Ce Vaudois qui a changé l`Indochine

Transcription

Ce Vaudois qui a changé l`Indochine
Santé Le clown Thomas Leuenberger était
Exposition
Fri-Art présente le travail de l’artiste américain Cameron Rowland, aux prises avec
l’héritage esclavagiste de son pays. A Fribourg, il expose notamment des objets
fabriqués par des prisonniers, établissant un lien entre cette économie carcérale et
l’exploitation des esclaves jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle.
récemment de passage à l’Hôpital cantonal
de Fribourg. Rire, c’est bon pour la santé.
p. 31
p. 27
Magazine
Histoire Vivante
25
LA LIBERTÉ
VENDREDI 1er JUILLET 2016
Vainqueur de la peste, Alexandre Yersin a grandement contribué à l’essor de l’ancienne colonie française
Ce Vaudois qui a changé l’Indochine
En juin 1893, il se retrouve face à face avec le terrible
Thouk, chef de rebelles annamites. Il pensait naïvement pouvoir désarmer sa bande avec ses coolies,
mais les pirates le neutralisent et il en sort avec une
jambe cassée. Ramené sur un brancard, il manque
d’être piétiné par un éléphant qui fonce sur l’équipée.
Bien sûr, ses porteurs ont encore pris la fuite!
K PROPOS RECUEILLIS PAR PASCAL FLEURY
Sciences L Longtemps cantonné dans son rôle de
«vainqueur de la peste», le médecin vaudois
Alexandre Yersin révèle ses multiples facettes de
chercheur universel à la faveur de deux expositions
présentées à Morges, la ville de son enfance. Tour à
tour médecin maritime, aventurier explorateur,
bactériologiste, agronome avant-gardiste, radiotechnicien, astronome ou climatologue, le timide
savant, qui préférait la compagnie des pêcheurs aux
honneurs académiques, reste méconnu sous nos
latitudes, alors que sa mémoire est «religieusement»
vénérée au Vietnam. Président de l’Association des
amis du docteur Yersin en Suisse et grand connaisseur du Vietnam, le vétérinaire et microbiologiste
Jacques-Henri Penseyres, l’un des concepteurs des
expositions morgiennes, évoque pour nous l’itinéraire de ce personnage hors normes, qui a contribué
au développement de l’Indochine.
BIO
EXPRESS
1863
Naissance à
­Aubonne (VD).
1888
Doctorat en médecine à Paris.
1889
Institut Pasteur.
Travaux sur la
diphtérie avec
Emile Roux.
En étudiant de près la vie du docteur Yersin,
vous avez découvert un grand aventurier?
Jacques-Henri Penseyres: C’est un des aspects les
plus étonnants de sa vie: alors qu’il était un chercheur
déjà bien établi dans l’équipe de Louis Pasteur à
Paris, que sa thèse sur la tuberculose était unanimement reconnue et qu’il venait de publier trois
études importantes sur la diphtérie avec Emile Roux,
le voilà qui part à 10 000 km, sans but précis. Sa soif
d’aventure et de découverte découlait d’un besoin de
liberté totale, mais aussi de sa lecture des exploits de
David Livingstone. Yersin s’inspirera d’ailleurs des
principes d’exploration du célèbre missionnaire et
médecin pour aborder les régions inconnues de la
Cochinchine et de l’Annam: pénétrer dans les terres
par les voies navigables, s’approcher des peuples en
bienfaiteur et développer des échanges. Pour Yersin,
le déclic a lieu lors de l’Expo universelle de Paris en
1889. C’est là qu’il découvre les colonies et le pavillon
transatlantique. Une balade à vélo en Normandie,
avec rencontre de pêcheurs, fera le reste: il tombe
littéralement amoureux de la mer!
1890
Médecin de bord
pour les Messageries maritimes.
1894
Identifie le bacille de la peste.
1898
Culture de
­l’hévéa (latex).
1902
Fonde l’Ecole de
médecine, Hanoï.
1904
Directeur des
Instituts Pasteur
de Saigon et de
Nha Trang.
1915
«Au Vietnam, Yersin est
vénéré comme un dieu
de la médecine descendu
sur terre»
Station d’altitude
à Hon Ba.
1943
Décès à Nha
Trang. PFY
Jacques-Henri Penseyres
Yersin, qui a pris la nationalité française, se fait
engager comme médecin de bord auprès des
Messageries maritimes en Indochine. Mais c’est
l’exploration qui l’attire?
Il est affecté au cabotage entre Saigon et Manille,
puis entre Saigon et Hai Phong, ce qui lui donne des
points de chute pour faire son apprentissage d’explorateur. Entre 1892 et 1894, il mène trois grandes
expéditions, recrutant des boys comme traducteurs,
des coolies comme porteurs, des chevaux… et des
éléphants. Il remonte des rivières, découvre les
sources du Dong Nai – un affluent du Mekong –, est
le premier Blanc à poser les pieds sur le haut plateau
du Lang Bian, où sera fondé la station de villégiature
de Dalat. Ayant appris à «faire le point» sur le bateau,
il dessine des cartes qui seront exploitées par le capitaine Pierre-Paul Cupet pour réaliser la première
carte officielle d’Indochine. Il établit aussi un tracé
de route entre Saigon et le plateau central pour le
gouverneur général d’Indochine.
S’intéresse-t-il aux peuplades qu’il rencontre?
Chez les Moïs, il établit de nombreuses observations
ethnographiques, décrit leur mode de vie, s’intéresse
à leurs langues, joue parfois les intermédiaires lors
de conflits entre chefs de clans. Sa nature réservée
et sa considération des «sauvages» lui assurent le
respect. Parfois, il doit ruser pour arriver à ses fins,
quitte à voler des pirogues pour passer une rivière!
Pareilles expéditions ne sont pas sans danger…
Yersin est armé (pistolet, carabine Winchester) et
lors de sa dernière expédition, il est accompagné
d’une dizaine de miliciens. C’est que les escarmouches entre rebelles et Français sont courantes.
Alexandre Yersin après 1892 en uniforme de médecin des colonies, dans le Protectorat du
Cambodge qui fait alors partie de l’Indochine française. Album Yersin/Famille Bastardot/DR
En 1894, Yersin est envoyé étudier la peste à Hong
Kong. Il découvre le bacille en une semaine!
En fait, pour lui, cette découverte n’est pas une
prouesse technique extraordinaire, même si elle a
eu un retentissement énorme. Yersin est très bien
formé en bactériologie, bien documenté et équipé
d’un bon microscope Carl Zeiss. A Hong Kong, il doit
toutefois travailler contre vents et marées, car les
Anglais ont donné l’exclusivité de l’accès à l’hôpital
et aux pestiférés au professeur japonais Kitasato.
Yersin se fait alors construire une paillotte pour travailler et se loger. Il graisse la patte des croque-morts
pour pouvoir prélever des bubons purulents sur des
cadavres. Sa chance, c’est qu’il n’a pas d’incubateur.
Il ne le sait pas, mais le bacille pousse mieux à température ambiante! En une semaine, le diagnostic
est posé. La consécration, il l’obtiendra cependant
en 1896, avec le sérum antipesteux (lire ci-dessous).
Yersin s’installe alors à Nha Trang, sur la côte
vietnamienne. Là, il se lance dans des études de
microbiologie vétérinaire. Avec quels résultats?
Ses principaux objets d’étude sont la pasteurellose
et la peste bovine, deux maladies d’abord confondues.
Il développe un sérum contre la peste bovine tout
en continuant de produire du sérum contre la peste
humaine (141 000 doses en 1920), élevant pour cela
de nombreux bovins et chevaux dans la station agricole de Suoi Giao, toujours active aujourd’hui. Il met
aussi au point un vaccin contre l’anthrax et un sérum antitétanique. Pour financer ses travaux, il
introduit l’arbre à caoutchouc (hévéa) en Indochine,
vendant le latex récolté à Michelin. Ce sera le début
d’une des plus florissantes industries coloniales. Dès
1915, dans sa station d’altitude de Hon Ba qu’il
équipe de la télégraphie sans fil, il acclimate des cinchonas, dont il tire la quinine pour traiter le paludisme. Véritable touche-à-tout, il installe un observatoire astronomique sur sa maison de Nha Trang
et étudie les variations de l’électricité de l’air pour
prévoir les typhons et avertir ses amis pêcheurs.
Aujourd’hui, la mémoire du Vaudois Yersin semble
plus vive au Vietnam qu’en Suisse…
Yersin a grandement contribué au développement
de l’Indochine, tant au niveau économique que
médical. Mais c’est surtout comme bienfaiteur au
service des petites gens qu’il est honoré aujourd’hui
au Vietnam. Des collèges et des rues portent son
nom. Dans la région de Nha Trang, il fait même
l’objet d’un culte, étant considéré comme un «dieu
de la médecine descendu sur terre». Evidemment,
son chalet et sa tombe attirent les touristes! L
«AU MATIN, LES SIGNES DE LA PESTE AVAIENT DISPARU»
POUR EN SAVOIR PLUS
Si l’identification du bacille de la peste, le 20 juin
1894, est une avancée pour la science, c’est surtout
la mise au point du sérum antipesteux qui va révolutionner la médecine. Le premier test concluant
sur l’homme a eu lieu il y a 120 ans par Alexandre
Yersin lui-même. Dans son rapport, il raconte:
«Juin 1896. Je me rends à Canton où la maladie a
repris furieusement, muni de sérum arrivé de Paris,
sérum qui n’a jamais encore été utilisé chez
l’homme. Je vais vivre un moment qui restera à jamais associé pour moi à un inoubliable sentiment
d’anxiété puis d’exultation. Alors que toute la population cantonaise est réfractaire à mes propositions
d’employer le sérum, le consul me propose de nous
rendre à la mission catholique où Mgr Chausse
nous fait part de ses inquiétudes: un de ses jeunes
séminaristes chinois, Tisé, semble présenter tous
les symptômes de la peste. Je confirme un cas de
peste aigu. Que faire? Puis-je tenter d’appliquer le
remède qui n’avait trouvé son efficacité que sur les
animaux? Mgr Chausse en prend la décision, c’est
pour lui l’unique chance de sauver Tisé. A 5 h de
l’après-midi, je pratique la première des trois injec-
A visiter deux expos sur
Alexandre Yersin à Morges.
Le Musée Forel propose
une réflexion sur la peste à
travers la littérature et le
cinéma. Un fléau vu comme
une métaphore de la mort,
mais qui fait toujours
horreur, la maladie n’étant
pas éradiquée, rappelle le
conservateur Yvan Schwab.
De son côté, l’Expo
Fondation Bolle revient sur
l’explorateur, avec ses
instruments, ses moyens de
locomotion et de superbes
photos «jamais montrées»,
Yersin à Hong Kong. C’est dans cette paillotte qu’il
identifie le bacille de la peste, le 20 juin 1894.
C’est là aussi qu’il loge... Institut Pasteur/DR
tions. Après une nuit terrible de fièvre et de délire,
les signes de la maladie ont disparu au matin. La
guérison est si rapide que si plusieurs personnes
n’avaient, comme moi, vu le patient la veille, j’en
arriverais presque à douter d’avoir traité un véritable cas de peste.» En dix jours, le médecin traitera
26 autres pesteux. Seuls deux mourront. PFY
L EXPOSITIONS
comme le souligne le
conservateur Salvatore
Gervasi. A voir jusqu’au
14 août, mercredi à
dimanche, de 14 h à 18 h.
L DOCUMENTAIRE
A voir Ce n’est pas une vie
que de ne pas bouger, de
Stéphane Kleeb (Vitascope,
2014), qui retrace la vie de
Yersin, témoignages et
images d’époque à l’appui.
L PUBLICATIONS
A lire Pasteur et ses
lieutenants, d’A. Perrot et
M. Schwartz (Odile Jacob,
2013). Et le roman Peste et
choléra, de Patrick Deville,
(Seuil, 2012). PFY
HISTOIRE VIVANTE
Radio: Histoire Vivante
en pause estivale.
TV: pas de documentaire
en raison de l’Eurofoot.
histoirevivante.ch

Documents pareils