Dominique Bari Les Etats-Unis des nouveaux Américains

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Dominique Bari Les Etats-Unis des nouveaux Américains
Les Etats-Unis des nouveaux Américains
« L’Amérique qui vient », Christophe Deroubaix, les éditions de l’Atelier, 157 pages, 15
euros.
Les Etats-Unis entrent dans une période d’immense bouleversement. S’il est vain d’espérer
de la prochaine élection présidentielle une révolution il n’en reste pas moins que la première
puissance mondiale vit une transformation radicale de sa société issue d’un big bang
démographique aux effets prometteurs sur les mentalités. C’est ce que décrypte Christophe
Deroubaix, auteur de « L’Amérique qui vient ». « Rien ne changera donc vraiment en
surface, mais, tout continuera à changer en profondeur. La vieille Amérique se meurt »,
constate-t-il sachant pertinemment de quoi il retourne. Journaliste à l’Humanité, et
connaisseur du pays qu’il sillonne depuis plus de vingt ans, il en a vécu les évolutions. Cette
« incubation » en cours est encore sujette à un aveuglement, regrette-t-il, car les clichés ont
la vie dure et brouillent la perception de ce qui est en train de bouger. Il en détricote
quelques-uns : « Il n’y a jamais eu aussi peu d’Américains possédant une arme à feu,
l’avortement est un droit constitutionnel depuis 1973, le nombre d’athées augmente chaque
année», rappelle-t-il d’emblée, en insistant au cours de l’ouvrage sur cette contradiction :
l’ultra-droite, les Tea Parties, quelques milliardaires, Fox News, un parti républicain en pleine
errance extrémiste au nom d’une Amérique éternelle, sont le fait d’une minorité puissance
et agissante. Mais elle couvre la voix d’une majorité silencieuse qui elle déplace les
marqueurs dans le sens du progrès. Est-ce là une vision par trop optimiste ? Les faits sont là,
répond l’auteur s’appuyant sur ses nombreux reportages Outre-atlantique, sur de solides
études démographiques et sociologiques et sur ses rencontres avec des acteurs de cette
mutation. Il nous livre cette nouvelle Amérique en formation « jeune, métissée,
progressiste » et « créolisée » au sens où l’entendait Edouard Glissant, l’écrivain
martiniquais. Pour s’en convaincre lisons dès l’introduction le portrait de Lope Valdez, figure
quasiment emblématique de l’ouverture d’une nouvelle ère: cette jeune femme d’une
famille immigrée de sept enfants ayant déclaré ouvertement son homosexualité est
aujourd’hui le (la) shérif de Dallas, neuvième comté du pays avec 2,2 millions d’habitants,
élue à deux reprises (2008 puis 2012) sous l’étiquette démocrate. Dans un Texas
réactionnaire et conservateur la réussite de Lope est le produit combiné d’un changement
démographique de portée historique qui révèle le poids des minorités et l’intégration d’une
nouvelle génération les millennials née entre les années 1980 et 1990. Forte de 83 millions
de personnes, elle est « la plus diverse des Etats-Unis » depuis leur création: 57% sont
blancs, 21 % latinos, 13% noirs et 6% asiatiques (page 66).
Une recomposition démographique qui renvoie aux pourcentages à l’échelle nationale : lors
du recensement de 1980, 80% des Américains étaient identifiés comme « Caucasiens »
(blancs), 12% comme « Noirs », 6% comme « Hispaniques », 1,5% « comme « Asiatiques ».
Trente ans plus tard, les Blancs représentent 63,7% de la population, les Noirs 12,2%, les
Hispaniques 16,3%, les Asiatiques 4,7%. 1,9% se déclarant de « plusieurs races d’origines » ;
et le processus n’est pas prêt de s’arrêter : les projections pour 2050 retiennent une baisse
de 6% de la population blanche (page 33).
Cette explosion des diversités n’est pas sans conséquences. « Elle va amener des
changements significatifs dans les attitudes des individus, dans les pratiques des institutions
et dans la nature de la politique américaine », pointe le démographe William Frey cité par
Christophe Deroubaix. Ces changements sont déjà en cours (page 36). Preuve à l’appui vingt
deux des cent premières aires métropolitaines sont dans cette configuration du futur, sans
majorité « ethnique ». Une projection du futur déjà imprimée dans les consciences,
regrettable pour les uns, porteuse d’espoir pour les autres. Ce métissage appelle une autre
façon de vivre en société et une autre façon d’appréhender le monde et sans aucun doute la
politique. Car ces minorités – l’hispanique, en tête (67% de la population active sont des
Latinos de plus de 16 ans, page 56) – composent les nouvelles classes populaires.
Tout ceci se déroule dans le contexte d’un niveau sans précédent de mécontentement social
et des institutions. Les inégalités économiques explosent (le 1% des Américains les plus
riches détiennent 40% de la richesse nationale) (page21) ; l’ascenseur social, épine dorsale
du « grand rêve américain », ne fonctionne plus. Ces nouveaux citoyens s’expriment sur les
grands sujets de société (avortement, mariage gay, peine de mort), poussent à plus
d’ouverture et s’impliquent en plus grand nombre dans la lutte collective. Ainsi, la bataille
pour le smic horaire à 15 dollars, partie de quelques fast-foods de New York, a gagné
victorieusement la Californie, s’est étendue a de grandes métropoles comme celle de Seattle
sous l’impulsion d’une native de Bombay passée par Occupy Wall Street, élue au conseil
municipal en se présentant comme « socialiste » trotskiste… Ces luttes expliquent aussi
l’engouement autour de la campagne de Bernie Sanders, en symbiose avec ces combats, et
sont l’expression de revendications politiques plus larges : une intervention plus grande de
l’Etat, une meilleure protection sociale, la réduction des inégalités et une fiscalité plus juste.
La méfiance envers le capitalisme s’accroît chez les moins de trente ans (page 72) et selon un
sondage de 2015, 36% d’entre eux ont une opinion favorable du « socialisme ».
L’Amérique est prête pour une politique nouvelle, progressiste, un « nouveau New Deal».
Mais quelle force politique osera en prendre l’initiative ? Les freins sont encore puissants.
Obama élu à la Maison Blanche par cette génération a échoué, mais l’Histoire est en
marche…
Dominique Bari

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