Sadisme, érotisme macabre et oppression
Transcription
Sadisme, érotisme macabre et oppression
Sadisme, érotisme macabre et oppression De Los olvidados (Pitié pour eux) de Luis Buñuel à Biutiful d’Alejandro González Iñarritu Francisco Javier Rabassó Université de Rouen L e cinéma de Luis Buñuel est, depuis son premier court-métrage Un chien andalou (1928), une attaque directe à la morale bourgeoise de la Modernité, perçue elle-même comme porteuse d’une vision anthropocentrique élitiste et exclusive. La fonction tyrannique du sexe serait un des instruments de guérilla intellectuelle que le réalisateur aragonais emploiera pour affronter de façon directe les attentes d’un public bourgeois consommateur d’images et d’histoires que justifie ce système de domination de classes établi depuis l’apparition des colonialismes et de l’État-nation. L’interdiction de L’Âge d’or (1930) sera la conséquence d’une proposition esthétique iconoclaste qui emploie la sexualité, à la façon du Marquis de Sade, comme arme intellectuelle contre les fascismes émergents d’une Europe puritaine, fondamentaliste du progrès et de la technologie. Pour Buñuel, l’érotisme sans christianisme est un érotisme embryonnaire, parce que sans lui il n’est pas de sens du péché (Barbáchano, 1989 : 25), ni conscience de la mort, car comme George Bataille le disait, il est lié au péché, à l’extase sexuelle, à l’érotisme (1971 : 63). Déjà dans L’Âge d’or, Buñuel fait référence directe à l’œuvre de Sade Les 120 journées de Sodome quand, à la fin du récit, il nous montre une série de squelettes d’évêques entremêlés sur des roches, putréfaction symbolique-iconographique des valeurs morales, dans un monde matérialiste où ne restent que les résidus-excréments d’une civilisation spirituelle occidentale en train de s’évanouir face à l’empire de la technologie et de l’espoir d’un avenir meilleur comme projet d’une société qui n’arrive jamais. L’intérêt théorique de Buñuel pour la perversion sexuelle sera présent dans la majorité de ses films mexicains comme dans l’essentiel de sa production ciné- America45.indd 147 09/10/14 08:59 148 Francisco Javier Rabassó matographique. Elle apparaît de façon explicite comme axe central du récit de quelques perversions, comme dans Belle de jour ou Le fantôme de la liberté. De manière plus subtile, on peut également l’apercevoir dans Los olvidados. Dans tous ces films, Sade est présent comme transition entre ce que l’on dit, ce que l’on pense et ce que l’on imagine (Durozoi et Lecherbonnier, 1974 : 16), aspects clés de la pensée surréaliste. La libération du désir, de la poésie comme « révolte » (en référence à l’œuvre de Benjamin Péret, Poésie et révolte, 1945) et comme liberté, la recherche d’une nouvelle morale à travers l’érotisme sont des éléments que Buñuel et les surréalistes vont revendiquer en suivant les principes du Marquis de Sade. Comme l’avait dit Octavio Paz, « la lógica de Buñuel es la razón implacable del Marqués de Sade 1 » (Paz, 1980 : 100). La perversion sexuelle servira d’élément central de l’érotisme dans Los olvidados de Buñuel, pour amener le spectateur à suivre la pulsion déchaînée de mort et d'autodestruction qui pousse Uxmal, personnage central déterritorialisé de Biutiful de González Iñarritu, à exprimer, dans un univers d’oppression urbain, le rejet d’une morale élitiste à travers la présence du sadisme et du macabre. Le concept de déterritorialisation a été développé par Néstor García Canclini dans Culturas Híbridas (Cultures hybrides, 1990), emprunté à la pensée postcoloniale de Chakravorty Spivak dans Can the Subaltern Speak? (1988) et aux « ethnoscapes » d’Arjun Appadurai (1990). D’autre part, Buñuel et González Iñarritu se serviront des objets (les poules et le couteau dans Los olvidados, les chaufferettes dans Biutiful) pour les décontextualiser de leur monde d’origine et leur donner de nouveaux sens dans des espaces d’aliénation et de conflit dans lesquels auront lieu des rites urbains : sexe-mort-sacrifice dialoguant inter-textuellement avec les personnages et propositions métaphysico-existentialistes du Marquis de Sade. Dans Los olvidados, le langage du désir et de l’interdit alterne dans les répliques des deux personnages dédoublés entre le bien et le mal, Pedro et Jaibo, version buñuelienne de Caïn et Abel, aller-retour entre Éros et Thanatos, sadomasochisme, sainteté et crime (Fuentes, 1993 : 108). Dans Biutiful de González Iñarritu, Uxbal représente les deux facettes en étant le bourreau et la victime rédemptrice dans une société déshumanisée et perverse. La cinématographie de Buñuel nous offre tout un inventaire de pathologies sexuelles, en différentes versions de l’érotisme sadien que le réalisateur aragonais incorpore au cinéma comme alternatives méta-narratrices et dans un esprit dissident de rejet de la conscience cartésienne et colonialiste de la Modernité pour rendre à l’homme civilisé la force de ses instincts primitifs. La perversion sexuelle est un des axes centraux de sa proposition érotique et macabre, suivie par son jeune disciple González Iñarritu, comme elle l’avait été avant dans la cinématographie du réalisateur mexicain Arturo Ripstein. Les perversions sadienne et 1 « La logique de Buñuel est la logique implacable du Marquis de Sade. » America45.indd 148 09/10/14 08:59 Sadisme, érotisme macabre et oppression 149 masochiste établissent une relation symbolique ou réelle entre la souffrance et la jouissance amoureuse, de telle manière que le « cinéma de la cruauté » de Buñuel (comme l’avait affirmé le critique français André Bazin, fondateur des Cahiers du cinéma) crée une dualité entre la douleur dans le plaisir et le plaisir dans la douleur. De cette façon, l’objet « obscur » du désir érotique, la femme, mais aussi du désir de mort, des « chingados » (les violés et dominés), selon la terminologie d’Octavio Paz, les pauvres et les « damnés de la terre » (Franz Fanon), souffrent de la cruauté du monde capitaliste qui les exploite et les aliène. De façon subversive, Buñuel montrera dans ses films la pulsion érotique dans le domaine esthétique (Martín Arias, 2001 : 238). La liste des perversions n’est pas exhaustive, mais il est important de faire référence au fétichisme et à toutes ses variantes comme le voyeurisme, la pédophilie, l’exhibitionnisme, la nécrophilie, la bestialité, le striptease ou escopophilie, l’achrotomophilie (attirance sexuelle des femmes pour une extrémité mutilée, comme chez le mannequin-réplique de Lavinia dans La vie criminelle d’Archibald de la Cruz, ou dans Tristana) ; l’andromimétophilie (femmes habillées en hommes, comme dans Un chien andalou), l’axilisme (ou excitation par les aisselles, comme dans Un chien andalou) ; la chronophagie et la gérontophilie (attirance sexuelle pour de personnes beaucoup plus âgées, comme dans Los olvidados, El bruto, ou Cet obscur objet du désir) ; le travestisme (dans La vie criminelle d’Archibald de la Cruz, pathologie employée plus tard par Arturo Ripstein dans l’adaptation du roman de José Donoso, Un lugar sin límites, avec Roberto Cobo ; El Jaibo de Los olvidados, travesti qui anticipe intertextuellement les personnages hybrides de Pedro Almodovar) ; la lactophilie (excitation sexuelle provoqué par le lait du nourrisson sur le corps de soi ou d’un autre, comme il apparaît dans Los olvidados avec Meche en train de laver son corps avec du lait de chèvre) ; la podophilie (excitation sexuelle provoquée par les pieds, présente dans beaucoup de films de Buñuel, de L’Âge d’or au Journal d’une femme de chambre. Dans Los olvidados, un premier plan nous montre la Marta, la mère de Pedro, en train de se laver les pieds avant la scène de séduction avec El Jaibo) ; et la pédophilie (dans Los olvidados Pedro apparaît dans une scène en silence qui est un hommage au cinéma muet, se promenant dans la ville et s’arrêtant dans un magasin pour regarder à l’intérieur de la vitrine pendant qu’un bourgeois pédéraste assez âgé lui offre de l’argent). Buñuel met en scène la perversion pour montrer au spectateur le côté obscur et pathologique d’une société en « putréfaction » (terminologie dalinienne), en décomposition, inondée par des héros sadiens comme don Carmelo (l’aveugle de Los olvidados), personnage mesquin (spécialement avec son jeune apprenti, Ojitos), pervers (essayant d’abuser sexuellement de la jeune Meche) et répulsif, allégorie de la sexualité buñuelienne, défini par le réalisateur aragonais comme une énorme araignée poilue disposée à le dévorer complètement (Castro Bobillo, 2001 : 341). America45.indd 149 09/10/14 08:59 150 Francisco Javier Rabassó De la perversion sexuelle du personnage de fiction à la négligence indélibérée de Buñuel on peut tracer un parcours sadien dans lequel le réalisateur aragonais aura aussi, comme El Jaibo et Uxmal, les mains pleines de sang. La pierre de silex du prêtre précolombien se transforma, dans le Mexique de Buñuel, en caméra cinématographique capable de sacrifier le destin du personnage-acteur dans un rituel de mort sacrificielle. De l’Éros de la fiction au Tanathos du monde réel, les personnages du monde réel, les personnages de ses films souffriront dans le corps de ses acteurs l’impact macabre de la réalité filmique (comprise comme préambule du rituel de mort), en étant victimes du sacrifice a posteriori. Dans quelques cas par suicide macabre, comme les acteurs d’Un chien andalou, Pierre Batcheff et Simone Mareuil, et de Miroslava, Lavinia dans La vie criminelle d’Archibald de la Cruz. Ou de mort subie par dommages collatéraux en collaborant de manière directe ou indirecte avec Buñuel dans ses films ou dans ses projets artistiques. C’est le cas de Paco Rabal ou de Federico García Lorca ; le premier mourut à Bordeaux dès son retour en Espagne après avoir reçu le prix d’interprétation masculine pour son rôle de Goya à Bordeaux (1999) de Carlos Saura ; le second, après avoir passé sa jeunesse à Madrid à la Residencia de estudiantes avec Buñuel, avant son retour à Grenade où il fut exécuté par l’armée franquiste. Présence de mort dans des lieux où Buñuel laissa sa marque. Ainsi en est-il des cendres de Carlos Fuentes (un des premiers critiques et admirateurs du cinéma de Buñuel) reposant dans l’avenue principale du cimetière de Montparnasse, à seulement trois cent cinquante mètres de l’hôtel Aiglon (au coin du boulevard Raspail et du boulevard Edgar-Quinet) où Buñuel et Dalí avaient écrit le scénario d’Un chien andalou. Sade « transmigré » en Buñuel, avers et revers d’un même personnage du tellurique, marabout d’une rationalité occidentale incontrôlée de l’excès et du délire, où l’érotique-macabre marque le destin de quelques personnages et acteurs qui avaient fait partie de la vie de Buñuel et de sa cinématographie. Chez les deux réalisateurs étudiés, Buñuel et Iñarritu, s’établit dans la région de l’inconscient ce que Victor Fuentes a nommé, par référence à Freud et au cinéma du réalisateur aragonais : un conflicto entre el principio de la realidad y el del placer, y más allá de éste la lucha y el abrazo entre Eros y Tánatos, y las pasiones, pulsiones-perversiones que afloran desde el Ello, con el retorno de lo reprimido y la compulsión a la repetición y que arrasan con los convencionalismos sociales del orden/desorden establecido (2005 : 283) 2. La perversion sexuelle se transforme en désir irrépressible de mort, de destruction, de purification. Le cinéma et la vie de Luis Buñuel fonctionneront comme une 2 « Un conflit entre les principes de réalité et de plaisir, et au-delà de celui-ci entre la lutte et l’étreinte, entre Éros et Thanatos, et des passions, pulsions-perversions qui émergent de l’intérieur du Soi, avec un retour du réprimé et la compulsion à se répéter pour écraser tous les conventionnalismes sociaux de l’ordre/désordre établi. » America45.indd 150 09/10/14 08:59 Sadisme, érotisme macabre et oppression 151 sorte de « glande pinéale » entre la vie et la mort, le rêve et la veille, l’intelligence et le corps, chakrà du temps, de la lumière, troisième œil qu’anticipe de façon extrasensorielle la pulsion diabolique du sacrifice et de l’éros. Buñuel vampirise ses personnages, convertis en fantasmes de l’inconscient collectif des peuples, de leur monde pré-cartésien et mythique où la distance avec le miroir s’évanouit, un miroir acoustique féminisé comme nous en montre Kaja Silverman dans ses travaux. Le fantastique, la présence « vivante » de la mort, fait partie de la quotidienneté, en transformant l’érotique en une « éthique de la disparition ». Si le rêve de la raison produit des monstres (référence au Caprice du peintre Francisco de Goya, également aragonais), dans la cinématographie de Buñuel, ces monstres, perçus comme personnages, se transformeront en exécutants pirandelliens des acteurs, du désir incontrôlable d’un éros diabolisé vers la quête définitive de son espace vital qui va de la mort jusqu’au néant existentiel. Si « l’imaginaire ne fait pas de crimes », comme nous le dit à la fin du récit le commissaire du roman de Rodolfo Usigli, Ensayo de un crimen (1944), présent aussi dans la version filmique de Buñuel dans La vie criminelle d’Archibald de la Cruz (1955), la boîte à musique aux résonances « artaudiennes » qui sert de détonateur des crimes d’Archibald deviendra, dans la production cinématographique de Buñuel, une technologie de mort, artéfact initiatique capable de mener ses personnages hors de la fiction filmique. Sadisme et érotisme se combinent dans un cinéma qui dévoile au monde la cruauté (Bazin, 1977 : 72) à travers les enseignements du Marquis de Sade comme élément de lutte et de violence. Sade, Artaud, Buñuel, trinôme qui annonce l’érotisme, la destruction et la mort, chronotopie dialogique macabre, hétéroglossie hybride annonciatrice d’un épistème de la méchanceté dans des mondes où la pulsion sexuelle devient un élément du désordre, de l’agonie et de l’excès (López Villegas, 1998 : 76). Du « Chien » de Goya (peinture noire réalisée entre 1822-1824, présente dans le film de Carlos Saura, Goya en Burdeos, et qui deviendra une obsession pour Antonio Saura dans ses essais et ses « chiens aragonais » produits dans la dernière période de sa vie de peintre) au Chien andalou, la solitude et la mort annoncée seront, dans les deux films mentionnés, protagonistes du « duende » (envoûtement) lorquien. De tels sons noirs « reflejan el misterio de una tierra todavía despierta al encanto de un poder sobrenatural que nos devuelve a nuestros orígenes 3 » (Rabassó et Rabassó : 28), dans des rites érotiques et macabres propres au cinéma de Buñuel et de González Iñarritu. Les personnages, une fois perdue leur relation paternelle et filiale avec le monde (Hagerman, 2006), tombent allégoriquement dans le trou noir (référence à la mort de El Jaibo à la fin de Los 3 « Reproduisent le mystère d’une terre encore éveillée aux charmes d’un pouvoir surnaturel qui nous renvoie à nos origines. » America45.indd 151 09/10/14 08:59 152 Francisco Javier Rabassó olvidados). La même chose arrive au cadavre de Pedro à la fin du film aussi ; les personnages des deux réalisateurs dans les deux films étudiés roulent dans les fonds marécageux qui nous renvoient à celui de notre civilisation occidentale, tous des avatars d’Icare, de Tantale, de Lucifer, sacrifiés pour nous rédimer du mal de la Modernité. Chronique documentaire (comme celle de García Lorca dans sa conception de Noces de sang), l’abandon du corps d’un enfant dans une banlieue boueuse de Mexico DF inspira à Buñuel le récit de Los olvidados pour souligner, dans la tradition du naturalisme et du réalisme espagnol, la solitude et la mort comme axes centraux de son monde érotisé et déshumanisé, liant « el instinto sexual y el instinto de muerte 4 » (Fuentes, 2005 : 275). Ces deux éléments vont se fusionner à cause de l’athéisme revendicatif du réalisateur aragonais (« soy ateo gracias a Dios 5 », Buñuel,2008 : 201) et du catholicisme fondamentaliste présent dans l’œuvre et la vie de González Iñarritu, fictions et réalités confondues dans les articulations des récits cinématographiques autoréférentiels et ouverts. De El Jaibo dans Los olvidados à Uxbal, Biutiful devient un drame de dimensions bibliques (Hermoso, 2010) où le parcours symbolique proposé au spectateur nous suggère le jeu maléfique du regard, phénomène du miroir-fenêtre dont les victimes-personnages observent et sont observés par un récepteur converti métaphoriquement en protagoniste du rituel, vampirisme métafictionnel qui célèbre des deux côtés du miroir, de l’écran, la célébration du sacrifice. Le regard pervers, sadique et fasciné de El Jaibo est aussi le nôtre, comme celui de Buñuel et de González Iñarritu, sur le corps inerte de Pedro et le corps agonisant d’Uxbal. Regard dionysiaque et libérateur qui entre en conflit avec le regard contemplatif, apollinien et asexuel (androgyne) du récepteur occidental (Paglia, 1991). Dionysos, suivant la pensée de George Bataille, était le dieu de la transgression et de la fête, dieu de l’extase et de la folie, de l’ivresse, de l’orgie, de l’érotisme (Bataille, 1971 : 76). Comme dans le mythe de Frankenstein (annoncé par Mary Shelley dans son roman en 1818), le héros (ou antihéros de fiction) finira par détruire le Bien, allégoriquement représenté par Pedro dans Los olvidados, par les émigrants chinois dans Biutiful, dans un univers déshumanisé, images macabres, terrorisme iconographique de l’Apocalypse suggéré comme épilogue de toute l’œuvre de Buñuel dans la dernière séquence de son dernier film, cet Obscur objet du désir (1977), avec l’explosion d’une bombe qui annonce la fin de la fiction, du rêve et de l’utopie. Dans les tableaux de Salvador Dalí de 1927, « Étude pour ’la miel es más dulce que la sangre’ », « Aparato y manos », et de 1928, « Vaca espectral », « Asno podrido », apparaît déjà un monde en décomposition, marqué par la présence de la mort (la putréfaction) et le sacrifice (le rasoir), qui préfigure les propositions 4 « Instinct sexuel et instinct de mort. » 5 « Je suis athée Dieu merci. » America45.indd 152 09/10/14 08:59 Sadisme, érotisme macabre et oppression 153 perverses et sadiennes de Buñuel dans Un chien andalou (1928) et de Federico García Lorca dans Poeta en Nueva York (composé entre 1929 et 1930 et paru après la mort du poète en 1940). Dans La vie criminelle d’Archibald de la Cruz, l’élégant séducteur protagoniste du récit (alter ego de Buñuel dans la fiction filmique) confesse à sa future victime et épouse Carlota son désir refoulé de vouloir être un grand saint ou un grand criminel. La sainteté est un des éléments que Buñuel et González Iñarritu ont traités dans leurs deux films, Los olvidados et Biutiful, comme contrepoint narratif de la cruauté. Pedro, Uxbal et El Jaibo, ange déchu qu’on découvre à la fin du récit de Los olvidados, sont différentes versions des héros sadiens qui souffrent, tout au long de leur parcours vital, le martyre d’un monde qui les écrase. D’autre part, comme l’avait montré George Bataille dans ses études, il s’établit une certaine proximité entre l’érotisme et la sainteté due à l’intensité extrême de l’expérience mystique et érotique (Bataille, 1992 : 347). En revanche, la figure du grand criminel serait plus appropriée pour montrer l’identité diabolique et vampirique qui se cache dans l’imagination (l’imaginaire) de Buñuel et González Iñarritu pour exécuter méthodiquement, comme s’il s’agissait d’un processus alchimique, leur attaque frontale de la morale bourgeoise de la fin du millénaire. L’esthétique du beau est cachée au spectateur dans la tragédie urbaine de Los olvidados et d’Uxbal dans Biutiful. Mexico et Barcelone se transforment en locus central d’un nouvel enfer où les héros romanesques (Pedro, El Jaibo, Uxbal) sont incapables de trouver dans les ruines de la civilisation urbaine le recours (ou l’échappatoire) d’une Béatrice rédemptrice et réceptrice de la douleur et du désespoir vital des personnages. Le rêve de Pedro, où résonne le complexe d’Œdipe, annonce la tragédie de son réveil : « el encuentro con lo Real, vinculado al nudo de la castración y al inaccesible y reprimido objeto de su deseo 6 » (Fuentes, 2005 : 288). Comme dans les héros en chute libre de Buñuel (Pedro et El Jaibo dans Los olvidados, Uxbal dans Biutiful), l’état de rêverie d’un spectateur cinématographique (Metz, 2002), devenu homo videns (Sartori, 2000) de notre société contemporaine, s’altère dans sa condition de récepteur passif. Le cinéma de Buñuel et de González Iñarritu problématise ainsi l’observation « impartiale » et voyeuriste d’images violentes, la mort d’une lecture-vision conventionnelle que nous offrent le cinéma et les images des médias comme spectacle global. « La tyrannie de la communication » annoncée il y a quelques années par Ignacio Ramonet (1999) apparaît travestie dans l’œuvre de Buñuel et de González Iñarritu comme pensée unique, pensée érotique de la mort, tyrannie d’une apocalypse technologique en train de transformer le spectateur en une nouvelle statue de sel biblique face aux images violentes du monde 6 « La rencontre avec le réel, en liaison avec le nœud de la castration et avec l’objet du désir, inaccessible et refoulé. » America45.indd 153 09/10/14 08:59 154 Francisco Javier Rabassó extérieur sadiennes et sexualisées. Le monde des ombres du mythe de la caverne de Platon nous invite à cacher l’œil dionysiaque du mal dans l’espace privé de la réception filmique, en jetant notre regard sibyllin et érotisé vers ce monde avec une complicité perverse, onanisme visuel de la décomposition d’une Gaia sacralisée, de nouveaux icônes et objets d’adoration « digitale » ; beaucoup d’entre eux ont d’imprévisibles conséquences sur l’avenir d’un homo interneticus sur une humanité online. Entre l’imagination et son acte, le regard est protagoniste de la vampirisation transgressive qui se produit entre une morale extérieure qui trouve son contraire dans le monde intérieur de l’individu contemporain, projetant ses désirs réprimés sur l’écran de son imagination colonisée par les images extérieures (en conflit avec les mécanismes d’une rêverie encore privée), et les surfaces planes de nouveaux autels technologiques (télévisions, ordinateurs, smartphones) sur lesquels se projettent ses ombres chinoises d’érotisme, de violence et de mort. Dans cette perspective, les personnages de El Jaibo dans Los olvidados et d’Uxbal dans Biutiful se trouvent plus près de Peter Kurten, le « Vampire de Dusseldorf », personnage réel porté à l’écran par Fritz Lang en 1931. Les symptômes agonisants du personnage de Buñuel et de González Iñarritu, l’état de semi-catalepsie d’un spectateur cinématographique immobilisé face à l’écran, la violence érotique avec laquelle se nourrit notre imaginaire collectif nous invitent à nous identifier avec le personnage de fiction, le vampire (allégorie de la modernité et de la technologie), surgi dans le même contexte spatial et temporel de l’apparition du monstre de Frankenstein, créé par les auteurs romantiques du début du xixe siècle ; le personnage du vampire par Lord Byron, le monstre de Frankenstein par Mary Shelley, Dracula par Bram Stoker. Chez ces auteurs, comme dans la proposition métaphysico-existentielle de Luis Buñuel et de González Iñarritu, le manque de confiance et le mépris du monde urbain du progrès et de la modernité sont la note dominante des revendications éthiques et esthétiques qui demandent au spectateur engagé un retour à l’homme primitif, à la société préindustrielle et précapitaliste (Zerzan, 2012). Face à l’utopie d’une immortalité vampirisée proposée par la science et la technologie (son atemporalité et sa virtualité pleine d’ubiquité et accélération), les cinémas de Buñuel et de González Iñarritu nous renvoient au monde organique et à la finitude de l’homme et du monde qui l’a conçu. El Jaibo et Uxbal périront comme victimes après avoir été au centre du rituel comme prêtres-sorciers de la mort de Pedro et des immigrants asiatiques respectivement, dans une barbarie urbaine perçue comme esthétique d’une autre disparition (en faisant référence au concept de Jean Baudrillard), celle d’une humanité angoissante et en régression dans un espace de survie intérieur. La voix off de la mère de El Jaibo nous suggère de façon allégorique, à la fin du récit de Los olvidados, que El Jaibo est un ange déchu dans le vide ; présence acousmatique, cette voix qui nous renvoie au début de Biutiful, voix de la fille d’un Uxbal malade America45.indd 154 09/10/14 08:59 Sadisme, érotisme macabre et oppression 155 qui annonce en prolepse la fin tragique du héros prisonnier de son corps et de l’iconicité d’une planète malade et en voie de disparition parmi la vitesse des villes, de la « dromologie » (Virilio, 1995). Le ralenti cinématographique dans la chute d’un Sisyphe hispanique (El Jaibo, Uxbal) nous est montré par les deux films comme stratégie réelle de « survie spirituelle », de purification, dans une sorte de mort lente ou « lingchi » occidentale (Bataille, 1971). Dissidence postcoloniale et alternative existentielle face à la vitesse et à la consommation rapide d’éros, de violence, d’une phénoménologie de la disparition et de la destruction : le cinéma renvoie à notre société postindustrielle dans un système global de domination technologique occidentale sur la multiplicité de cultures et de sensibilités qui souffrent pour exprimer et comprendre le monde différemment. Bibliographie Appadurai, Arjun, 1990, « Disjuncture and Difference in the Global Cultural Economy », in Featherstone, Mike (ed.) Global Culture, Londres, Sage, p. 295-310. Barbáchano, Carlos, 1989, Buñuel, Barcelona, Salvat Editores. Bataille, George, 1971, Les larmes d’Éros, Paris, Jean-Jacques Pauvert. —, 1992, El erotismo, Barcelona, Tusquets Editores. Bazin, André, 1977, El cine de la crueldad, Bilbao, Ediciones Mensajero. Buñuel, Luis, 2008, El último suspiro, Barcelona, Debolsillo. Castro Bobillo, Antonio, 2001, « Evolución y permanencia de las Obsesiones en Buñuel », in Castro, Antonio (ed.), Obsesión Buñuel, Madrid, Ocho y medio, p. 310-385. Durozoi, Gérard et Lecherbonnier, Bernard, 1974, El surrealismo, Madrid, Ediciones Guadarrama. Fuentes, Victor, 2005, La mirada de Buñuel. Cine, literatura y vida, Madrid, Tabla Rasa. —, 1993, Buñuel en México, Teruel, España, Instituto de Estudios Turolenses. García Canclini, Néstor, 1990, Culturas híbridas. Estrategias para entrar y salir de la modernidad, México, Grijalbo. Hagerman, María Eladia, 2006, Babel: A Film by Alejandro González Iñárritu, Köln, Taschen. Hermoso, Borja, 2010, « Bardem, principio y fin de ’Biutiful’ », El País (17 de mayo de 2010, p. 17). López Villegas, Manuel, 1998, Sade y Buñuel, Teruel, España, Instituto de Estudios Turolenses. Martín Arias, Luis, 2001, « El escándalo imposible: del Surrealismo a la Postmodernidad », in Castro, Antonio (ed.), Obsesión Buñuel, Madrid, Ocho y medio, p. 214-239. Metz, Christian, 2002, Le signifiant imaginaire, Paris, Christian Bourgois. Paglia, Camille, 1991, Sexual Personae. Art and Decadence from Nefertiti to Emily Dickinson, New York, Vintage Books. Paz, Octavio, 1980, La búsqueda del comienzo, Madrid, Editorial Fundamentos. PÉret, Benjamin, 1945, Le déshonneur des poètes, Mexico, Poésie et révolution. America45.indd 155 09/10/14 08:59 156 Francisco Javier Rabassó Rabassó, Carlos A. et Rabassó, Francisco Javier, 1998, Granada-Nueva York-La Habana: Federico García Lorca entre el flamenco, el jazz y el afrocubanismo, Madrid, Ediciones Libertarias-Prodhufi. Ramonet, Ignacio, 1999, La tyrannie de la communication, Paris, Galilée. Sade, Marqués de, 1995, Las 120 jornadas de Sodoma, Barcelona, Tusquets Editores. Sartori, Giovanni, 2000, Homo videns, Bari, Laterza. Silverman, Kaja, 1988, The Acoustic Mirror: The Female Voice in Psychoanalysis and Cinema, Bloomington, IN, Indiana University Press. Spivak, Gayatri Chakravorty, 1987, « Can the Subaltern Speak? », in Nelson, Cary, et Grossberg, Lawrence (eds), Marxism and the Interpretation of Culture, Urbana, IL, University of Illinois Press, p. 271-313. Virilio, Paul, 1995, La vitesse de libération, Paris, Galilée. Zerzan, John, 2012, Future Primitive Revisited, Washington, Federal House. America45.indd 156 09/10/14 08:59