus tardif aux Etats-Unis puisque postérieur à la catastrophe de la Thalidomide ( Edgar, Rothman, 1990 ; Marks, 1995). La seconde condition est scientifique, elle est relative à l’instrument de mesure permettant l’évaluation : sans l’invention de l’essai clinique randomisé en double aveugle, l’évaluation des médicaments serait bien difficile. Inventé en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, il se développe aux USA dès les années 40-50, ne se diffuse en Europe que dans les années 70 (Marks, 1999). La troisième condition est organisationnelle : l’évaluation suppose une mobilisation et une organisation d’une compétence collective à évaluer. Dans chaque pays, il y a une histoire différente de l’organisation de cette compétence. En France, c’est cette troisième dimension qui apparaît en dernier puisque l’approbation préalable date de 1941, sous le nom de visa rebaptisé AMM en 1967 ; les essais contrôlés, randomisés, en double aveugle ne se diffusent que dans les années 70 ; enfin la commission d’autorisation de mise sur le marché est créée en 1978 avec le souci de forger de toute pièce une compétence française en matière d’évaluation des médicaments. Cette création résulte de la convergence de plusieurs facteurs : d’abord un nouveau ministre et une nouvelle administration, le ministère Veil ; ensuite la directive européenne de 1975 qui exigeait que les AMM soient délivrées à partir d’un catalogue d’essai assez précis ; enfin la prise de conscience, au sein de ces administrations, du retard français (notamment vis-à-vis de la Grande-Bretagne et des pays de l’Europe du nord). Deux grandes décisions méritent mention : la principale est la création de la direction de la pharmacie et du médicament et l’autre, au sein de cette direction, la création d’une commission d’AMM. La création de cette commission d’AMM correspond à l’invention d’un mode d’organisation et de mobilisation des compétences. Le modèle qui a été choisi, nommé modèle de l’expertise externe tient à deux caractéristiques : 1) l’administration coopte, sans complètement l’absorber, une expertise externe ; 2) la décision administrative et politique vise à être le reflet d’un consensus de la communauté scientifique médicale. La commission, instrument de cette implication de la communauté scientifique dans la décision, est composée essentiellement de cliniciens et de pharmacologues, travaillant le plus souvent dans des services hospitaliers. Le contre modèle est celui de la Food and Drug Administration qui, elle, utilise l’expertise interne : un expert de la FDA y travaille à plein temps3. 2. Les critères et le comparatif de l’évaluation La deuxième composite du dispositif d’AMM est l’ensemble stabilisé des critères et référents de l’évaluation. Celle-ci est toujours l’évaluation d’un rapport et même de plusieurs 3 C’est également le cas du Bfarm allemand. rapports emboîtés. Il s’agit d’abord du rapport bénéfices/risques puis du rapport bénéfices/risques/gravité de la maladie. Les critères prévus dans les textes réglementaires sont le bénéfice et le risque. Il s’agit de mettre le bénéfice, l’efficacité prouvée du médicament, en rapport avec les risques, les effets secondaires que peut provoquer ce médicament et qui sont également démontrés. Mais ce rapport bénéfices/risques n’est pas celui qui est opérant parce que l’utilisation de ce seul rapport est impossible. Ce qui est pertinent, c’est le rapport bénéfices/risques/gravité. Car un médicament sera accepté même avec des effets secondaires importants s’il permet la rémission d’une maladie très grave. Le rapport entre l’efficacité du médicament et les risques qu’il génère n’est évaluable qu’une fois pris en compte la gravité de la pathologie. En amont même de ces jugements, dans les essais cliniques organisés par les firmes, un élément essentiel pèse sur la nature hybride de l’AMM et l’équilibre qu’elle ménage entre politique sanitaire et marché : il s’agit du comparatif. Il y a en gros trois manière d’évaluer un médicament, en fonction de la référence à partir de laquelle on distingue sa performance. Le médicament testé peut d’abord être comparé, pour évaluer son rapport risques/bénéfices, à un placebo. L’idée sous-jacente est qu’un médicament peut être autoriser s’il est plus efficace que le placebo et pas plus dangereux. Ce fut longtemps le modèle des Américains. L’autre modèle est la comparaison avec le traitement de référence. Il est rare qu’un médicament soit le seul remède dans sa classe thérapeutique. On peut donc comparer le nouveau médicament avec un traitement de référence. Pour obtenir une AMM, le nouveau médicament doit être au moins aussi bon que le médicament de référence (c’est la tendance en France et en Europe). Mais ce faisant l’évaluation, intervient déjà sur le marché : un jugement comparatif précède la mise sur le marché. Enfin, le troisième modèle n’a pour le moment que le statut d’une proposition ou d’un idéal. Il s’agit d’idée souvent émise et notamment prônée par la revue Prescrire : l’AMM devrait être réservé aux médicaments apportant un progrès à la thérapie. Selon cette idée, on ne devrait autoriser la mise sur le marché d’un médicament que s’il est meilleur que les autres. Bien que jamais mis en œuvre, à notre connaissance, ce modèle est intéressant intellectuellement parce que l’AMM, dans ce cas là, absorberait complètement les mécanismes habituellement intégrés au fonctionnement du marché. L’AMM absorberait à l’avance les sanctions et les évaluations usuellement produite après la mise sur le marché du médicament. Ce modèle est pour le moment virtuel pour au moins deux raisons. D’abord, il se heurte à un obstacle fonctionnel, il suppose une refonte de toutes les AMM d’une classe thérapeutique à chaque arrivée d’un nouveau médicament. Il se heurte ensuite à une contrainte économique : quel industriel accepterait de se lancer 10 à 15 ans à l’avance dans la conception d’une molécule, si non seulement il devait s’assurer que dans 15 ans cette molécule sera efficace et pas trop dangereuse mais qu’en plus elle sera vraiment meilleure que les autres ? On voit ainsi que le choix du comparatif et les exigences associées à la comparaison déterminent de fait la part des arbitrages relatifs à la consommation des médicaments distribués sur le marché (firmes, prescripteurs, patients) et celle réservée aux instances sanitaires. Le rapport entre marché et politique sanitaire n’est pas seulement inscrit dans les critères et le comparatif qu’utilise la commission, il est également présent et éventuellement changeant dans la manière de les articuler, adoptée par les membres de la commission. On retrouve ici un problème général de la décision collective et l’un de ses mythes : l’idée qu’évaluer et décider consistent à pondérer des critères. En fait, les critères et leur pondération guident l’évaluation mais ne l’épuisent pas. Il y a délibération parce qu’il faut souvent arbitrer entre plusieurs pondérations et réexaminer les fins de la décision pour arrêter un choix (Urfalino, 2000). Ainsi la commission devra-t-elle savoir si elle se donne pour l’une de ces fins l’encouragement de l’innovation, par exemple en autorisant un nouveau médicament à efficacité controversée mais premier à s’attaquer à une pathologie jusque-là sans remède spécifique, ou si elle limite sa mission à la vérification des critères établis. 3. la place de l’AMM dans l’ensemble de la chaîne des décisions relatives au médicament Enfin, la troisième composante du dispositif est l’architecture de l’ensemble du système de décision publique touchant les médicaments, de l’AMM à la fixation du prix en passant par le choix du remboursement et de son taux. La tendance en France, avec la création de l’agence, et en Europe, avec l’instauration de la procédure centralisée, est l’autonomisation de la décision d’AMM vis-à-vis des autres décisions, la dimension sanitaire devant seule prévaloir dans l’AMM (Urfalino, 2001). Deux exemples pour illustrer cette autonomisation de l’AMM et ces conséquences. Premier exemple : de 1989 à 1991, le ministre de la santé français a bloqué l’AMM du Sumatriptan, non pour des raisons sanitaires mais pour des motifs économiques. L’administration craignait le coût du Sumatriptan pour la sécurité sociale. Deuxième exemple faisant intervenir l’Europe, en 1998 ou 99, le Viagra a obtenu une AMM européenne. En conséquence, il avait tout de suite une AMM dans tous les pays de l’Union européenne. Le ministre de la santé ne pouvait rien faire contre cette AMM, alors même que l’arrivée de ce médicament suscitait non seulement des inquiétudes économiques mais aussi sanitaire par le biais de son impact sur la définition et la conception, individuelle ou contextuelle, de l’impuissance. Quels sont les effets de cette autonomisation de l’AMM ? Elle empêche d’abord qu’une décision économique puisse être masquée par une décision sensée être sanitaire. La seconde conséquence est qu’elle va sans doute être amenée, à terme, à ce que, de manière beaucoup plus visible, la puissance publique émette des priorités non pas en termes sanitaires mais économiques, du genre : nous estimons délicat de consacrer des sommes importantes de la dépense publique à un médicament susceptible de soigner telles pathologies, ce n’est pas notre priorité. Donc l’autonomisation de la décision d’AMM amènera peut être les pouvoirs publics à expliciter plus nettement des priorités dans les dépenses collectives. En conclusion, je voudrais revenir sur la première composante du dispositif d’AMM français. Conçue et mise en place en 1978, en opposition au modèle mandarinal antérieur, la commission d’AMM constituait et constitue toujours l’une originalité du dispositif français, qui a d’ailleurs inspiré le dispositif d’évaluation de l’agence européenne du médicament installée à Londres. L’invention de cette commission a été facilitée par les circonstances : il n’y avait pas trop d’AMM à donner tandis qu’émergeait une nouvelle génération de cliniciens et de pharmacologues se substituant aux pharmaciens. Le fonctionnement consensuel de cette commission, associé à un leadership fort de ces deux premiers présidents, a été servi par une cooptation lente de ses membres. Cette commission est maintenant en voie de transformation sous la pression d’une part de la création de l’agence européenne, d’autre part des moyens dont dispose l’agence française des médicaments. Les créations des agences européennes et françaises ont été accompagnées par le raccourcissement des délais de traitement des AMM (critère de concurrence entre agences et condition pour que les industriels acceptent que leur contribution au financement des agences via les redevances augmente significativement). Le nombre croissant de demande d’AMM et le raccourcissement des délais, poussent vers l’apparition progressive d’une expertise interne épaulant l’expertise externe. C’est là une adaptation organisationnelle aux pressions issues à la fois de l’internationalisation du marché du médicament et de la formation d’une politique sanitaire européenne. Pour en savoir plus sur le sujet Sophie Chauveau, L’invention pharmaceutique, Les empêcheurs de penser en rond, 1999. Sébastien Dalgalarrondo, « Une recherche négociée : la recherche thérapeutique VIH en France », Sociologie du travail, (2000), 42, pp.159-183. Harold Edgar, David Rothman, « New Rules for New Drugs : The Challenge of AIDS to the Regulatory Process », The Milbank Quaterly, Vol. 68, Suppl. 1, 1990, pp. 111-142. Harry Marks, La médecine des preuves. Histoire et anthropologie des essais cliniques (1900-1990), Les empêcheurs de penser en ronds, 1999. Harry Marks, « Revisiting « The Origins of Compulsory Drug Prescriptions » », American Journal of Public Health, January 1995, vol.85, n°1, pp.105-105. Philippe Urfalino, « La délibération et la dimension normative de la décision collective » in J. Commaille, L. Dumoulin, C. Robert, La juridicisation du politique , L.G.D.J., 2000. Philippe Urfalino, L’apport de la sociologie des décisions à l’analyse de l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de santé , Actes du séminaire du Programme Risques Collectifs et Situations de Crise, juin 2001. Résumé Apparemment, l’autorisation de mise sur le marché du médicament est une intervention ponctuelle de la puissance publique dans l’histoire d’un médicament qui, à un moment donné, fait un partage entre un pouvoir que s’arroge la puissance publique et la vie de la molécule sur le marché. En fait, l’articulation entre le marché et les soucis de la puissance publique ne se limite pas à cette bipartition. Au contraire, à tout moment dans le processus d’AMM, à différents niveaux, il y a articulation constante entre souci sanitaire et problème économique, stratégies commerciale et industrielle. L’article montre l’intrication du sanitaire et de l’économique dans les trois composantes du dispositif français d’AMM : la commission d’AMM ; les critères et référents de l’évaluation ; la place de l’AMM dans la chaîne de décisions publiques relatives au médicament.