Les Rapaces

Transcription

Les Rapaces
Frank Norris, Les Rapaces, Agone 2012
préface des éditeurs 1
Aux sources du roman
réaliste américain
La fonction du romancier d’aujourd’hui est de commenter la vie telle qu’il
la voit. Il ne peut pas s’en affranchir ; c’est sa raison d’être, la seule chose à
laquelle il doit prêter attention. Comme il est nécessaire pour lui d’être au
cœur de la vie ! Il ne peut y plonger trop profondément. La politique l’aide,
comme les controverses religieuses, les explorations, la science, la théorie
nouvelle du socialisme, le dernier développement de la biologie.
Frank Norris,
Les Responsabilités du romancier (1903)
e roman réaliste américain est, à bien des égards, un héritier
direct du réalisme et du naturalisme français. Quelques dates
éclairent cette filiation : Madame Bovary paraît en 1856 ; les grands
romans des Goncourt, Renée Mauperin et Germinie Lacerteux, en
1864 et 1865 ; L’Assommoir en 1877 et Germinal en 1885. Or, Frank
Norris commence Les Rapaces en 1893, soit un an après Maggie,
de Stephen Crane. Quant à Sister Carrie, de Theodore Dreiser,
le maître du réalisme américain, il paraît en 1900 ; et La Jungle
d’Upton Sinclair en 1906. À la manière dont Walter Scott est
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l’ancêtre de Fenimore Cooper et du romance américain, Zola est
celui de Norris et du novel réaliste.
L’Assommoir et La Bête humaine sont les deux romans de Zola
qui semblent avoir eu une grande influence sur Norris dans la
rédaction des Rapaces – dont le titre original est McTeague. A story
of San Francisco. Du premier, on retrouve des similitudes chez les
personnages (classe populaire, triangle amoureux, alcoolisme et
brutalité), dans l’intrigue (un bref moment de prospérité précède
la déchéance, un coup du sort fait tout basculer) et dans certaines
scènes décrites minutieusement, comme celle des noces. Si
McTeague et Coupeau sont tous les deux des maris alcooliques,
seul le premier commet un meurtre. Et c’est dans La Bête humaine
que Zola décrit pour la première fois la pulsion de mort 2. Enfin,
on retrouve aussi chez Norris l’usage de la presse cher à Zola : un
fait divers survenu à San Francisco en 1893 serait à l’origine des
Rapaces : sous le coup de l’alcool, un homme bat sa femme à mort
parce qu’elle lui refuse de l’argent.
L’influence des romans de Zola aux États-Unis ne fut toutefois
pas immédiate. En 1879, quand paraît la traduction de L’Assommoir,
le livre est sévèrement attaqué, accusé d’obscénité. Dans son
Dictionnaire du Diable, Ambrose Bierce définit le « réalisme »
comme « l’art de peindre la nature vue par des crapauds, le
charme d’un paysage peint par une taupe, une histoire écrite par
une chenille arpenteuse ». Pourtant, douze ans plus tard, le journal The Critic, qui avait d’abord traité Zola de fou, déclare : « Ce
fut une idée brillante d’introduire l’esprit scientifique de l’époque
dans le roman, et Zola l’a fait fructifier avec son immense énergie et sa résolution inébranlable. Un à un, il a attaqué tous les
maux de son temps ». Mais le réalisme naturaliste américain n’est
pas une « école » comme en France. Il n’a ni unité, ni théorie, ni
buts clairement définis. Il semble en être resté à l’expression littéraire (et politique) du scepticisme déclenché par la crise sociale
et économique.
S’inspirant des grands bouleversements technologiques et
sociaux 3, Frank Norris prend pour objet la ville et son prolétariat ; et pour méthode la « science » – ou du moins le parti-pris
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déterministe et matérialiste qui fleurit autour des années 1900.
Appliquant la méthode expérimentale chère à Zola, il traite ses
héros comme des spécimens de laboratoire et analyse chez eux l’influence de l’hérédité et du milieu. Comme son siècle, il pense que
l’individu a peu de chances de maîtriser un destin tout entier
modelé par des forces extérieures. Ce déterminisme explique son
pessimisme : la dégradation de McTeague est aussi inexorable que
la déchéance de Gervaise. Ainsi la méthode dite scientifique aboutit à une conception fataliste du destin humain qui n’a rien à
envier à un certain romantisme.
Frank Norris est toutefois conscient des ambivalences du « réalisme » américain. Dans son essai sur les responsabilités du
romancier, il refuse les visions trop minutieuses à ses yeux d’un
William Dean Howells ou d’un Henry James, qui se réduisent,
selon lui, « au drame d’une tasse brisée, la tragédie d’une promenade, à l’aventure d’une visite mondaine ». À ce réalisme-là,
Norris oppose sa propre recherche des cas extrêmes, des situations violentes, des passions exacerbées. De ce fait, il reconnaît
que son approche doit plus au romance de Cooper, de Melville,
d’Hawthorne même, qu’au réalisme d’Howells. En ce sens qu’il
« parle plus au peuple qu’à l’esthète » : la littérature de Norris
oppose au réalisme bourgeois la tradition romanesque populaire
nourrie de la nouvelle réalité prolétarienne. Son réalisme refuse
justement les conventions du réalisme bourgeois, cette peinture
vertueuse du bonheur de la démocratie américaine et des joies du
foyer chrétien. Plus qu’une expérience artistique, c’est un engagement politique : une déclaration de guerre à la brutalité de la
nouvelle société industrielle et capitaliste.
Norris le romantique est venu au réalisme par haine de la littérature pure. « Qui s’intéresse au beau style ? s’écrie-t-il en 1899.
On ne veut pas de la littérature. On veut de la vie. » Il n’a finalement pas choisi Zola et les naturalistes pour modèles par
intérêt pour le formalisme réaliste mais par goût de la violence la
plus mélodramatique ; parce que le déterminisme naturaliste
satisfait son sens du théâtre et sa conception du destin. Étudiant
à Harvard, il écrivait déjà : « Le naturalisme à la manière de Zola
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n’est après tout qu’une forme de romantisme. Les naturalistes ne
s’intéressent pas aux êtres ordinaires dans la mesure où leurs intérêts, leurs vies, leurs aventures sont ordinaires. Des choses terribles
doivent arriver aux héros de romans naturalistes. Ils doivent être
déviés de l’ordinaire, arrachés du ronron tranquille de la vie quotidienne et jetés dans les engrenages d’un drame vaste et terrible
qui s’achève dans le sang et la mort. Le monde de Zola est un
monde de big things. L’énorme, le formidable, le terrible, voilà ce
qui compte pour lui. Ici, pas de tempête dans une tasse de thé. »
Voilà qui explique les contradictions d’un roman comme Les
Rapaces, dont l’intrigue commence par une lente et minutieuse
étude du milieu, et s’achève dans la violence et dans la mort, sous
le soleil de feu du désert. Voilà aussi qui explique les tensions d’un
romancier qui se documente méticuleusement et lâche ensuite le
frein à son imagination. Afin de peindre dans le détail son personnage de McTeague, Norris passe des heures, dans la bibliothèque de Harvard, à lire le Manuel de chirurgie dentaire pour
finalement jeter son dentiste dans le Far West, un fusil à la main
et un équipement de chercheur d’or sur le dos.
« Un monde de big things ». Le mot-clé est lâché, qui définit non
seulement le réalisme romantique de Norris mais celui d’une
époque qui a rêvé – et qui, parfois l’a vu se réaliser – en grand tout
à la fois d’extensions coloniales sans limite 4 et d’importantes
réformes sociales 5. Dans The Octopus. A California story, Norris
ne se lasse pas de décrire l’immensité des champs de blé californiens, qui demandent au marcheur une demi-journée pour les
traverser. Ce que l’auteur préfère chez McTeague, c’est sa force
colossale, la férocité de son appétit : son héros peut arracher une
dent avec les doigts, mettre une boule de billard dans sa bouche,
manger pendant toute une journée, enfoncer une porte d’un coup
de poing. À son niveau, McTeague est un big man, dans ce pays
où règnent des trusts gigantesques et des hommes titans. Le culte
de l’énergie vitale est la nouvelle religion de la nation américaine.
Dont Norris se fait le porte-parole, comme lorsqu’il déclare, en
1902 : « Ce qu’il nous faut, c’est de la vitalité. Les États-Unis n’ont
pas besoin d’érudits, mais d’hommes ! »
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Ce culte de la force précède le destin de la première puissance
du monde. Et Norris, comme Dreiser et tous les « romanciers
sociaux » de l’époque, dénonce les pieuvres capitalistes tout en
étant fasciné par les capitaines d’industrie. Morgan, Carnegie,
Hearst, Vanderbilt, Rockefeller sont peut-être « bad » mais ils sont
« big ». Et même Jack London, qui prêche au même moment le
socialisme marxiste, met en scène le surhomme en lutte contre les
forces de l’Empire ou face à la nature sauvage du Grand Nord.
Pour Norris, il n’y a pas loin entre le réalisme social de Zola et
l’épopée impérialiste de Kipling.
Frank Norris est né en 1870, à Chicago et, contrairement à bien
des auteurs de romans sociaux américains, au sein d’une famille
aisée. La critique sociale ne doit donc rien chez lui à l’expérience
personnelle de la misère. Son père, modèle du self-made man, a
monté une importante affaire de bijouterie en gros. Suivant en
cela les us et coutumes victoriens, le père pourvoit l’argent du
ménage et la mère sa culture. Issue d’une bonne famille de la
Nouvelle-Angleterre, Mrs Norris avait renoncé à une carrière dans
le théâtre pour tenir sa maison. Elle lisait à son fils, « en y mettant
le ton », comme on dit, Dickens et Walter Scott. En 1884, après
un bref passage à Oakland, la famille s’installe à San Francisco, où
M. Norris achète un grand hôtel particulier, dans Sacramento
Street (précisément à deux pas de Polk Street, où Frank Norris a
installé les personnages des Rapaces).
À l’école, le futur romancier se révèle mauvais élève. Sa famille,
qui a les moyens de son indulgence, accepte un renoncement aux
études pour l’apprentissage de la peinture. Norris est reçu à la San
Francisco Art Association (certaines des scènes de rue des Rapaces
ont d’ailleurs été peintes avant d’être décrites par l’auteur). Entre
1887 et 1889, il part étudier la peinture à Londres puis à Paris. En
été, il voyage à Rome et à Florence pour découvrir les maîtres italiens. Alors que Norris entreprend un gigantesque tableau de la
bataille de Crécy, il s’intéresse à l’escrime, aux armures. Et bientôt
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la documentation l’emporte sur la création : il abandonne son
tableau pour publier un article savant sur les armures du Moyen Âge.
Revenu en Californie, Norris s’inscrit aux cours de littérature
anglaise de l’université de Berkeley. Il compose des poèmes et
publie à compte d’auteur Yvernelle, ballade médiévale dans le goût
romantique. En 1892, il traverse le continent pour suivre à
Harvard des cours de composition littéraire sous la direction d’un
écrivain impressionniste, Lewis E. Gates. C’est la période où il
découvre les œuvres de George Eliot et surtout de Zola. Norris a
trouvé sa voie : il débute la rédaction d’un roman, McTeague, qui
sera achevé – et publié – six ans plus tard.
Le divorce de ses parents, en 1894, bouleverse profondément le
romancier en herbe, qui sera hanté par ce sujet – Les Rapaces met
en scène trois mariages, dont deux finissent tragiquement.
Habitué à une vie très confortable, il reste avec sa mère et doit
travailler. En 1895, il est correspondant au Collier’s et au San
Francisco Chronicle, en Afrique du Sud, alors que la guerre des
Boers est sur le point d’éclater. Capturé par les Boers puis chassé
du pays, il rentre aux États-Unis en 1896 et s’installe un temps à
Big Dipper Mine, près de Colfax, où il se documente sur les
mines d’or dans l’intention d’achever Les Rapaces. Il travaille
ensuite au McClure’s Magazine, le grand journal des muckrackers 6,
qui dénonce la misère des masses et enquête notamment sur les
exactions des Robber Barons 7.
Le premier roman que publie Norris, Moran of the Lady Letty 8
(1898) est un récit d’aventures, paru en feuilleton dans The Wave
– auquel il collabore régulièrement depuis deux ans. La même
année, il part comme correspondant de guerre à Cuba, que les
États-Unis viennent de libérer de la tutelle espagnole pour prendre
sa place. En 1898, deux romans vont contribuer à sa renommée
auprès du grand public et lancer véritablement sa carrière littéraire,
Blix et A man’s woman. Il réussit ainsi à convaincre son éditeur de
publier Les Rapaces l’année suivante. Le livre, bien que soutenu
par William Dean Howells, mentor des lettres américaines, est
très attaqué par la presse bien-pensante. Mais Norris s’est déjà
lancé dans sa grande « trilogie du blé » : il est parti enquêter en
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Californie. Le premier volume de la trilogie est publié en 1901 sous
le titre The Octopus. Ce roman social dénonce les manœuvres des
grandes sociétés de chemin de fer pour expulser les propriétaires
fonciers, spéculer sur les terrains et imposer leurs tarifs pour le
transport des céréales. Aussitôt le livre paru, Norris se rend à
Chicago, à la bourse des grains, en vue du second volume, The
Pit, a story of Chicago 9, consacré aux spéculations sur les céréales.
Lorsqu’une version provisoire est achevée, en 1902, il a déjà établi
le plan du troisième volume, The Wolf. Et il prépare un nouveau
voyage de documentation, quand, le 25 octobre 1902, il meurt à
trente-deux ans, d’une péritonite mal soignée.
Satire de la société d’« abondance » et de l’ambition sociale, parodie du self-made man et des vies dictées par le profit, ce roman est
aussi la tragédie d’un être ordinaire avili par la vie citadine, du
héros colossal poussé à l’auto-destruction par la perversion de la
société capitaliste. Exemplaire du roman naturaliste américain,
marqué par les ambiguïtés du darwinisme social, Les Rapaces met
à l’épreuve une « bête humaine » déterminée par ses instincts, son
milieu et son hérédité. McTeague aurait dû rester mineur, mais
les ambitions de sa mère en ont fait un dentiste, que la réussite
sociale perdra. Plus McTeague monte dans l’échelle sociale, plus
il gagne d’argent et plus il court à sa perte. Son hérédité, l’alcoolisme, provisoirement dissimulée sous un verni bourgeois,
reprend bientôt le dessus et accélère le processus de dégénérescence.
Le drame s’ouvre sur un tableau de la bête au repos, rassasiée,
installée dans la routine du travail et des loisirs, ancrée dans son
quartier. Polk Street est bien loin du Far West où McTeague a vu
le jour – et où il retournera pour mourir. Polk Street, c’est un zoo
douillet où McTeague végète, comme son canari, dans sa petite
cage où deux serpents vont bientôt se glisser : Marcus et Trina.
Marcus, c’est le beau parleur. Il a des idées sur tout. Il éblouit
McTeague avec ses théories politiques – pour Norris, c’est le type
même de l’urbain nocif, dangereux, qui « pense » au lieu de
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« sentir ». Avec ses cheveux coiffés en tiare, Trina est une fille
d’Ève ou de Lilith, venue au monde pour réveiller les instincts
primitifs, le goût du sexe et du sang. La mécanique dramatique
est enclenchée, aussi inexorablement pour lui que pour elle : « Le
hasard les avait amenés face à face, et des instincts mystérieux,
aussi incontrôlables que les vents et les cieux, travaillaient à unir
leurs deux vies. Ni l’un ni l’autre ne l’avait voulu. »
Les tableaux de genre qui suivent (pique-nique, fiançailles et
mariage, festivités populaires rythmées par les ripailles, les jeux et
les affrontements virils) sont marqués par une série d’incidents à
forte charge symbolique, qui annoncent et préfigurent le drame.
Des signes du destin invisibles aux yeux des protagonistes : le petit
bateau des enfants qui coule pendant le pique-nique ; la souricière
qui se ferme sur les doigts de Mrs Sieppe quand Trina lui annonce
ses fiançailles ou encore, tandis que la cloison séparant le vieux
Grannis de Miss Baker est franchie par amour, c’est la haine qui
possède les deux chiens, symboles de Marcus et de McTeague.
La fortune critique des Rapaces au cinéma
Les Rapaces, c’est aussi bien sûr le grand classique du cinéma, l’un
des films les plus longs du monde. En 1924, Erich von Stroheim
réalise une adaptation du roman de Norris sous le titre Greed
(Cupidité). Monstre sacré du cinéma muet, personnalité anticonformiste, von Stroheim ne trouve pas sa place dans l’univers
policé d’Hollywood. Ses films malmènent la société américaine,
en exhibent la cruauté, dissèquent les pulsions animales auxquelles
les êtres humains finissent toujours par céder. À cette mauvaise
réputation s’en ajoute une autre : par souci de « tourner vrai », le
réalisateur réclame des investissements faramineux et impose des
conditions de tournage inhumaines – telles que, pour la scène
finale de Greed, plus d’un mois au milieu de la Vallée de la mort.
Des presque neuf heures de bobines livrées par von Stroheim, les
studios vont tirer deux heures de projection, souvent au mépris
du déroulement romanesque.
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Les dernières scènes enchaînent les outrances dans un rythme
bientôt endiablé : meurtres et poursuites (dans la tradition du western) jusqu’à la lutte fatale entre Marcus et McTeague et la fuite
dans la mort, véritables cauchemars en noir et blanc – ceux-là
même qui vont inspirer le génie sadique d’un Erich von Stroheim.
Plus que les tableaux d’une ville et d’une époque, c’est ce romantisme ensauvagé qui fait la grandeur des Rapaces, et qui en délivre
le programme : l’outrance au service de la morale. D’un bout à
l’autre du roman, un symbole domine, qui colore l’action des
principaux personnages, celle de leur péché, l’or : du billet de loterie à l’enseigne dont rêve McTeague, des dents qu’il prépare à la
cage du canari et à la vaisselle imaginée par Maria ; enfin les mines
d’or, qualifiées de « prison dorée ».
Réaliste et fataliste, moraliste et politique, Les Rapaces est le
roman de la jeunesse des États-Unis du profit, une vision dantesque de la civilisation capitaliste, où la cupidité se saisit même
des plus pauvres et des innocents pour les conduire à la mort. Dans
le monde des Rapaces, un seul désir domine tous les autres, coule
dans toutes les veines, celui du profit. Traversant l’échelle sociale
de haut en bas, la violence fausse tous les sentiments, remplaçant
l’amour par la haine, la solidarité par la concurrence, la confiance
par la défiance. Un ouvrier déclassé y tue pour assouvir les ambitions d’une fille perdue et sa passion de l’or se transforme en sable.
Dans la tradition de Cooper et de Twain revue par Zola, Les
Rapaces est un roman de l’innocence perdue. McTeague, c’est à la
fois le prolétaire qui a trahi sa classe et le cow-boy qui s’est perdu
en quittant la nature pour la ville. Et l’innocence corrompue, dans
un dernier sursaut avant la mort, expie ses fautes en retrouvant ses
origines. Pour Norris l’idéaliste, dans le cœur de l’Américain le plus
dénaturé réside toujours la nostalgie de la Prairie – même si les
rapaces l’ont changée en désert.
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Frank Norris, Les Rapaces, Agone 2012
1. Complétée par une documentation issue de l’édition critique américaine éta-
blie par Donald Plizer (W.W. Norton & Company, 1977) et l’essai de Frank
Norris The Responsabilities of the novelist [Les Responsabilités du romancier] (publié
à titre posthume), cette préface est largement inspirée de celle qu’a donné
Jacques Cabau à la première parution francophone des Rapaces, en 1965, aux
éditions Rencontre (Lausanne), où il dirigeait la collection « Sommets du roman
américain ».
2. Deux études traitent plus particulièrement de l’influence de Zola sur Norris :
Marius Biencourt, Une influence du naturalisme français en Amérique : Frank
Norris (Giard, Paris, 1933) et Lars Ahnebrink, The Beginnings of Naturalism in
America Fiction : a study of the works of Hamlin Garland, Stephen Crane and
Frank Norris (Harvard University Press, Cambridge, 1950).
3. L’année 1893 fut marquée par une importante crise économique : 642 banques
font faillite et 16 000 entreprises ferment leurs portes. Des manifestations éclatent de toutes parts, obligeant les municipalités à organiser des soupes populaires
et à offrir des emplois publics. Devant l’ampleur du phénomène et le nombre
grandissant de grèves, le gouvernement mobilise la troupe : pour réprimer
l’« armée de Coxey », un important rassemblement de chômeurs qui marchait
sur Washington ; et, en 1894, pour briser la grève nationale des chemins de fer.
(Source, Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, traduit de l’anglais
par Frédéric Cotton, Agone, 2002, p. 321-322).
4. Entre 1845 et 1900, l’Union, qui comporte alors vingt-six États, en intègre
dix-neuf nouveaux – parfois à l’issue de conflits armés comme pour le Texas en
1845, ou encore le Nouveau-Mexique et la Californie en 1848. Dans le même
temps, l’interventionnisme des États-Unis ne connaît pas de frontière : Argentine,
Japon, Nicaragua, Uruguay, Chine, Angola, Hawaï, Cuba, Philippines, Afrique
du Sud…
5. Les années 1890 voient les débuts de la « période progressiste » et de son « ère
des réformes », qui perdure jusque dans les années 1930. Si la plupart des
réformes, davantage conçues pour calmer la contestation populaire, ne protègent en fait que les intérêts des plus nantis, un certain nombre d’États votent
des lois qui réglementent le travail et les horaires, prévoient tout de même une
inspection de sécurité dans les usines et des compensations en cas d’accident du
travail. (Source, Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, op. cit.,
p. 396-397).
6. Littéralement « remueurs de fumier », Muckrakers est le nom donné par
Theodore Roosevelt à un groupe de journalistes et d’écrivains qui dénonçaient
les scandales financiers et politiques.
7. L’expression « barons voleurs » a été employée pour la première fois en 1880
par les fermiers du Kansas, adversaires des monopoles, pour désigner les
« grands capitaines d’industrie » : Morgan, Carnegie, Hearst, Vanderbilt et
autres Rockefeller.
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8. Le roman fut adapté au cinéma en 1922 par George Melford avec deux stars
du cinéma muet, Rudolph Valentino et Dorothy Dalton.
9. Nouvellement traduit en français par les éditions du Sonneur, sous le titre
Le Gouffre (traduction de M.-B. de Gramont, révisée par l’éditeur, à paraître en
mai 2012).

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