Démocratie “Canada Dry”

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Démocratie “Canada Dry”
Démocratie “Canada Dry”
Totalitarisme “à visage humain”
---------“Il fut un temps où ce qui était supposé menacer l’ordre social et les traditions civilisatrices
de la culture occidentale, c’était la Révolte des masses. De nos jours, cependant, il semble bien
que la menace provienne non des masses, mais de ceux qui sont au sommet de la hiérarchie.”
Voilà ce qu’écrivait en 1994, juste avant sa mort, un grand intellectuel américain, Christopher
Lasch, dans son dernier livre « La révolte des élites et la trahison de la démocratie » qui clôturait
une longue réflexion sur le populisme et la pseudo démocratisation de la culture, en réalité
l’industrialisation de la culture qui aboutit à une manipulation de la population par les médias.
Près de quinze ans plus tard, nous pouvons observer en France les effets de cette « révolte
des élites”, où la trahison de la démocratie pourrait être caricaturée par une définition “relookée”
de la démocratie : le pouvoir des people, par les people, pour les people. Quant au Tiers Etat, il est
sommé de retrouver sa seule fonction : travailler (le plus possible et le plus égoïstement
possible)… et ne plus se bercer d’illusions sur les solidarités collectives, dénoncées à la fois
comme des charges insupportables pour l’économie et des privilèges sociaux illégitimes, bref pour
parler neuf : des niaiseries de loosers qui pénalisent les gagneurs. En récompense, le bon peuple
est convié à assister au spectacle des people dont la médiocrité, quand ce n’est pas la vulgarité, des
propos et des attitudes exprime un double mépris. Mépris traditionnel aristocratique: on peut se
tenir mal devant ses serviteurs et mépris moderne démagogique : le peuple est médiocre et
vulgaire, on lui offre donc un spectacle à sa mesure tout en le convainquant que ceux qui
l’exploitent et le dominent ne sont pas différents de lui.
Il y a quarante ans déjà, Guy Debord décrivait avec une rare pertinence ce qu’il appelait
justement la société du spectacle, qui se manifeste aujourd’hui avec une totale obscénité.
-L’espace public a cédé la place aux espaces publicitaires.
-Les débats d’idées sont devenus des dialogues de théâtre de boulevard où se mêlent les
histoires de couples, les règlements de compte médiocres de personnages à l’ego boursouflé, et les
tirades pantalonnesques du super-monsieur-tout-le-monde .
-Zola, accusant dans “L’Aurore” les tares d’un Etat Major indigne, a comme héritiers les
paparazzi de “Gala”, diffusant les frasques d’une caste “décomplexée”…
Les totalitarismes de naguère soumettaient le peuple par un verbe mobilisateur contre un
ennemi extérieur fantasmatique, le totalitarisme du spectacle le soumet par des images
démobilisatrices d’une société fictive. La fascisation du peuple s’est muée en fascination pour les
people. Certes, la fascination d’un peuple spectateur est moins inquiétante que la fascisation d’un
peuple acteur, mais on n’a pas davantage affaire à un peuple de citoyens. Citoyen, mot pourtant le
plus prononcé pendant la dernière campagne électorale, dans une surenchère d’émotion lyrique.
Mais justement, c’est généralement le ton qu’on utilise pour une oraison funèbre.
Et au fond, si pendant cette période, on a proposé la démocratie participative en
remplacement de la démocratie représentative, c’est qu’il y a peut-être bien une incompatibilité
entre être un acteur sur la scène médiatico-politique et être un représentant du peuple. Jouer des
coudes pour être pris dans le casting électoral, pratiquer les techniques de communications pour
être crédible vis-à-vis des médias, bref être dans le spectacle. Certes le discours de chacun exprime
des contradictions qui seraient irréductibles dans la vraie vie mais se ramènent à un jeu de rôle
joué par des acteurs d’une même troupe sur la scène médiatique.
Davantage Robert Hossein que Napoléon, notre nouveau Président a parfaitement compris
les mécanismes de la société du spectacle, qui forme son gouvernement comme une troupe de
théâtre intégrant tous les rôles. Ainsi, l’ancien Président d’Emmaüs peut côtoyer la Ministre des
Finances, représentante notoire du grand patronat ; Fadela Almara peut partager la même loge que
Christine Boutin ; le père de l’humanitaire porteur de sac de blé peut être collègue d’un ministre de
l’intérieur tançant les préfets insuffisamment zélés dans l’expulsion des familles d’enfants
scolarisés ; on peut même changer de rôle quand on n’obtient pas celui que l’on souhaitait,
comme, par exemple, vouloir diriger l’organisme international le plus anti-social faute d’avoir pu
être le candidat … des socialistes. Naguère “être vendu” était une injure, aujourd’hui “savoir se
vendre” est une vertu, de la même façon, collaborer était une honte, c’est aujourd’hui un devoir.
Ce consensus d’opérette est la forme soft de la fusion totalitaire qui permet d’occulter les
conflits et de faire croire qu’un chef capable de diriger cette troupe bigarrée accomplira le miracle
de marier le lapin et la carpe, affaire de “com”, c’est-à-dire de manipulation des masses. Ainsi, à
titre d’exemple anecdotique, notre maître magicien avait promis d’accomplir le miracle de baisser
les impôts tout en réduisant les déficits publics. Avantages fiscaux pour les rentiers d’une part,
dégraissage des services publics et réduction des prestations d’autre part, le tour est joué, promesse
tenue, miracle accompli.
Pendant ce temps, la troupe concurrente se vide d’une partie de ses acteurs qui ne résistent
pas à aller tenir un rôle en face, pendant que d’autres reprochent le mauvais choix de casting lors
du dernier spectacle électoral et que tous se positionnent pour les casting futurs. Quant au contenu
de la pièce ? Mais enfin, les acteurs ne sont pas auteurs. Et en démocratie, surtout participative,
l’auteur c’est le peuple, ou comme l’on dit désormais la société civile, qui dans sa sagesse
spontanée sait mieux que tout autre ce qu’il convient de penser et de faire.
Qui oserait contester la sagesse populaire ? Peut-être, peut-on tout de même émettre des
réserves sur la spontanéité. Certes, cette société civile n’est plus sous l’influence d’une presse
partisane et de la propagande des Pepone ou Don Camillo de naguère, elle s’est détachée des
engagements idéologiques sectaires, elle est donc ouverte, disponible. Disponible à quoi ? Au
débat, à la réflexion, aux propositions ? Sûrement. Encore faut-il que cette disponibilité ne soit pas
divertie, pervertie par de nouveaux maîtres à penser, ou plutôt à ne pas penser. Or, cette
disponibilité, les maîtres du spectacle médiatique ont bien compris le parti à en tirer. Relisons
avec la gravité qui convient ce manifeste de la nouvelle société totalitaire énoncé par le patron de
TF1, Patrick Le Lay :
“Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit
disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de
le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du
temps de cerveau humain disponible.” (Patrick Le Lay, PDG de TF1).
On peut difficilement trouver texte plus cyniquement abjecte, plus contraire aux “traditions
civilisatrices de la culture occidentale“, pour reprendre la formule de Christopher Lasch. Or ce qui
est inquiétant, ce n’est pas qu’il y ait des Le Lay qui puissent tenir ce genre de propos, comme il y
a des néo-nazis, des racistes ou des fanatiques religieux qui peuvent tenir des propos tout aussi
contraires à ces traditions civilisatrices. Mais, Le Lay n’exprime pas une opinion ni n’énonce ce
qu’il souhaiterait que soit la télé, il a le pouvoir et nous dit ce qu’est, ici et maintenant, la télé et
pas seulement pour sa chaîne et que nous pouvons facilement voir en effet fonctionner ainsi. Enfin
et surtout, ces propos n’ont suscité aucune véritable réaction : aucune démission de salariés de
TF1, qui donc acceptent tous d’être payés pour décerveler leurs concitoyens et servir d’intermèdes
aux messages publicitaires ; aucun boycott de la chaîne de la part de quelque personnalité que ce
soit, et bien évidemment aucune manifestation populaire. Là est la quintessence d’une société
totalitaire, qui ne doit justement pas être confondue avec un Etat tyrannique : l’adhésion « bon
enfant » des individus à des valeurs qui les nient en tant que sujets et les rend complices de leur
propre dégradation.
Enfin, le totalitarisme c’est aussi la fusion de tous les pouvoirs en un seul, tenant un
discours unique et présentant une image type de la société idéale. La répression et la censure
n’étaient que les formes archaïques de cette volonté de maîtrise du verbe et des images. La forme
moderne, aboutie, est que le pouvoir soit producteur monopoliste du discours et des images. Les
puissances économiques modernes l’ont bien compris. L’Etat avec son administration et son armée
ne les intéresse plus, elles ne cessent même de le faire dépérir. Mais elles ont totalement investi les
médias (radio, télé, cinéma, éditions). Inutile donc de réprimer ou de censurer : on peut tout dire,
tout écrire, tout montrer, tout est noyé, brouillé par la production de masse de mots et d’images. Et
quand, enfin, le pouvoir politique est en fusion totale avec le pouvoir médiatique, comme c’est
désormais le cas, la boucle est bouclée et là aussi, inutile de réprimer, l’opposition n’a pas à être
interdite ou muselée, elle s’auto-anéantit, ne produisant plus aucun discours et n’offrant plus
aucune image distincte.
Las, voilà bien des propos décousus, décourageants, et que certains trouveront déplacés. Ils
n’ont lieu d’être que s’ils sont un préalable à une réflexion collective qui encourage à réagir, à
remettre les idées en place afin de recoudre une pensée collective désemparée.

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