Öcalan€: le «€prophète€» enchaîné

Transcription

Öcalan€: le «€prophète€» enchaîné
A Istambul, après la capture du chef du P.K.K
Öcalan : le « prophète » enchaîné
Si le gouvernement turc ne profite pas du coup porté à la rébellion pour chercher une
solution politique au problème kurde, il risque de perdre les fruits de sa victoire et délargir le
fossé qui se creuse entre Ankara et lEurope
Ce soir, le ciel pleure des flocons de neige sur le Bosphore illuminé de blancheur. Et lon suit dans la
nuit la traînée des cargos qui font de la luge vers la mer de Marmara. Mais il suffit de quitter le coeur
glacé de la ville, de laisser derrière soi les palais ottomans, les musées, les phares et les mosquées,
il suffit de gagner les faubourgs pour atteindre à un autre monde. Istanbul est coupé en deux.
Bientôt, on traverse sur des kilomètres une énorme banlieue, surpeuplée et dune absolue laideur,
petits immeubles gris et grappes de maisons informes qui couvrent les collines de la capitale. Le
quartier de Gazi est là, tout au bout, juste avant la terre rase des champs, quartier en chantier
permanent, peuplé de petits ouvriers, réfugiés kurdes, génération de deux à trois millions de
montagnards de lEst chassés de leur Anatolie par la misère et la guerre entre larmée turque et le
Parti des Travailleurs du Kurdistan, le PKK. Il y a deux Turquie. Dun côté, louest de la Sublime
Porte, ses ports et sa côte égéenne au niveau de vie européen. Et puis lautre pays, le Sud-Est, où
le décor rappelle « Yol » de Yilmaz Güney, et le revenu celui du Bangladesh. Les exilés de Gazi ont
fui la montagne nue autour de Diyarbakir ou de Van, les troupeaux dispersés et les récoltes
impossibles, les 3500villages brûlés ou rasés par les soldats, la guérilla et les règlements de
comptes entre factions. Ils sont tous en deuil dun père, dun frère ou dun fils. Et maintenant ils ont
perdu « Apo », Abdullah Öcalan, le responsable du PKK, leur chef de guerre. On remonte la rue
principale asphaltée qui donne sur des ruelles en pente couvertes de pierraille. A lentrée, cinq
véhicules blindés de la police montent la garde devant ce quartier bastion, dur, têtu, bosselé comme
le front dun rebelle, qui se bat depuis trois jours. Le gouvernement peut bien envoyer ses bulldozers
et ses pelleteuses pour nettoyer la chaussée dès laube, Gazi garde toujours les stigmates de ce
quil est la nuit : un quartier interdit, des rues coupées, une zone de guérilla urbaine. Hier soir
encore, les manifestants ont arraché des panneaux de signalisation, entassé des pavés, des poutres
de chantier, monté des barricades, jeté des cocktails Molotov et brûlé un bus. Puis les premiers
coups de feu ont éclaté et cinq policiers sont tombés, dont lun sérieusement blessé. Maintenant, on
marche sous la pluie sale, dans une rue trop calme, entre des haies de regards fermés et silencieux.
Le jour appartient aux policiers, aux contrôles didentité, aux fouilles, aux arrestations. Deux mille
militants présumés du parti pro-kurde modéré Hadep et des associations des droits de lhomme ont
été arrêtés. Alors les militants débranchent leur téléphone, changent de domicile ou se cloîtrent.
Autour du siège du Hadep, dans le centre de la capitale, il suffit de montrer une carte didentité avec
un lieu de naissance en pays kurde pour être interpellé. Au troisième étage de limmeuble, on respire
la peur : « Tout membre de notre parti sattend à être arrêté à nimporte quel moment », dit Ferhat
Y., membre du comité politique dIstanbul. Il égrène la liste des sept membres du bureau central,
dont le président, incarcérés fin décembre, évoque la demande dinterdiction de son parti exigée par
le procureur général et explique quon veut les empêcher de participer aux prochaines élections
législatives du 18avril. « Nous sommes criminels du fait de notre identité, de notre opinion. On nous
reproche tout simplement dexister. » On le quitte en fin daprès-midi. Le lendemain, il est arrêté.
Dehors, la Turquie nationaliste jubile après laction commando qui a permis la capture au Kenya
dÖcalan-le-terroriste, les journaux titrent sur la « victoire », « la fin des souffrances » et « la fin de la
01. Jean-Paul Mari
Première publication : 25 février 1999
Page 1/3
terreur » imposée par le PKK, et toutes les chaînes de télévision diffusent en boucle, comme un long
exorcisme, les images dun homme à la moustache et au corps épais, sparadrap sur les yeux,
menottes aux poings, le geste et la voix alourdis par une bonne dose de calmants et qui grommelle
des propos étranges sur « mon pays, la Turquie ». Cette fois le « monstre » est pris. Mieux,
regardez-le, debout, immortalisé et démythifié entre deux drapeaux turcs à croissant blanc : il
apparaît dompté. De quoi sonner tous les militants PKK kurdes du monde ! Assis adossé au mur
dun obscur café du vieil Istanbul, Savash, militant clandestin du PKK, a lair dun homme groggy. Il
souffle : « Cest un complot » et parle de la CIA, du Mossad et de la Grèce, prête à tout pour un
arrangement sur le problème de Chypre. Il compte les coups portés par les Turcs, « dont la politique
a toujours été de tuer nos dirigeants. Il y a eu 28révoltes dans notre histoire et la dernière, en 1938,
sest terminée par le massacre de Dersim ». La 29e était celle dÖcalan. Pour Savash, « Apo »
nétait pas seulement le chef du PKK, il était son inspiration, la voix de tous les Kurdes, de la Turquie
à lIran, la montagne qui incarnait la kurdité, il était « le prophète ». Voilà pourquoi des jeunes
simmolent par le feu devant les ambassades européennes, geste très médiatique bien sûr, mais
aussi référence au symbole sacré de purification et de renouveau dans le culte zoroastrien. Savash
enrage : « Apo avait proposé la paix, alors ils lont capturé et pensent nous avoir décapités. » Et il
menace : « Cest le début dune nouvelle révolte kurde. Mais cette fois nous allons létendre à tout le
territoire. Jusquici, les Turcs des grandes villes de louest anatolien nont pas voulu la paix parce
quils sont désinformés et nont jamais vraiment ressenti les effets de la guerre. Cela va changer. Il y
aura beaucoup de tueries à lavenir. » A condition que le PKK en ait encore les moyens. En quinze
ans de luttes, lorganisation est devenue une véritable institution. Dans la montagne, le PKK mobilise
encore une dizaine de milliers de guérilleros, et lorganisation, financée par la diaspora, limpôt
révolutionnaire et la taxe sur le trafic de drogue, dispose dun revenu estimé à trois fois le budget de
Cuba. Mais larrestation d« Apo » nest pas un simple revers. Léchec est dabord militaire face à
une armée turque suréquipée, qui avale jusquà un tiers du budget de lEtat, avance jusquen Irak
pour y bombarder les bases du PKK, arrache ses renseignements par la torture et pratique une
politique sauvage de la terre brûlée dans son propre Kurdistan. Léchec est aussi diplomatique en
Europe, où aucun pays na accepté daccorder lasile politique à Abdullah Öcalan, chef du PKK.
Lénorme pression diplomatique américaine a fait le reste et « Apo » est désormais emmuré dans
lîle prison dImrali. Léchec est enfin et surtout politique en Turquie où le PKK na pas su réaliser
une percée démocratique dans lopinion. Le Hadep, parti pro-kurde modéré et très réprimé, na pas
dépassé les 16% de voix dans les provinces kurdes et moins de 5% dans tout le pays. « Öcalan
nest pas Arafat, encore moins Mandela, analyse un expert franco-turc. Ce serait plus sûrement un
Guzman, version kurde du Sentier lumineux ! » Derrière le mythe, il y a un homme épais qui mêle la
langue de bois et lincantation, cite Lénine et annonce que le XXIe siècle sera apoïste, qui interdit
toute relation sexuelle à ses cadres et se proclame lui-même « prophète ». Il y a aussi, face à la
brutalité des militaires dAnkara en Anatolie, une série dattentats aveugles et impopulaires, de
massacres de villageois et de règlements de comptes entre factions kurdes. « Apo est responsable
de la mort de 30000personnes », martèle le Premier ministre turc. En oubliant que la grande majorité
des morts sont des Kurdes. Aujourdhui, « Apo » est neutralisé, le PKK touché en plein coeur, la
Turquie triomphante, et une partie de lopinion publique - ici elle existe - se demande ce que les
militaires vont faire de leur victoire. La Turquie est coupée en deux, encore une fois, entre une
société civile dynamique, avide daffaires, de modernité et de liberté, qui sent bien que la mort
présumée du PKK nest pas celle du problème kurde, et un Etat rigide et bureaucratique, géré en
façade par un système politique style IVe République et dirigé de fait par un conseil de militaires.
« Trois tendances divisent le pays sur le traitement de laffaire Öcalan, explique un journaliste réputé
dIstanbul. Dabord les faucons, ceux qui nient le problème identitaire, ne parlent que de terrorisme
et veulent en profiter pour éradiquer la question kurde. Ensuite ceux qui pensent quune loi sur les
01. Jean-Paul Mari
Première publication : 25 février 1999
Page 2/3
repentis et des mesures de développement économique suffiraient à apaiser la situation. Enfin ceux,
dans les milieux de gauche et des Kurdes non-PKK, qui sentent quil faut mettre à profit la fin de la
terreur pour engager une démocratisation et reconnaître lidentité kurdeµ » Jusquoù ? Surtout ne
jamais prononcer le mot autonomie ! Il fait bondir jusquau plus courtois des diplomates. Dans un
salon des Affaires étrangères, à Ankara, on vous répète que la Turquie est avant tout un Etat-nation
peuplé de citoyens, « comme chez vous, en France, nest-ce pas ? ». Et aussitôt resurgit lamertume
du rejet par lUnion de ladhésion de la Turquie à lEurope : « Le loup, la peste et le Turc ont toujours
été les trois grandes peurs de lOccident. » Du coup on explique, dépité, que ladhésion « nest plus
lobsession dAnkara mais seulement un objectif majeur ». Et que cest mieux ainsi. Et quil nest pas
question que le pays reçoive des leçons de lEurope sur la façon de juger Öcalan. On sent la
blessure à vif et la tentation autoritaire. Comme dans ce roman quécrit Elfe, une jeune femme aux
cheveux roux et aux grands yeux verts. Elle est née sur le Bosphore, ne lit jamais les journaux, se
moque de la politique et préfère conter la folle et vaine passion du grand sultan Abdülaziz pour
limpératrice Eugénie. Cétait à Paris, lors de lExposition universelle, en 1867. Là encore, il
sagissait dune histoire de dépit amoureux, de pays et dhomme partagé.
JEAN PAUL MARI
01. Jean-Paul Mari
Première publication : 25 février 1999
Page 3/3