La donna del lago :

Transcription

La donna del lago :
2
La donna del lago :
de la « geste héroïque » au melodramma rossinien
W
alter Scott a fait son entrée sur la scène du Théâtre Italien à Naples, le
24 septembre 1819, lors de la création du melodramma de Gioacchino Rossini
La donna del lago1, sur un livret d’Andra Leone Tottola qui adaptait le long et
célèbre poème The Lady of the Lake (1810)2 dans une distribution remarquable, avec
Giovanni Davide, le célèbre ténor (Giacomo), Nozarri (Rodrigo), Isabel Colbran, future
épouse de Rossini (Elena), Rosmunda Pisaroni, (douée d’un beau contralto, la voix de
prédilection de Rossini qui, après 1815, restaure le contralto musico), dans le rôle de Malcom,
Benedetti (Douglas). Rossini, qui se sentait français d’adoption depuis son installation à
Paris fin 1823, a offert, entre autres partitions (Mosè) une copie manuscrite de La donna del
lago avec les notations autographes que l’on peut consulter à la BNF, square Louvois.
Quelques années plus tard, l’été 1823, alors qu’il entreprenait une tournée européenne et
répondait à l’invitation du roi Georges IV, il était acclamé à Londres et composait un
accompagnement musical pour The Knight of Snowdown3 de Thomas Morton avec Thomas
Bishop (Royal English Opera House), c’est encore lui qui honorait W. Scott durant un
second séjour de ce dernier à Paris en 1826, en lui dédiant un pasticcio, Ivanhoé. Le grand
romancier et poète venu à Paris pour compléter sa documentation pour sa Vie de Napoléon
recevait alors un accueil prestigieux de la part de Charles X. L’adaptation du poème The
Lady of The Lake a suscité moins de critiques négatives que ne l’avaient fait deux ans
auparavant Otello, sujet emprunté à Shakespeare, bien que la musique s’en répandît assez
tôt et confirmât la célébrité de Rossini, en France en particulier. Le poème de Scott n’était
pas encore connu en Europe (il n’a été traduit en italien que plus tard), bien que son
auteur connût une grande célébrité.
1 Dans sa monumentale biographie, Gioacchino Rossini, Vita Documentata Opere ed influenza su l’Arte, Einaudi, Tivoli,
1927 (BNF Louvois, consultable en Usuels cote 73), Giuseppe Radiciotti consacre à la genèse et à l’étude de La donna
del lago un chapitre important accompagné d’exemples musicaux sur les grands moments de l’œuvre, entre les pages
376-391, vol. 1. Pour l’examen de l’œuvre dans sa totalité, se reporter au beau numéro de L’Avant-scène opéra établi
par Chantal Cazaux, n° 255, qui comble un manque évident ; je renvoie aux articles de Chantal Cazaux, (p. 8-63,
p. 69), de Pierre Degott (p. 64) Michel Maillart (p.76). Mon étude s’est nourrie de l’enregistrement effectué à la Salle
Pedrotti du Conservatoire de Pesaro lors du Festival Rossini Opéra, en 1983. L’œuvre fut exécutée d’après l’édition
critique établie par la Fondation Rossini sous la direction de H. Colin Slim. Elle fut dirigée par Maurizio Pollini avec
le Chamber Orchestra et le Chœur Philharmonique de Prague (Katia Ricciarelli, Lucia Valentini-Terrani, Samuel
Ramey). On dispose à Paris de la copie de la partition avec notations manuscrites de Rossini (BNF, Louvois) et de
l’édition de la Fondation Rossini de Pesaro en trois volumes (Cote Vma. 3870, Pesaro, 1990) ainsi que d’un
commentaire critique établi par Bruno Cagli (Bibliothèque de l’Opéra, Cote D 13051).
2 Walter Scott : The Lady of The Lake, Edited with Notes by William J. Rolfe, Formerly Master of High School,
Cambridge, Mass. Boston, 1883. On trouve ce texte in extenso sur le site : A Penn State Electronic Classics Series
Publication. Pour la traduction proposée en français, il s’agit de celle du célèbre traducteur de W. Scott,
Dufauconpret.
3 Dans son ouvrage exhaustif, Scott Dramatized, (A. Cassell imprint, 1992) Philip Bolton donne la liste des
représentations de l’œuvre ; il recense aussi les œuvres théâtrales ou musicales inspirées par le poème de Scott : 280
productions ont vu le jour, dont 126 entre 1810 et 1832 (voir Bolton, p. 12 à 42). Parmi ces dernières figures The
Knight of Snowdon, mélodrame composé par Thomas Morton, en 1811, accompagné par la musique de Thomas
Bishop, compositeur officiel.
1
Nous savons par Azevedo et par Radiciotti que c’est fortuitement que Rossini a
découvert l’existence de cette œuvre dans une traduction française, première trahison par
rapport au poème de Scott. Les deux biographes racontent qu’un jeune français,
Alexandre Batton, pensionnaire à l’Institut de France à Rome, lors d’un séjour à Naples
où il avait fait la connaissance de Rossini, lui parla de l’œuvre de Scott de manière
convaincante, suggérant qu’il y aurait là la matière d’un opéra. Il confie le texte à Rossini
et ce dernier, séduit, le transmet à Andrea Leone Tottola4, son librettiste du moment, féru
de littérature française qui avait composé les livrets de Tancredi et d’Ermione. Une lettre de
Rossini à sa mère du 8 octobre 18195 où il qualifiait le sujet du poème de « po romantico »
témoigne d’une réaction enthousiaste. Que dire du livret de Tottola, de la musique de
Rossini ? Adaptation, traduction double, trahison, dont a été conscient Tottola qui, dans
la préface au livret, demande pardon à Scott d’avoir ainsi traité son œuvre et emploie luimême le mot de « trahison ».
Qu’en est-il de l’œuvre de Scott, comment s’inscrit-elle dans sa création ? Et qu’en
est-il de son traitement dans l’opéra, en 1819, à ce moment charnière de ce que les
musicologues tels que Jean Mongrédien ont pu appeler la « révolution rossinienne »6, où le
jeune Rossini entame sa carrière napolitaine ? Installé à Naples depuis 1816, Rossini,
marqué par l’enseignement du Padre Martini, aspirait à être créateur d’opera seria
drammatica, le genre dramatique étant considéré comme une sphère supérieure, un Olympe
à part. Avec son sens dramatique et théâtral si forts, Rossini se risqua au champ seria
encore inexploré, d’autant qu’il souhaitait lui imprimer une dimension nouvelle dans
l’expressivité. Ce que souligne particulièrement son biographe Luigi Rognoni.
THE LADY OF THE LAKE
Au début de sa féconde carrière, Scott est tourné vers la poésie, vers l’épopée historique,
celle de ses ancêtres (1771), et les circonstances de sa vie privée ont favorisé chez lui le
retour aux sources. Il n’est pas encore romancier, lui qui deviendra le père du « roman
historique ». Tout jeune, il séjourne chez son grand-père, Robert Scott, à Sandyknown, et
ce dernier, devenu whig et presbytérien, influence son petit-fils. Quoique jacobite, il
souffre des défaites anglaises de la Guerre d’Amérique. La vaste culture du jeune Walter à
la High School d’Edimbourg le familiarise avec les textes antiques, (comment ne pas être
frappé par les ressemblances avec l’Iliade à propos du poème The Lady of the Lake ?) Cet
aspect semble négligé par la critique aujourd’hui et si l’on souligne, à juste titre, un retour
aux sources celtes, barbares, scandinaves, mystérieuses de l’Angleterre, on ne saurait
méconnaître la référence à la culture classique de l’Antiquité qui a nourri le jeune Walter7.
Il lit aussi l’Arioste, le Tasse, Ossian (qu’il prise peu), détail important puisque A. L.
Tottola, en composant le livret, fait référence à Ossian absent du poème de Scott. Il
devient grand lecteur de récits historiques tout en explorant les Highlands : il fréquente les
4
Andrea Leone Tottola fut poète des Théâtres Royaux de Naples, il écrivit plus de cent livrets pour Pacini,
Mercadante, Rossini et Bellini.
5 Vittorio Emiliani, IL FURORE E IL SILENZIO, Vite di Gioacchino Rossini : Società editrice il Mulino, Bologna,
2007, p. 195.
6 Jean Mongrédien, La Musique en France des Lumières au Romantisme, 1789- 1830, Flammarion, 1986, p. 344.
7 Claire Techené, « Bardes et Ménestrels, la figure du poète musicien chez les Romantiques », site « Littemu »,
Rencontres Sainte- Cécile 2007.
2
« antiquités » sous toutes leurs formes, devenu lui-même « antiquaire », archéologue,
folkloriste. Au faîte de sa gloire il compose le poème, The Lady of the Lake, œuvre prolixe,
commencée en 1809, lors de vacances passées avec sa femme Charlotte, une française, et
sa fille le long des îles du Lac Katrine8.
Véritable geste héroïque, doublée d’une romance en vers, ce qui fait environ cinq
mille vers, en octosyllabes (qui rendent « l’héroïque gothique » avec leurs quatre accents9)
entrecoupés de quelques ballades, de chants, de romances, une prière, un Ave Maria (dont
Schubert la traduisant empruntera un passage dans son Ave Maria), ces éléments
constituant à eux seuls un corpus folklorique précieux sur le patrimoine de la vieille
Ecosse. Malgré un rythme jugé fastidieux par Coleridge : dans une lettre à Wordsworth, il
dit explicitement qu’il n’a pas eu le courage de mener la lecture à son terme, et que jamais
autant d’actions n’ont provoqué un tel ennui « sleeping canto »10. Jugement probablement
sévère, comme celui de Byron qui parle de la poésie de Scott comme d’une « muse
prostituée ». Stendhal, quant à lui, évoque un « mauvais poème »11 dans sa Vie de Rossini.
Toutes ces critiques n’ont rien ôté à l’admiration pour le roman scottien plus tardivement
et n’ont suscité chez Scott aucune révolte. Il semble que la tradition lui prête peu de
susceptibilité poétique. Pourtant l’œuvre connut immédiatement une immense célébrité –
vingt mille exemplaires en huit mois, en Ecosse, en Angleterre et en Europe – assortie
d’une véritable vogue touristique pour le Lac Katrine. Elle fut traduite en France par le
grand et célèbre traducteur Defauconpret que le spécialiste de Scott, Henri Sulamy,
considère comme très important car c’est lui qui a permis la notoriété du « magicien du
Nord »12.
The Lady of The Lake raconte en la modifiant l’histoire devenue légendaire du roi
James V face au clan de Roderik Dhu. Ce jeune roi (1513-1542) affronte les clans des
Borderers et des Highlanders qui se sont alliés dans la lutte contre son pouvoir. Sorte
d’Iliade en six chants, La Chasse, L’Ile, La Croix de feu, La Prophétie, Le Combat, Le Corps de
garde, cette Iliade écossaise s’ouvre sur une invocation à la harpe, écho de l’invocation à la
Muse homérique :
Harp of the North that mouldering long hast hung
On the witch-elm that shades Saint-Fillian‘s spring…
O Minstrel Harp, still must shine accents sleep.
[Harpe du Nord, toi qui fus longtemps négligée sur l’ormeau magique
dont l’ombrage protège la source de Saint –Fillian…]
[Harpe des Ménestrels ! qui réveillera tes accords enchanteurs ?]
8
Sur les circonstances de la composition, voir The Life of Walter Scott, A Critical Biography, de John Sutherland,
Blackwell, Oxford, 1995, p. 140. Est citée une lettre de Scott adressée à Luisa Stuart (1809) : « We had most
heaverly weather, which was peculiarly favourable to my fair compagnious. Lydia White, a welsh blue-stocking, with
a passion for drawing who infected Charlotte with her enthousiasm for landscapes and picture decor. » (Nous avons
joui d’un temps paradisiaque, qui fut particulièrement favorable à mes belles compagnes. Lady White, une
intellectuelle galloise, passionnée de dessin qui a contaminé Charlotte dans sa passion pour les paysages et la peinture
décorative.)
9 Voir article de Michel Maillart, Avant-scène opéra, op. cit., p. 76-77.
10 Voir The Critical Heritage Series de John O. Hayden, 1970, Press Padstow, Cornwall. Dans le chapitre consacré à la
réception du poème de Scott est citée une lettre de Coleridge à Wordsworth de 1810 où il désapprouve le choix de
l’octosyllabe « skelter-mode of writing » : il ajoute que l’œuvre lui semble « sleeping canter, a market woman’s trot »,
termes qui soulignent le jugement péjoratif, en somme « un roman pour femmes de chambre ».
11 Stendhal, Vie de Rossini, Éditions d’Aujourd’hui, 1977, II, p. 194.
12 Henri Sulamy, Sir Walter Scott, Du Fallois Editions, 1993.
3
Composée de vingt-sept vers en épiclèse, cette invocation à la harpe comporte trois
strophes de neuf vers en rimes croisées (les chiffres 3, 9 reviennent de façon récurrente
dans tout le poème épique, à l’ouverture de chaque chant) ; puis trente-cinq strophes
d’environ huit cents vers, chacune comportant entre vingt-quatre et vingt-huit vers. On
notera d’emblé la présence d’éléments forts : le cor (horn), le chêne (Oak), le Lac Katrine,
le Rocher de Benledi. Ces derniers mettent en place la scénographie, posent un cadre
somptueux, pastoral.
C’est seulement au vers 393 qu’apparaît la Dame, The Lady of The Lake, Ellen, quand,
dans un effet saisissant, le chasseur égaré l’aperçoit et croit voir surgir une déesse, comme
Ulysse devant Nausicaa.
L’invocation est suivie de la convocation de l’aède, le ménestrel, chargé de chanter
les exploits chevaleresques et les charmes de la Dame, du Catalogue des héros ( en écho au
catalogue des vaisseaux dans l’Iliade) les Bardes qui rivalisent d’ardeur et de courage dans
leur lutte pour le pouvoir : le Roi James alias Fitz –James, doté des mêmes vertus guerrières
que ses adversaires, comme en témoigne le combat contre Roderik dans un face à face
évocateur de celui d’Achille et d’Hector, Douglas, le père d’Ellen, Malcom, son amant,
Roderik, le plus intrépide, un Achille du Nord, dépourvu de sa grâce peut-être, le plus
arrogant face au roi, mais encore des Jeux funèbres, une scène de tir à l’arc, la récurrence du
chiffre trois, des signes prophétiques, un songe, un prophète véritable, le recours constant
à la comparaison, à l’épithète homérique pour souligner en particulier la filiation, la
fréquence des métaphores, leurs variations. A cet aspect épique se mêlent deux éléments
essentiels : l’idylle amoureuse et la pastorale. Le cadre somptueux des Highlands du comté
de Perth et du lac Katrine abrite donc une double intrigue politique et courtoise.
À la faveur d’un stratagème, la double identité, le Roi James est confronté à ses
ennemis sous l’apparence du chevalier de Snowdown, Fitz-James. Lors de la partie de
chasse où il s’égare, il perd ses compagnons : il voit surgir sur le lac, telle une apparition,
la jeune et belle Ellen dont il s’éprend. C’est la fille de Douglas, son ancien précepteur,
devenu son adversaire. Ellen lui offre l’hospitalité sans répondre à ses hommages car elle
aime un autre chevalier, Malcom Graeme, fameux pour son courage, tandis qu’un
troisième chevalier la poursuit de ses avances : c’est Roderik, le chef du clan redouté,
redoutable, le maître plein d’orgueil des Highlands.
Le poème décline divers registres, épique, lyrique et pastoral, soit que le conteur
s’attache longuement à la description des lieux, soit que le récit reste comme en suspens,
dans des pauses lyriques qui en accentuent le caractère romantique. Fitz-James parcourt
son royaume : recueilli par Ellen, il se retrouve au cœur des Highlands, fait la rencontre
fatale avec Roderik qu’il affronte dans un combat singulier, où il a le dessus : Roderik,
blessé, meurt. Sa mort marque la fin des hostilités entre les clans et le roi, dont la victoire
entraîne un heureux dénouement. Ellen a retrouvé Fitz-James : alors qu’elle s’inquiète des
rumeurs d’un combat entre les troupes royales et son père, elle reçoit de lui une bague,
talisman susceptible de l’introduire auprès du roi et de la protéger. Elle ne tarde pas à
découvrir, en parvenant jusqu’au palais de Stirling, que le chevalier de Snowdown, FitzJames, est le Roi d’Ecosse lui-même. On assiste à une scène digne de Corneille, qui
évoque La Clémence de Titus, lorsque le roi, alias Fitz-James, pardonne à Douglas, le père,
ainsi qu’à Malcom. Poussant la magnanimité à son comble, le Roi honore son rival et lui
accorde la main d’Ellen. Aux accents épiques de la guerre s’ajoutent ceux lyriques de
4
l’amour : au premier plan, Ellen, exaltée pour sa beauté, convoitée, au second, Blanche
devenue folle après la mort de son fiancé sous les coups de Roderik. Présente, la Nature
offre ses paysages somptueux, le lac Katrine, les montagnes, les rochers de Benledi, dans
des tableaux fantastiques et nocturnes, en particulier quand surgissent des rochers tels des
minarets, des coupoles byzantines, et que l’exubérance végétale confère au paysage un
caractère onirique, magique.
LA DONNA DEL LAGO
Le livret de Tottola opère le resserrement dramatique inévitable quand on passe d’une
œuvre littéraire à une transcription opératique. Deux actes en face des six chants, (Acte I :
8 scènes suivies d’un premier finale, le plus important. Acte II : 5 scènes suivies d’un
second finale). L’amour occupe la place centrale, plus importante que dans le poème : une
triade d’amants entoure Elena, constituant un quatuor. Le lyrisme des caractères s’en
trouve accentué.
Andrea Leone Tottola épure, simplifie, réduit, restreint l’immense poème de Scott, ne
retenant que les moments et les décors les plus significatifs. Les noms des héros sont
italianisés bien que les lieux soient les mêmes : Elena, Uberto, Giacomo, Rodrigo, Albina,
Serano. Cette initiative met l’accent sur le caractère passionnel de la fable qui nous est
contée. En revanche, Malcom et Douglas gardent leurs noms. Voici fondus les chants 1 et
2 dans l’acte I pour ouvrir après la brève Sinfonia et le chœur des bergers et des bergères,
non sur l’invocation à la harpe mais sur la grandiose apparition d’Elena et le coup de
foudre dont est littéralement saisi Uberto. Dès la scène II apparaît donc Elena, tandis que
dans le poème elle n’intervient qu’à la 17ème strophe13.
Tottola conçoit judicieusement la reprise de cette invocation au finale de l’acte I, « la
perle de l’opéra » selon Radiciotti, dans l’invocation au combat lors de la scène au
caractère épique consacrée à la bénédiction des armes. Les Bardes se rassemblent pour le
combat, sous l’égide de leur chef, boucliers brandis. Leur air « Gia un raggio forier »,
accompagné à la harpe, est entonné par le chœur des guerriers suivi de celui des femmes
auxquels se mêlent les voix des protagonistes.
L’acte I enchaîne les événements majeurs du poème, l’hospitalité offerte par Elena, le
rassemblement des Bardes venus chacun de leurs fiefs, l’entrée en scène de Malcom et de
Douglas jusqu’au finale. Nulle trace du chant III, pas de prophète non plus, l’aspect
fantastique du chant IV disparaît, l’histoire de Blanche devenue folle a disparu aussi, et si
Tottola a introduit le personnage d’Albina, traduction de Blanche, il ne lui prête pas le
même destin ; du chant V, est retenu le don de la bague, objet talisman qui permettra à
Ellen d’être protégée par le roi. En dépit des coupes, des disparitions de personnages et
d’évènements, la critique scottienne considère que le livret suit d’assez près le texte
original (je cite ici H. Sulamy dans sa biographie de Scott) et les commentaires du
musicologue Philip Gossett en disent autant14.
13
“A damsel guider of its way, / A little skiff shot to the bay … / Just as the hunter left his stand / And stood concealed amid the
brake, / To view this Lady of the Lake.” (Une jeune femme guide un léger esquif qui s’élance dans la baie juste au
moment où le chasseur changea de place et se tint caché dans la bruyère pour voir la Dame du Lac.) Walter Scott,
The Lady of the Lake, Canto first, (The Chase), XVII, Edinburgh/Londres, John Ballantyne & Co. ; 1810, trad.
Dufauconpret, in Œuvres de Walter Scott, tome I (Romans Poétiques et poésies diverses), Paris, Furne, 1830.
14 Dans sa présentation du melodramma, dans le livret accompagnant l’enregistrement de Pesaro, en 1983, Philip
Gossett écrit : « Tottola‘s libretto is certainly serviceable, though it is almost impossible in Italian poetry to capture
5
Si Tottola et Rossini ont négligé le matériau mythique, fantastique, ils ont respecté la
trame de l’histoire et se sont employés à exprimer les passions, les affetti, dans un
resserrement dramatique considérable et quelques écarts psychologiques par rapport au
texte de Scott : Tottola modifie les caractères, en particulier ceux d’Uberto et de Douglas,
le père d’Elena. D’emblée, à sa première apparition (I, 7), Douglas exerce sur sa fille une
autorité violente pour qu’elle se soumette à sa volonté d’épouser Rodrigo, le chef. Devant
les réticences manifestées par sa fille, il exprime une sorte de colère : Ad obbedirmi apprenda
/ chi audace mi disprezza / onte a soffrir non è / quest’alma avvezza15… Rien de tel chez Scott
où Douglas manifeste à sa fille son affection qu’il met au-dessus de ses lauriers. Si pour
faire évoluer l’action plus rapidement, Douglas tend à une bien plus grande dureté, fidèle
à l’image traditionnelle du père dans la comédie, le roi, lui, verse davantage dans l’élégie et
le lyrisme amoureux. Amant loquace, amant disert, il loue la beauté d’Elena, exprime le
choc de ses émotions, dès qu’il aperçoit la jeune fille et qu’elle chante sa fameuse
barcarolle « ô mattutini albori ». Rossini et Tottola entremêlent deux éléments très
romantiques, le paysage associé au choc amoureux, qui témoigne de la complicité de la
nature avec les mouvements de l’âme, comme dans le duo « Quali accenti, quali tormenti », à
la scène 5 de l’acte I, où Uberto entonne « Quali accenti / e deggio in seno / dolce speme /
alimentarti ? »16 Tandis qu’Elena répond : « Quali tormenti ! e come in seno / posso / o speme /
alimentarti ? »17
A son entrée en scène, à l’acte I, Malcom chante l’aria « Muri felici »18 où se mêlent
l’amour d’Elena et celui de la patrie. On trouve un autre exemple qui souligne la
convergence entre les sentiments des personnages et les éléments de la nature dans le
grand duo d’amour entre Malcom et Elena à la scène 7, air 16 : « O sposi, / o al tenebroso
regno / vivere non potro / moi ben, senza di te, / fra l’ombre scendero / pria che mancar / pria che
mancar di fe… »19
A l’arrière-plan, se lit, plus atténuée, la rivalité politique, idéologique, rendue par les
didascalies ainsi que par le récit indirect (récits des combats et des victoires où il faut
reconnaître le classicisme de Tottola qui semble faire écho à la règle des « bienséances »
qui prévalait dans l’esthétique de la tragédie classique au 17ème siècle en France). D’autre
part, le librettiste s’est souvenu probablement des poèmes d’Ossian. Dès la première
représentation, une chronique dans le Giornale napolitain témoigne du succès de l’œuvre
« réussite totale », tandis que les premières critiques évoquent Ossian20. C’est qu’en
Europe, l’Ecosse est associée au nom d’Ossian depuis que s’est répandue la vogue des
poèmes de James Macpherson traduits en Italie par Melchiore Cesarotti en 1763. En
the quality of Scott’s characteristic verse. But the spirit of the poem is there the essential story is respected, and most
significantly. Tottola supplied Rossini with a frame work which excited the composer’s musical imagination. »
Enregistrement Fonit Cetra, M2K 39311, The Chamber Orchestra of Europe, Coro Filarmonico di Praga, Maurizio
Pollini, p. 11.
Le texte fourni par Tottola est efficace, c’est certain, bien qu’il soit presque impossible à la poésie italienne de rendre
compte de la qualité caractéristique du vers de Scott. Mais l’esprit du poème est là, l’intrigue essentielle est respectée,
et de la manière la plus significative. Tottola a fourni à Rossini une base qui a excité l’imagination musicale du
compositeur. (trad. de Pierre Malbos, p. 18).
15 « Qu’apprenne à m’obéir / celui qui a l’audace de me résister. Mon âme n’est pas accoutumée à souffrir la
honte … »
16 « Quels accents ! Et dois-je te nourrir, ô doux espoir de mon cœur ? »
17 « Quels tourments ! Et comment puis-je te nourrir, ô espoir, dans mon cœur ? »
18 « Heureux murs ».
19 « Soyons époux ou la proie du règne des ténèbres, je ne pourrai vivre, mon amour, sans toi, je descendrai parmi les
ombres avant que de manquer de foi. »
20 Voir Radiciotti, op. cit., livre I, p. 391.
6
France Le Sueur avait même composé un opéra en 1804 intitulé Ossian, ou Les Bardes. C’est
la critique stendhalienne qui, dès la Vie de Rossini puis dans les Notes d’un Dilettante (pas
moins de sept chroniques lui sont consacrées pour rendre compte des représentations et
des interprètes21), avance le nom célèbre de l’Ossian de Macpherson. Tottola s’est souvenu
probablement de ces poèmes pour emprunter trois références étrangères à Scott : « la
donzella d’Inibicca », la demoiselle d’Inibica qui fit se consumer d’amour Trenmor (dont
George Sand, grande lectrice de Scott se souvient dans son roman de 1832 Lélia, ellemême fascinée par un personnage qu’elle nomme Trenmor) ; puis les noms de « Fingal »
et de « Morven » empruntés à Ossian, non à Scott. Au chapitre XXXVI de la Vie de
Rossini, Stendhal écrit que « toutes les imaginations étaient transportées en Ecosse, et
prêtes à s’occuper d’aventures messianiques […]. Cette musique a vraiment une couleur
ossianique et une certaine énergie sauvage extrêmement piquante… »22. Si Tottola a dû
sacrifier les descriptions, les énumérations de lieux, les décors et les costumes en restituent
l’atmosphère et les didascalies complètent ce que le livret a réduit au profit de la musique.
C’est Stendhal encore qui souligne les effets provoqués par le décor pastoral, le lac
solitaire et sauvage du nord de l’Écosse où se promène la dame du lac, fidèle à son nom,
dans une barque qu’elle dirige elle-même, « un chef d’œuvre ». Précieuse remarque qui
indique le soin apporté à la fabrication des décors, évocateurs de « loci amoeni », lieux de
délices, ou de « loci terribiles » soutenus par une orchestration forte.
Ce que Rossini doit à Walter Scott, c’est l’expression du sentiment de la Nature qu’il
entonne dans l’hymne à l’aurore, à la scène I, dans la célèbre barcarolle « O mattutini
albori »23 qui associe d’emblée l’aurore et la nature à l’amour ainsi qu’une nouvelle idée :
celle d’une fanfare de chasseurs, soutenue par six cors, évocatrice de la forêt écossaise,
lieu de l’action. La barcarolle devient un motif de rappel, elle reparaît à trois reprises : à la
fin de la cantilène, lorsque Elena invoque son amant Malcom (« a me non tormi amabile »),
elle se transforme en un petit duo lors de la rencontre avec Uberto, (« scendi nel piccolo
legno »24), puis au tableau suivant, dans la cabane, à la faveur d’une brève introduction
instrumentale. A la fin de l’acte II, reparaît encore ce motif évocateur de leur rencontre.
« Sur toute l’action du premier acte, la musique répand une lumière magique », nous dit
P. Gossett25. Stendhal, dans la chronique du 29 novembre 1824 qui fait état de la
représentation du 25, écrit à propos de Melle Schiassetti dont la prestation fut éclatante26 :
« Jamais peut-être la musique ossianique de la Donna del Lago n’avait été écoutée avec
autant de recueillement et de plaisir. La plupart des morceaux et surtout le chœur d’Inibica
21
Stendhal : Notes d’un Dilettante, in L’Ame et la Musique, édition établie par Suzel Esquier, Stock, Paris, 1999.
Chroniques parues dans le Journal de Paris, les 9 septembre 1824 « La première de La Donna del Lago, Début de
Melle Schiassetti (p. 773 sq.), le 13 septembre 1824 (p. 777 sq.), le 12 octobre 1824 (p. 786, 787), le 25 novembre
1824 (où Stendhal souligne particulièrement le succès de la voix de contralto de Melle Schiassetti, voix que les
parisiens viennent de découvrir), p. 802, 803 ; le 17 mars 1825 avec Esther Mombelli dans le rôle d’Elena, puis le
18 novembre 1825, à l’arrivée du ténor Rubini à Paris, celui que Stendhal qualifie « d’oseur », épithète des plus
élogieuses, selon le code beyliste (p. 829, 830) et la chronique du 21 décembre 1826, qui affirme encore le caractère
poétique de la musique et son aspect mélancolique (p. 863, 864). On peut noter que pour cette œuvre Stendhal
énonce une série de remarques importantes sur l’esthétique de Rossini qui complètent l’analyse contenue dans sa Vie
de Rossini. Il élargit et enrichit la notion de « Beau Idéal » moderne qu’il ressent comme une tension entre « l’élégance et
la grâce », comme pour la peinture dans l’Histoire de la peinture en Italie.
22 Stendhal : Vie de Rossini, op. cit., tome II, p. 197.
23 « O premières lueurs matinales », in CD, enregistrement déjà cité sous la direction de M.Pollini, scène 2, p. 29.
Traduction du livret par Pierre Melbos.
24 « Descends dans mon esquif ». Id. p. 32.
25 Article déjà cité, cf. CD enregistrement, p.18.
26 Sur Adelaïde Schiassetti, voir article de François Bronner « Adélaïde Schiassetti, une cantatrice en Stendhalie »,
Année Stendhalienne, 2009, p. 231-273.
7
Donzella donnent, ce me semble, un peu de cette sensation romantique27 que l’on éprouve
quand on se trouve seul au milieu des vastes forêts. Cette musique qui est plutôt dans le
style épique que dramatique, respire une certaine tranquillité touchante qui transporte le
spectateur au siècle d’Ivanhoé »28. Et dans sa chronique finale, du 21 décembre 1826 :
« C’est peut-être l’ouvrage dans lequel Rossini s’est le plus écarté de sa manière
ordinaire ». Et le chroniqueur insiste sur la nouveauté de l’inspiration : « Je ne sais
comment Rossini qui n’était jamais sorti d’Italie a su donner à sa musique a su donner à sa
musique une couleur tout ossianique et une énergie sauvage extrêmement agréable… On
a dit qu’un grand poète est un miroir qui répète toutes les images sans garder l’impression
d’aucune. À ce compte, jamais Rossini dont le génie n’est rien moins que tendre et rêveur,
n’a été plus grand poète que dans la Donna del Lago »29.
Pour conclure, quelques remarques disparates : The Lady of the Lake a marqué la fin de
la création poétique de Scott qui s’est tourné vers le récit historique et le roman. La donna
del lago inaugure le nouveau style de Rossini. C’est Scott qui a impulsé une nouvelle
manière en stimulant l’imagination du librettiste et la verve créatrice du compositeur. Sans
qu’il y ait cependant adéquation entre l’œuvre poétique et le livret. La poésie du Nord,
riche d’ombre et de mystère, comme le suggère l’étymologie du mot scotia, écosse, qui
viendrait du grec skoteinos, skia (l’ombre), a permis à Rossini de poser les fondements de
l’opéra romantique. Ce qui n’exclut pas la lumière en écho à l’héritage antique, et
l’expression du sentiment de la nature, le dialogue serré entre les voix et l’orchestre, la
récurrence de motif, annonciateur de leitmotiv, l’association de manière significative des
caractères et des motifs musicaux. Paradoxe final : La donna del lago annonce cette nouvelle
veine tandis que Guillaume Tell (1827) la clôture comme si Rossini, parvenu à exprimer
dans ce registre ce qu’il avait à dire, s’en détournait. Cette création enfin consacre le
caractère européen de Rossini qui, comme Goethe, comme Heine, comme Nietzsche,
s’ouvre à toutes les cultures et répond au vœu formulé par Leopardi qui écrit en 1816 :
« Ouvrons tous les canaux de la littérature étrangère, laissons se déverser sur nos terres
toutes les eaux du nord : en un éclair, l’Italie en sera inondée, tous les poètes italiens se
précipiteront pour s’y abreuver, pour y patauger, et ils s’en empliront jusqu’au cou… » 30
Liliane LASCOUX
Annexe : Tableau comparatif de la source littéraire et du livret.
27
C’est moi qui souligne.
Stendhal, Notes d’un Dilettante, in L’âme et la musique, Paris, Stock, p. 863.
29 Ibid. p 863.
30 Lorenzo Bianconi et Giorgio Pastelli , Histoire de l’Opéra Italien, Torini, 1987, traduction de l’italien, Edition
Mardaga, Liège, 1995, traduction J. P. Piasetta. Le même Leopardi écrit à son frère le 5 février 1823 : « la qual musica
esiguita da voci sorprendenti è una cosa stupenda e potrei piangere ancor io, se il dono delle lagrime non mi fosse
stato sospeso » (Cette musique exécutée par des voix est une chose fascinante, elle pourrait me faire pleurer encore
si le don des larmes ne m’avait été refusé. ») Lettre citée par Radiciotti, op. cit., p. 391.
28
8
Walter Scott :
Rossini, A. L Tottola :
The Lady of the Lake (1810)
La Donna Del Lago (1819)
Poème Épique
LI
Livret du Melodramma
Ellen ( The Lady of the Lake)
James V, alias Fitz-Jams
Malcom (clan des Groëme)
Douglas (père d’Ellen, ancien précepteur du roi)
Roderick (chef du clan Alpine)
E
Elena (soprano)
Giacomo (ténor) alias Uberto.
Malcom (contralto musico)
Douglas (basse)
Rodrigo (ténor)
Allan Bane (le prophète)
Blanche (la folle)
Red Murdoch (guide)
Porteurs de Croix de feu
Concurrents des Jeux de l’Arc
SIX CHANTS (octosyllabes, 4500 vers)
M
Ro
A
S
Be
B
CHANT I : The Chase , La Chasse, 34 strophes, 25 B
à 30 vers chacune).
1. Sorte d’épiclèse : Invocation à la harpe, double
référence homérique, écossaise « ancient Caledon », 3
séquences de 9 vers , récurrence du chiffre 9 en
ouverture à chaque chant.
Harp of the North ! That mouldering long hast hung.
On the witch-elm that shades Saint-Fillian ‘s spring
O minstrel Harp, still shine accent sleeps ?
Harpe du Nord, toi qui fut longtemps négligée sur
l’ormeau magique
Dont l’ombrage protège la source de Saint-Fillian
Harpe des ménestrels, qui réveillera tes accords
enchanteurs ?
2.Strophe XVII : Apparition d’ELLEN.
A damsel guider of its way
A little skif shot to the bay
Just as the hunter left his stand
Ansd stood conceald amid the brake
To view this Lady of the Lake.
CHANT II : THE ISLAND , L’ILE.
CHANT III : THE GATHERING, LA CROIX
DE FEU .
CHANT IV : THE PROPHECY
CHANT V : THE COMBAT.
CHANT VI : THE GUARD-ROOM, LE
PALAIS.
Fin de l’invocation à la harpe :
Harp of the North, farewell !
And now,’t is silent all ! –Enchantress, fare thee well !
Albina (mezzo-soprano)
Serano
Bertram, commensal
Chœur des chasseurs, des bergers, des Bardes.
DEUX ACTES
ACTE I : SINFONIA , 8 scènes et FINALE.
Scène II : Apparition d’Elena.
O mattutini albori o lueurs matinales du jour
V’ha proceduti amor Amour vous a précédées
Da brevi miei sospiri a tridestarmi Toujours dans mes
brefs soupirs
Tu vieni, dolce immagini tu viens me tirer
Del caro mio tesor. De mon cher bien-aimé.
Les Chants I et II sont fondus dans le livret,
Première Rencontre Elena, Uberto. (scène III)
Hospitalité dans la chaumière d’Elena. (scène V, VI)
le choc amoureux.
Entrée en scène de Malcom (scène VII) Muri felici.
Entrée en scène de Douglas (scène VIII) Figlia mia.
Rodrigo rallie les bardes qui l’acclament.
Invocation au combat, Finale de l’acte I.
Gia un raggio forier (déjà un rayon de lumière)
D’immenso splendor (annonciateur d’immense grandeur)
Addita il sentier (indique le sentier)
Di gloria e d’onore (de la gloire et de l’honneur).
ACTE II , 5 scènes et finale.
Pas de trace du chant III
Chants V, VI :
Deuxième Rencontre Elena Uberto. : aveu et
don de l’anneau. (scène I).
Confrontation entre Rodrigo et Uberto. (scène
II)
Combat et mort de Rodrigo (scène III)
Scène de reconnaissance et de pardon : Douglas
et Giacomo. (scène III), Elena et el Roi.
Finale lieto, Tanti Affetti.
9

Documents pareils