Khaddouj-Extraits Editions les Passionnés de bouquins

Transcription

Khaddouj-Extraits Editions les Passionnés de bouquins
Khaddouj
Corinne Bouvet de Maisonneuve
Khaddouj
Éditions Les Passionnés de bouquins
2013
ÉDITIONS LES PASSIONNÉS DE BOUQUINS
36 impasse du Tonkin - 69290 Craponne
email : [email protected]
site Internet : www.les-passionnes-de-bouquins.com
ISBN 978-2-36351-004-4
Collection Témoignages - ISSN 2105-9322
Conception graphique et mise en page : Marcel & Mado
Boîte aux lettres
Lettre à la responsable du service d’Aide aux personnes au chômage de la ville d’Annecy :
Madame,
Quand Khaddouj T. a téléphoné à vos services afin de tenter de
rectifier un malentendu qui allait la priver d’un revenu essentiel,
l’assistante sociale concernée (ou pas) a séché dans l’œuf tout espoir
de conciliation avec ces mots définitifs :
« Madame, je ne peux rien pour vous, je suis une boîte aux
lettres. »
C’est efficace, Khaddouj n’a plus pipé un mot. Elle aurait pourtant
eu beaucoup à dire. Mise en congé maladie à la suite de graves douleurs dorsales, elle s’était retrouvée avec un bien modeste montant
compensatoire dans l’attente de retrouver les capacités de reprendre
son travail. On a beau dire « technicienne de surface » ou autres
euphémismes, le métier de Khaddouj n’en reste pas moins essentiellement physique. Que Khaddouj en ait eu plein le dos, même le
médecin était d’accord avec ça et lui avait signé son arrêt de travail
sans sourciller. Ce dont Khaddouj n’avait pas été avertie, en petites
lettres dans le texte, c’est que ne pas aller travailler signifiait aussi ne
pas sortir de chez soi, ou alors l’horaire ad hoc devait être convenu
préalablement. Encore fallait-il être capable de lire les fameuses
petites lettres. Khaddouj ne sait pas lire et personne n’avait songé à
la mettre au courant. Personne d’ailleurs dans la vie de Khaddouj, ne
l’a jamais mise au courant de rien. Khaddouj a grandi sans aucune
attention comme poussent les orties dans nos champs.
Le jour où une inspectrice sanglée de soupçons est venue vérifier
sa présence au domicile, elle n’y était pas. Aux courses, partie nourrir
sa famille. L’inspectrice a sonné, sursauté (parce qu’on ne la lui fait
pas), et aussitôt mis en branle les sanctions prévues au règlement :
en l’occurrence la suppression de la moitié de l’allocation, étant bien
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clair qu’une deuxième absence la condamnait à tout perdre. Quand
Khaddouj, encouragée à téléphoner, a tenté de mettre en avant sa
bonne foi, elle est tombée sur une boîte aux lettres.
Pour se chosifier avec une humilité aussi radicale, il ne faut pas
seulement de la modestie, il faut aussi ne pas savoir. Si je ne me sens
pas aujourd’hui la capacité de rendre chair humaine ni de restaurer
leur écoute ou seulement leur quota d’empathie aux assistantes
sociales les plus désillusionnées, je désire au moins témoigner.
Dire qui est cette femme aux terribles douleurs lombaires et d’où
lui viennent ces douleurs et raconter enfin tout ce que Khaddouj,
faute d’instruction, a toujours tu à ses semblables.
En vérité, la vie de Khaddouj ne ressemble à aucune autre vie.
Si j’avais tissé un tapis avec ses mots au lieu de les écrire, la vie de
Khaddouj ressemblerait à une fresque de laine multicolore où le
rouge vineux, le jaune safran, le vert menthe, l’outremer et l’azur
épouseraient toutes les nuances du jour et de l’ombre, les brillances
de l’amour et la laideur polychrome de l’ecchymose. Ce serait une
fresque où la couleur gagnerait sur le sombre, une tenture sans or
ni soie ni matériaux coûteux mais d’un chatoiement rare, un de ces
tapis somptueux et modeste à la fois, comme on en trouve dans les
souks de son pays.
Madame, ce témoignage représente des heures autour d’une table
de cuisine et probablement des litres de thé, et s’il prend aujourd’hui
les proportions d’un livre, considérez-le avant tout comme une
simple mise au point.
Voici la véridique histoire de Khaddouj, avec sa voix quand elle
dit « je », avec la mienne quand les mots lui faisaient défaut…
Ma première vie
Serpents
Khaddouj vient d’un pays de cailloux, de figues et de citrons. De
cailloux surtout. Un monde où les collines ont soif, éreintées de
soleil et de vent. Elle est née après deux garçons et deux filles, et
avant deux filles et deux garçons. Au milieu en quelque sorte. Le
fils aîné avait deux ans quand il est devenu tout bleu. Il a poussé
un cri puis il est mort très vite. Le deuxième fils au même âge serait
mort d’une rougeole. Qu’en sait-on ? Il y avait sûrement beaucoup
trop d’ornières entre l’enfant et la ville pour trouver un docteur, et
certainement pas le premier dirham.
La mère de Khaddouj porte un nom de fleur, Zahara, ou Zora.
Dans un monde où la roche et le vent nourrissent mal une verdure
épineuse, le prénom de Zora évoque une sorte de paradis. Ça n’a pas
empêché son premier mari de l’abandonner enceinte. Ils ont déjà
perdu leurs deux premiers fils, il faut croire qu’il se décourage. Il s’en
va, il divorce puisque l’homme a ce droit, puisqu’il peut s’en aller
tête haute, démissionner la conscience légère et les bras déchargés.
L’ex-épouse reste, accouche. À elle de se débrouiller avec la
honte et le nourrisson. En l’occurrence, de ce premier mari de sa
mère, Khaddouj me parle peu. Ne lui donne pas de nom puisqu’il
a disparu bien avant sa naissance à elle, dans une autre vie si tôt
commencée dans le deuil. À l’opposé, l’homme qui épouse Zora
en deuxième noce – le père à venir – retient toute son affection.
Ahmed est un homme doux et travailleur. Il adopte Teïka dans
le ventre de l’épousée, sans une hésitation. Lui aussi relève d’un
divorce et lui aussi porte le deuil d’un garçon mort en naissant.
Dans le monde de Khaddouj, les cercueils précèdent souvent les
familles nombreuses.
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Après Teïka naît Mina, après Mina naît Khaddouj. Ses parents
viennent de s’installer à la ferme, une propriété tenue par des
Français du côté de Safi. La proximité de l’océan charge la rosée de
sel et rouille les charrues. Les sols durs cassent les outils. Le travail
est pénible et mal récompensé mais le patron n’est pas mauvais
homme. C’est plutôt sa femme qui bat les ouvriers. En vérité, plus
que les gens, Khaddouj a retenu les blés courts, brossés par les vents,
le khamsin et sa limaille de sable, les étés brûlants, ce chameau très
haut que l’on chargeait des plus lourds fagots, et les serpents.
Dangereux, omniprésents, les serpents ont terrorisé l’enfance de
Khaddouj bien plus que les étés sans eau ou l’extrême frugalité du
village. La vipère est brève, mortelle, le cobra long, musclé, d’une
force effrayante. Un jour, il en tombe un du plafond. Il chute de
la charpente avec un son mat juste entre les genoux des fillettes qui
s’amusaient par terre. Il n’est pas tombé au hasard. Précis, affolant,
il s’enroule autour de la cheville de la petite Malika. Khaddouj ne
se souvient pas des cris du bébé, seulement de sa propre terreur qui
la fait reculer en hurlant. Elle sait qu’on peut mourir-avant-d’avoirvécu dans la gueule armée de crochets. La mère est absente. Le père
alerté se retourne, saisi d’horreur. Son frère s’approche, aperçoit le
serpent avec ses anneaux puissants qui étreignent le pied minuscule.
Le père cède à la panique, il s’époumone plus fort que sa fille et
Khaddouj redouble de sanglots. Alors l’oncle empoigne à pleins bras
la queue du reptile. Mais il a beau tirer, y mettre toutes les forces
que lui ont données les travaux des champs, le serpent continue
d’enfler à l’autre bout de ses anneaux, avec une constance féroce.
– C’est comme ça que les serpents tuent, dit Khaddouj. Ils se
gonflent pour étouffer leur proie.
– Et alors ? demandai-je, mal à l’aise.
– Alors mon oncle saisit son couteau, il égorge la bête, et moi, je
regarde les morceaux du reptile se tordre sur le sol.
– Et la petite Malika ?
– Avec son canif, mon oncle a entaillé la plaie, il a sucé le sang
et le poison, et il lui a sauvé la vie…
Le don
Le père nourrit tant bien que mal sa famille en cultivant son lopin
de terre. Son lopin de cailloux. Mais le vent qui balaye ses champs
a des humeurs d’océan. Vous me direz que tout pousse là-bas, les
haricots, les fèves, l’oignon, l’ail et la tomate. Oui, mais avec parcimonie et d’épuisants transports d’eau. L’eau donc : la corvée en
revient aussi aux enfants, tirer l’eau du puits avec une seille et la
verser dans une jarre en terre cuite. La jarre est ensuite transportée
sur la tête des femmes ou dans des chouaris, sur les ânes, et quand
tarissent les puits proches, sur le dos de l’admirable chameau. Le
père garde les bêtes, la mère assume tout le reste, nourrit la famille,
berce les plus petits, ramasse le bois, file la laine des moutons, la
teint et la tisse elle-même. Le soir c’est encore à Zora et à sa plus
jeune sœur que revient le rôle exténuant de moudre la farine. La
meule vient des souks, deux lourdes pierres circulaires que l’on
fait glisser l’une sur l’autre à l’aide d’un manche de bois fiché dans
la dalle supérieure. Accroupies l’une en face de l’autre, la meule
entre leurs genoux, les deux sœurs, chacune à leur tour saisissent
le manche de bois et le tirent à pleins bras. Il faut la force d’un
mulet pour faire pivoter la pierre, et la constance d’une bête pour
écraser le grain en farine. C’est pourquoi veille une cruche d’eau
froide entre les deux femmes. Dès que l’une vacille, l’autre plonge
ses doigts dans la cruche et l’asperge !
Mais avant la farine, il y a le blé, et derrière les sacs de blé le serpent
qui ne rôde jamais loin de ces paysans du désert. Toute la farine
consommée vient de leurs maigres champs. Le blé exige donc un
lourd travail collectif et sa récolte est précieuse. Pour cette raison, il
est caché bien à l’abri des voleurs dans des sortes de caves creusées
à même le sol. On y pénètre par une échelle, à travers une trappe.
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Pour une broutille, la tante de Khaddouj se fâche avec la mère.
Zora lui a reproché d’avoir la main un peu lourde dans son carré de
potager au lieu d’aller travailler son coin de terre à elle. Habiba lui
répond par une bordée d’injures. Rien de méchant, Habiba parle
comme ça depuis qu’elle a su articuler son premier mot.
– Putain, tu m’emmerdes, tes légumes tu peux te les foutre où
je pense… !
Zora ne pense pas à ça. Elle est douce, bienveillante, elle répugne
aux querelles. Habiba se met à bouder et à bouder jusqu’à ce jour
maudit où, descendue dans la cache au blé, elle se retrouve nez à
nez avec un serpent lové au pied de l’échelle. La terreur enracine
ses mules. Incapable de fuir, elle s’accroche aux barreaux et hurle
au ciel :
– Zora ! Putain, t’es où ? Au secours, Zoraaa, grouille !
Parce que Zora a le don.
Elle ne craint ni les serpents ni les scorpions. Elle tient le don
de sa grand-mère qui lui a transmis la baraka en crachant dans sa
paume quand elle était enfant. Khaddouj l’a vue guérir un homme
mordu au pied, transporté jusqu’à elle sur un brancard de fortune.
Elle l’a vue couper au rasoir la blessure de l’homme, puis sucer la
plaie à pleine bouche. Après ça, l’homme a cessé de geindre et s’en
est retourné travailler à son champ, campé sur ses deux pieds.
– Zoraaaa ! Grouille-toi ! hurle ce jour-là, du fond de son trou,
la tante de Khaddouj.
Tête haute, en lévitation au-dessus du berceau de ses anneaux, le
serpent souverain la tient ferrée dans son regard. Zora s’approche
et glisse un visage débonnaire dans la trappe.
– Mais qu’est-ce que tu as à crier comme ça que tu vas réveiller
les djinns et les pierres !
– Zora par pitié, débarrasse-moi de cette saloperie !
La terreur amadoue Habiba qui gémit de plus belle.
– Je croyais que tu étais fâchée avec moi ? s’intéresse la mère.
Khaddouj imite les deux voix. Elle rit. Dans ma cuisine, il n’y
a pas de serpent.
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– Fais chier… tu sais bien que je ne pense pas ce que je dis !
bégaie la tante.
– Et ce que tu fais, tu y penses ?
– T’inquiète ! Ton jardin, j’y touche plus, je te le jure sur la tête
de mes gosses, mais putain fais quelque chose, le salaud y bouge !
De fait, le cobra balance une tête arrogante au-dessus des boucles
de son corps. Sa langue mobile ressemble à du feu et sa prisonnière
hurle de plus belle.
– Y veut ma peau, je te dis, Zora !
– On fait la paix ? dit sa belle-sœur qui semble s’amuser beaucoup.
– Promis, juré si je mens, je vais en enfer !
Et Zora de la rejoindre calmement dans le trou. Elle saisit la main
de sa belle-sœur et l’aide à se hisser sur l’échelle. Les deux femmes
sont lourdes mais on dirait que la panique a changé Habiba en
rocher.
– Bon, Habiba ! Mets-y un peu du tien, on va pas y passer la journée, se moque Zora, elle-même si composée devant le cobra dressé.
Tant bien que mal, les deux femmes regagnent l’œil du trou,
Habiba devant, Zora derrière la houspillant dans son dos.
– Et le serpent ? m’inquiétai-je.
– Le serpent ? s’amuse Khaddouj. Ma mère est retournée le
chercher. Elle l’a jeté dans un sac comme on ramasse du bois mort
et elle l’a emporté dans le bled.
– Sans le tuer ?
– Non ! Sinon, elle perdait le don.
– Et toi, tu l’as le don ?
– Non. Ma mère a bien essayé. Elle a craché dans ma paume, elle
a soufflé et dit je te donne la baraka. Avec la baraka, elle m’a jeté
un scorpion dans la main. Je me souviens comme il avait le dard
courbé comme l’anse de nos théières avec des sales pattes noires
un peu griffues qui effrayaient la peau. J’ai eu si peur, je l’ai jeté
par terre en hurlant. Et c’est comme ça que je n’ai pas eu le don…
Jouets d’argile
Je n’insisterai pas sur les détails d’un nouveau déménagement qui
rapatria la famille au douar où d’autres oncles, tantes et cousins se
partagèrent les quelques maisons basses, ni sur la naissance de deux
petits frères, Abdelwahed et Simohamed. Je vais à l’essentiel : chez
Khaddouj, on dort, on se restaure et on reçoit dans la même pièce.
Une seule chambre à tout vivre, toute en longueur, et percée d’une
porte en milieu de façade. La gauche figure la cuisine, la droite,
la chambre à coucher. Deux étroites ouvertures de part et d’autre
de la porte donnent un peu de lumière. Sans volet, sans vitre, sans
rideaux, sans même des barreaux, ce sont plus des trous que des
fenêtres. Les lits sont des nattes posées à même le sol de terre battue.
On se partage la nuit là, par terre, serrés les uns contre les autres,
les parents d’un côté, les enfants côté mère. La porte n’atteint pas
le sol et la nuit dessine sous ses planches un rectangle noir un peu
inquiétant. Pelotonnée entre mère et sœurs, Khaddouj cherche le
sommeil en surveillant ce trou, à cause des serpents.
La mer ne se cache pas très loin derrière un horizon de cailloux,
mais c’est déjà beaucoup trop loin pour des jambes d’enfants. La
mer a beau être proche, pour ce qu’ils en profitent, ils pourraient
aussi bien habiter Ouarzazate. Il n’y a pas de maillots de bain dans
l’enfance de Khaddouj, seulement cette odeur de poisson que
rapporte la mère (avec un accent grave et un e). Elle a trouvé du
travail à Safi dans la poissonnerie du port d’où elle revient chaque
fin de semaine avec une puanteur qui n’existait pas chez eux avant.
Autour du douar, la terre a figé ses vagues en longues collines
sèches et les moutons sont de vrais moutons. Les arbres sont rares
et tordus, les buissons moins feuillus qu’épineux, mais Khaddouj les
connaît et les aime tels quels. D’accord avec les figuiers de barbarie,
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elle chaparde leurs fruits gantés d’épingles sans jamais se blesser.
Khaddouj aime la Nature avec un N majuscule. Aucun livre, aucun
écran, aucune image virtuelle ne sont venus semer dans son cœur
les poisons de l’envie, et le désert est son coffre à jouets.
D’école, il n’en est pas question. Khaddouj a quatre ans, cinq
ans, six ans… Elle traverse les années sans célébrer aucun anniversaire. Elle court dans les pierres avec l’insouciance des familles
nombreuses et le plus souvent un puîné sur le dos. Leurs jeux,
leurs joies et leurs jouets sont en argile. Khaddouj façonne avec
les doigts de minuscules casseroles, les garnit de brindilles qu’elle
cuisine en imitant les gestes des femmes. J’insiste sur le verbe imiter.
Aux enfants comme Khaddouj – à toutes les petites Khaddouj qui
existent encore sur terre – on n’enseigne pas. On n’enseigne rien.
C’est à elles d’observer, de comprendre et de se débrouiller.
Observer, voilà son école.