Sadisme, érotisme macabre et oppression

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Sadisme, érotisme macabre et oppression
Sadisme, érotisme macabre et oppression
De Los olvidados (Pitié pour eux) de Luis Buñuel
à Biutiful d’Alejandro González Iñarritu
Francisco Javier Rabassó
Université de Rouen
L
e cinéma de Luis Buñuel est, depuis son premier court-métrage Un chien
andalou (1928), une attaque directe à la morale bourgeoise de la Modernité,
perçue elle-même comme porteuse d’une vision anthropocentrique élitiste
et exclusive. La fonction tyrannique du sexe serait un des instruments de guérilla
intellectuelle que le réalisateur aragonais emploiera pour affronter de façon directe
les attentes d’un public bourgeois consommateur d’images et d’histoires que justifie ce système de domination de classes établi depuis l’apparition des colonialismes et de l’État-nation. L’interdiction de L’Âge d’or (1930) sera la conséquence
d’une proposition esthétique iconoclaste qui emploie la sexualité, à la façon du
Marquis de Sade, comme arme intellectuelle contre les fascismes émergents d’une
Europe puritaine, fondamentaliste du progrès et de la technologie. Pour Buñuel,
l’érotisme sans christianisme est un érotisme embryonnaire, parce que sans lui il
n’est pas de sens du péché (Barbáchano, 1989 : 25), ni conscience de la mort, car
comme George Bataille le disait, il est lié au péché, à l’extase sexuelle, à l’érotisme
(1971 : 63). Déjà dans L’Âge d’or, Buñuel fait référence directe à l’œuvre de Sade
Les 120 journées de Sodome quand, à la fin du récit, il nous montre une série de
squelettes d’évêques entremêlés sur des roches, putréfaction symbolique-iconographique des valeurs morales, dans un monde matérialiste où ne restent que les
résidus-excréments d’une civilisation spirituelle occidentale en train de s’évanouir
face à l’empire de la technologie et de l’espoir d’un avenir meilleur comme projet
d’une société qui n’arrive jamais.
L’intérêt théorique de Buñuel pour la perversion sexuelle sera présent dans la
majorité de ses films mexicains comme dans l’essentiel de sa production ciné-
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matographique. Elle apparaît de façon explicite comme axe central du récit de
quelques perversions, comme dans Belle de jour ou Le fantôme de la liberté. De
manière plus subtile, on peut également l’apercevoir dans Los olvidados. Dans
tous ces films, Sade est présent comme transition entre ce que l’on dit, ce que l’on
pense et ce que l’on imagine (Durozoi et Lecherbonnier, 1974 : 16), aspects clés
de la pensée surréaliste. La libération du désir, de la poésie comme « révolte » (en
référence à l’œuvre de Benjamin Péret, Poésie et révolte, 1945) et comme liberté,
la recherche d’une nouvelle morale à travers l’érotisme sont des éléments que
Buñuel et les surréalistes vont revendiquer en suivant les principes du Marquis de
Sade. Comme l’avait dit Octavio Paz, « la lógica de Buñuel es la razón implacable
del Marqués de Sade 1 » (Paz, 1980 : 100). La perversion sexuelle servira d’élément
central de l’érotisme dans Los olvidados de Buñuel, pour amener le spectateur à
suivre la pulsion déchaînée de mort et d'autodestruction qui pousse Uxmal, personnage central déterritorialisé de Biutiful de González Iñarritu, à exprimer, dans
un univers d’oppression urbain, le rejet d’une morale élitiste à travers la présence
du sadisme et du macabre. Le concept de déterritorialisation a été développé par
Néstor García Canclini dans Culturas Híbridas (Cultures hybrides, 1990), emprunté
à la pensée postcoloniale de Chakravorty Spivak dans Can the Subaltern Speak?
(1988) et aux « ethnoscapes » d’Arjun Appadurai (1990). D’autre part, Buñuel et
González Iñarritu se serviront des objets (les poules et le couteau dans Los olvidados, les chaufferettes dans Biutiful) pour les décontextualiser de leur monde
d’origine et leur donner de nouveaux sens dans des espaces d’aliénation et de
conflit dans lesquels auront lieu des rites urbains : sexe-mort-sacrifice dialoguant
inter-textuellement avec les personnages et propositions métaphysico-existentialistes du Marquis de Sade. Dans Los olvidados, le langage du désir et de l’interdit
alterne dans les répliques des deux personnages dédoublés entre le bien et le mal,
Pedro et Jaibo, version buñuelienne de Caïn et Abel, aller-retour entre Éros et
Thanatos, sadomasochisme, sainteté et crime (Fuentes, 1993 : 108). Dans Biutiful
de González Iñarritu, Uxbal représente les deux facettes en étant le bourreau et la
victime rédemptrice dans une société déshumanisée et perverse.
La cinématographie de Buñuel nous offre tout un inventaire de pathologies
sexuelles, en différentes versions de l’érotisme sadien que le réalisateur aragonais
incorpore au cinéma comme alternatives méta-narratrices et dans un esprit dissident de rejet de la conscience cartésienne et colonialiste de la Modernité pour
rendre à l’homme civilisé la force de ses instincts primitifs. La perversion sexuelle
est un des axes centraux de sa proposition érotique et macabre, suivie par son
jeune disciple González Iñarritu, comme elle l’avait été avant dans la cinématographie du réalisateur mexicain Arturo Ripstein. Les perversions sadienne et
1 « La logique de Buñuel est la logique implacable du Marquis de Sade. »
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masochiste établissent une relation symbolique ou réelle entre la souffrance et la
jouissance amoureuse, de telle manière que le « cinéma de la cruauté » de Buñuel
(comme l’avait affirmé le critique français André Bazin, fondateur des Cahiers
du cinéma) crée une dualité entre la douleur dans le plaisir et le plaisir dans la
douleur. De cette façon, l’objet « obscur » du désir érotique, la femme, mais aussi
du désir de mort, des « chingados » (les violés et dominés), selon la terminologie
d’Octavio Paz, les pauvres et les « damnés de la terre » (Franz Fanon), souffrent de
la cruauté du monde capitaliste qui les exploite et les aliène. De façon subversive,
Buñuel montrera dans ses films la pulsion érotique dans le domaine esthétique
(Martín Arias, 2001 : 238). La liste des perversions n’est pas exhaustive, mais il
est important de faire référence au fétichisme et à toutes ses variantes comme le
voyeurisme, la pédophilie, l’exhibitionnisme, la nécrophilie, la bestialité, le striptease ou escopophilie, l’achrotomophilie (attirance sexuelle des femmes pour une
extrémité mutilée, comme chez le mannequin-réplique de Lavinia dans La vie criminelle d’Archibald de la Cruz, ou dans Tristana) ; l’andromimétophilie (femmes
habillées en hommes, comme dans Un chien andalou), l’axilisme (ou excitation par
les aisselles, comme dans Un chien andalou) ; la chronophagie et la gérontophilie
(attirance sexuelle pour de personnes beaucoup plus âgées, comme dans Los olvidados, El bruto, ou Cet obscur objet du désir) ; le travestisme (dans La vie criminelle
d’Archibald de la Cruz, pathologie employée plus tard par Arturo Ripstein dans
l’adaptation du roman de José Donoso, Un lugar sin límites, avec Roberto Cobo ;
El Jaibo de Los olvidados, travesti qui anticipe intertextuellement les personnages
hybrides de Pedro Almodovar) ; la lactophilie (excitation sexuelle provoqué par
le lait du nourrisson sur le corps de soi ou d’un autre, comme il apparaît dans
Los olvidados avec Meche en train de laver son corps avec du lait de chèvre) ; la
podophilie (excitation sexuelle provoquée par les pieds, présente dans beaucoup
de films de Buñuel, de L’Âge d’or au Journal d’une femme de chambre. Dans Los
olvidados, un premier plan nous montre la Marta, la mère de Pedro, en train de
se laver les pieds avant la scène de séduction avec El Jaibo) ; et la pédophilie
(dans Los olvidados Pedro apparaît dans une scène en silence qui est un hommage
au cinéma muet, se promenant dans la ville et s’arrêtant dans un magasin pour
regarder à l’intérieur de la vitrine pendant qu’un bourgeois pédéraste assez âgé lui
offre de l’argent). Buñuel met en scène la perversion pour montrer au spectateur
le côté obscur et pathologique d’une société en « putréfaction » (terminologie
dalinienne), en décomposition, inondée par des héros sadiens comme don Carmelo
(l’aveugle de Los olvidados), personnage mesquin (spécialement avec son jeune
apprenti, Ojitos), pervers (essayant d’abuser sexuellement de la jeune Meche) et
répulsif, allégorie de la sexualité buñuelienne, défini par le réalisateur aragonais
comme une énorme araignée poilue disposée à le dévorer complètement (Castro
Bobillo, 2001 : 341).
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De la perversion sexuelle du personnage de fiction à la négligence indélibérée
de Buñuel on peut tracer un parcours sadien dans lequel le réalisateur aragonais
aura aussi, comme El Jaibo et Uxmal, les mains pleines de sang. La pierre de silex
du prêtre précolombien se transforma, dans le Mexique de Buñuel, en caméra cinématographique capable de sacrifier le destin du personnage-acteur dans un rituel
de mort sacrificielle. De l’Éros de la fiction au Tanathos du monde réel, les personnages du monde réel, les personnages de ses films souffriront dans le corps de ses
acteurs l’impact macabre de la réalité filmique (comprise comme préambule du
rituel de mort), en étant victimes du sacrifice a posteriori. Dans quelques cas par
suicide macabre, comme les acteurs d’Un chien andalou, Pierre Batcheff et Simone
Mareuil, et de Miroslava, Lavinia dans La vie criminelle d’Archibald de la Cruz. Ou
de mort subie par dommages collatéraux en collaborant de manière directe ou
indirecte avec Buñuel dans ses films ou dans ses projets artistiques. C’est le cas
de Paco Rabal ou de Federico García Lorca ; le premier mourut à Bordeaux dès son
retour en Espagne après avoir reçu le prix d’interprétation masculine pour son
rôle de Goya à Bordeaux (1999) de Carlos Saura ; le second, après avoir passé sa
jeunesse à Madrid à la Residencia de estudiantes avec Buñuel, avant son retour à
Grenade où il fut exécuté par l’armée franquiste. Présence de mort dans des lieux
où Buñuel laissa sa marque. Ainsi en est-il des cendres de Carlos Fuentes (un des
premiers critiques et admirateurs du cinéma de Buñuel) reposant dans l’avenue
principale du cimetière de Montparnasse, à seulement trois cent cinquante mètres
de l’hôtel Aiglon (au coin du boulevard Raspail et du boulevard Edgar-Quinet) où
Buñuel et Dalí avaient écrit le scénario d’Un chien andalou. Sade « transmigré »
en Buñuel, avers et revers d’un même personnage du tellurique, marabout d’une
rationalité occidentale incontrôlée de l’excès et du délire, où l’érotique-macabre
marque le destin de quelques personnages et acteurs qui avaient fait partie de
la vie de Buñuel et de sa cinématographie. Chez les deux réalisateurs étudiés,
Buñuel et Iñarritu, s’établit dans la région de l’inconscient ce que Victor Fuentes a
nommé, par référence à Freud et au cinéma du réalisateur aragonais :
un conflicto entre el principio de la realidad y el del placer, y más allá de éste la lucha y
el abrazo entre Eros y Tánatos, y las pasiones, pulsiones-perversiones que afloran desde el
Ello, con el retorno de lo reprimido y la compulsión a la repetición y que arrasan con los
convencionalismos sociales del orden/desorden establecido (2005 : 283) 2.
La perversion sexuelle se transforme en désir irrépressible de mort, de destruction, de purification. Le cinéma et la vie de Luis Buñuel fonctionneront comme une
2 « Un conflit entre les principes de réalité et de plaisir, et au-delà de celui-ci entre la lutte et l’étreinte,
entre Éros et Thanatos, et des passions, pulsions-perversions qui émergent de l’intérieur du Soi, avec
un retour du réprimé et la compulsion à se répéter pour écraser tous les conventionnalismes sociaux de
l’ordre/désordre établi. »
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sorte de « glande pinéale » entre la vie et la mort, le rêve et la veille, l’intelligence
et le corps, chakrà du temps, de la lumière, troisième œil qu’anticipe de façon
extrasensorielle la pulsion diabolique du sacrifice et de l’éros. Buñuel vampirise
ses personnages, convertis en fantasmes de l’inconscient collectif des peuples, de
leur monde pré-cartésien et mythique où la distance avec le miroir s’évanouit,
un miroir acoustique féminisé comme nous en montre Kaja Silverman dans ses
travaux. Le fantastique, la présence « vivante » de la mort, fait partie de la quotidienneté, en transformant l’érotique en une « éthique de la disparition ». Si le
rêve de la raison produit des monstres (référence au Caprice du peintre Francisco
de Goya, également aragonais), dans la cinématographie de Buñuel, ces monstres,
perçus comme personnages, se transformeront en exécutants pirandelliens des
acteurs, du désir incontrôlable d’un éros diabolisé vers la quête définitive de son
espace vital qui va de la mort jusqu’au néant existentiel. Si « l’imaginaire ne fait
pas de crimes », comme nous le dit à la fin du récit le commissaire du roman de
Rodolfo Usigli, Ensayo de un crimen (1944), présent aussi dans la version filmique
de Buñuel dans La vie criminelle d’Archibald de la Cruz (1955), la boîte à musique
aux résonances « artaudiennes » qui sert de détonateur des crimes d’Archibald
deviendra, dans la production cinématographique de Buñuel, une technologie de
mort, artéfact initiatique capable de mener ses personnages hors de la fiction filmique. Sadisme et érotisme se combinent dans un cinéma qui dévoile au monde la
cruauté (Bazin, 1977 : 72) à travers les enseignements du Marquis de Sade comme
élément de lutte et de violence. Sade, Artaud, Buñuel, trinôme qui annonce l’érotisme, la destruction et la mort, chronotopie dialogique macabre, hétéroglossie
hybride annonciatrice d’un épistème de la méchanceté dans des mondes où la
pulsion sexuelle devient un élément du désordre, de l’agonie et de l’excès (López
Villegas, 1998 : 76).
Du « Chien » de Goya (peinture noire réalisée entre 1822-1824, présente dans
le film de Carlos Saura, Goya en Burdeos, et qui deviendra une obsession pour
Antonio Saura dans ses essais et ses « chiens aragonais » produits dans la dernière
période de sa vie de peintre) au Chien andalou, la solitude et la mort annoncée
seront, dans les deux films mentionnés, protagonistes du « duende » (envoûtement) lorquien. De tels sons noirs « reflejan el misterio de una tierra todavía
despierta al encanto de un poder sobrenatural que nos devuelve a nuestros orígenes 3 » (Rabassó et Rabassó : 28), dans des rites érotiques et macabres propres
au cinéma de Buñuel et de González Iñarritu. Les personnages, une fois perdue
leur relation paternelle et filiale avec le monde (Hagerman, 2006), tombent allégoriquement dans le trou noir (référence à la mort de El Jaibo à la fin de Los
3 « Reproduisent le mystère d’une terre encore éveillée aux charmes d’un pouvoir surnaturel qui nous
renvoie à nos origines. »
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olvidados). La même chose arrive au cadavre de Pedro à la fin du film aussi ; les
personnages des deux réalisateurs dans les deux films étudiés roulent dans les
fonds marécageux qui nous renvoient à celui de notre civilisation occidentale,
tous des avatars d’Icare, de Tantale, de Lucifer, sacrifiés pour nous rédimer du mal
de la Modernité. Chronique documentaire (comme celle de García Lorca dans sa
conception de Noces de sang), l’abandon du corps d’un enfant dans une banlieue
boueuse de Mexico DF inspira à Buñuel le récit de Los olvidados pour souligner,
dans la tradition du naturalisme et du réalisme espagnol, la solitude et la mort
comme axes centraux de son monde érotisé et déshumanisé, liant « el instinto
sexual y el instinto de muerte 4 » (Fuentes, 2005 : 275). Ces deux éléments vont
se fusionner à cause de l’athéisme revendicatif du réalisateur aragonais (« soy
ateo gracias a Dios 5 », Buñuel,2008 : 201) et du catholicisme fondamentaliste
présent dans l’œuvre et la vie de González Iñarritu, fictions et réalités confondues
dans les articulations des récits cinématographiques autoréférentiels et ouverts.
De El Jaibo dans Los olvidados à Uxbal, Biutiful devient un drame de dimensions
bibliques (Hermoso, 2010) où le parcours symbolique proposé au spectateur
nous suggère le jeu maléfique du regard, phénomène du miroir-fenêtre dont les
­victimes-personnages observent et sont observés par un récepteur converti métaphoriquement en protagoniste du rituel, vampirisme métafictionnel qui célèbre
des deux côtés du miroir, de l’écran, la célébration du sacrifice. Le regard pervers, sadique et fasciné de El Jaibo est aussi le nôtre, comme celui de Buñuel et
de González Iñarritu, sur le corps inerte de Pedro et le corps agonisant d’Uxbal.
Regard dionysiaque et libérateur qui entre en conflit avec le regard contemplatif,
apollinien et asexuel (androgyne) du récepteur occidental (Paglia, 1991). Dionysos,
suivant la pensée de George Bataille, était le dieu de la transgression et de la
fête, dieu de l’extase et de la folie, de l’ivresse, de l’orgie, de l’érotisme (Bataille,
1971 : 76). Comme dans le mythe de Frankenstein (annoncé par Mary Shelley
dans son roman en 1818), le héros (ou antihéros de fiction) finira par détruire le
Bien, allégoriquement représenté par Pedro dans Los olvidados, par les émigrants
chinois dans Biutiful, dans un univers déshumanisé, images macabres, terrorisme
iconographique de l’Apocalypse suggéré comme épilogue de toute l’œuvre de
Buñuel dans la dernière séquence de son dernier film, cet Obscur objet du désir
(1977), avec l’explosion d’une bombe qui annonce la fin de la fiction, du rêve et de
l’utopie. Dans les tableaux de Salvador Dalí de 1927, « Étude pour ’la miel es más
dulce que la sangre’ », « Aparato y manos », et de 1928, « Vaca espectral », « Asno
podrido », apparaît déjà un monde en décomposition, marqué par la présence de
la mort (la putréfaction) et le sacrifice (le rasoir), qui préfigure les propositions
4 « Instinct sexuel et instinct de mort. »
5 « Je suis athée Dieu merci. »
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perverses et sadiennes de Buñuel dans Un chien andalou (1928) et de Federico
García Lorca dans Poeta en Nueva York (composé entre 1929 et 1930 et paru après
la mort du poète en 1940).
Dans La vie criminelle d’Archibald de la Cruz, l’élégant séducteur protagoniste
du récit (alter ego de Buñuel dans la fiction filmique) confesse à sa future victime
et épouse Carlota son désir refoulé de vouloir être un grand saint ou un grand criminel. La sainteté est un des éléments que Buñuel et González Iñarritu ont traités
dans leurs deux films, Los olvidados et Biutiful, comme contrepoint narratif de la
cruauté. Pedro, Uxbal et El Jaibo, ange déchu qu’on découvre à la fin du récit de Los
olvidados, sont différentes versions des héros sadiens qui souffrent, tout au long
de leur parcours vital, le martyre d’un monde qui les écrase. D’autre part, comme
l’avait montré George Bataille dans ses études, il s’établit une certaine proximité
entre l’érotisme et la sainteté due à l’intensité extrême de l’expérience mystique
et érotique (Bataille, 1992 : 347). En revanche, la figure du grand criminel serait
plus appropriée pour montrer l’identité diabolique et vampirique qui se cache
dans l’imagination (l’imaginaire) de Buñuel et González Iñarritu pour exécuter
méthodiquement, comme s’il s’agissait d’un processus alchimique, leur attaque
frontale de la morale bourgeoise de la fin du millénaire. L’esthétique du beau est
cachée au spectateur dans la tragédie urbaine de Los olvidados et d’Uxbal dans
Biutiful. Mexico et Barcelone se transforment en locus central d’un nouvel enfer
où les héros romanesques (Pedro, El Jaibo, Uxbal) sont incapables de trouver dans
les ruines de la civilisation urbaine le recours (ou l’échappatoire) d’une Béatrice
rédemptrice et réceptrice de la douleur et du désespoir vital des personnages. Le
rêve de Pedro, où résonne le complexe d’Œdipe, annonce la tragédie de son réveil :
« el encuentro con lo Real, vinculado al nudo de la castración y al inaccesible y
reprimido objeto de su deseo 6 » (Fuentes, 2005 : 288). Comme dans les héros en
chute libre de Buñuel (Pedro et El Jaibo dans Los olvidados, Uxbal dans Biutiful),
l’état de rêverie d’un spectateur cinématographique (Metz, 2002), devenu homo
videns (Sartori, 2000) de notre société contemporaine, s’altère dans sa condition de récepteur passif. Le cinéma de Buñuel et de González Iñarritu problématise ainsi l’observation « impartiale » et voyeuriste d’images violentes, la mort
d’une lecture-vision conventionnelle que nous offrent le cinéma et les images des
médias comme spectacle global. « La tyrannie de la communication » annoncée il
y a quelques années par Ignacio Ramonet (1999) apparaît travestie dans l’œuvre
de Buñuel et de González Iñarritu comme pensée unique, pensée érotique de la
mort, tyrannie d’une apocalypse technologique en train de transformer le spectateur en une nouvelle statue de sel biblique face aux images violentes du monde
6 « La rencontre avec le réel, en liaison avec le nœud de la castration et avec l’objet du désir, inaccessible
et refoulé. »
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extérieur sadiennes et sexualisées. Le monde des ombres du mythe de la caverne
de Platon nous invite à cacher l’œil dionysiaque du mal dans l’espace privé de la
réception filmique, en jetant notre regard sibyllin et érotisé vers ce monde avec
une complicité perverse, onanisme visuel de la décomposition d’une Gaia sacralisée, de nouveaux icônes et objets d’adoration « digitale » ; beaucoup d’entre
eux ont d’imprévisibles conséquences sur l’avenir d’un homo interneticus sur une
humanité online. Entre l’imagination et son acte, le regard est protagoniste de la
vampirisation transgressive qui se produit entre une morale extérieure qui trouve
son contraire dans le monde intérieur de l’individu contemporain, projetant ses
désirs réprimés sur l’écran de son imagination colonisée par les images extérieures
(en conflit avec les mécanismes d’une rêverie encore privée), et les surfaces planes
de nouveaux autels technologiques (télévisions, ordinateurs, smartphones) sur
lesquels se projettent ses ombres chinoises d’érotisme, de violence et de mort.
Dans cette perspective, les personnages de El Jaibo dans Los olvidados et d’­Uxbal
dans Biutiful se trouvent plus près de Peter Kurten, le « Vampire de Dusseldorf »,
personnage réel porté à l’écran par Fritz Lang en 1931. Les symptômes agonisants du personnage de Buñuel et de González Iñarritu, l’état de semi-catalepsie
d’un spectateur cinématographique immobilisé face à l’écran, la violence érotique
avec laquelle se nourrit notre imaginaire collectif nous invitent à nous identifier avec le personnage de fiction, le vampire (allégorie de la modernité et de la
technologie), surgi dans le même contexte spatial et temporel de l’apparition du
monstre de Frankenstein, créé par les auteurs romantiques du début du xixe siècle ;
le personnage du vampire par Lord Byron, le monstre de Frankenstein par Mary
Shelley, Dracula par Bram Stoker. Chez ces auteurs, comme dans la proposition
métaphysico-existentielle de Luis Buñuel et de González Iñarritu, le manque de
confiance et le mépris du monde urbain du progrès et de la modernité sont la
note dominante des revendications éthiques et esthétiques qui demandent au
spectateur engagé un retour à l’homme primitif, à la société préindustrielle et précapitaliste (Zerzan, 2012). Face à l’utopie d’une immortalité vampirisée proposée
par la science et la technologie (son atemporalité et sa virtualité pleine d’ubiquité
et accélération), les cinémas de Buñuel et de González Iñarritu nous renvoient au
monde organique et à la finitude de l’homme et du monde qui l’a conçu.
El Jaibo et Uxbal périront comme victimes après avoir été au centre du rituel
comme prêtres-sorciers de la mort de Pedro et des immigrants asiatiques respectivement, dans une barbarie urbaine perçue comme esthétique d’une autre disparition (en faisant référence au concept de Jean Baudrillard), celle d’une humanité
angoissante et en régression dans un espace de survie intérieur. La voix off de
la mère de El Jaibo nous suggère de façon allégorique, à la fin du récit de Los
olvidados, que El Jaibo est un ange déchu dans le vide ; présence acousmatique,
cette voix qui nous renvoie au début de Biutiful, voix de la fille d’un Uxbal malade
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qui annonce en prolepse la fin tragique du héros prisonnier de son corps et de
l’iconicité d’une planète malade et en voie de disparition parmi la vitesse des
villes, de la « dromologie » (Virilio, 1995). Le ralenti cinématographique dans la
chute d’un Sisyphe hispanique (El Jaibo, Uxbal) nous est montré par les deux films
comme stratégie réelle de « survie spirituelle », de purification, dans une sorte de
mort lente ou « lingchi » occidentale (Bataille, 1971). Dissidence postcoloniale et
alternative existentielle face à la vitesse et à la consommation rapide d’éros, de
violence, d’une phénoménologie de la disparition et de la destruction : le cinéma
renvoie à notre société postindustrielle dans un système global de domination
technologique occidentale sur la multiplicité de cultures et de sensibilités qui
souffrent pour exprimer et comprendre le monde différemment.
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