Incasable, inclassable, incassable

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Incasable, inclassable, incassable
Incasable, inclassable, incassable ?
Accompagner les enfants et les adolescents en difficultés multiples
et en souffrance psychique.
Vendredi 19 octobre 2012
Animation par Philippe Ducalet, Directeur du dispositif Estancade, enseignant
Introduction
M Hajjar : « incasable » : ce terme est assez étonnant, j'espère avoir des éclairages qui puissent
déboucher sur des actions dans le travail quotidien.
T Perrigaud : aujourd'hui la salle est pleine : cette question concerne beaucoup de monde, dans le
secteur social, l' Éducation Nationale, la psychiatrie, la justice, et parmi les représentants des
pouvoirs publics.
Y a-t-il des signes d'intérêt que nous partageons sur le terrain et du côté des pouvoirs publics ?
Ce thème a été choisi parce qu'à Rénovation on aime bien se prendre la tête sur des sujets auxquels
on ne peut pas donner de réponse univoque.
Chacun bricole, expérimente, dans son environnement.
Les équipes se trouvent démunies, déstabilisées dans leur pratique avec des jeunes qui attaquent
sans cesse le cadre, elles cherchent des approches nouvelles, décalées, qui seraient opérationnelles.
Mais nous repartirons sans solutions clés en mains.
Ces jeunes sont dans la tourmente, ils souffrent de désorganisation psychique, sont vulnérables. Il
faut les aider à rencontrer l'autre, à se considérer – pour cela il nous faut d'abord les considérer -,
lutter contre leur abandonnisme.
On les nomme « jeunes en difficultés multiples », « patates chaudes » qu'on se refile, « adosfrontières »... aujourd'hui « incasables » : ce qui pose la question des cases et de leurs limites, autant
que des jeunes et de leurs troubles.
Nous aurons donc deux axes d'étude : - les réponses – les jeunes eux-mêmes.
P Ducalet : la situation est complexe et atypique, c'est pourquoi nous avons choisi des regards
croisés et des expériences concrètes. Regards croisés du sociologue Jean-Yves Barreyre1, du
clinicien Jean-Pierre Chartier2, du philosophe Eric Fiat3. La table ronde permettra d'exposer l'agir,
les tentatives d'innovation, les expériences, elle sera animée par Anne Oui (ONED). Trois
dispositifs expérimentaux :
UET avec Dominique Cousin, internat ISEMA avec Gilles Pain, Estancade (Landes) avec Nancy
Scrocarro et Eric Boularan.
1 Voir les ouvrages de JY Barreyre en ligne
2 Voir les ouvrages de JP Chartier en ligne
3 Voir les ouvrages d' E Fiat en ligne
1
Jean-Yves Barreyre
Sociologue, Directeur du CDIAS et du CREAI Ile de France
Les situations d'incasabilité :
un indice du dépassement nécessaire de la Protection de l' Enfance.4
Les situations complexes sont au cœur des politiques de santé publique.
Parler de situations complexes est un pléonasme ; la complexité est la caractéristique d'un individu
confronté à celle de son environnement. Je préfère parler de configuration des trajectoires
diachroniques et des situations synchroniques. La complexité n'est pas forcément celle de la
situation, mais celle des professionnels qui ont à répondre (approches disciplinaires dispersées).
Il convient de prendre en compte le rapport de la situation complexe, des troubles du comportement,
et de la communication. Le fil rouge concerne une très forte limitation en termes de
communication : grande difficulté à dire sa souffrance.
Aujourd'hui en France, cette question est très peu abordée ; souvent on confond la limitation de
communication et les troubles du comportement.
Quatre entrées pour étudier cette question :
1. continuité et discontinuité dans les parcours de vie
2. observation et projet de l'enfant
3. rapport entre incasabilité et vulnérabilité
4. vers des formations, pour les acteurs
1. continuité et discontinuité dans les parcours de vie.
Nous avons les résultats d'une première recherche avec l' ONED, suite à un appel à projets.
Le terme « incasable » n'a aucune base scientifique, mais il est assez fréquemment utilisé pour
désigner ces usagers difficiles à appréhender.
Question posée par la collectivité publique : il y en a combien ?
Nous avons fait un recensement exhaustif sur deux départements avec tous les acteurs.
Un travail de mobilisation a été entrepris, en direction des institutions et des professionnels qui
entraient dans ce recensement. Nous demandions aux professionnels ce qu'ils estimaient comme
situations difficiles qu'ils n'arrivaient pas à résoudre de leur point de vue.
Un travail sur le recueil et l'analyse des parcours de tous les domaines de vie a été entrepris. Nous
avons rencontré des trous béants dans les parcours mémorisés par les institutions, (qu'on croirait
atteintes d' Alzheimer !) ; nous avons eu des entretiens avec les parents et les professionnels.
Une enquête complémentaire a été menée dans le département 77 (Val d'Oise et Val de Marne) avec
les mêmes entrées : nous avons obtenu à peu près les mêmes chiffres validés par l'ensemble des
professionnels (bien qu' ils ne soient pas scientifiquement prouvés) soit une prévalence de 2,5 % de
la population de l' ASE (sur environ 1800 jeunes de l' ASE, 42 à 45 situations validées) 6/10 sont
déscolarisés. A l'époque et objectivement par rapport à ce recensement, la majorité des jeunes était à
l'âge scolaire du secondaire. La plupart des troubles psychiques repérés étaient des troubles du
comportement.
4 La présentation visuelle faite au cours de l'exposé peut être consultée ici
2
L’Éducation Nationale participe de cette construction de l'incasabilité : il y a une véritable
compétence aujourd'hui d'une certaine partie des jeunes à laminer la fonction d'autorité.
Nous avons enquêté en direction des CMPP, de l' ASE sur le comportement des jeunes, les réponses
qui ne correspondent pas à leurs besoins, les problématiques de santé, la situation familiale, la
situation des victimes, les comportements perturbateurs.
Nous avons établi une grille de repères biographiques pour repérer les parcours en y reportant les
événements relatifs à la famille, la scolarité, l'état de santé à la naissance, le parcours social et
institutionnel.
Dans une seconde partie de la grille, une question ouverte pour chaque domaine de vie de l'enfant,
permettait de comprendre son contexte.
Nous avons travaillé sur 80 grilles.
Faits remarquables :
 la moitié des jeunes relève de la MDPH
 6/10 sont suivis par un pédopsychiatre
 45/80 ont été hospitalisés en psychiatrie au moins une fois, dont 13 pendant plus d'un an.
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Manifestations à l'origine des ruptures d'hébergement :
comportements agressifs
fugues (surtout de la part des filles)
délits
destructions
violences contre soi-même
comportements sexués
problèmes de santé
tentatives de suicide relativement peu nombreuses par rapport à ce que les enfants ont subi
dans leur parcours pour 80% d'entre eux – un traumatisme lourd, comme le rejet effectif des
parents, le décès d'un proche, les violences conjugales, des violences sexuelles avérées etc. traumatismes qui, la plupart du temps, ne sont pas connus par l'équipe qui essaie de prendre
en charge l'enfant au moment de l'enquête.
Il n'y a pas de spécificité du parcours, mais hétérogénéité. Par contre on s'aperçoit qu'il y a
des périodes distinctes et déstructurantes dans ces parcours.
 Le moment des premières difficultés repérées
 la première période de placement
 la période d'incasabilité avec de fortes manifestations (clash, échappement...)
on constate par la suite, parfois un rétablissement, ou bien un départ « dans la nature » , SDF
notamment.
On pense qu'il y a un événement déclencheur à un moment donné.
3
Les professionnels et les jeunes ne se voient pas de la même manière : pour les premiers
l'histoire familiale vient en second plan, pour les jeunes c'est l'inverse (les souvenirs
prégnants pour la mère et l'enfant sont souvent le moment du premier placement).
Ils ont des représentations parallèles.
Ils sont passés par la pédopsychiatrie. Les agirs des jeunes dans le présent peuvent être liés à
des événements traumatisants dans le passé.
Le travail sur le parcours est absolument essentiel. On a retrouvé quasiment par inadvertance
le traumatisme le plus fort, parce que les jeunes n'arrivaient pas à l'exprimer, et que les
professionnels ne le connaissaient pas. Souvent ce qui est traité n'a rien à voir avec ce que le
jeune souhaite traiter.
2. Observation et projet de l'enfant.
Nous avons resserré l'étude sur les jeunes suivis par un magistrat ou la PJJ. Cela sur 33 situations.
On a repéré le parcours, on a ensuite discuté avec ceux qui ont repéré la situation mais qui n'étaient
pas là dans tous les moments du parcours.
Nous avons rencontré le même registre de difficultés que dans la première enquête. Une situation
illustrative (parue dans Le Monde) : S18 –5.
il est difficile d'évaluer la gravité de la situation à chaque moment de la vie (difficile souvent de se
résoudre à séparer la mère de l'enfant) Et en avons-nous les moyens ? Le professionnel estime que
le retour en famille entre 6 et 13 ans était peut-être une bêtise : il y a là une logique de la
« mesure » - peut-être faudrait-il « dépasser la mesure » ? il faut soumettre l'organisation à
l'efficacité de l'action et non l'inverse.
Tous les acteurs ont une logique pertinente et légitime et qui pourtant conduit, appliquée à des
situations complexes, à des catastrophes ; ils participent ainsi à construire très concrètement la
situation d'incasabilité.
Comment dépasser le cloisonnement des différents champs d'évaluation ?
 Il faudrait au moins un mode d'évaluation partagé de la situation des jeunes et de leurs
besoins : créer une synergie.
 tout le monde parle de plan personnalisé mais très peu sont capables de mettre en place une
stratégie globale d'intervention.
3. Il faut faire l'éloge de l'insuffisance qui est une caractéristique de la vulnérabilité...
les constantes observées chez le jeune à difficultés multiples :
 Capacité à produire du trouble social par ses comportements
 limitation quant aux habiletés communes
 situation de vie en équilibre instable
 vulnérabilité réciproque entre enseignants ou éducateurs et le jeune
 compétence et savoir-faire domestique ignorés : très peu d'habiletés sociales.
5 Voir en ligne l'exposé de cette situation
4
 Visibilité sociale d'abord par les troubles du comportement
 l'école est dépassée.
Le cadre scolaire est celui d'une école dépassée par les transformations (RASED mis de côté
notamment), fondée sur l'implicite du respect du maître – c'est légitime mais ça ne
fonctionne pas. Le trouble du comportement est un critère d'exclusion.
La protection de l'enfance est verrouillée par des « mesures » : il faut dépasser les seules décisions
administratives. La loi de 2007 a introduit une fluidité des réponses mais les partenaires
appartiennent encore aux mêmes institutions – mêmes cadrages, mêmes enveloppes.
 Il faut promouvoir un schéma global d'organisation sanitaire, éducative et sociale
 la protection de l'enfance n'appartient pas aux seules institutions spécialisées et mandatées
 la question de la prévention n'est pas prise en compte ce qui conduit à des
dysfonctionnements assez graves. Au Conseil Général les services de l' ASE et du SAVS
s'ignorent : on construit des clientèles différentes.
 On devrait faire des appels à projets transversaux incluant la prévention, l'accompagnement
soignant et l'accompagnement social.
Il s'agit de renverser l'éducation et la protection de l'enfant. Passer à une approche spatio-temporelle
de l'éducation. Il faudrait introduire dans la loi l'idée de co-responsabilité dans un territoire pour une
population donnée avec un changement de la tarification. (Cf Rapport Vacher)
Les situations des jeunes à difficultés multiples ne sont pas la clientèle de l' ASE ni des ITEP, il faut
sortir d'une logique d'établissement.
Irréversibilité actuelle de la protection de l'enfance : on va du « plus doux » au « plus dur » ! c'est ce
que nous remettons en cause (voir le schéma de présentation ici); il faut avoir une approche
systémique. Parfois il faut commencer par un placement temporaire ; surtout, il faut pouvoir passer
de l'un à l'autre en négociation avec les personnes et en articulation. Il y a nécessité de la
transformation de la réglementation et de la tarification, à partir du parcours, de la situation. Il faut
une évolution territoriale.
4. Suite à cela nous avons travaillé avec l'UNIFAF pour la mise en place d'une formation/action
dans 17 régions de France autour des jeunes à difficultés multiples, qui engagent les
établissements et les professionnels. Il s'agit de construire des références professionnelles, un
diagnostic territorial partagés, et des interventions à partir de stratégies concrètes et globales.
Nous avons proposé au Ministère la possibilité de mettre au travail les OPCA6 sur une question qui
leur est commune.
6 OPCA : Organisme Collecteur Paritaire Agréé
5
Conclusion :
Aujourd'hui les situations à difficultés multiples quelle que soit la population, sont annonciatrices de
quelque chose. A chaque fois qu'un paradigme a changé, ça a toujours commencé comme ça (cf
Thomas Küng) : des grains de sable qui bloquent la machine... puis, c'est le saut paradigmatique
entre une approche mécanique et une approche organique.
Débat
P Ducalet : ce serait intéressant de croiser ce concept de vulnérabilité avec le référentiel du
philosophe cet après-midi.
Rétrospectivement, on a une méconnaissance des parcours. Pourquoi ?
JY Barreyre : il y a eu pendant des années une espérance disciplinaire de révélation, ce qui a
construit le travail social. Ce sont des disciplines qui ont cru que leur forme de science, de clinique,
d'outils, pouvait leur révéler de quoi souffraient les gens, à partir du moment où on observait de
manière suffisamment rigoureuse le parcours de l'enfant – c'est ainsi que cela se passait dans les
colloques d'études de cas des années 70. Cette approche est très française : les travailleurs sociaux
ont peur d'être remis en cause quant à leurs compétences ; d'abord et avant tout cela obéit à des
raisons institutionnelles, à des rapports de pouvoir, y compris pour les sociologues, qui ont fait
beaucoup de mal à ce niveau-là.
P Ducalet : les services documentaires des centres de formation ont une appétence très forte pour la
psychologie, puis la sociologie. Ils sont passés d'une vision monolithique à une autre vision
monolithique.
Il nous apparaît que la plupart du temps les difficultés des enfants étaient détectées avant l'âge de 5
ans. Après, il y a plus ou moins une forme d'adaptation silencieuse, puis cela re-surgit vers la
préadolescence. Comment explique-ton cette période un peu silencieuse ?
JY Barreyre : cela correspond à la période de latence décrite par les psychologues ; et les réponses
données à partir du premier repérage apparaissent suffisantes pour ne pas créer de manifestations
perturbatrices.
Au moment où ça « craque », se met en place un processus d'échappement, sans doute le gamin
commence à percevoir de l'intérieur l'onde de choc du traumatisme mais il ne sait pas comment
l'exprimer ni comment le mettre en œuvre pour que le traumatisme prenne sens.
Se produit la projection de son propre corps sur le corps soignant : sa souffrance se manifeste de
manière relativement agressive, violente.
En fait, ces enfants sont cohérents, et se développent normalement, compte tenu de leur contexte.
Surtout, à la fin, même dans les processus de rétablissement, il n'est pas sûr que les choses soient
réglées : un attachement nouveau (une rencontre, une grossesse....) a remplacé le processus de la
souffrance.
6
Il faut pratiquer la pédagogie du doute : ne jamais projeter sur un enfant les raisons qui sont les
nôtres, ne pas douter une seconde de ses potentialités (on est toujours plus stupide énervé que
calme...)
M Hajjar : je suis très frappé par la méconnaissance des professionnels quant au parcours des
enfants ; ce qui implique un problème de discontinuité de prise en charge. Comment on explique
ça ? C'est difficile à comprendre pour quelqu'un comme moi qui vient du domaine médical.
JY Barreyre : Dans le corps médical tout est fait, en principe, pour que le dossier suive. Mais 85%
du secteur social et médico-social est géré par des associations. Cela a un effet pervers : le
« dossier » passe par la bonne volonté. En plus les professionnels de l'action sociale sont très
sensibles à big brother ; ils ont peur du fichage « le dossier c'est bien mais nous on va voir par nousmêmes, se faire une idée ». Au contraire ces connaissances sont nécessaire pour le jeune, ça n'a rien
à voir avec la police, les fichiers sont internes. Il y a un problème de confiance.
Intervenant : je suis médecin. La psychanalyse, l'approche psychodynamique n'est pas encore tout à
fait perdue. L'approche psychiatrique contemporaine est une approche du symptôme isolé – à
contre-courant de ce que vous avez exposé.
Les troubles du comportement seraient plutôt des troubles de la communication : du point de vue
psychanalytique, s'il y a trouble du comportement c'est qu'il y a un défaut de la capacité à
communiquer, un défaut de mentalisation.
JY Barreyre : je suis d'accord avec vous. Selon Damazio7, Changeux8, nous arrivons à la limite de
nos connaissances et nous avons besoin de la psychanalyse pour aller plus loin. C'est un processus
qui passe d'abord par la conscience autobiographique, pour aller vers la mentalisation et le pouvoir
de communiquer : trois états qui ont failli dans les situations complexes qu'on rencontre. Cet aspect
est essentiel. Tout commence par la confiance à établir. Le sentiment d'être doit être reconnu,
surtout ne pas leur parler de projet professionnel : si la base n'est pas là, l'échappement va se
produire systématiquement.
Intervenant : je viens de l’Éducation Nationale, où il y a nécessité du partage et de la coresponsabilité. Actuellement l'E.N. incite les établissements à travailler dans ce sens. Au lieu de
« dans quelle case les mettre ? » se demander « quel parcours pouvons-nous construire
ensemble ? », même si c'est compliqué, voire très douloureux.
JY Barreyre : ce qui apparaît très fort actuellement : pendant toute une période, les différents acteurs
se sont sentis remis en cause par les échecs. Aujourd'hui dans les institutions, tout le monde est
nécessaire et insuffisant. Il faut plus d'humilité et de confiance en soi. Rien ne peut se faire dans les
situations complexes sans une interdépendance. Mais sans décision politique on en reviendra
toujours au même endroit malgré toutes les bonnes volontés des professionnels.
7 Voir en ligne Antonio Damazio
8 Voir en ligne Jean-Pierre Changeux
7
Philippe Fort – Directeur délégué territorial ARS : on a tous en tête le décloisonnement des
institutions à mettre en œuvre. Le PRS s'inscrit dans cette démarche.
Faudrait-il, pratiquement, qu'on ait un service spécifique pour ces jeunes incasables ? Il me semble
qu'il faudrait avoir une demande de collaboration beaucoup plus large, avec des outils opérationnels
(comme, par exemple quand vous renvoyez à une tarification particulière).
JY Barreyre : il ne faut pas un service spécifique. Le territoire n'est plus l'établissement. L'action
doit passer par un dispositif de co-responsabilité sur un territoire. La réglementation qui empêche
les co-responsabilités doit pouvoir être modifiée. Il va falloir établir la tarification par rapport à une
situation (cf. le rapport Vacher, qui va demander des expérimentations. Il faut des DT qui soient des
ingénieurs du social, et non des administratifs.)
T Perrigaud : l'articulation entre les institutions – ASE, PJJ, Médico-social – est indispensable.
8
Jean-Pierre Chartier
Docteur en Psychologie, psychanalyste, directeur de l’École de psychologues praticiens
Les incasables, alibi ou défi ?
Je suis le premier à avoir utilisé le mot « incasable » - mais il ne veut rien dire sur le plan
sémiologique. Je l'avais utilisé pour désigner des jeunes dont personne ne voulait. Quand j'ai
demandé la création d'un service de soins à domicile pour ces jeunes on m'a dit que c'était réservé à
des handicapés physiques et mentaux. J'ai dit « montrez-moi où c'est écrit, que ce n'est pas pour
eux ? » on m'a répondu « vous avez raison, c'est écrit nulle part »... et j'ai pu ouvrir le service.
Revue évolutive du vocabulaire :
1857 : Morel « dégénérés »
1895 :
« déséquilibrés »
1917 : Dupré « pervers constitutionnels »
1923 :
« psychopathes »
1945 : « le psychopathe est quelqu'un que vous n'aimez pas »
aujourd'hui Racamier « pervers narcissique »
la dénomination est descriptive, elle remet en cause les structures qui les rendent « incasables ».
Pour s'occuper d'eux il faut être jeune, et on ne sait pas combien de temps ça va durer...
Ces sujets n'ont aucune demande d'aide vis à vis de nous. Mises à part des demandes utilitaires,
matérielles, judiciaires. C'est même l'inverse. Pour eux nous sommes avant tout des ennemis qu'il
convient de combattre. Ils n'ont pas tort, ils sentent bien que nous avons pour but de modifier leur
comportement, or la carapace qu'ils se sont forgé leur est utile. Elle repose sur un triptyque
existentiel, les 3D : Déni, Défi, Délit.
Le Déni : c'est un mécanisme inconscient qui empêche le sujet de percevoir une part de la réalité.
Freud le met en évidence très tardivement, en 1927, dans son article sur le fétichisme (déni de la
différence sexuelle chez le pervers fétichiste). C'est un mécanisme plus profond, plus archaïque, que
le refoulement. Ces sujets sont dans le déni de la responsabilité de leurs actes, c'est profond,
structural, chez eux, le déni de leur implication : c'est toujours « les autres ». Déni des
conséquences de leurs actes : ils n'anticipent jamais – et ce n'est pas une question d'intelligence (cf
Mesrine), cela rend toute perspective pédagogique inefficace. Il faut avancer lentement et de
manière progressive.
Le Défi de l'autorité sous toutes ses formes, souvent depuis très petits ;
le Délit est la conséquence du déni et du défi. Ce sont les plus extraordinaires semeurs de zizanie
dans les équipes : ils montent fort bien les uns contre les autres. Si on consulte des réunions de
synthèse, on ne rencontre que des jugements contradictoires. Comme Janus, ce sont des
personnages à deux visages, qu'ils montrent à des gens qui ne sont pas les mêmes ; les deux sont
vrais, mais ils sèment la zizanie.
Ils n'ont pas de culpabilité liée à l'acte, mais ils sont capables de culpabilité relationnelle.
9
Comment en arrive-t'on à des situations aussi dramatiques ?
Il faut revenir à la biographie.
Quand ils étaient enfants, ils n'ont pas vécu les violences nécessaires à l'humanisation – violences
au sens grec du terme via=la vie, ce qui est au service de la vie, contrairement au sens latin=excès,
multitude. Pour Piera Aulagnier (« la violence de l'interprétation » 1974 PUF9) : il s'agit de
l'interprétation de ce que cette mère fait normalement avec son nourrisson. Il est nécessaire pour
l'enfant que des mots soient mis sur son vécu corporel.
Pour eux à ce niveau, il y a eu absence dans tous les cas :
 absence physique de la mère
 abandon
 absence psychique de la mère « morte-vivante » prise dans une dépression souvent à la suite
d'un deuil, d'une séparation non encaissée : gestes machinaux, produisant déprivation,
carence, pire qu'une carence officielle car sans substitution possible.
Dans toute société il y a le tabou du meurtre, or chez les plus difficiles, ce tabou n'a pas pu se
mettre en place. De ce fait ils ont le privilège de donner ou de se donner la mort avec une facilité
déconcertante.
 Ils ont subi des pratiques « pédagogiques » : menaces concrètes de mort de la part d'un
parent pour obtenir l'obéissance. (les parents sont vécus comme potentiellement meurtriers)
Quand il commence à avoir une certaine autonomie motrice, le petit enfant va rencontrer un
interdit récurrent : NON – protecteur physiquement, et qui l'amène à limiter ses émergences
pulsionnelles. Aujourd'hui les parents ont de plus en plus de mal à dire non à leurs enfants, or c'est
une nécessité.
L'interdit de l'inceste : ils ont vécu des situations incestueuses ou incestuelles (cf.Racamier :
climat où règne le vent de l'inceste). Il peut y avoir carence d'un côté et relation incestuelle de
l'autre.
Vignette clinique : un garçon se vantait que les institutions ne pouvaient le garder plus de six mois.
Le père avait tenté de tuer la mère sous ses yeux... il n'y avait qu'un seul lit au domicile pour lui et
sa mère. Lors d'une émission TV sur l'inceste à laquelle il avait souhaité témoigner, il a dit « j'ai
couché avec ma mère et ma sœur aînée ». Jamais il n'en avait parlé avant. Il m'a dit « j'avais commis
un crime contre l'humanité, j'aurais jamais pu en parler, même à toi, il a fallu cette émission pour
me dégager. ». Suite à l'émission sa mère l'a mis à la porte, ce qui a permis de l'héberger et de faire
avancer la prise en charge.
Le problème c'est de réussir à accéder à ces choses dont ils n'ont aucune envie de parler : « si
j'ouvre la boîte de Pandore, ce sera pire que tout »...
Mais il faut leur dire qu'au fond de la boîte de Pandore, il reste l'espérance.
9 Voir en ligne bibliographie Piera Aulagnier
10
Débat :
P Ducalet : Quels conseils donneriez-vous aux équipes pour que nous nous occupions de ces
jeunes ?
JP Chartier : il faut faire autrement que ce qui a déjà été fait, donc faire preuve de créativité. Utiliser
les talents de ces sujets, ils ont notamment des auto-didactismes, il faut les repérer et s'en servir.
Vouloir les formater, c'est peine perdue.
JF Bargues : la psychiatrie ne semble pas une voie féconde pour ces sujets, est-ce parce qu'ils n'ont
pas de demande ? Pas d'angoisse ?
A propos de psychanalyse, vous parlez du déni, est-ce que le déni freudien est le même que celui
des jeunes dont vous parlez ?
JP Chartier : non, il ne s'agit pas du même déni : Freud parlait des pervers fétichistes.
La psychiatrie est faite pour des gens normalement fous... mais eux ne le sont pas ! Sauf quant
parfois on a affaire à de la psychopathologie avérée.
Il faut faire un travail avec eux, à condition d'assurer le suivi. Il ne faut pas un seul professionnel
impliqué, pour éviter le risque de développer quelque chose de passionnel – et là, la mort peut être
au rendez-vous. La relation doit pouvoir tenir dans la durée.
P Ducalet : vous avez souligné à quel point ces « violences » au sens grec pouvaient être très
précoces. Est-il possible – ou pas – de soutenir ou d'accompagner les parents ?
JP Chartier : nous, on le faisait systématiquement. Nous avions des prises en charge pour les 14-21
ans. Après on les suivait sans être payés. Je suis allé à la Tutelle, avec mes calculs : « voilà ce que
ça aurait coûté si ce suivi n'avait pas eu lieu ». J'ai obtenu un agrément exceptionnel jusqu'à 25 ans.
Il faut être avec les parents, c'est l'intérêt du soin à domicile. Si on ne s'occupe pas des parents, il y a
peu de choses qui vont changer. Ce n'est pas la même personne qui doit soutenir le jeune et la
famille.
Intervenant – psychiatre : après cet exposé très vivant, j'ai des questions qui concernent les
différentes interventions de la matinée.
Autour des enfants et des ados, je travaille dans différentes institutions. On parle trop peu de ces
classes d'âge entre 18 et 25 ans un peu laissées pour compte.
J'ai trouvé un peu irritante ce matin la double injonction :
 des paroles motivantes, stimulant la créativité, le partenariat, invitant à la complémentarité
de l'action
 des contraintes administratives d'accréditation
Dans les institutions de Rénovation où j'interviens, on arrive dans les problèmes décrits ce matin.
Sauf qu'il y a des mouvements contraires :
 des pratiques éducatives mieux repérées comme politiques soignantes
 mais empêchement de travailler en réseau sous couvert de prise en charge.
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Au niveau de la microstructure, dans chaque histoire on est à la fois plus créatifs que les institutions
l'imaginent et beaucoup plus empêchés.
JP Chartier : il faut qu'on soit prêts à titre personnel et institutionnel à prendre des risques. Ces
risques sont de moins en moins tolérés à l'échelon administratif au-dessus. Il y a un vrai problème
du formalisme de la société contemporaine et du primat de l'administration.
Intervenant : je reviens sur la non-demande du sujet et de la famille : comment gère-ton cette
problématique ? Est-on aussi dans une logique de renvoi ou d'exclusion ?
JP Chartier : ce n'est pas simple, c'est le Charybde et Scylla de la pratique institutionnelle ! Les
parents n'ont pas forcément de demande, mais ils ont une souffrance. On peut partir de là. Ils ne
seront jamais assez satisfaits mais il y a quand même une demande de ce côté-là. Souvent ils se
sentent coupables mais ils ne le disent pas : ça peut se travailler.
Intervenant : je suis bien content d'être venu : j'ai le sentiment que si on n'y arrive pas ce n'est pas de
ma faute, c'est celle du système ! C'est décevant d'en arriver à ce constat caricatural. Le sens de nos
organisations c'est avant tout le sens du travail sur le terrain.
JP Chartier: il ne faut pas faire du Système le démon du Moyen Age, mais être prêts à prendre des
risques personnellement et institutionnellement.
12
Table Ronde
animée par Anne Oui, Chargée de mission auprès de l'Observatoire National de l'Enfance en
Danger.
Quelles réponses pour l'accueil et l'accompagnement
des jeunes en difficultés multiples ?
Anne Oui : l'ONED a lancé une étude approfondie pour solliciter des recherches sur cette question
afin de recenser les pratiques.
Le terme « jeunes incasables » est problématique : peu respectueux des personnes, et indicateur
d'exclusion. Nous préférons le terme « jeunes en difficultés multiples ».
Analyses de structures, d'organisations inter institutionnelles :
elles sont de trois types :
 services d'aide aux aidants avec des équipes dédiées, réunions de professionnels, réseaux,
supervisions : exemple du DERPAD10 en Ile de France
 Réseaux institutionnels de partenaires pour le suivi de situations individuelles.
Conventions : rechercher ou construire une orientation en élaborant un parcours séquentiel
pour une situation.
 Structures d'accueil avec ou sans financements croisés. Réponses socio-éducatives, soins
psychologiques ou psychiatriques dispensés dans des établissements ou services : il s'agit
d'accueillir dans la durée et d'offrir une palette importante de soins psychiques.
3 réalisations seront présentées aujourd'hui.
10 Voir en ligne : DERPAD
13
Dominique Cousin : Directrice de l'UET (Unité Educative et Thérapeutique) de Dijon.
L'UET est issue d'un partenariat à l'initiative de trois personnalités fortes de la PJJ, du Conseil
Général, et de la Pédopsychiatrie, dans les années 1990-2000.
Suite à l'appel à projets, nous avons obtenu un accord expérimental pour5 ans, renouvelable une
fois.
L'UET est située dans un village à dix minutes de Dijon.
C'est un lieu de vie pour 6 jeunes (4 garçons et 2 filles) entre 13 et 18 ans.
Il est ouvert 365 jours par an, et articule l'éducation et le soin.
La tarification est globale, dont presque 1 million € du Conseil Général.
Depuis le 1° septembre 2011 nous avons une convention avec la DT- PJJ pour accueillir un jeune en
grande souffrance psychique, relevant de l'ordonnance 45. l'ARS finance une part, par mise à
disposition de temps professionnel de l' HP de Dijon.
Les jeunes viennent des MECS, des Foyers éducatifs, de l'Hôpital. Ils ont tous connu les foyers, ont
tous mis à mal les structures. Aujourd'hui ils viennent surtout des familles, sont envoyés par des
hôpitaux (sans avoir été hospitalisés), des foyers d'accueil.
Caractéristiques du profil de ces jeunes :
 déscolarisés
 carencés mais très attachants
 ils ne s'aiment pas, se trouvent moches, gros
 violences, scarifications, passages à l'acte, tentatives de suicide
 petite délinquance
 problèmes d'identité sexuelle importants
 très intolérants à la frustration
 traumatismes de vie non digérés
 angoisse
 phobies, déni, psychose infantile
 4 à 10 placements avant d'arriver
 niveau intellectuel normal = petit niveau scolaire 6°, CM2
 pas d'élaboration, peu de mentalisation
 presque tous sont sous traitement médical
composition de l'Équipe : 9 travailleurs sociaux : Éducateurs spécialisés, moniteur d'ateliers,
éducateurs techniques, moniteur-éducateurs, psychiatre, infirmière psychiatrique ; viennent s'ajouter
des stagiaires de l'école d'éducateurs, de l'école d'infirmiers, d'art-thérapie. Aujourd'hui tous sont
diplômés et en poste depuis plus de 5 ans.
C'est une équipe militante, contenante, qui fait rempart. Toute l'équipe est partie prenante, y compris
secrétaire, maîtresse de maison, veilleuse de nuit, qui participent aux réunions d'analyse de pratique.
Leur participation est d'une grande importance.
Participation au plateau technique des différentes associations avec lesquelles nous travaillons.
Au quotidien, fonctionnement en ateliers, toutes équipes confondues. Il s'agit de viser
l'individualisation par une adaptation permanente. Il y a toujours autant d'adultes que de jeunes
présents pour favoriser des liens de proximité en vue de restaurer confiance et estime de soi.
14
Chez nous on n'exclut pas. Par rapport au passage à l'acte, on réagit par une sanction-réparation :
 le jeune est reçu dans le bureau du directeur avec son référent
 un temps d'entretien est prévu avec le psychologue ; les psy ne reçoivent pas dans les
bureaux... par exemple, le psychologue, amateur de cuisine, reçoit souvent derrière les
fourneaux.
 on réfléchit avec lui à la manière dont il peut réparer : Nous fixons un petit objectif de
travail, en vue d'un apaisement. Sur le moment du passage à l'acte nous différons nos
réponses, pour reprendre une fois que le passage à l'acte est passé
on fête tous les événements, y compris un retour de fugue.
Nous animons un groupe de parole un soir par semaine – où les jeunes expriment entre eux leur
ressenti.
Partenariats avec l'extérieur :
 plateaux techniques d'activités (soins, jeunesse, associations)
◦ hôpitaux pour adolescents
◦ psychiatrie
◦ PJJ
◦ cure des services associatifs
 quand il est nécessaire qu'ils soient hospitalisés – soit à leur demande, soit à la nôtre, dans la
mesure du possible on travaille avec la pédopsychiatrie, et on prépare soigneusement
l'hospitalisation.
 Nous avons une réunion toutes les 6 semaines pour parler des situations en partenariat.
 Tous les ans nous participons à
◦ une journée « partenaires », avec les jeunes.
◦ Un marché de Noël
◦ la journée du patrimoine
◦ une brocante

l'équipe au quotidien bénéficie de l'expérience partagée : réunions de formation
continue, d'analyse de pratiques, management qui permet de différer les réponses.
Tout un travail est fait avec la famille du jeune .
La fin de prise en charge :
 1/4 des jeunes sort en famille avec tout un étayage (SAVS, CMP etc)
 1/3 n'en ont plus du tout besoin
 1/4 sort vers la protection de l'enfance : chambre en ville, établissement éducatif
 1/4 vers la psychiatrie adulte
 1/3 vers IME, ESAT, Foyer d'accueil médicalisé
ils donnent tous de leurs nouvelles, ils se stabilisent. Quelques uns – rares – vont en prison.
Nous tenons à souligner l'importance du soin au quotidien.
15
Gilles Pain : l'internat ISEMA11
ISEMA existe depuis 5 ans dans la région de Chartres. C'est le premier établissement de ce type,
situé à Illiers Combray (Comme Proust, dont c'est la ville, on est souvent à la recherche du temps
perdu...)
Il s'agit d'une structure expérimentale pour l'accueil et l'hébergement, qui reçoit 12 jeunes, filles et
garçons, de 12 à 18 ans, présentant des difficultés multiples – de structures psychopathologiques
diverses.
Financement : Conseil Général, PJJ, la Caisse nationale de Solidarité pour l' Autonomie, l' ARSCentre.
Créé par l'Association Départementale de Sauvegarde de l' Enfance d' Eure et Loire en avril 2007 ;
charte d'engagement du 24 avril 2007.
Spécificité du projet :
ISEMA répond aux difficultés des Établissements sociaux et médico-sociaux confrontés à
l'impuissance du dispositif de protection de l'Enfance. Sa spécificité : face à des situations
enkystées, recherche de tous les leviers de changement possibles pour le jeune, la famille, les
institutions. La prise en charge est de 6 à 24 mois : on n'est pas dans une logique de placement.
Le public accueilli depuis plus de 4 ans de fonctionnement :
 le public n'est pas homogène, il n'y a pas de profil de la situation d'incasabilité, qui est une
propriété de l'interaction entre le jeune qui a commis un certain nombre d'actes et les
réactions des institutions à ces actes.
 Ils partagent cette qualité : l'incapacité de vivre au sein d'un groupe quel qu'il soit et d'en
faire partie.
 C'est le contexte relationnel qui conditionne leurs conduites, leurs valeurs, leurs images,
leurs relations avec ce qui les entoure.
Approche clinique :
 j'ai pensé qu'il fallait s'appuyer sur un cadre clinique cohérent, solide. (Sinon, c'est la prise
de pouvoir d'une ou deux personnes à l'intérieur des réunions de synthèse... le pouvoir de la
plus grande gueule est impressionnant... et finit par conditionner la vie de la famille et du
gamin).
 J'ai fait une très longue formation (plus de 10 ans) en Belgique, à l' institut Bateson de
Liège : approche interactive et stratégique.
L'enfant est adapté à son milieu, il faut donc introduire à un moment, par le biais de la
communication, des éléments de changement qu'il va falloir accompagner. Nous pouvons aussi
perturber les autres par une manière de communiquer qui ne leur permet pas d'être autonomes. Cela
remet en question les explications psychologiques fondées sur une approche strictement
individuelle. La question essentielle n'est plus : comment va-t-on changer ce jeune ? mais quels
changements relationnels et institutionnels vont favoriser un changement de conduite.
11 Voir en ligne : ISEMA
16
Nancy Scrocarro, directrice adjointe et Eric Boularan, psychiatre
l'Estancade12
Le territoire concerné est la totalité du département des landes, 9200 km2.
Genèse :
A la fin du XX° siècle, la tutelle s'est demandé quoi faire de tous ces jeunes foutus dehors de
partout ?
Elle a créé un groupe « ados », en invitant autour de la table tous les intervenants de la petite
enfance.
En 2004, l'Estancade a été créée à titre expérimental. C'est un service d'éducation spécialisée à
domicile (SESSAD) auquel s'ajoute un centre d'accueil familial spécialisé (CAFS)
Il y a 10 places + 2 pour l'orientation, l'évaluation, et le diagnostic.
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L'Estancade se veut respectueuse du jeune et de sa famille.
Elle leur propose un lieu où ils puissent faire des rencontres multiples.
L'équipe est pluridisciplinaire, au service de la co-construction d'un projet pour le jeune.
L'accompagnement s'invente pour chaque jeune.
Il s'agit de chercher ce qui est encore en vie chez le gamin et à partir de là, construire avec
lui.
Qui sont ces jeunes ?
 Les SPA = (en québécois!) s'pas pour nous, s'pas pour toi...
 ils ont entre 11 et 18 ans, ils sont landais uniquement
 même profil que décrit ce matin
 ils sont en rupture, repérés depuis la petite enfance, avec l'Éducation Nationale qui n'en peut
plus.
Pré-requis :
Le travail avec les partenaires est fondamental ; cela s'apprend au fil du temps, la confiance est à
construire. Il y a une synergie à faire émerger pour que le jeune et sa famille ne soient pas
seulement un problème. Cela exige une grande souplesse de l'équipe : croire au meilleur de
l'humain, faire un travail d'archéologue.
Mode d'entrée :
 groupe « ados »
 MDPH
 rencontre préalable, puis notification, enfin courrier au jeune (problème à résoudre s'il ne lit
pas...)
12 Voir en ligne : l'Estancade
17
But, action :
 on essaie de trouver ce qui est en vie. Le jeune qui arrive, souvent n'a pas de demande. Ce
sont les adultes qui lui disent « tu ne peux pas rester sans rien faire ». il y a toujours quelque
chose en vie même dans les situations les plus compliquées.
 Il faut dépasser les distinctions entre stratégies éducatives et psychothérapeutiques. C'est un
tout qu'il faut travailler ensemble.
 Le but est qu'il puisse faire des choses concrètes, des réalisations, que l'on va valoriser.
 Nécessité d'être fiables pour instaurer des relations de confiance.
 Importance de micro-objectifs ; il y a là un vrai travail avec les partenaires pour essayer
d'arriver à ce qu'ils puissent réaliser un objet et ensuite passer à autre chose. On prend
parfois des risques.
 Il faut que le jeune puisse réintégrer un état de droit commun, et que lui et sa famille
intègrent que chez lui il y a quelque chose qui ne fonctionne pas comme chez les autres.
Composition de l'équipe éducative :
 2 ETP d'éducatrices spécialisées, 1 ETP d'animateur socio-éducatif
 le personnel « accueillant familial » : Assistants(es) Familiaux(ales) salariés du service,
agréés par les PMI, et résidant dans les Landes, les Pyrénées Atlantiques et le Gers
 le personnel médico-psychologique : psychiatre, 1 ETP de psychologue.
Nous aurions souhaité faire une étude longitudinale, mais c'est quasiment impossible de retrouver
les dossiers : nous faisons le même constat que les collègues de Dijon au sujet des dossiers sur le
plan psychopathologique et psychiatrique.
Nous travaillons beaucoup avec des familles d'accueil.
Une question reste posée : est-ce que notre société va accepter les marges ?
18
Débat
Intervenant : En Dordogne, il y a un problème d' « incasables » aussi. Il convient de réfléchir
surtout à la manière de les accueillir. Nous sommes avant tout leurs ennemis. Aujourd'hui j'ai
entendu plusieurs fois parler d'humilité. Baden Powell13 (fondateur du scoutisme) disait « dans tout
homme il y a 5% de bon, l'important c'est de le trouver ». C'est important de transposer l'idée, de ne
pas reproduire ce qui ne convient pas, de baisser le niveau d'exigence pour qu'il devienne
acceptable.
A Oui : question à ceux qui ont présenté les trois expériences : Quel bilan en faites-vous ? Quel en
est l'apport ? Quel est votre ressenti ? - à partir de trois structures expérimentales, trois démarches
différentes et trois histoires singulières.
G Pain : on est en pleine période d'évaluation : notre contrat se termine en 2014. Nous travaillons
avec la CNASA14 sur un gros document d'évaluation. Ce document pourrait ensuite servir de
document d'évaluation sur tous les dispositifs expérimentaux concernant ce genre de public.
On a des jeunes qui viennent de partout (dont un IMC) ; dans la prise en charge entre 6 mois et 2
ans on arrive à en remettre 70% dans le dispositif de droit commun.
D Cousin : notre dispositif expérimental a été créé pour 5 ans, renouvelé pour 5 ans, jusqu'en 2014.
le Conseil Général veut se désengager de 200 à 300 000 €. Nous devons remettre un rapport final
d'évaluation fin novembre. Le rapport préconise que toute la partie thérapeutique soit payée par
l'ARS. Depuis les dernières élections, c'est au niveau politique que ça se joue. Personne ne veut que
l'UET ferme, notamment les parents à l'unanimité – dont beaucoup disent « ça a sauvé notre
couple ».
N Scrocarro : il y a des jeunes qui partent parfois en rupture, mais peut-être que quelque chose va
émerger plus tard. Au niveau quantitatif, très peu vont vers le CFA.
E Boularan : on n'a pas eu de morts, on n'a pas eu de départs vers la prison.
N Scrocarro : nous faisons un travail partenarial important, qui est reconnu dans le territoire. Reste à
voir en octobre 2014 ce qui sera décidé.
E Boularan : Dans le processus où on se trouve, on évalue aussi le comité de pilotage. Pour moi, ce
qui est expérimental, c'est faire travailler ensemble deux ministères, et la PJJ du territoire. C'est très
intéressant.
M Hajjar : A travers le mot « incasable », il apparaît presque un caractère extrinsèque aux individus
au cœur du problème – qui s'ajoute à leur problématique intrinsèque.
Que faudrait-il sur le plan concret pour éviter de se trouver dans une situation d' « incasable » ?
13 Voir en ligne Baden Powell
14 CNASA : caisse nationale de solidarité pour l’autonomie
19
Cette situation traduisant plutôt la faillite, aux marges, d'un système de prise en charge.
Quant à la problématique intrinsèque, depuis le début, je ne sais toujours pas ce que c'est qu'un
gamin « incasable » : à partir de quand on va détecter quelqu'un d'incasable ? À partir de quand
faut-il mettre en place des dispositifs d'intervention ?
D Cousin : j'ai ouvert le 1° septembre 2012 un service d'accompagnement à domicile renforcé. Je
crois beaucoup au travail en amont. Il se fait en contractualisation avec les familles, qui sont
souvent dans la répétition quand elles demandent de l'aide.
L'accompagnement renforcé, c'est quelque chose de nouveau, une AED renforcée : 1 à 5
interventions par semaine au lieu de 1ou 2 par mois. La plupart des parents nous disent « j'ai pas
envie que mon enfant soit placé »
G Pain : pour moi il n'y a pas d'incasables mais nos boulots nous obligent à caser les jeunes. C'est
une construction de notre part qui déclenche une série de processus. Arrêtons de classer, c'est
terrible ! Nous ne partons pas sur le parcours, mais sur « qu'est-ce qui pose problème ici et
maintenant ? » avec le jeune et l'institution qui l'amène ; on élabore de petits objectifs, en vue d'un
apprentissage relationnel qui permette d'arrêter les répétitions. La machine se met en route
autrement.
E Boularan : il me semble qu'il faudrait que ce soit non un jeune « incasable », mais le jeune de tout
le monde.
P Ducalet : ne passons pas trop vite sur la litanie « il faut qu'on travaille ensemble ». Au Québec on
a vu une autre organisation des services publics. Déjà, Montaigne disait, dans les Essais15 « limons
notre cervelle à celle d'autrui ».
Accueillir les jeunes, tels qu'ils sont, demande un posture professionnelle qui n'est pas forcément
celle qu'on enseigne dans les formations. Accueillir l'aléa s'apprend chemin faisant.
Intervenante : je suis heurtée par le terme « placement à domicile » : c'est assez contradictoire et
parfois même violent pour la famille.
On n'a pas parlé jusqu'ici du terme « incassable » : c'est un terme assez dur, ils sont un peu cassés
aussi par leur parcours.
D Cousin : le « placement à domicile » arrive après un placement parce qu'on est encore sur la
notion judiciaire.
Les trois termes « incasable », « inclassable » « incassable », pour ma part je ne les utilise jamais.
Je parle davantage de souffrance psychique de ces jeunes. Ils sont cassés. Mais ils ont des leviers
qu'on peut utiliser. Nous, on n'est pas dans l'urgence, on prend le temps.
N Scrocarro : nous proposons aussi de petits lieux de vie.
D Cousin : quand on a réussi à les apaiser, à éviter qu'ils s'effondrent, qu'ils se flinguent, on a gagné.
15 Voir en ligne Les Essais de Montaigne
20
P Ducalet : je reconnais l'effet un peu provocateur du titre de cette journée. Mais quelles questions
se posent à la fin ?
« incassables» ces jeunes qu'on accueille et déplace en permanence ? Nos institutions se
questionnent sur la responsabilité que nous avons de ces successions maltraitantes. Au Québec, il y
a un point de réflexion très fort pour arrêter ces déplacements.
Le plus étonnant c'est la capacité de résilience de ces jeunes malgré tout ça.
Intervenant -ASE : quand ils arrivent dans l'institution, eux se considèrent comme incassables.
Mais on finit par les casser, bien souvent.
Faire face à la crise est de la responsabilité d'un service placeur, l'incasable est un gamin qu'il faut
contenir physiquement. Comment faites-vous avec la crise ?
 Comment gérez-vous les échecs de prise en charge ?
 Quelles difficultés rencontrez-vous au quotidien ?
 Quels écueils ?
G Pain : ils arrivent en crise et chez nous ils continuent. Nous ne faisons pas d'exclusion. Parfois
même on propose au jeune de faire une crise. On sait qu'on va travailler avec ça, l'équipe l'anticipe.
Nous rencontrons deux types de crise :
 Crise de frustration : ça fait partie des règles sur le plan éducatif : la loi, ce n'est pas nous qui
la faisons, et nous n'hésitons pas s'il le faut à porter plainte.
 Crise de décompression, d'angoisse : quand le jeune voit qu'il est un petit peu responsable. Il
n'a presque plus de solution du type fou ou méchant. Ce n'est pas le même genre de crise, et
nous y répondons beaucoup du côté du soin.
L'échec, ce sont les jeunes qui quittent l'établissement – souvent des jeunes venant de la PJJ et
récidivistes.
E Boularan : ce n'est pas idyllique. Quand on est complètement impuissant, que rien ne bouge, rien
ne se passe, le sentiment d'impuissance nous gagne, c'est un des écueils.
La crise, nous la résolvons souvent par l'hospitalisation ou par la chlorophylle et les animaux : ce
qui nécessite soins et accompagnement.
D Cousin : après la crise et la contention, vient souvent l'effondrement, qui nécessite
l'hospitalisation. Nous la préparons avec le jeune. Après la contention on peut recommencer à
parler. Ils vérifient qu'on tient debout.
Le départ vers la psychiatrie adulte, pour moi, n'est pas un échec. Il y a une vie de la psychiatrie
adulte.
Intervenant : MDPH : quel financement ? Mettre dans une case qui retire du relationnel en mettant
en avant le handicap ?
Se pose la question du soir et de la nuit : si on est là c'est parce qu'on est mal aimé... on est dans
l'émotion, l'irrationnel. Le passage obligé par la MDPH permet de s'en dégager, d'être dans quelque
chose de plus positif.
P Ducalet : le dispositif de l'Estancade est médico-social : SESSAD + SAF. Dans une concept écosystémique du mot handicap on est en train de les mettre dans cette situation-là si on ne fait pas
21
attention. Techniquement c'est simplement parce qu'on est un établissement médico-social.
T Perrigaud : quand on a créé l'Estancade, il a fallu l'inscrire dans une case. Quand on regarde le
problème au niveau au-dessus, il faudrait qu'il accepte l'inventivité. Ce problème concerne
également tous les ITEP.
A. Oui : mon ressenti sur ce qui pourrait être commun aux services engagés inconditionnellement
auprès de ces jeunes : faire davantage la fête quand un fugueur revient à la maison.
P Ducalet : « on peut vivre sans amour, sans musique et sans philosophie, mais pas si bien. »16
16 Voir en ligne : Vladimir Jankélévitch
22
Eric Fiat
Philosophe, responsable du master et du doctorat de Philosophie pratique-Ethique médicale et
hospitalière, Université de Marne-La-Vallée
Questions de place : quelle place pour celui qui n'a nulle place ?
« Très belles, vraiment, sont les premières lignes de Croc Blanc, où Jack London dit l'homme le
plus inquiet de tous les vivants, celui qui en raison de sa pauvreté en instinct peine à trouver sa
place dans le monde. Car si sa richesse en instinct permet à l'animal de trouver sans même avoir
besoin de les chercher les chemins de sa vie, l'homme est en revanche l'animal désorienté, l'animal
inquiet. Mais à cette inquiétude, la bonne éducation, les bonnes habitudes sont pour la plupart des
hommes remède. Que faire cependant des hommes qui pour les plus diverses raisons ne parviennent
à trouver leur place dans le monde ? »
L'homme est incasable, inclassable, incassable... jamais en repos, c'est le plus agité de tous les êtres
vivants – sauf celui qui est mort.
« voyez, Yvonne, maintenant elle est comme tout le monde » dit De Gaulle à sa femme après
l'enterrement de sa fille Anne... faut-il attendre qu'ils soient morts pour qu'ils trouvent leur place
dans le monde ?
Il nous faut changer notre regard sur eux.
Ces adolescents sont les plus humains des hommes, ils renvoient ce qu'il y a de plus terrible dans la
condition humaine. Nous savons que nous aurions pu ne pas être, et que nous ne serons plus. Je
recherche une légitimation au fait que je sois, et que je sois tel que je suis.
Il y a chez nous des hommes qui pensent qu'avec cette difficulté d'être il aurait mieux valu ne
jamais naître.
Dans un premier temps l'amour parental est la célébration d'un être et d'une manière d'être : « il est
bon que tu sois ; et que tu sois comme tu es ». Rappelons-nous Gabin dans « je sais » : « le jour où
quelqu'un nous aime, il fait très beau »17. La légitimation, la justification, ne sont jamais totalement
acquises, mais toujours à remettre en question. Cependant, nous avons généralement trouvé cette
« assiette pérenne » dont parle Montaigne – même si nous n'avons jamais cette espèce de
« permanendité » qu'on voit aux animaux. Pour nous, l'existence est plutôt un cadeau qu'un fardeau.
Certains hommes – dont vous vous occupez – sont la fine pointe de l'humanité.
L'homme est pauvre en instinct : ce que la nature donne à une bête, c'est de trouver sans chercher
les chemins de sa vie. Nous, humains, nous cherchons sans trouver.
L'instinct, c'est ce que la nature a donné à une bête pour stabiliser le rapport qu'elle aura à un autre
animal et au monde. Le paon ne fait pas la roue pour séduire la femelle, il fait la roue et séduit la
femelle, dans le même temps. D'où la prévisibilité des comportements animaux, même s'il y a
toujours du jeu. La nature donne la vie à l'animal avec le mode d'emploi, elle donne à l'homme la
vie et ses besoins sans mode d'emploi. C'est une donnée anthropologique de base.
17 Voir en ligne : Jean Gabin - Maintenant Je Sais
23
Ce mode d'emploi, généralement nous le trouvons dans les premiers temps de la vie, grâce à l'amour
des parents, et à l'habitude – ce qui tient lieu d'instinct – C'est ce qu' Almodovar18 nomme « la
bonne éducation », « l'habitude est une seconde nature » selon Aristote.
L'habitude ressemble à l'instinct (ce que la bête a toujours déjà) ;
et elle diffère de l'instinct : ce qu'on a appris et qu'on peut perdre n'empêche pas la liberté.
Elle nous permet la stabilisation du rapport que nous avons à nous-mêmes, aux autres et au monde.
Certains hommes n'arrivent pas à trouver leur place, leur légitimité, à stabiliser le rapport qu'ils ont
au monde. Ils sont dans l'angoisse. Cela peut expliquer que les ados prostrés à côté des poubelles
aiment avoir des animaux à côté d'eux.
Ulysse n'a trouvé son salut que dans l'accueil d' Argos, en arrivant à Ithaque... « Et le chien Argos gisait
là, rongé de vermine. Et, aussitôt, il reconnut Odysseus qui approchait, et il remua la queue et dressa les oreilles ; mais
19
il ne put pas aller au-devant de son maître, qui, l'ayant vu, essuya une larme. .. »
C'est encore plus difficile dans notre monde que dans les autres. Le sentiment de l'illégitimité
devient plus prégnant aujourd'hui, plus prégnant ici.
Autrefois chacun recevait une place prédéterminée dans le monde avant même que d'y venir. Les
rôles étaient pré-établis, on y était amené par des rites d'initiation. Le monde est devenu beaucoup
plus difficile. Il y avait jadis 95% de chances que le fils pratique le même métier que le père,
maintenant il y a 80% de chances pour qu'il ne le pratique pas.
Dans l'antiquité grecque l'univers c'était le Cosmos, un monde bien organisé, ordonné, où chaque
être avait sa place. Nous avons détruit le Cosmos. Cf. Martin Buber20'le problème de l'homme » : il
y a des époques où l'homme possède sa demeure, différentes de celles où il ne possède aucune
demeure... Pascal21 « le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie », « le centre est partout, la circonférence
nulle part »... Pas seulement chaque homme mais l'humanité aurait pu ne pas être...
le centre est une notion éthique-métaphysique, le centre est un refuge pour mon cœur. La
philosophie nouvelle rend tout incertain « the sun is lost and the earth » J.Donne22.
Ces ados qui vivent dans un monde très incertain, qui n'est plus un cosmos, un monde plus difficile,
il faut leur dire « vous êtes les plus avancés des êtres humains ». Ils révèlent la faille qui est au fond
de nous.
Il y a trois paris à faire à leur sujet :
 leur amabilité
 leur liberté
 leur légitimité
18
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Voir en ligne La Mauvaise Éducation Pedro Almodóvar
Voir en ligne L'Odyssée - Ulysse retrouve son chien Argos
Voir en ligne Martin Buber, Le problème de l'homme
Voir en ligne Blaise Pascal les pensées version HTML de l'édition de 1670
Voir en ligne John Donne poèmes
24
cela suppose une attitude souple. Ils sont dans le frontal, il faut inventer des institutions qui
ressemblent plutôt aux roseaux qu'à des chênes 23
«(...) tout vous est aquilon, tout me semble zéphir...Les vents me sont moins qu'à vous redoutables..(...)
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici
Contre leurs coups épouvantables
Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin. "Comme il disait ces mots,
Du bout de l'horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L'Arbre tient bon ; le Roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu'il déracine
Celui de qui la tête au Ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l'Empire des Morts. »
Les institutions doivent parier sur la liberté : rechercher des parties encore vivantes dans celui qui
semble avoir la mort dans l'âme. Il y a encore en lui de la plasticité, de la fluidité, de
l'indétermination. Kant : « un homme qui a amené un certain désordre dans la société, on cherchera la cause de
son crime dans une mauvaise éducation, un naturel insensible à la honte, de mauvaises fréquentations, etc. cependant
même si on sait que son acte a été déterminé par là, on n'en libère pas moins son auteur du fait d'une instance en lui qui
fait qu'il aurait pu faire autrement qu'il a fait »
il n'est pas condamné à l'automatisme, il a une capacité de résilience. En trois temps :
 L'homme est libre car imprévisible : pour Aristote « l'homme est un animal voué au
possible » - à l'intérieur des limites de la nature.
 Si l'homme est en position prévisible, il est encore libre parce que jamais aussi déterminé
par ses habitudes que la bête par son instinct.
 Même quand les déterminismes deviennent si prégnants qu'ils entraînent une perte de
fluidité, de plasticité, il faut alors parier qu'il aurait pu faire autre chose que ce qu'il a fait. La
supposition « tu vaux mieux que ce que tu as fait », est le meilleur moyen qui puisse lui
permettre de faire autrement, un jour . Ceci n'implique pas une trop grande tolérance quant
aux actes, mais une exigence de responsabilité. C'est le plus beau cadeau qu'on puisse faire à
un ado. La mauvaise action s'explique mais n'est pas légitime. « A l'origine de ta méchanceté
il y a une secrète malchance ».
Malchance et méchanceté ont la même origine étymologique. :
mal=mé du latin =malum
du latin cadere=> tomber (choir chance)
Rabelais : “les dés ont meschu”
pour Hugo, le misérable c'est à la fois le malchanceux et le méchant, mais rien n'est fixé :
Jean Valjean va évoluer
Javert aussi « javert déraillé »24
pour les Thénardier c'est moins sûr, mais pointe à un moment « l'aube d'une tendresse »...
23 Voir en ligne Le chêne et le Roseau , Jean de La Fontaine
24 Voir en ligne Javert déraillé
25
le travail social c'est Sisyphe : on recommence tout le temps, mais « on peut imaginer un Sisyphe
heureux » selon Camus25.
Il faut faire le pari de leur amabilité, ça va de soi, il s'agit au fond d'équilibrer dans notre rapport à
eux le respect et l'amour.
Des institutions croyaient que la solution c'était l'amour
Les institutions actuelles croient plutôt que la solution c'est le respect de la dignité de la personne (à
la place du crucifix, on trouve la charte du patient hospitalisé...) cf. Don Juan : passage de « pour
l'amour de Dieu » à « par respect pour l'humanité »26 :
« je m'en vais te donner un Louis d'or tout à l'heure, pourvu que tu veuilles jurer. LE PAUVRE. — Ah ! Monsieur,
voudriez-vous que je commisse un tel péché ? DOM JUAN. — Tu n'as qu'à voir si tu veux gagner un Louis d'or ou non :
en voici un que je te donne, si tu jures. Tiens : il faut jurer. LE PAUVRE. — Monsieur... DOM JUAN. — A moins de cela
tu ne l'auras pas. SGANARELLE. — Va, va, jure un peu, il n'y a pas de mal. DOM JUAN. — Prends, le voilà; prends, te
dis-je; mais jure donc. LE PAUVRE. — Non, Monsieur, j'aime mieux mourir de faim. DOM JUAN. — Va, va, je te le
donne pour l'amour de l'humanité ».
Le respect est nécessaire mais pas toujours suffisant.
Tenir en respect implique de garder une distance, une phobie de la promiscuité... il faut ajouter un
« je ne sais quoi » en plus...
«Madame Arthur est une femme
Qui fit parler, parler, parler, parler d'elle longtemps,
Sans journaux, sans rien, sans réclame
Elle eut une foule d'amants,
Chacun voulait être aimé d'elle,
Chacun la courtisait, pourquoi ?
C'est que sans être vraiment belle,
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Elle avait un je ne sais quoi ! »
l'Amour est célébration d'un être, mais l'amour sans respect fait des ravages. La tension est toujours
féconde et à inventer entre les deux.
Pour les adolescents il faut inventer une kaïrologie.
La science du kaïros28, c'est la science du moment opportun – qui est parfois très fugitif. Elle
suppose que nous soyons dans des institutions qui fonctionnent plutôt à coup de regulae (le plomb)
que de normae (le fer) : pas trop rigides, roseaux plutôt que chêne. Cela peut aider à faire de nous
des Sisyphes parfois heureux. La désespérance fait partie de nos professions.
Si on se rappelle qu'ils sont les plus humains des hommes, on n'attend pas qu'ils trouvent une place
dans le tombeau pour trouver une place dans le monde.
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Voir en ligne Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe.
Voir en ligne la scène du pauvre - molière, dom Juan, acte iii, sc. 2
Voir en ligne – et écouter – Madame Arthur
Voir en ligne Kairos
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Débat
P Ducalet : « le moi s'éveille par la grâce du toi » Gaston Bachelard, dans la préface au livre de
Martin Buber « le je et le tu »
Intervenant : Fiat Lux !
P Ducalet : la philosophie nous fait grand bien.
Intervenante : Au cours de cet exposé, c'est peut-être le moment qui a fait le plus venir à mon esprit
les jeunes gens que je connais. En particulier avec la notion « ils sont peut-être les plus humains
d'entre nous ». Je vais reprendre mon travail lundi avec de belles images, de belles idées.
E Fiat : je suis très joyeux de cela. La philosophie c'est une distance provisoire pour une meilleure
présence.
T Perrigaud : Dans le dispositif de l'Estancade, Éducateurs, psychologue, assistants familiaux, sont
typiquement au carrefour de l'amour et du respect.
M Hajjar : je vous remercie pour vos propos : il y a toujours de l'espoir et des choses à construire.
Ça aide à ne pas baisser les bras.
E Fiat : une étudiante a fait une thèse sur la violence, elle l'a définie comme « la désespérance dans
la relation à autrui ». Mais ça n'enlève rien à la difficulté.
P Ducalet : « on peut vivre sans musique, sans amour et sans philosophie, mais moins bien » !
Compte-rendu : Marie-Claude Saliceti
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