La poésie engagée - Le blog de Jocelyne Vilmin

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La poésie engagée - Le blog de Jocelyne Vilmin
La poésie engagée
« Encrier contre canon. L'encrier brisera les canons » Victor Hugo
Texte 1 : Agrippa d'Aubigné (1552-1630), Les Tragiques, « Je veux peindre la France » (vers 97 -130)
Un poème sur la France déchirée par les guerres de religion au XVIe siècle, la France est représentée par une allégorie : une
mère et ses deux enfants (les catholiques et les protestants) qui se battent en un combat mortel
Je veux peindre la France une mère affligée,
Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée.
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups
D'ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont nature donnait à son besson l'usage ;
Ce voleur acharné, cet Esaü malheureux,
Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux,
Si que, pour arracher à son frère la vie,
Il méprise la sienne et n'en a plus d'envie.
Mais son Jacob, pressé d'avoir jeûné meshui,
Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui,
À la fin se défend, et sa juste colère
Rend à l'autre un combat dont le champ et la mère.
Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris,
Ni les pleurs réchauffés ne calment leurs esprits ;
Mais leur rage les guide et leur poison les trouble,
Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble.
Leur conflit se rallume et fait si furieux
Que d'un gauche malheur ils se crèvent les yeux.
Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte,
Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ;
Elle voit les mutins tout déchirés, sanglants,
Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cherchant.
Quand, pressant à son sein d'une amour maternelle
Celui qui a le droit et la juste querelle,
Elle veut le sauver, l'autre qui n'est pas las
Viole en poursuivant l'asile de ses bras.
Adonc se perd le lait, le suc de sa poitrine ;
Puis, aux derniers abois de sa proche ruine,
Elle dit : « Vous avez, félons, ensanglanté
Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ;
Or vivez de venin, sanglante géniture,
Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture ! »
Texte 2 : Jean de La Fontaine (1621-1695), Fables, « Les animaux malades de la peste », Livre VII, 1
Une fable contre l’injustice de la jstice
Un mal qui répand la terreur,
Mal que le ciel en sa fureur (1)
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom),
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron, (2)
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On n'en voyait point d'occupés
À chercher le soutien d'une mourante vie ; (3)
Nul mets n'excitait leur envie,
Ni loups ni renards n'épiaient
La douce et l'innocente proie;
Les tourterelles se fuyaient :
Plus d'amour, partant (4) plus de joie.
Le lion tint conseil, et dit: Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune ;
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux ;
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents (5)
On fait de pareils dévouements : (6)
Ne nous flattons (7) donc point ; voyons sans indulgence
L'état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,
J'ai dévoré force moutons ;
Que m'avaient-ils fait ? Nulle offense (8) ;
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le berger.
Je me dévouerai donc, s'il le faut : mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi
Car on doit souhaiter, selon toute justice,
Que le plus coupable périsse.
- Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse ;
Eh bien, manger moutons, canaille, sotte espèce.
Est-ce un pêché? Non, non. Vous leur fîtes, Seigneur,
En les croquant, beaucoup d'honneur;
Et quant au berger, l'on peut dire
Qu'il était digne de tous maux,
Étant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire.
Ainsi dit le renard , et flatteurs d'applaudir.
On n'osa trop approfondir
Du tigre, ni de l'ours, ni des autres puissances
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins (9),
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L'âne vint à son tour, et dit : J'ai souvenance
Qu'en un pré de moines passant,
La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense,
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.
À ces mots on cria haro (10) sur le baudet.
Un loup quelque peu clerc (11) prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout le mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n'était capable
D'expier son forfait : on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour (12) vous rendront blanc ou noir.
(1) "Se dit quelquefois de la colère de Dieu" (dict. de l'Académie 1694) (2) dans la mythologie : Fleuve des Enfers, frontière
du royaume des Morts. (3) à chercher à se nourrir (4) par conséquent (5) ce qui arrive par hasard, ici : malheur
imprévu (6) le dévouement est pris au sens de vouer aux dieux infernaux comme victime, sacrifier. (7) ne nous traitons
point avec douceur (8) tort qu'on fait à quelqu'un (9) chien dressé à la garde d'une cour, d'un troupeau (10) Exclamation
en usage à l'époque pour arrêter les malfaiteurs (11) habile, qui est savant (12) cour de justice
Texte 3 : Victor Hugo (1802-1885), Les Contemplations, Livre III « Les luttes et les Rêves », II, vers 113 à 146
« Melancholia »(écrit en juillet 1838)
Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs, que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?
Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules ;
Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.
Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur! la cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : "Petits comme nous sommes,
Notre père, voyez ce que nous font les hommes !"
Ô servitude infâme imposée à l'enfant !
Rachitisme! travail dont le souffle étouffant
Défait ce qu'a fait Dieu ; qui tue, oeuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans les coeurs la pensée,
Et qui ferait - c'est là son fruit le plus crétin !D'Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !
Travail mauvais qui prend l'âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en créant la misère,
Qui se sert d'un enfant ainsi que d'un outil.
Texte 4 : Victor Hugo, Les Châtiments, « Fable ou Histoire » (III, 3)
Un jour, maigre et sentant un royal appétit,
Un singe d'une peau de tigre se vêtit.
Le tigre avait été méchant ; lui, fut atroce.
Il avait endossé le droit d'être féroce.
Il se mit à grincer des dents, criant : Je suis
Le vainqueur des halliers, le roi sombre des nuits !
Il s'embusqua, brigand des bois, dans les épines ;
Il entassa l'horreur, le meurtre, les rapines,
Égorgea les passants, dévasta la forêt,
Fit tout ce qu'avait fait la peau qui le couvrait.
Il vivait dans un antre, entouré de carnage.
Chacun, voyant la peau, croyait au personnage.
Il s'écriait, poussant d'affreux rugissements :
Regardez, ma caverne est pleine d'ossements ;
Devant moi tout recule et frémit, tout émigre,
Tout tremble ; admirez-moi, voyez, je suis un tigre !
Les bêtes l'admiraient, et fuyaient à grands pas
Un belluaire vint, le saisit dans ses bras,
Déchira cette peau comme on déchire un linge,
Mit à nu ce vainqueur, et dit : Tu n'es qu'un singe !
Jersey, septembre 1852
Texte 5 : Arthur Rimbaud (1854-1891), « Les Effarés »
Noirs dans la neige et dans la brume,
soupirail qui s'allume,
Leurs culs en rond,
Au grand
Quand, sous les poutres enfumées
Chantent les croûtes parfumées
Et les grillons ;
À genoux, cinq petits,-misère!Regardent le boulanger faire
Le lourd pain blond...
Quand ce trou chaud souffle la vie;
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,
Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise, et qui l'enfourne
Dans un trou clair.
Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres petits pleins de givre, !
-Qu'ils sont là, tous,
Ils écoutent le bon pain cuire.
Le boulanger au gras sourire
Chante un vieil air.
Collant leurs petits museaux roses
Au grillage, chantant des choses,
Entre les trous,
Ils sont blottis, pas un ne bouge
Au souffle du soupirail rouge
Chaud comme un sein.
Mais bien bas, -comme une prière...
Repliés vers cette lumière
Du ciel rouvert,
Et quand, pendant que minuit sonne,
Façonné, pétillant et jaune,
On sort le pain ;
-Si fort, qu'ils crèvent leur culotte
-Et que leur lange blanc tremblotte
Au vent d'hiver...
20 septembre 1870
Effarés : Qui ressent, manifeste un grand trouble, une grande peur. Effaré signifie à la fois étonné et inquiet.. Soupirail :
ouverture donnant un peu d'air et de lumière à un sous-sol. Grillons : insecte sauteur de couleur noire dont une espèce vit
dans les cuisines et les boulangeries.
Texte 6 : Arthur Rimbaud, « Le Dormeur du val »
C'est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.
5
10
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.
Octobre 1870
Texte 7 : Paul Eluard (1895-1952), Poésie et Vérité, 1942 – « LIBERTE »
Sur mes cahiers d'écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige
J'écris ton nom
Sur chaque bouffée d'aurore
Sur la mer sur les bateaux
Sur la montagne démente
J'écris ton nom
Sur toutes les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre sang papier ou cendre
J'écris ton nom
Sur la mousse des nuages
Sur les sueurs de l'orage
Sur la pluie épaisse et fade
J'écris ton nom
Sur les images dorées
Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des rois
J'écris ton nom
Sur la vitre des surprises
Sur les lèvres attentives
Bien au-dessus du silence
J'écris ton nom
Sur la jungle et le désert
Sur les nids sur les genêts
Sur l'écho de mon enfance
J'écris ton nom
Sur mes refuges détruits
Sur mes phares écroulés
Sur les murs de mon ennui
J'écris ton nom
Sur les merveilles des nuits
Sur le pain blanc des journées
Sur les saisons fiancées
J'écris ton nom
Sur l'absence sans désirs
Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort
J'écris ton nom
Sur tous mes chiffons d'azur
Sur l'étang soleil moisi
Sur le lac lune vivante
J'écris ton nom
Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l'espoir sans souvenir
J'écris ton nom
Sur les champs sur l'horizon
Sur les ailes des oiseaux
Et sur le moulin des ombres
J'écris ton nom
Et par le pouvoir d'un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté.
Texte 8 : Paul Éluard, Au Rendez-vous allemand, 1944.
Gabriel Péri
Il y a des mots qui font vivre
Et ce sont des mots innocents
Le mot chaleur le mot confiance
Amour justice et le mot liberté
Le mot enfant et le mot gentillesse
Et certains noms de fleurs et certains noms de fruits
Le mot courage et le mot découvrir
Et le mot frère et le mot camarade
Et certains noms de pays de village
Et certains noms de femmes et d’amis
Ajoutons-y Péri
Péri est mort pour ce qui nous fait vivre
Tutoyons-le sa poitrine est trouée
Mais grâce à lui nous nous connaissons mieux
Tutoyons-nous son espoir est vivant
Un homme est mort qui n'avait pour défense
Que ses bras ouverts à la vie
Un homme est mort qui n'avait d'autre route
Que celle où l'on hait les fusils
Un homme est mort qui continue la lutte
Contre la mort contre l'oubli
Car tout ce qu' il voulait
Nous le voulions aussi
Nous le voulons aujourd'hui
Que le bonheur soit la lumière
Au fond des yeux au fond du cœur
Et la justice sur la terre
Texte 9 : Louis Aragon (1897 – 1982), Le Roman inachevé, « Strophes pour se souvenir » : Ce poème fut écrit à la
mémoire du groupe Manouchian, exécuté par la Gestapo le 21 février 1944. Il s’inspire de la lettre que Manouchian écrivit à
sa femme juste avant de mourir.
Vous n'avez réclamé la gloire ni les larmes
Ni l'orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servi simplement de vos armes
La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans
Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan
Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L'affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants
Un grand soleil d'hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le coeur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant
Nul ne semblait vous voir français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents
Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur coeur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant.
Tout avait la couleur uniforme du givre
À la fin février pour vos derniers moments
Et c'est alors que l'un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand
La lettre de Manouchian
Ma Chère Mélinée, ma petite orpheline bien-aimée,
Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. Nous allons être fusillés cet après-midi à 15 heures. Cela m'arrive
comme un accident dans ma vie, je n'y crois pas mais pourtant je sais que je ne te verrai plus jamais.
Que puis-je t'écrire ? Tout est confus en moi et bien clair en même temps.
Je m'étais engagé dans l'Armée de Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la Victoire et du but.
Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. Je suis sûr que le peuple
français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame
que je n'ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu'il méritera comme châtiment
et comme récompense.
Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus
longtemps. Bonheur à tous... J'ai un regret profond de ne t'avoir pas rendue heureuse, j'aurais bien voulu avoir un enfant de
toi, comme tu le voulais toujours.Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute, et d'avoir un enfant pour mon
bonheur, et pour accomplir ma dernière volonté, marie-toi avec quelqu'un qui puisse te rendre heureuse. Tous mes biens et
toutes mes affaires je les lègue à toi à ta sœur et à mes neveux. Après la guerre tu pourras faire valoir ton droit de pension
de guerre en tant que ma femme, car je meurs en soldat régulier de l'armée française de la libération.
Avec l'aide des amis qui voudront bien m'honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes écrits qui valent d'être lus. Tu
apporteras mes souvenirs si possible à mes parents en Arménie. Je mourrai avec mes 23 camarades tout à l'heure avec le
courage et la sérénité d'un homme qui a la conscience bien tranquille, car personnellement, je n'ai fait de mal à personne et
si je l'ai fait, je l'ai fait sans haine. Aujourd'hui, il y a du soleil. C'est en regardant le soleil et la belle nature que j'ai tant
aimée que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et mes bien chers amis. Je pardonne à tous ceux qui
m'ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont
vendus. Je t'embrasse bien fort ainsi que ta sœur et tous les amis qui me connaissent de loin ou de près, je vous serre tous
sur mon cœur. Adieu. Ton ami, ton camarade, ton mari.
Manouchian Michel.
P.S. J'ai quinze mille francs dans la valise de la rue de Plaisance. Si tu peux les prendre, rends mes dettes et donne le reste à
Armène. M. M.
Texte 10 : Aimé Césaire (1913- ) - Cahiers d'un retour au pays natal (1936-1938), « Les Antilles »
Au bout du petit matin…
Va-t’en, lui disais-je, gueule de flic, gueule de vache, va-t’en je déteste les larbins de l’ordre et les hannetons de l’espérance.
Va-t’en mauvais gris-gris, punaise de moinillon. Puis je me tournais vers des paradis pour lui et les siens perdus, plus calme
que la face d’une femme qui ment, et là, bercé par les effluves d’une pensée jamais lasse je nourrissais le vent, je délaçais
les montres et j’entendais monter de l’autre côté du désastre, un fleuve de tourterelles et de trèfles de la savane que je porte
toujours dans mes profondeurs à hauteur inverse du vingtième étage des maisons les plus insolentes et par précaution contre
la force putréfiante des ambiances crépusculaires, arpentée nuit et jour d’un sacré soleil vénérien
Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles les Antilles qui ont faim, les Antilles grêlées de petite vérole, les Antilles
dynamitées d’alcool, échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière de cette ville sinistrement échouées.
Au bout du petit matin, l’extrême, trompeuse désolée eschare sur la blessure des eaux ; les martyrs qui ne témoignent pas ;
les fleurs de sang qui se fanent et s’éparpillent dans le vent inutile comme des cris de perroquets babillards ; une vieille vie
menteusement souriante , ses lèvres ouvertes d’angoisses désaffectées ; une vieille misère pourrissant sous le soleil,
silencieusement ; un vieux silence crevant de pustules tièdes, l’affreuse inanité de notre raison d’être.
Au bout du petit matin, sur cette plus fragile épaisseur de terre que dépasse de façon humiliante son grandiose avenir – les
volcans éclateront, l’eau nue emportera les taches mûres du soleil et il ne restera plus qu’un bouillonnement tiède picoré
d’oiseaux marins – la plage des songes et l’insensé réveil.